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Religion et Philosophie

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Religion et Philosophie - Page 2 Empty Religion et Philosophie

Message  Arlitto Jeu 09 Juin 2016, 00:11

Rappel du premier message :

Religion et Philosophie


Religion & philosophie

On a suffisamment remarqué que la religion1 et la philosophie peuvent être rapprochées, notamment par les questions communes qu’elles se posent : celles de la place de l’homme dans la nature, du bien et du mal, et d’autres encore. En outre, quelques théologiens ont “emprunté” aux philosophes certains de leurs concepts et de leurs formes de raisonnement, comme saint Thomas d’Aquin à Aristote. La réciproque existe également, par exemple dans le concept philosophique de Dieu. Enfin, nombre de philosophes se sont réclamés ou se réclament d’une religion particulière. Ce sont là quelques unes des raisons de se demander si une philosophie peut être religieuse ou si une religion peut être philosophique2. Bien que la réponse soit évidemment positive pour beaucoup, nous tenterons de montrer ici que la religion comme la philosophie ne peuvent que se perdre elles-mêmes, c’est-à-dire renoncer à ce qui les caractérise respectivement, dans une telle “union”.

Pour étayer notre réponse, il nous faudra pour commencer déterminer quelques unes des propriétés spécifiques de la religion d’une part, de la philosophie d’autre part.



1. Considérations générales sur la religion et la philosophie

Il semble que la notion de révélation soit la première spécificité de la religion au sens habituel du terme – celui, précisément, de religion révélée3 –, dans la mesure où elle est la condition même de la possibilité d’une religion : aucune ne prétend en effet être une émanation de l’homme seul ; il faut donc qu’un principe extérieur à l’humanité soit en mesure de transmettre à celle-ci, quelle qu’en soit la manière, ce qui définira la religion en question. C’est cette transmission que nous appelons ici révélation.

Quant au principe lui-même, les cas du Bouddhisme et de quelques autres religions orientales suffisent à empêcher qu’on le définisse par le terme de divinité : il y a des religions sans dieu. Mais ces cas ne sont pas vraiment gênants, car on peut se référer plus largement à la notion de sacré ; la religion est alors ce qui met l’homme en rapport avec le sacré4. On peut ajouter que le sacré, bien qu’il se réfère, selon les religions, à des actions, des choses ou des entités fort diverses, doit être caractérisé dans chaque religion comme un absolu. Autrement dit, la sacralités de ce qui est sacré ne peut pas, à l’intérieur d’une religion donnée, être discutée, remise en cause ou a fortiori niée5. Il y a plus encore : l’affirmation de la sacralité de ce qui est sacré se présente comme le fondement de la religion concernée6, fondement qui, justement parce qu’il est indiscutable, n’a pas à être expliqué. Et dans tous les cas, les éventuelles “justifications” théologiques de ce fondement n’appartiennent pas en propre à la religion concernée. Nous voulons dire par là que premièrement, elles sont toujours développées a posteriori, et bien souvent dans un but plus didactique que véritablement religieux. Deuxièmement et en conséquence, elles sont au bout du compte facultatives, au sens où leur absence n’affaiblirait pas la religion en elle-même. Troisièmement, elles sont inutiles pour l’authentique croyant dont la foi n’a nul besoin d’explication. On peut même, d’un certain point de vue, les considérer comme nuisibles pour cette religion, dans la mesure où elles paraissent sous-entendre que le fondement de la religion en question ne va pas de soi. Autrement dit, les justifications rationnelles d’une religion prennent toujours le risque d’être perçues comme des aveux de faiblesse d’une doctrine qui aurait besoin de “se justifier”, au sens péjoratif de l’expression.



Que dire, dès lors, de la philosophie ? Pas plus que pour la religion, nous ne chercherons à la définir mais, ce qui sera ici suffisant, à la caractériser. Il semble que l’on peut dire de la philosophie l’exact opposé de ce qui vient d’être dit de la religion. Reprenons les points l’un après l’autre.

La seule idée de révélation rendra a priori le philosophe, au mieux, perplexe. Que pourrait en dire en effet la raison, pierre de touche de la recevabilité d’une argumentation philosophique ? Descartes ne s’y est pas trompé : « Je révérais notre théologie, et prétendais, autant qu’un autre, à gagner le ciel ; mais ayant appris, comme chose très assurée, que le chemin n’en est pas moins ouvert aux plus ignorants qu’aux plus doctes, et que les vérités révélées, qui y conduisent, sont au-dessus de notre intelligence, je n’eusse osé les soumettre à la faiblesse de mes raisonnements, et je pensais que, pour entreprendre de les examiner, et y réussir, il était besoin d’avoir quelque extraordinaire assistance du ciel, et d’être plus qu’homme. »7 Notons que ces lignes ne contredisent en rien les textes où le même Descartes traite de Dieu, des preuves de son existence, de sa nature, et ainsi de suite, par exemple dans les Méditations, puisqu’il ne s’agit pas alors de vérités révélées, mais bien de vérités rationnelles, donc accessibles au philosophe. Autrement dit, la religion et indirectement le passage ci-dessus traitent du “Dieu des religions”, alors que c’est du “Dieu des philosophes” que Descartes affirme certaines propriétés.

Prenant un exemple de vérité révélée, Spinoza va plus loin : « Quand certaines Églises ajoutent que Dieu a pris une forme humaine, j’ai expressément averti que je ne sais pas ce qu’elles veulent dire ; et même, à dire vrai, affirmer cela ne me paraît pas moins absurde que de dire que le cercle a pris la forme d’un carré. »8

D’une manière générale, nul ne saurait nier que, souvent, les “vérités révélées” déconcertent, pour ne pas dire plus, la raison. Cela ne signifie pas pour autant que, pour cette seule raison, le philosophe doive les rejeter inconditionnellement. Un tel rejet ne se justifie que pour un certain courant philosophique, à savoir le rationalisme9. Mais pour accepter positivement l’idée qu’une révélation, tout en étant manifestement irrationnelle, est source de vérité, il faudra franchir un pas qui, d’après nous, fait sortir de la philosophie. Le philosophe le plus “ouvert” aux religions ne peut donc qu’être réservé quant à l’idée même de révélation. Comment d’ailleurs choisirait-il entre les diverses religions ? Le philosophe ne peut, comme le font la quasi-totalité des croyants, adopter une religion uniquement en fonction de la société à laquelle il appartient par sa naissance et par son éducation10.

Concernant le contenu des dogmes eux-mêmes, le philosophe devra selon nous adopter la même prudence. On peut sans doute s’entendre pour considérer qu’en aucun cas le philosophe n’acceptera une “vérité” qui, sans être évidente en elle-même, ne s’accompagne d’aucune justification théorique. Or nous avons remarqué précédemment que le fondement d’une religion n’est précisément jamais justifié a priori ; quand il l’est a posteriori, ce ne peut donc être que par une personne qui l’a au préalable admis sans une telle justification. Comment le philosophe pourrait-il avaliser cette admission ? Comment pourrait-il ne pas dénoncer la justification a posteriori comme une imposture visant à légitimer philosophiquement une prise de position qui ne fut pas, au départ, philosophique ? Le fondement d’une philosophie ne saurait être lui-même extérieur à la philosophie. Or la religion, et elle s’en félicite, trouve son principe hors de l’humanité, donc hors de la philosophie. Nous reviendrons sur ce point dans la troisième partie de cette étude.

De même, le philosophe ne pourra pas ne pas trouver contraire à la philosophie le refus de remettre en cause ou même seulement de “discuter” de certains dogmes, et singulièrement l’affirmation de la sacralité. On objectera peut-être que les philosophes eux-mêmes considèrent parfois certaines de leurs “vérités” comme indiscutables, sans qu’on leur refuse pour cela le titre de philosophe. La différence, de taille, est que le philosophe produira toujours, même lorsqu’il prétend énoncer une vérité indiscutable, une justification théorique l’accompagnant – ne serait-ce que l’affirmation de son évidence rationnelle, qui ne saurait sérieusement valoir pour les vérités révélées. De plus, il ne refusera jamais de répondre à une éventuelle objection11, pour peu qu’elle soit philosophiquement intelligible, et ne menacera aucun contestataire des flammes de l’enfer.

On peut donc conclure que sans justification théorique, une proposition, quelle qu’elle soit, ne peut prétendre être philosophique. Autrement dit, le sens et la valeur de la philosophie ne résident pas moins dans l’argumentation des thèses que dans les thèses elles-mêmes, ce qui ne saurait raisonnablement se dire de quelque religion que ce soit.



Plus généralement, on pourrait dire que, si la religion est acceptée, elle rend la philosophie, pour une importante partie, inutile. En effet, certains dogmes religieux peuvent être considérés comme des réponses non philosophiques à des questions que se posent aussi les philosophes. Aussi le philosophe qui cherche à répondre, philosophiquement, à ces mêmes questions, entreprend-il une tâche ridicule du point de vue de la religion : sans pouvoir se targuer de la même “infaillibilité” que les religions, car la philosophie n’est qu’humaine – trop humaine ? –, il va chercher des réponses peu fiables – et, de fait, ses “collègues” philosophes ne se priveront pas de les critiquer – alors qu’il en existe déjà, et de beaucoup plus sûres, puisque d’essence bien souvent divine, et en tous cas non sujettes à la faillibilité humaine. Il ne restera donc au philosophe qu’à s’occuper de domaines que la religion a bien voulu négliger, car ne touchant manifestement pas, selon elle, au “salut” de l’homme : l’épistémologie ou l’esthétique par exemple. Mais pour les questions de métaphysique, d’éthique, d’anthropologie au sens large et parfois de politique, le débat doit être considéré, du point de vue religieux, comme clos. A l’opposé, on peut considérer que, du point de vue du philosophe, les questions philosophiques n’ont pour lui de raison d’être que s’il estime qu’elles n’ont pas encore reçu de réponse complète et définitive, émanant d’une religion quelconque, d’un autre philosophe ou de quelque autre source que ce soit. C’est seulement en acceptant cette “vacuité” que la philosophie a un sens.

Au fond, et on le verra mieux dans les deux cas précis étudiés ci-après, pour les philosophes religieux, la philosophie ne peut servir qu’à “redécouvrir” par la raison ce que la foi, par le biais de la révélation, a déjà enseigné. Cette conception de la philosophie comme « servante de la théologie », héritée du Moyen-Âge, ne peut pas disparaître si l’on admet, avant de philosopher, la vérité d’une religion. Et, même si l’on fait mine de se défendre d’adopter une telle conception, on voit mal comment il en serait autrement : « la vérité ne peut contredire la vérité », et si une vérité est admise au préalable – la vérité religieuse –, on sait déjà, avant même de commencer à philosopher, que la deuxième – la vérité philosophique – sera identique à la première ou au moins compatible avec elle ; il reste seulement à trouver des arguments philosophiques pour appuyer cette vérité unique, mais à deux visages. C’est par exemple la position de Jean-Paul II qui ouvre ainsi l’encyclique Fides et ratio : « La foi et la raison sont comme les deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la vérité »12. Mais si la métaphore est juste, les deux ailes doivent nécessairement voler de manière concordante. Le chemin et le but étant bien sûr déterminés, dès l’envol, par l’aile de la foi, l’aile de la raison n’a plus qu’à s’y plier…

On pourrait ici nous faire l’objection suivante : certes, si la religion est admise avant que la réflexion philosophique soit engagée, les jeux sont faits, et la philosophie n’en sera pas vraiment une, puisque sa fin, dans les deux sens du terme, est déjà connue, et surtout a été déterminée de l’extérieur de la philosophie. Mais qu’est-ce qui empêche un philosophe de découvrir au préalable, par la philosophie, des vérités dont il remarquera ensuite la conformité avec une religion donnée, adoptant ainsi cette dernière après, et non avant, la naissance de sa réflexion philosophique ? Nous ne pouvons ici qu’acquiescer sur le plan théorique. Si un tel itinéraire de pensée existait, c’est sans hésitation que nous lui accorderions le statut de philosophie. Deux remarques s’imposent toutefois :

–      Premièrement, nous ne pouvons manquer de signaler l’extrême difficulté théorique d’un tel cheminement, ainsi que l’impossibilité pratique de vérifier l’ordre de ses étapes, telles qu’elles ont été décrites ci-dessus. Il est en effet indéniable que, dans la quasi-totalité des cas, la religion apparaît bien avant la philosophie dans l’existence d’un individu. Lorsque l’esprit de l’adolescent est suffisamment mûr pour philosopher, la religion y est souvent déjà présente depuis bien longtemps. Il est vrai que certains ont su se dégager de l’influence de l’éducation religieuse qu’ils ont reçue. Mais on voit bien que, sauf exception rarissime, c’est toujours la religion qui précède la philosophie dans l’histoire d’un homme. De qui peut-on donc affirmer qu’il a “redécouvert” dans la religion ce qu’il avait découvert dans la philosophie ?

–      Deuxièmement, même si une philosophie parvenait à justifier philosophiquement tous les dogmes voire toutes les pratiques d’une religion donnée, cette philosophie n’aurait qu’une conformité extérieure et même fortuite avec cette religion, puisque la seule justification véritable d’une religion est la révélation et que celle-ci est, par définition, hors de portée de toute justification philosophique. Autrement dit, une telle philosophie ne serait pas vraiment religieuse.



Il faut à présent confronter les analyses générales qui précèdent à des cas concrets qui pourraient sembler les invalider. En premier lieu, pour “tester” notre thèse selon laquelle il ne peut exister de philosophie religieuse, nous étudierons les textes de deux philosophes en accord avec une certaine religion (en l’occurrence le Christianisme). En second lieu, pour vérifier qu’une religion philosophique est impossible, notre attention se portera sur religion particulière dont certains affirment le caractère philosophique.

Une remarque méthodologique s’impose ici. Des exemples, aussi nombreux soient-ils, ne constituent pas des preuves en eux-mêmes. Ils ne jouent ici qu’un rôle d’illustration, en vue de rendre concrète notre thèse.



2. Les philosophies de Leibniz et de Kant sont-elles des philosophies religieuses ?

Les “philosophies religieuses” que nous allons maintenant étudier sont celles de Leibniz et de Kant13. Nous ne prétendons pas ici livrer une analyse intégrale de la philosophie de la religion de ces auteurs, mais seulement indiquer le ou les moments où, selon nous, ils ont “glissé” de l’intérieur à l’extérieur de la philosophie pour tenter de justifier leur croyance religieuse. Un passage du début du Discours de métaphysique de Leibniz suffira à montrer ce que nous considérons comme une “sortie injustifiée” hors de la philosophie, injustifiée en ceci seulement qu’elle prétend prendre place dans une argumentation philosophique, tant dans le problème étudié que dans la méthode adoptée. Cela signifie que, en dehors de son activité philosophique, un philosophe peut fort bien écrire des textes exposant des vérités révélées – ou de la littérature, ou quoi que ce soit… –, à condition qu’il n’affirme ni ne sous-entende qu’il s’agit là de textes philosophiques ; or c’est précisément le cas de l’ouvrage évoqué ici, comme l’indique clairement son titre.

Après avoir défini Dieu comme étant « un être absolument parfait » et expliqué ce qu’on doit entendre par le concept de perfection, Leibniz conclut « que Dieu possédant la sagesse suprême et infinie agit de la manière la plus parfaite » et « que plus on sera éclairé et informé des ouvrages de Dieu, plus on sera disposé à les trouver excellents et entièrement satisfaisants à tout ce qu’on aurait pu souhaiter. » Bien qu’il y ait dans ces lignes matière à de nombreuses objections, nous sommes ici dans la philosophie, précisément parce que ces objections peuvent être elles-mêmes de nature philosophique. Il nous semble en revanche que Leibniz sort de la philosophie lorsqu’il écrit :

« Ainsi, je suis fort éloigné du sentiment de ceux qui soutiennent qu’il n’y a point de règle de bonté et de perfection dans la nature des choses, ou dans les idées que Dieu en a et que les ouvrages de Dieu ne sont bons que pour cette raison formelle que Dieu les a faits. Car si cela était, Dieu sachant qu’il en est l’auteur n’avait que faire de les regarder par après et de les trouver bons, comme le témoigne la sainte écriture. »14

L’importance de l’argument de l’autorité biblique est ici prépondérante : Dieu a regardé ses ouvrages et les a trouvés bons, car c’est ce qu’affirment l’écriture, qualifiée de “sainte” sans justification. Or il nous semble que le philosophe n’est pas tenu de croire a priori en la divinité de l’origine des Écritures. Mais, une fois admise l’autorité de la Bible, le passage ci-dessus ne se prête à aucune objection philosophique : dès lors, il est en quelque sorte “infalsifiable” au sens que Popper donne à ce terme. Aucun débat philosophique n’est plus possible. Le raisonnement de Leibniz, entièrement explicité, est en effet le suivant :

1.    La Bible a été inspirée par Dieu.

2.    Or Dieu possède toutes les perfections morales, dont celle d’être vérace.

3.    Donc la Bible dit la vérité.

4.    Or la Bible dit que Dieu, après avoir créé certaines de ses œuvres, vit qu’elles étaient bonnes (par exemple : « Dieu dit : “Que les eaux qui sont sous le ciel s’amassent en une seule masse et qu’apparaisse le continent” et il en fut ainsi. Dieu appela le continent “Terre” et la masse des eaux “mers”, et Dieu vit que cela était bon. »15)

5.    Donc Dieu a pu constater, ou plus précisément “vérifier”, la bonté de ses œuvres en les regardant.

6.    Donc les choses sont bonnes intrinsèquement, c’est-à-dire que la bonté est en elles-mêmes, et non pas extrinsèquement, c’est-à-dire seulement parce que Dieu en est l’auteur ou la cause.

On peut indifféremment inverser l’ordre des propositions 1. et 2. Il reste que la divinité des Écritures est un pilier de cette démonstration, et donc que sa remise en cause implique celle de tout le raisonnement. Or il semble clair que l’affirmation « La Bible a été inspirée par Dieu » n’est pas et ne peut pas être une thèse philosophique16, c’est-à-dire une affirmation susceptible d’être fondée et contredite par des arguments philosophiques – si du moins on se réfère au sens que Leibniz donne ici au mot “Dieu”, c’est-à-dire au sens religieux.

Nous affirmons donc que le raisonnement de Leibniz extrait du Discours de métaphysique n’est pas, par son fondement, philosophique, et plus généralement que tout système de pensée fondé sur une quelconque révélation, sans que la raison vienne justifier ce fondement17, ne saurait être qualifié de philosophie.

Pour Spinoza en revanche, la question de la divinité des Écritures peut se poser en termes philosophiques, mais en donnant au concept de Dieu un sens qui n’est assurément pas le sens religieux. Lorsqu’il écrit en effet : « (…) la plupart, en vue de comprendre l’Écriture et d’en dégager le vrai sens, posent pour commencer la divine vérité de son texte intégral. (Alors que cette conclusion devrait découler d’un examen sévère de son contenu.) »18, il est clair que l’expression « divine vérité » est quasiment, sous sa plume, un pléonasme, et donc que c’est en examinant le texte biblique lui-même que l’on pourra conclure qu’il dit la vérité – ou non –, et donc qu’il exprime la “divine vérité”. Pour Leibniz, la Bible dit vrai parce que Dieu en est l’auteur19 ; c’est du moins ce qu’on peut supposer en l’absence de toute autre justification.



Dans La religion dans les limites de la simple raison, Kant va tenter de montrer que le Christianisme n’est pas seulement un « religion révélée », étant apparue à une époque et un endroit précis, mais également une « religion naturelle », c’est-à-dire, en droit, universelle et mondiale : chaque homme, quelles que soient son époque et sa société, et pour autant qu’il soit doué de raison, peut reconnaître que les principes moraux enseignés par le Christianisme sont identiques à ceux que sa raison pratique lui dicte. Pour démontrer cette identité, Kant va se livrer à une exégèse détaillée du Sermon sur la montagne20, texte qui contient d’après lui l’essentiel des préceptes moraux du Christianisme. Ce que Kant relève notamment dans le Sermon, c’est qu’il enjoint de suivre l’esprit de la loi plutôt que la lettre. On retrouve ici la distinction faite par Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs entre “agir par devoir” et “agir conformément au devoir”. Ainsi du fameux passage :

« Vous avez entendu qu’il a été dit : “Tu ne commettras pas l’adultère”. Eh bien ! Moi je vous dis : quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle. »21

Kant comprend ces versets comme dénonçant l’hypocrisie d’une conduite extérieure ou plus précisément physique, seulement conforme extérieurement à l’interdiction de l’adultère22 – consistant à ne pas commettre l’acte de l’adultère –, et qui l’enfreint néanmoins si le désir est bien réel. Plus généralement, Kant rappelle que l’enseignement du Christ n’est pas supposé être différent de la loi hébraïque23, mais qu’il a interprété la Loi pour montrer sa conformité à la raison pratique : « Car au pied de la lettre, la loi autorisait exactement le contraire »24 de ce qu’autorise l’interprétation du Christ, dit Kant.

Remarquons que pour parvenir à la conviction que la Bible est en conformité avec la raison pratique, il a fallu tout d’abord que le Christ interprète la loi hébraïque, c’est-à-dire qu’il en révèle l’esprit en la débarrassant d’une lecture « au pied de la lettre », puis que Kant lui-même interprète les paroles du Christ pour montrer qu’elles ne sont qu’une autre formulation, sans doute plus accessible au plus grand nombre, de la loi morale prise en elle-même, énoncée en termes philosophiques.

C’est donc au prix de deux interprétations successives – celle de la loi hébraïque par le Christ puis celle des paroles du Christ par Kant – que l’on parvient à montrer la conformité de l’enseignement biblique avec la raison pratique. Et c’est bien là la première objection que l’on peut faire à Kant : une religion naturelle étant universelle, tout homme doit pouvoir accéder aux vérités qu’elle enseigne. S’il est déjà déconcertant que Dieu transmette aux hommes un texte énonçant une loi morale qu’il a, de toute façon, “inscrite” en tout homme possédant la raison pratique, il est encore plus étonnant que ce texte doive dans certains cas – l’Ancien Testament – “subir” tour à tour deux interprétations, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles ne vont pas de soi25, pour au bout du compte énoncer ce que tous savaient déjà avant ! Si l’on ajoute que le texte d’origine, supposé être inspiré par Dieu, enseigne selon Kant lui-même des choses opposées selon qu’on le prend à la lettre ou qu’on en dégage l’esprit, on comprend difficilement la valeur et la légitimité d’un tel texte. Kant ne cherche-t-il pas plutôt à “asseoir” la légitimité de sa philosophie morale sur l’autorité du Christianisme ? Sur le plan philosophique, qu’importe après tout que la “vraie” morale, que Kant prétend enseigner, soit ou non celle d’une religion institutionnelle, fût-ce la religion dominante ?

On peut également contester la prééminence et même l’exclusivité que Kant accorde au Christianisme en matière de morale : « Mais, suivant la religion morale (et parmi toutes les religions publiques qu’il y eut jamais, seule la religion chrétienne a ce caractère) … »26 Cette affirmation, écrite entre parenthèses, comme semblant si peu contestable qu’elle se passe de justification, a évidemment de quoi choquer par son intolérance. Mais elle déconcerte également celui qui a pris note du fait que le Christianisme n’enseigne en fin de compte rien de plus que le Judaïsme. Si le Christ, selon ses propres paroles, vient pour accomplir la Loi et les Prophètes27, c’est bien qu’il n’y a aucune différence de fond entre le Judaïsme et le Christianisme28. Si différence il y a, ce ne peut pas être une différence telle que le second serait une, ou plutôt “la” religion morale, ce que ne serait pas le premier ! Plus précisément, pour Kant, si le Judaïsme n’est pas une religion morale, c’est parce que, comme toutes les religions sauf le Christianisme, il comporte en lui la recherche des faveurs divines. 

Cette délicate question tourne plus ou moins directement autour de ce qu’on appelle la morale de la rétribution, c’est-à-dire une morale qui affirme que les pieux et les justes sont récompensés et que les impies et les méchants sont punis. S’il est incontestable que la Bible hébraïque enseigne parfois une telle morale29, des livres comme ceux de Job30 et de l’Ecclésiaste la condamnent catégoriquement31 – ce dont Kant ne tient pas compte – en remarquant que le juste subit parfois des maux “naturels”, donc d’origine divine, et que la fortune sourit parfois au méchant. Chacun est alors invité à s’en remettre à la sagesse divine sans chercher à en percer les desseins.

Supposons toutefois que cette immoralité du Judaïsme soit fondée ce qui, on le voit, ne va pas de soi. Le plus paradoxal est encore que Kant, en critiquant indirectement la morale juive, condamne nécessairement la Bible hébraïque, où la morale de la rétribution apparaît effectivement. Or cette Bible hébraïque est, quelques différences infimes mises à part, reprise par le Christianisme à son propre compte sous le nom d’Ancien Testament. La recherche des faveurs est-elle présente ou absente des mêmes textes, selon qu’ils sont lus par les Juifs ou par les Chrétiens ? Il y a là encore, semble-t-il, une très forte partialité de Kant en faveur du Christianisme, partialité qu’une véritable neutralité philosophique a priori aurait rendue, selon nous, impossible. Nous affirmons bien que cette neutralité devrait exister a priori, sans qu’elle doive nécessairement se prolonger a posteriori. Mais Kant ne justifie par aucun argument philosophique la suprématie du Christianisme dans le domaine morale. On pourrait d’ailleurs remarquer que le Nouveau Testament n’est pas non plus exempt de passages exprimant une morale de la rétribution32, ce que Kant, là encore, passe sous silence.

Dans la même logique, il écrit : « Il n’existe qu’une religion (vraie) »33. Mais comment le Christianisme pourrait-il être la vraie religion s’il est, selon les paroles de Jésus lui-même, l’accomplissement d’une fausse religion, en l’occurrence le Judaïsme ?

Enfin34, Kant nous semble également faire preuve d’une précipitation suspecte et fort peu philosophique lorsqu’il écrit : « J’admets premièrement la proposition suivante, comme principe n’ayant pas besoin de preuve : Tout ce que l’homme pense pouvoir faire, hormis la bonne conduite, pour se rendre agréable à Dieu est simplement illusion religieuse et faux culte de Dieu »35. Non pas que nous pensions, le lecteur l’aura compris, que bien d’autres comportements sont susceptibles de plaire à Dieu ; mais ce qui est ici affirmé presque explicitement, c’est que la bonne conduite d’un homme le rend agréable à Dieu. Voilà certes une proposition qui aurait selon nous besoin de preuve, si cela était possible. A vrai dire, il peut sembler au contraire que l’idée d’un Dieu sensible aux comportements humains a quelque chose d’irrespectueux, pour ne pas dire d’hérétique, à moins d’affirmer que Kant utilise un langage anthropomorphique, ce que rien ne laisse supposer.

Bien d’autres remarques seraient possibles pour confirmer, avec celles qui précèdent, que Kant fait reposer sa philosophie morale sur un fondement non philosophique, mais bel et bien religieux a priori, donc non argumenté rationnellement.



3. Le Catholicisme est-il une religion philosophique ?

Nous allons à présent examiner un cas de religion prétendant ou pouvant prétendre être philosophique. Si nous choisissons le Catholicisme, ce n’est pas essentiellement parce qu’il est la religion plus répandue dans nos sociétés dites latines, mais surtout parce qu’il s’est doté d’une théologie plus “systématique” que d’autres religions, à la fois par sa “fréquentation” de la philosophie occidentale et par sa structure très hiérarchisée, qui ont permis l’établissement d’une doctrine unifiée et officielle, à l’abri, normalement, de toute contestation interne, ce qui facilite d’ailleurs grandement la recherche des références.

Quelques remarques préalables s’imposent toutefois. Nous avons déjà évoqué l’idée selon laquelle le fondement d’une philosophie ne saurait être “extra-philosophique”. C’est pourquoi la manière dont débute une philosophie est capitale. Notons que ce “début” n’est pas forcément – et, dans les faits, n’est que rarement – premier chronologiquement dans l’œuvre d’un philosophe. Ainsi le doute radical de Descartes est bien le début “logique” de sa philosophie sans apparaître dans ses premières œuvres. Si certains philosophes semblent ne pas s’être particulièrement souciés de ce “début philosophique”, ce ne peut être que parce qu’ils considèrent qu’il n’y a pas à proprement parler à fonder la philosophie, ou encore parce que toute réflexion philosophique peut servir de fondement à la philosophie.

Il ne saurait en aller de même dans une religion, dont le point de départ, à savoir la révélation, est toujours extérieur à la raison et même, plus largement, à l’homme. En fait, nous avons déjà rencontré ce cas de figure dans les textes de Leibniz et de Kant étudiés plus haut, dont nous avons montré qu’ils s’appuyaient sur des données spécifiquement religieuses, donc impossibles à argumenter philosophiquement.

Nous allons retrouver cette extériorité dans le fondement du Catholicisme : « Au point de départ de toute réflexion que l’Église entreprend, il y a la conscience d’être dépositaire d’un message qui a son origine en Dieu même (…). La connaissance qu’elle propose à l’homme ne vient pas de sa propre spéculation, fût-ce la plus élevée, mais du fait d’avoir accueilli la parole de Dieu dans la foi »36. Les choses sont donc claires : les vérités religieuses, auxquelles les hommes peuvent accéder par la révélation, préexistent à toute réflexion humaine. En raison de leur origine divine, elles sont infaillibles. Avant même d’inaugurer la moindre réflexion, le philosophe catholique sait donc vers quoi doit tendre sa philosophie. Celle-ci n’a par conséquent qu’un rôle secondaire de confirmation a posteriori de “vérités” admises comme vraies avant toute intervention de la raison philosophique. C’est donc en toute logique que Jean-Paul II écrit : « L’Église, pour sa part, ne peut qu’apprécier les efforts de la raison pour atteindre des objectifs qui rendent l’existence personnelle toujours plus digne. Elle voit en effet dans la philosophie le moyen de connaître des vérités fondamentales concernant l’existence de l’homme. En même temps, elle considère la philosophie comme une aide indispensable pour approfondir l’intelligence de la foi et pour communiquer la vérité de l’Évangile à ceux qui ne la connaissent pas encore »37. Ce que nous considérons comme contraire à la philosophie dans ces lignes, ce n’est pas, encore une fois, la position elle-même, c’est-à-dire la fonction “évangélisatrice” assignée à la philosophie, mais le fait que cette position soit assignée de l’extérieur de la philosophie, c’est-à-dire sans argumentation rationnelle. Dans la même logique, le pape condamne au terme de son encyclique un certain nombre de courants de pensée : l’éclectisme, l’historicisme, le scientisme, le pragmatisme et le nihilisme38. Ces doctrines sont considérées à la fois comme des « erreurs » et des « dangers ». C’est dire qu’il aurait mieux valu qu’elles ne soient jamais formulées. On ne peut là encore que refuser de qualifier de philosophie une pensée qui se voudrait sans “adversaire”, même intellectuel ; nous estimons en effet que l’esprit critique et l’ouverture à la contestation doivent être des soucis constants du philosophe, conscient qu’il est, et ne peut qu’être, de ne pouvoir se prévaloir d’aucune infaillibilité. Autrement dit, le philosophe a philosophiquement intérêt à être contesté, afin de tester la validité de sa pensée. Au contraire, une doctrine d’origine “surhumaine” ne peut avoir, envers une contestation humaine, qu’une attitude de commisération, d’indifférence, de mépris ou de violence, mais pas véritablement, on ne le voit que trop, d’écoute véritable.

On peut donc admettre que les “vérités religieuses” précèdent toute réflexion philosophique. Mais, objectera-t-on peut-être, la foi dans ces vérités religieuses ne peut-elle pas, quant à elle, être justifiée philosophiquement… ? Pas davantage, comme le reconnaît, là encore, le dogme catholique : « Le motif de croire n’est pas que les vérités révélées apparaissent comme vraies et intelligibles à la lumière de notre raison naturelle »39. Toutefois, pour que la foi soit conforme à la raison, Dieu a mis en œuvre des « preuves extérieures de sa Révélation » : « les miracles du Christ et des saints40, les prophéties, la propagation et la sainteté de l’Église, sa fécondité et sa stabilité ». La raison du philosophe trouvera-t-elle dans cette liste des preuves ou des « signes certains » de la révélation chrétienne ? Accordons au moins que cela n’est pas évident…



Conclusion

L’examen des “philosophies religieuses” de Leibniz et Kant a montré diverses “failles”, non pas en tant qu’erreurs à l’intérieur de leur philosophie, mais précisément en tant que manquements à l’exigence philosophique d’une argumentation rationnelle et donc de refus d’un quelconque argument d’autorité, fût-ce l’autorité de la Bible.

Nous pouvons donc conclure qu’une “philosophie religieuse” est soit extérieure à la religion, si la philosophie “précède” la religion41, soit extérieure à la philosophie si, comme nous croyons l’avoir montré pour les deux cas étudiés, la religion “précède” la philosophie. Cela ne signifie bien entendu pas que le philosophe soit par définition irréligieux. Dans la mesure où il est homme “avant” d’être philosophe, il pourra, comme Leibniz, Kant et beaucoup d’autres, croire en Dieu et même appartenir à une religion précise. Mais il devra renoncer à légitimer sa foi, ses croyances et ses pratiques par des arguments philosophiques, et donc renoncer à intégrer sa religion dans sa philosophie. Il pourra seulement – et même en tant que croyant, il devra probablement – expliquer pourquoi sa philosophie doit forcément laisser une place, hors d’elle (au-dessus, dira-t-il sûrement), à la religion. Il pourra par exemple, à la manière d’un Pascal, essayer de montrer que la raison et donc la philosophie peuvent reconnaître elles-mêmes leurs propres limites : « La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent ; elle n’est que faible, si elle ne va jusqu’à connaître cela. »42

Le philosophe peut donc être religieux, mais il ne peut pas l’être en tant que philosophe. La philosophie peut indiscutablement aller jusqu’au déisme ou au théisme, mais le pas qui mène du théisme à une religion révélée est précisément le pas qui fait sortir de la philosophie.

L’hypothèse d’une religion philosophique, du fait du nécessaire fondement non humain de toute religion, est elle aussi, dès le départ, à exclure.

Quant à l’athéisme, il n’est jamais que le refus d’une certaine conception de Dieu ou des dieux. On peut le voir par exemple avec Spinoza qui, tout en démontrant l’existence de Dieu43, peut bien être considéré comme “athée”, au sens où il refuse l’existence d’un Dieu anthropomorphe44. On le voit encore avec Marcel Conche, qui s’attaque précisément à l’idée d’un Dieu à la fois moralement bon et tout-puissant : « Il est indubitable (…) que le supplice des enfants a été, et devait ne pas être, et que Dieu pouvait faire qu’il ne soit pas. Comme Dieu ne s’est pas manifesté dans des circonstances où, moralement, il l’aurait dû, s’il existait, il serait coupable. La notion d’un Dieu coupable et méchant apparaissant contradictoire, il faut conclure que Dieu n’est pas. »45 Nous n’affirmons certes pas que cette argumentation, non plus que les démonstrations de l’existence de Dieu de Spinoza, sont à l’abri de toute contestation, y compris philosophique. Mais nous avons bien là des exemples de raisonnement parfaitement intelligible, que même le plus fervent des croyants peut suivre, pour peu qu’il soit doué de raison. L’athéisme peut donc être philosophique ou, ce qui revient au même, une philosophie peut être athée.



On se méprendrait en voyant dans cette étude une attaque contre les religions en général. Nous avons même indiqué à plusieurs reprises que l’attitude des religieux est très souvent en parfaite cohérence avec leurs convictions. Nous avons uniquement cherché à montrer en quoi religion et philosophie, sans forcément se combattre mutuellement, ne peuvent pas s’unir sans une dangereuse “confusion des genres”. Pour les deux partis, une telle union ne serait donc pas pour le meilleur mais seulement pour le pire…



Marc Anglaret
(écrire à cet auteur)
Commentaire



1 Nous considérerons ici les religions dans leur approximative unité, et plus précisément dans leur rapport à la philosophie.


2 Ces deux questions reviennent, au bout du compte, au même, mais au bout du compte seulement.


3 Nous reviendrons, avec l’examen de la position kantienne, sur la distinction entre religion naturelle et religion révélée.


4 Nous précisons bien qu’il ne s’agit pas là de donner une définition, avec tout ce que cette opération implique, de la religion, mais bien de la distinguer de la philosophie.


5 La question n’est pas ici celle de l’intolérance des religions, fort diverses sur ce point comme sur d’autres, mais celle du statut de l’affirmation de la sacralité au sein même d’une religion. Nous soutenons ici que cette affirmation se présente toujours comme indubitable, au point que toute éventuelle critique à ce sujet doit être considérée comme “déplacée”, dans le meilleur des cas…


6 Nous distinguons ici le fondement d’une religion, c’est-à-dire la ou les croyances, toujours liées au sacré selon nous, sur lesquelles s’appuient les autres croyances, de son principe, qui n’est pas une croyance mais l’origine de sa révélation : par exemple Dieu dans les religions monothéistes.


7 Discours de la méthode, première partie. NRF Gallimard, « La Pléiade », p.130. C’est nous qui soulignons.


8 Lettre LXXIII à Oldenburg (1675). NRF Gallimard, « La Pléiade », p.1283. Ce célèbre passage devrait suffire à éviter toute “récupération” du spinozisme par le Christianisme – ce qui, dans les faits, n’est pas le cas.


9 On objectera que certains philosophes habituellement qualifiés de rationalistes – par exemple Leibniz – admettent les vérités révélées de certaines religions, notamment le Christianisme. Nous étudierons précisément plus loin le cas de Leibniz, en montrant pourquoi il ne peut pas, selon nous, être pleinement considéré comme rationaliste.


10 Il n’a toutefois échappé à personne que, par une étrange coïncidence, les philosophes croyants adoptent dans la quasi-totalité des cas la religion de leur éducation, familiale notamment, et ce pas seulement dans le cas du Christianisme, comme le montrent les cas d’Averroès et de Maïmonide par exemple. Nous ne connaissons pas de contre-exemple sur ce point (Schopenhauer ne peut pas, par exemple, être sérieusement qualifié de “philosophe bouddhiste”, bien qu’il se soit lui-même reconnu dans certaines thèses du Bouddhisme).


11 Nous pensons par exemple aux Objections faites aux Méditations de Descartes, ou à la correspondance de nombre de philosophes.


12 Jean-Paul II, Fides et ratio (la foi et la raison), I, prologue ; lettre encyclique du 14 septembre 1998. Supplément au quotidien « La Croix » du 16 octobre 1998, p.3


13 D’autres philosophies pourraient bien sûr avoir leur place ici, par exemple celle de Hegel. C’est pour ne pas rendre cette étude trop volumineuse que nous avons choisi ces deux exemples, à la fois pour leur relative simplicité et leur représentativité. Par ailleurs, il est certain que l’examen de “philosophies religieuses” non chrétiennes manque à cette étude. Notre quasi-ignorance en la matière est la raison de cette absence.


14 Discours de métaphysique, 1, II. Éditions Vrin, p.26. C’est nous qui soulignons.


15 Genèse, 1, 9 –10. C’est nous qui soulignons.


16 A fortiori ne peut-elle pas être la thèse d’un philosophe rationaliste, qualificatif que l’on attribue souvent à Leibniz.


17 Et pour cause : nous croyons avoir montré plus haut qu’une telle justification est impossible ; au moins devrait-elle être tentée par Leibniz s’il entend se placer dans une perspective philosophique.


18 Spinoza, Traité des autorités théologique et politique, préface. NRF Gallimard, « La Pléiade », p.612


19 Selon Spinoza, au contraire, on pourrait dire que Dieu est l’auteur de la Bible seulement si elle dit vrai (ce qui reste donc à démontrer rationnellement), mais en donnant au mot “Dieu” un sens qui exclut toute révélation : toute la première partie de l’Éthique, intitulée “de Dieu”, est exempte de la moindre allusion biblique ou théologique.


20 Évangile selon Matthieu, chapitres 5 à 7.


21 Évangile selon Matthieu, 5, 27 – 28.


22 Interdiction formulée dans le septième des dix commandements (Exode, 20, 14).


23 Évangile selon Matthieu, 5, 17 : « N’allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir. »


24 La religion dans les limites de la simple raison, IV, 1, 1. Éditions Vrin, p.179


25 Puisque dans les deux cas, de nombreux siècles se sont écoulés entre le texte et son interprétation : de la rédaction du Décalogue dans l’Exode à l’interprétation qu’en fait Jésus dans les Évangiles d’une part, de la rédaction des Évangiles à l’interprétation qu’en fait Kant d’autre part.


26 La religion dans les limites de la simple raison, op. cit., I, Remarque générale. p.92. C’est nous qui soulignons.


27 Cf. note 23.


28 … ou plus exactement entre le Judaïsme et l’enseignement de Jésus, car rien dans les paroles de ce dernier n’indique clairement qu’il voulait fonder une nouvelle religion, mais plutôt, comme on l’a dit (note 23), qu’il était venu pour « accomplir » le Judaïsme.


29 Par exemple : « Si le juste ici-bas reçoit son salaire, combien plus le méchant et le pécheur » (Proverbes, 11, 31 ; le terme « salaire » est ici sans ambiguïté). Bien d’autres versets, dans ce livre ou dans d’autres, sont tout aussi explicites.


30 Dans le livre de Job, Yahvé, par l’intermédiaire de Satan, “éprouve” la foi de Job, homme riche et pieux, en détruisant ses biens, en faisant tuer ses serviteurs et ses enfants, puis en le frappant de maladie. Job, conformément aux prédictions de Satan et contre celles de Yahvé, reproche à ce dernier son injustice. La “leçon” du livre, donnée par Yahvé lui-même, est que nul ne doit se permettre de juger son Dieu, et ce même s’il lui semble injuste. Cela dit, Job recouvre à la fin du récit tout ce qu’il a perdu : la morale de la rétribution est confirmée, bien que le propos “officiel” du livre la condamne.


31 Les théologiens appellent cela une « évolution » de la doctrine biblique, terme certes moins brutale que celui de « contradiction »…


32 Par exemple : « C’est qu’en effet le Fils de l’homme doit venir dans la gloire de son Père, et alors, il rendra à chacun selon sa conduite » (Évangile selon Matthieu, 16, 27).


33 La religion dans les limites de la simple raison, op. cit., III, 1, 5. p.137


34 Il n’y a bien entendu nulle prétention à l’exhaustivité dans ces quelques remarques.


35 La religion dans les limites de la simple raison, op. cit., IV, 2, 2. p.188


36 Jean-Paul II, Fides et ratio, I, 7 ; op. cit., p.5


37 Ibid., I, 5 ; p.4. C’est nous qui soulignons.


38 Ibid., VII, 86 - 90 ; pp.31 - 32.


39 Catéchisme de l’Église Catholique, première partie, chapitre troisième, article I, 3, §156. Mame / Plon, p.44


40 Mais que faire alors de ce verset : « « Il surgira, en effet, des faux Christ et des faux prophètes, qui produiront de grands signes et des prodiges, au point d’abuser, s’il était possible, même les élus. » (Évangile selon Matthieu, 24, 24).


41 On peut ici se reporter aux deux remarques précédant l’analyse de la “philosophie religieuse” de Leibniz, en haut de la page 4.


42 Pascal, Pensées, fragment 267 de l’établissement de Brunschvicg (188 de Lafuma). Garnier-Flammarion, p.266. Concernant les Pensées en général, il est bien malaisé de dire s’il s’agit bien là d’un ouvrage philosophique au sens où nous l’avons expliqué plus haut. En fait, certains fragments le sont sans aucun doute, comme celui du pari (Brunschvicg : 233 ; Lafuma : 418). D’autres ne le sont manifestement pas, comme ceux sur les « preuves de Jésus-Christ » (Brunschvicg : 737 et suivants), qui ne s’adressent pas à la raison, mais bien à la foi éventuelle du lecteur. 


43 Éthique, I, proposition 11. NRF Gallimard, « La Pléiade », pp.317 – 319.


44 Appendice de la première partie de l’Éthique et Traité des autorités théologique et politique, surtout les chapitres I à XII.


45 Marcel Conche, Orientation philosophique. I. “La souffrance des enfants comme mal absolu”. P.U.F. p.57
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Message  Arlitto Jeu 09 Juin 2016, 00:19

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La représentation chez Feuerbach Sensation, religion et philosophie

Pages 669 - 693

1
Feuerbach, né en 1804 et mort en 1872, est un philosophe peu lu, du moins en France, mais dont le nom pourtant n’est pas inconnu, notamment à ceux qui s’occupent de matérialisme et plus précisément de marxisme. Feuerbach est bien ce « ruisseau de feu » dont parlait Engels, qu’il fallu franchir pour sortir définitivement de la pensée hégélienne mais qui demeure en mémoire comme une frontière sans véritable épaisseur entre Hegel et Marx, un Rubicon philosophique qui ouvrit seulement la voie à la conquête de nouveaux continents théoriques. Son œuvre est ainsi moins perçue comme une époque de la philosophie allemande, qu’aussitôt assimilée à une étape de la pensée du jeune Marx et qui le conduisit de l’humanisme au communisme, via la critique lapidaire et définitive formulée dans les Thèses sur Feuerbach. Et l’humanisme, aux yeux des lecteurs que nous sommes, a le double tort d’être, d’une part, une critique, nécessaire en son temps mais bien fade au fond, de la théorie hégélienne de l’histoire ; d’autre part, d’être le nom de ce courant philosophique, ressurgi au XXe siècle et une seconde fois défait, par le structuralisme cette fois et passé par les armes de l’anti-humanisme théorique. Et il ne faut pas oublier que le traducteur des Manifestes philosophiques, un des rares ensembles d’articles disponibles en français, est Louis Althusser, qui n’hésita pas à qualifier d’« incohérence théorique » [1][1] Louis ALTHUSSER, Lénine et la philosophie, Maspero,... l’ensemble de la philosophie de Feuerbach.

2
Le nom de Feuerbach a donc tout pour rester en mémoire alors même que son œuvre se trouve réduite à un mot, mal défini et fortement déprécié, celui d’humanisme. Pourtant, on peut opposer d’entrée de jeu deux objections à ce traitement par trop expéditif : d’une part, il n’existe pas une mais des philosophies feuerbachiennes. Plus exactement, son œuvre est un chantier permanent, où les refontes sont fréquentes et les directions de recherche multiples sans parvenir jamais à une unification complète. D’autre part, il existe également plusieurs formes d’humanisme et il n’est pas sûr qu’un terme si vague et si souvent repris suffise à résumer fidèlement la pensée feuerbachienne. Il importe donc de tenter de mieux identifier ce qui fait l’originalité de cet auteur, mais aussi, et c’est au fond la même chose, ce qui explique la situation de charnière de son œuvre qui à la fois l’honore mais aussi la sous-estime et la travestit. Bien entendu, la notion d’Homme est centrale dans la pensée de Feuerbach. Mais ce concept ne s’entend que sur le fond d’une démarche plus essentielle, critique, ou « génético-critique » [2][2] Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Contribution... comme le dit Feuerbach lui-même, et qui porte sur la formation des idées, des concepts, des représentations en général.

3
L’humanisme est la pars construens que précède et enveloppe la pars destruens d’une étude qui porte conjointement sur trois objets privilégiés et indissociables, la sensation, la religion et la philosophie. Le but sera ici de montrer que l’opération critique consiste bien, par elle-même, en une théorie originale, souvent aporétique aussi, de la représentation, de sa formation et de ses effets, dont l’humanisme n’est qu’un aspect, ou une conclusion partielle, moins importante à tout prendre que l’opération même de destruction des illusions qu’elle parachève.

1) La religion 

4
Feuerbach a commencé par se destiner à la carrière de théologien. Il suit à Heidelberg l’enseignement de théologiens protestants rationalistes (Paulus et Daub, notamment) qui soutiennent la thèse d’une conciliation possible entre religion et philosophie. Puis il vient à Berlin écouter les cours de Hegel, qu’il suivra assidûment de 1824 à 1826. Il décide alors de se consacrer principalement à la philosophie, rédige une thèse (De ratione una, universali, infinita) qui lui permet de devenir Privat-Dozent à Erlangen. Ses premières publications datent de cette période (1829-1832) et sont des cours d’histoire de la philosophie, de Bacon à Spinoza. Ces cours sont intéressants dans la mesure où le jeune Feuerbach fait d’emblée preuve d’une fidélité bagarreuse, parfois chicanière, à l’égard de la philosophie hégélienne, attitude qui persistera chez lui jusqu’à la fin de sa vie. On sait que Feuerbach est l’auteur du fameux mot d’ordre du renversement de Hegel [3][3] Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Thèses... : on peut dire qu’il commence par aborder son adversaire en pratiquant la bousculade systématique, point par point, thèse par thèse. Par exemple, il fait commencer avec Bacon l’histoire de la philosophie moderne que Hegel voit débuter avec Descartes. Mais il reprend l’analyse hégélienne dans ses grandes lignes, qui voit l’apogée de la Raison coïncider avec le rejet du principe d’autorité. Concernant la question religieuse, la démarche est la même : Feuerbach cherche à définir sa position personnelle contre Hegel, mais aussi dans son voisinage le plus immédiat ainsi que dans le cadre d’une conjoncture intellectuelle et politique spécifique, qui confère à la question de l’héritage hégélien une importance majeure.

5
Pour le courant orhodoxe des disciples de Hegel, celui-ci a proclamé la réconciliation de la religion et de la philosophie, sous l’égide du Savoir absolu. Cette thèse, dans le contexte prussien des années 1830-1840, acquiert un contenu et des enjeux politiques nouveaux. Le mouvement des Jeunes Hégéliens conteste que Hegel ait voulu opérer une telle réconciliation et fait de cette question le cheval de bataille d’une lutte contre l’absolutisme et l’alliance nouvelle du trône et de l’autel, notamment à partir du règne de Frédéric-Guillaume IV. Ce règne, qui commence en 1840, initie une réaction féodale puissante, décevant rapidement tous les espoirs de libéralisation caressés par la jeune bourgeoisie prussienne, qui misait sur la reprise et l’accélération des réformes entreprises par Frédéric-Guillaume III dans les années 1807-1814. La question religieuse se voit conférer le statut de terrain central et même exclusif d’affrontement théorique et pratique, parce qu’elle fournit à la fois les moyens de la contestation du régime en place et l’occasion de la rediscussion critique de la philosophie hégélienne, une voie naturelle d’accès à cette dernière, en quelque sorte et qui en souligne les enjeux immédiats.

6
Dans un tel contexte, Feuerbach, du fait de sa formation d’une part, du fait de son obédience jeune-hégélienne d’autre part, se trouve tout désigné pour occuper une place de premier plan dans ce débat. Ses premières œuvres originales qui ne sont pas des cours, portent donc sur la religion, sur la question de l’immortalité d’abord, sur la question du christianisme ensuite, sur la question de la religion en général pour finir. Il fait paraître en 1830 les Pensées sur la mort et sur l’immortalité, anonymement. Mais son ouvrage est aussitôt censuré, l’auteur est reconnu et sa carrière définitivement brisé : Feuerbach postulera désormais sans succès auprès de l’Université d’Erlangen et se trouvera contraint de mener une vie solitaire de gentilhomme campagnard, loin des centres de la vie intellectuelle allemande. Cet exil intérieur ne sera pas sans rapport avec une marginalisation théorique durable, qu’il eut à subir de son vivant même et qui marque fortement l’ensemble de son œuvre.

7
Ces Pensées sur la mort et sur l’immortalité offrent donc un premier accès à l’orientation de pensée de Feuerbach dans ce qu’elle a de plus original. Mais cette originalité est malaisée à définir. Elle réside assurément dans un ensemble de thèses, mais surtout dans une volonté de se démarquer en permanence de la pensée hégélienne tout en lui empruntant ses catégories principales. Elle réside également dans un style, métaphorique et emporté, dont on a souvent souri mais qui présente une grande importance théorique. En effet, l’analyse feuerbachienne porte sur la croyance en l’immortalité en tant que représentation religieuse, en tant qu’image construite et séparée en doctrine, dont il faut reconstituer la genèse. Pour expliquer la force propre aux représentations imagées, il procède souvent lui-même par un renversement des métaphores qui n’est nullement une réduction, mais bien une transposition, une retraduction, la substitution d’un lyrisme matérialiste à l’incantation mystique. Parlant de son œuvre en 1846, il écrit : « Tu pensais comme un philosophe, mais tu n’écrivais pas comme un philosophe ; en t’exprimant, tu transformais toujours l’être pensé en un être de chair et d’os » [4][4] Ludwig FEUERBACH, Vorwort zu dem Sämtlichen Werken,....

8
La question de l’immortalité, débattue à l’époque, est l’occasion pour Feuerbach d’examiner un point mal défini et finalement laissé en suspens par Hegel [5][5] Alexis PHILONENKO, La jeunesse de Feuerbach, Vrin,.... Elle fournit donc une voie d’accès au problème religieux dans son ensemble puis, au delà, à la question des relations entre philosophie et religion, selon un mouvement d’élargissement et de généralisation de la critique qui fournit la clé du plan de toute son œuvre. Dans ce texte, l’essentiel pour Feuerbach est moins de nier frontalement la thèse de l’immortalité que d’expliquer sa force de séduction en retranscrivant sur le plan humain ses motifs célestes et en s’efforçant d’atteindre le fond véritable, les principes cachés de son succès, en particulier à l’époque moderne.

9
C’est après avoir laissé se faner les arbres fruitiers, les roses et les lys du monde présent, après avoir fauché l’herbe, les mauvaises herbes et le blé, réduit le monde entier à un chaume stérile, que naît en définitive pour l’individu, dans le sentiment vide qu’il a de sa vacuité et dans la conscience impuissante qu’il a de sa vanité, le colchique de l’immortalité, sans caractère, rougeâtre, aux couleurs passées, tel un pâle reflet, une image onirique estompée de la floraison vivante et fraîche. [6][6] Ludwig FEUERBACH, Pensées sur la mort et sur l’immortalité,...

10
L’histoire de l’immortalité est donc avant tout l’histoire de l’individu, et cette histoire peut être scindée en trois périodes, grecque et romaine d’abord, médiévale ensuite, moderne enfin. Les temps modernes, qui sont l’automne du monde si l’on file la métaphore du colchique, se caractérisent par la reconnaissance de la personne en tant que personne, séparée de la communauté politique antique, séparée également de la communauté médiévale des croyants. L’émergence de la personne est un processus historique auquel Feuerbach n’assigne pas de cause précise : il est inscrit dans le développement multiséculaire de l’humanité comme la nécessité d’une actualisation qui est à elle-même son propre moteur. La personne est en somme la réalisation de l’individu par le moyen de sa prise de conscience en tant qu’être autonome, en tant que sujet, mais aussi la disparition de la communauté à laquelle ce sujet continue malgré tout d’appartenir. Elle est tout autant une émancipation qu’une illusion parce que « les individus se sont placés au point de vue où l’Un en chaque chose, l’universel, le tout, le véritablement effectif et essentiel disparaît de leur vision » [7][7] Ludwig FEUERBACH, Pensées sur la mort et sur l’immortalité,....

11
Feuerbach reprend ainsi une séquence hégélienne, en la modifiant (il ne distingue pas le moment grec du moment romain), mais surtout en se refusant à attribuer au développement de l’Esprit les progrès de l’individuation. La première critique de Hegel n’est donc pas un renversement, mais une légère désorganisation dialectique doublée d’un abandon majeur, l’abandon du principe moteur de cette même dialectique historique : Feuerbach ne définit nulle part les causes de l’évolution qu’il décrit. L’opération étrange ainsi effectuée par Feuerbach sur Hegel présente un avantage immédiat, ainsi qu’un grave inconvénient, que toute la suite de son œuvre s’efforcera de surmonter. L’avantage est que Feuerbach peut faire de l’assomption de la personne un progrès en même temps que le lieu d’une aliénation majeure de l’homme, une conquête en même temps qu’un formidable recul. L’inconvénient est que ni ce progrès ni ce recul ne se voient assigner de cause précise et par suite, qu’ils ne s’ouvrent sur aucune perspective de dépassement véritable, pas plus qu’ils ne se trouvent insérés dans une histoire plus globale qui en rendrait raison. « Les ères de l’humanité ne se distinguent entre elles que par des transformations religieuses » [8][8] Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Nécessité... : c’est dire que la suppression de l’aliénation est une tâche exclusivement théorique, qui suppose l’interprétation critique de cette histoire et non sa transformation pratique. Il n’est pas surprenant qu’Engels épingle tout spécialement cette affirmation en la qualifiant de « tout à fait fausse » [9][9] Friedrich ENGELS, Ludwig Feuerbach et la fin de la....

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Reprenons plus précisément ces deux points : la prééminence de l’individu n’est précisément pas assimilée par Feuerbach à une montée historique de l’individualisme. Le problème est avant tout de l’ordre de la représentation et se manifeste pleinement sur le terrain de la croyance religieuse, non pas dans le domaine social, politique ou économique. Dans l’ordre de la croyance, la conviction individuelle se substitue à l’autorité de l’Eglise et trouve son symbole dans la figure protestante du Christ comme individualité sensible. La vénération du Christ est ainsi l’expression et le strict équivalent de l’autoconscience individuelle : elle n’en est pas la cause, pas plus qu’elle donne prise par elle-même à une nouvelle transformation du statut de la personne.

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Pourtant cette prééminence du Christ au sein du protestantisme est en même temps le résultat d’une scission réelle : l’image emprunte à son modèle une partie de sa nature et ne la lui restitue pas, alors même que le processus spéculaire de sa formation aurait permis de le penser. Pourquoi l’individu s’aliène-t-il dans une image qui est ou devrait être plutôt l’étendard de sa victoire, la représentation idéale de son règne sans partage ? Il semble que pour Feuerbach, il y ait plus dans le représentant que dans le représenté, au terme d’un phénomène de transfert qui prend le relais d’une simple procédure d’expression initiale. Le Christ est dans un premier temps l’emblème du sujet moderne. Dans un second temps, les qualités du sujet lui sont attribuées alors même qu’elles sont retirées à l’existence effective de l’individu. La projection est immédiatement suivie d’une aliénation qu’elle entretient et cristallise dans la figure de l’homme-Dieu, le seul à incarner, dans tous les sens du terme, l’humanité de l’homme, la totalité développée de ses capacités.

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Cette représentation est donc une captation et un détournement, qui renvoie vers l’individu l’image de ce qu’il n’est pas mais pourrait être, ce que Feuerbach nomme son essence générique, la totalité des facultés humaines parvenues à leur plus haut degré de développement. C’est bien vers une réélaboration de la notion de représentation que se dirige Feuerbach. Il commence par décrire le phénomène de projection vu du côté du chrétien, si l’on peut dire : pour la personnalité pure, dit-il, cette vie ici-bas n’est que souffrance et limitation, « cette vie est donc elle-même inessentielle, inadéquate à l’essence de la personne ». Et Feuerbach continue : « la personne pure n’est ici-bas qu’une personne représentée, idéale ; il doit donc nécessairement y avoir un être où la personne représentée est effective, où la personne idéale a une réalité » [10][10] Ludwig FEUERBACH, Pensées sur la mort et sur l’immortalité,.... La croyance en l’immortalité de l’âme individuelle est la conclusion nécessaire de ce raisonnement : l’individu mutilé ici-bas se réalisera pleinement dans l’au-delà, dans l’âme et le corps glorieux de son essence reconquise.

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La question est d’estimer la teneur de vérité d’un tel raisonnement. Et elle n’est pas nulle pour Feuerbach : « notre rapport à la religion n’est (...) pas uniquement négatif mais critique ; nous ne faisons que séparer le vrai du faux – quoique assurément la vérité distinguée de la fausseté soit toujours une vérité nouvelle, essentiellement distincte de l’ancienne vérité » [11][11] Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, trad..... Cette vérité ancienne et nouvelle est l’affirmation que l’essence humaine existe, et qu’elle se trouve bafouée et trahie au sein de ce monde-ci. L’objection porte donc seulement sur l’existence postulée d’un monde non-terrestre et d’une durée infinie garantissant la réalisation de l’individu, et non pas sur la nature de cette essence de la personne que la croyance en l’immortalité exprime. Le problème est donc d’interpréter correctement la figure du Christ, selon une démarche que beaucoup de commentateurs qualifient d’herméneutique [12][12] Notamment : Jean-Pierre OSIER, préface de l’Essence... et qui conduit Karl Barth à ranger Feuerbach au titre de « philosophe théologisant » [13][13] Karl BARTH, La théologie protestante au XIX ème siècle,... dans son histoire du protestantisme. La représentation prouve et précède l’existence effective de son objet, et la conquête de ce dernier suppose la compréhension exacte de son image. Feuerbach se dit lui même « auditeur et interprète » [14][14] Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, éd. cit.,... de la religion, inaugurant son exégèse anthropologique. De ce point de vue, Feuerbach reconnaît volontiers la dette qui le rattache à la tradition protestante [15][15] Le protestantisme « n’est plus théologie – il n’est..., citant avant tout Luther dans l’Essence du christianisme et allant même jusqu’à déclarer « Ich bin Luther II » [16][16] Alexis PHILONENKO, La jeunesse de Feuerbach, éd. cit.,....

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Pour Feuerbach, la transformation du monde passe donc avant tout par la réappropriation des représentations qui en sont issues mais s’en sont détachées : « si dans la nature, l’ombre suit la chose, dans l’histoire l’ombre précéde la chose ; de même, si dans l’art la copie vient après l’original, dans l’histoire la copie vient avant l’original » [17][17] Ludwig FEUERBACH Pensées sur la mort et sur l’immortalité,.... On retrouve dans ce propos la dialectique étrange que Feuerbach localise exclusivement dans l’ordre de la représentation et dont les retombées réelles–si elles existent– doivent procéder d’une transposition de métaphores sans être liées à aucun projet transformateur : « L’auteur (dit Feuerbach parlant de lui-même) veut que les hommes n’attendent plus que de la nue des alouettes leur tombent toutes rôties dans le bec ou bien qu’ils cessent d’attendre d’être au ciel pour que les alouettes leur volent toutes rôties dans le bec mais qu’ils les attrapent les fassent rôtir eux-mêmes » [18][18] Ludwig FEUERBACH, Pensées sur la mort et sur l’immortalité,.... On admettra qu’un tel programme reste allégorique.

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Il reste cependant à expliquer la formation des représentations avant d’envisager leur réappropriation, qui consiste bien en une réintériorisation par l’homme de sa propre essence hypostasiée. L’apparition de l’image signe finalement la scission interne d’une essence et n’est pas son redoublement illusoire. C’est probablement en ce point que se rencontre l’originalité la plus indiscutable de la pensée feuerbachienne : sa critique de la représentation n’est nullement hégélienne, et cela parce que la représentation religieuse est importante en tant que représentation et non pas en vertu d’un contenu qui n’a pas encore conquis sa forme adéquate : « tu connais le sens de l’énigme en la dissolvant et la signification de l’image en annihilant l’image en tant qu’image » [19][19] Ludwig FEUERBACH, Pensées sur la mort et sur l’immortalité,... ou encore : « l’image en tant qu’image est chose » [20][20] Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, éd. cit.,....

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À première vue, pourtant, on se trouve ici sur le terrain même de la critique hégélienne de la représentation, développée notamment dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques : « la représentation, qu’elle soit image, notion ou idée, a pour caractère, quoique relevant de l’intelligence, d’être d’après son contenu, un donné immédiat » [21][21] HEGEL, Précis de l’Encyclopédie des sciences philosophiques,.... La représentation est donc une étape de l’esprit subjectif dans le cours de son activité d’abstraction, qui le conduit de l’intuition à la pensée : « la représentation est le terme moyen dans le syllogisme de l’élévation de l’intelligence » [22][22] HEGEL, op. cit., p. 252.. En ce sens la représentation, et entre autre l’image, a vocation à être détruite dans sa singularité immédiate pour laisser advenir à sa place l’universel tel qu’il est pensé par l’intelligence. L’élévation au savoir passe nécessairement par la représentation mais n’y réside pas et s’attache à faire éclater ses limitations immédiates et subjectives. Mais Hegel ne dévalorise pas pour autant le moment de la représentation : elle est elle-même la médiation qui amorce le mouvement de son propre dépassement. Elle n’est pas un signe à interpréter mais un contenu en voie d’élaboration, pas un état ou une chose, mais un processus.

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En effet, quand on passe de l’esprit subjectif à l’esprit absolu, on retrouve ce moment de la représentation dans le cadre de la religion révélée, qui se présente comme conscience subjective de l’esprit absolu. La représentation a ici pour objet non plus l’intuition subjective singulière mais bien l’esprit lui-même, d’abord pris dans « lecycle des formations concrètes de la représentation » [23][23] HEGEL, op. cit., p. 307.. La troisième période de ce cycle, après le moment de l’universalité et celui de la particularité, consiste dans le moment de l’individualité, du Christ comme existence immédiate et sensible du contenu absolu, « agonisant dans la douleur de la négativité »pour revenir à lui-même comme « Idée de l’Esprit éternel, mais vivant et présent dans le monde » [24][24] HEGEL, op. cit., p. 306.. Le dépassement opéré par la philosophie peut alors être compris comme une reprise et une réunification des moments de la représentation au sein de la pensée consciente d’elle-même. La représentation est abandonnée sans que son contenu se soit perdu, et c’est pourquoi « la philosophie peut se définir comme la connaissance de la nécessité du contenu de la représentation absolue » [25][25] HEGEL, op. cit., p. 307. en même temps que comme « unedélivrance de l’exclusivité des formes et l’élévation de celles-ci à la forme absolue qui se détermine elle-même pour contenu » [26][26] HEGEL, op. cit., p. 308.. Ou encore : « Dieu est en son essence pensée, le penser même, même si sa représentation et la manière de se le figurer aussi bien que la figure et le mode de la religion sont déterminés comme sentir, intuitionner, croire, etc. » [27][27] HEGEL, Leçons sur les preuves de l’existence de Dieu,....

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Cette présentation cavalière de l’analyse hégélienne est nécessaire pour comprendre l’opération feuerbachienne qui consiste à se démarquer très précisément, concernant cette question de la représentation, de cette même conception hégélienne qu’il connaît parfaitement. On l’a vu, Feuerbach a commencé par supprimer l’Esprit tout en conservant l’idée d’un mouvement dialectique qu’illustre particulièrement l’histoire de l’individu. Cette disparition de l’Idée absolue produit ses effets de proche en proche, et sur le terrain de l’analyse de la religion, atteint en premier lieu le statut même de la représentation et de l’image. C’est pourquoi, en dépit ou en raison d’une proximité apparente, le projet feuerbachien d’une résorption de l’image n’est nullement comparable à la sursomption hégélienne de la représentation : Feuerbach interprète l’image et la représentation comme écran et reflet, travestissement et émanation. C’est pourquoi, à l’encontre de Hegel, il ne se préoccupe pas de distinguer image et représentation selon leur degré d’abstraction, mais se préoccupe seulement de leur origine et de leur fonction, selon lui communes. En ce sens, il est permis d’affirmer qu’il se tient à égale distance de Hegel et de l’athéisme des Lumières [28][28] « L’incroyance, tout en étant encore croyance, met....

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Cette confrontation éclaire les principes de la christologie feuerbachienne. Le Christ, en tant qu’incarnation de l’essence humaine est une projection illusoire qui emprisonne les hommes dans une rêverie abstraite et les détache de leur vie réelle : il est donc à réintégrer dans l’humanité comme figure du genre, non à surmonter dans la saisie spéculative de l’Esprit absolu. Mais il est bien plus que cela : car cette scission dont il résulte, il l’incarne en même temps comme telle, comme au-delà effectif et comme refus du monde tel qu’il est. Il est homme fantasmatique mais aussi homme réel, en vertu de sa souffrance terrestre, c’est-à-dire de la part véridique de cette représentation en quoi il consiste.

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Il importe donc de suivre les retournements internes au texte même de Feuerbach et à l’herméneutique qu’il développe, puisque la représentation ne saurait être critiquée par autre chose qu’elle même : c’est quand l’individu « se recueillera dans la conscience de sa finitude, qu’il aura alors le courage de recommencer une vie nouvelle » [29][29] Ludwig FEUERBACH, Pensées sur la mort et sur l’immortalité,.... La représentation est bien pour Feuerbach un processus humain essentiel, une différenciation interne, paradoxale dans la mesure où, précisément elle sépare cette essence d’elle-même, mais qui recèle aussi, toujours, la possibilité d’un ressaisissement, d’une réappropriation, au moins d’une critique de l’imagerie à la fois naïve et géniale du christianisme : « Le Fils est la satisfaction du besoin de voir en images, l’essence objectivée de l’activité imageante comme activité divine, absolue » [30][30] Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, éd. cit.,.... C’est en vertu d’une telle analyse que Feuerbach refuse en 1843 de collaborer avec Arnold Ruge aux Annales francoallemandes et de s’orienter vers l’action politique : « Nous ne sommes pas encore au point de transition de la théorie à la pratique, car il nous manque encore la théorie, tout au moins sous une forme achevée et entièrement réalisée. La doctrine reste toujours encore l’essentiel » [31][31] Lettre à A. Ruge du 20 juin 1843, cité par Henri Arvon....

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On comprend que la figure du Christ soit à ce point centrale pour Feuerbach, puisque, contrairement à celle de Dieu, elle comporte la part humaine que l’homme doit et peut se réapproprier. Cette part humaine est la souffrance et l’amour, et il est clair que c’est sur une telle base que Feuerbach construit sa propre définition du Genre et de la communauté, au point que son sensualisme ou son matérialisme même en sont issus. Par voie de conséquence, la conception feuerbachienne des relations interhumaines et de la communauté, qu’on lui a si souvent reprochée comme étant abstraite et anhistorique est bien le résultat de cette théologie retournée en anthropologie, et qui n’a que faire de la vie sociale, des échanges économiques ou de la domination politique. L’absence de l’histoire n’est pas un oubli réparable mais une exigence fondamentale de l’anthropologie feuerbachienne, qui n’a nulle vocation à être une science humaine mais qui demeure une discipline interprétative.

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Le maître-mot de la vie collective est bien l’amour, que Feuerbach réinterprète comme relation d’un sujet avec un sujet, et non d’un Dieu avec les hommes. La thèse est la suivante : la personne en tant que telle n’aime pas, elle est désunion, séparation et repli sur soi. L’amour est donc ce qui, de l’essence humaine, échappe à la personne et fait de son existence une réalité partielle et incertaine. Il est l’absence et le désir de la communauté, par suite « l’unité de l’essentialité et de la personnalité » [32][32] Ludwig FEUERBACH, Pensées sur la mort et sur l’immortalité,.... Du fin fond de la détresse et du manque jaillit à la fois l’image et la perspective de la reconquête de soi. C’est pourquoi c’est par un travail de retranscription matérialiste des représentations religieuses que procède par prédilection Feuerbach, pour éviter une critique externe dépourvue de toute capacité de reprise théorique et pratique d’une foi qui exprime l’essence humaine.

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De même que l’activité artérielle conduit aux extrémités le sang que l’activité veineuse ramène, de même que la vie consiste en une systole et en une diastole continuelles, de même dans la religion : dans la systole religieuse, l’homme expulse de lui-même sa propre essence, il se chasse, se rejette lui-même ; dans la diastole religieuse il reprend dans son cœur l’essence expulsée [33][33] Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, éd. cit.,....

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En ce sens la méthode génético-critique, pour n’être pas une réduction mécaniste (et là encore Feuerbach est bien plus éloigné qu’on ne le dit d’habitude de l’athéisme des Lumières [34][34] Pour Louis Althusser, « avec Feuerbach, nous revenons... ) doit être une refonte stylistique qui inaugure une herméneutique matérialiste sans équivalent. L’écriture effusive et enflammée de Feuerbach trouve particulièrement sa place, très logiquement, dans les pages qu’il consacre à l’amour humain.

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L’amour est, non pas le face à face de deux personnes, mais la construction mutuelle d’une essence humaine qui est communauté et relation. Il est frappant que Feuerbach le dise à la fois par des métaphores et qu’il souligne à cette occasion le rôle d’image vivante, de représentation sans scission ou de dédoublement sans aliénation qu’occupe l’autre en face de moi. Mais il reste à expliquer comment l’amour de Dieu pour l’homme est la figure renversée et aliénée de l’amour de l’homme pour l’homme. C’est bien au niveau de cette retranscription spécifique que se joue le statut exact du matérialisme et du sensualisme originaux de Feuerbach.

2) La sensation 

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L’opération feuerbachienne de traduction anthropologique de la religion est plus complexe qu’on ne le dit d’ordinaire. En effet, l’amour divin est une représentation trompeuse qu’il faut abolir comme représentation tout en conservant la procédure spéculaire et en envisageant la conversion du phénomène d’objectivation ou d’aliénation dont elle résulte. En ce sens, la pensée feuerbachienne se révèle davantage une pensée de la conversion qu’une pensée du retournement ou de la réduction. La conversion est à la fois un procédé herméneutique, voire – on l’a vu – stylistique, et une entreprise ontologique, dans la mesure où elle se situe nécessairement sur le terrain d’une théorie de l’être, et d’une théorie de la relation entre l’être et sa représentation. Il semble que cette dernière démarche soit à la fois seconde, du point de vue chronologique, et éminemment problématique ou aporétique, puisque Feuerbach se trouve alors placé dans l’obligation de redéfinir un matérialisme qui demeure par force paradoxal, un matérialisme sans matière parce qu’il résulte avant tout d’une herméneutique, et parce que son effort pour l’articuler à une théorie de l’être n’aboutit pas véritablement. On rencontre tout au plus dans une œuvre une théorie de la vie, qui lui permet de régler de façon quelque peu expéditive la question matérialiste de l’origine et de la nature de l’être : « vivre ne veut rien dire d’autre qu’être à soi-même son propre fondement » [35][35] Ludwig FEUERBACH, Pensées sur la mort et l’immortalité,....

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Considérons d’abord l’aspect herméneutique. Le tort de l’amour chrétien est de n’aimer que ce qui est chrétien. L’amour est alors associé à une foi partisane, qui entre au moins en partie en contradiction avec l’amour véritable. « C’est pourquoi, note Feuerbach, l’amour n’est identique qu’avec la raison, mais non avec la foi : car comme la raison, l’amour est de nature libre, universelle, alors que la foi est étroite et limitée » [36][36] Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, éd. cit.,.... L’amour chrétien, entravé par la foi, renvoie finalement le sujet à lui-même et l’enferme dans la particularité, tandis que le véritable amour est « la loi universelle de l’intelligence et de la nature » [37][37] Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, éd. cit.,.... Réapparaît aussitôt la question de la représentation, car c’est une image, celle du Christ, qui dans l’amour chrétien s’interpose entre l’homme et l’homme. La suppression de cette image n’est pourtant pas la suppression de toute représentation, mais l’élévation à la représentation vivante et dynamique, qui est celle du genre :

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L’amour doit être immédiat, il n’est amour qu’à cette condition. Si entre l’autre et moi qui précisément réalise dans l’amour le genre, j’interpose la représentation d’une individualité, dans laquelle le genre doit déjà être réalisé, alors je supprime l’essence de l’amour, je trouble l’unité par la représentation d’un tiers qui nous est extérieur : car l’autre m’est amour uniquement en raison de la ressemblance ou de la communauté qu’il entretient avec ce modèle, et non en raison de lui-même, c’est-à-dire en raison de son être. [38][38] Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, éd. cit.,...

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Le propos est clair. La représentation ne disparaît au profit de la chose même que parce que la chose même est aussi une relation de type représentatif maisqui substitue l’immédiat à la médiation, l’autre en chair et en os à la figure, le genre au Christ et la communauté à la personne. La ressemblance substitue l’unité réelle avec l’autre à la reconnaissance aliénée et aliénante dans la figure fantasmatique du Christ comme vraie et unique réalisation de l’homme. Feuerbach écrit encore :

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Le Christ est l’amour de l’humanité pour elle-même sous la forme d’une image – conformément à la nature de la religion développée – ou d’une personne qui, bien entendu, comprise comme objet religieux, ne possède que la signification d’une image, n’est qu’idéale [39][39] Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, éd. cit.,....

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L’abolition de l’image est sa réappropriation sous la forme de l’amour humain. De quel nature est cet amour ?Il est à la fois amour de l’autre, dans sa particularité, et amour du genre, dans son universalité. Feuerbach s’efforce d’élaborer toujours plus précisément cette catégorie qui est le pivot de sa philosophie. Le Genre est à la fois l’unité effective de l’humanité existante et l’unité présomptive de son accomplissement véritable, comme humanité de l’homme, un fait en même temps qu’un idéal régulateur donc : et il importe de souligner que le communisme affiché de Feuerbach ne prend son sens qu’à ce niveau [40][40] « Feuerbach n’est donc ni matérialiste, ni idéaliste,....

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Par suite, le sentiment, parce qu’il donne seul accès au Genre, se trouve assimilé sous certaines de ses formes à la raison, à la fois contre Hegel et contre les conceptions religieuses de Schleiermacher dont Feuerbach a suivi l’enseignement. Dans la Philosophie de l’avenir, rédigée en 1843, il reprend la question abordée dans l’Essence du christianisme. « C’est seulement dans le sentiment, c’est seulement dans l’amour, que le « ceci » (cette personne, cette chose), le singulier possède une valeur absolue, que le fini est l’infini : c’est en cela et en cela seulement que consistent la profondeur, la divinité et la vérité infinies de l’amour » [41][41] Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Principes.... L’amour révèle donc le « secret de l’être » parce qu’il institue l’être comme objet de soi-même : en ce point, l’analyse feuerbachienne se déplace nécessairement sur le terrain de ce qu’on a nommé une ontologie, mais une ontologie qui inclut la dimension représentative que Feuerbach maintient au cœur du réel comme ce qui en réalise l’unité ou en prépare la scission.

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A cet égard, il convient de lire les affirmations de Feuerbach dans toute leur radicalité : « L’amour est passion, et la passion seule est le critère de l’existence » [42][42] Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Principes.... L’affirmation ne signifie nullement que seul existe ce qui est aimé, selon la pente d’un solipsisme qui reste foncièrement étranger à l’auteur, mais que seul existe véritablement pour le sujet ce qui est aimé de lui, et donc que le sujet ne se construit qu’à travers sa relation à un autre lui-même, cet autre ne lui renvoyant sa propre image que dans la mesure où cette image est aussi un individu réel et non une figure abstraite.

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Le thème du sensible se situe dans cette perspective et le terme permet à Feuerbach d’unifier ce que sent le sujet et sa structure perceptive, l’objet perçu et la sensibilité :

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L’amour souffre lorsque l’objet présent dans la représentation est absent dans la réalité. C’est le subjectif qui est ici l’objectif, la représentation qui est l’objet ; mais cela ne doit justement pas être, c’est une contradiction, une non-vérité et un malheur : d’où l’exigence de la restauration du vrai rapport, où le subjectif et l’objectif ne sont pas identiques [43][43] Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Principes....

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Feuerbach joue de l’équivocité d’un sensible (das Sinnliche) [44][44] Cf. Louis ALTHUSSER, Préface aux Manifestes philosophiques,... qui est à la fois une structure perceptive et un objet perçu, et surtout l’unité indéfaisable des deux. La représentation ne disparaît comme aliénation que lorsqu’elle laisse apparaître son objet, existant en dehors mais non pas indépendamment du sujet. A terme, c’est l’ensemble de la réalité qui incorpore la relation représentative au point qu’elle se généralise à tout rapport entre deux sujets et qu’émerge le genre comme expression, cette fois exacte et non scindée, de l’ensemble des relations effectives entre les hommes. C’est pourquoi le thème de l’amour est si central et c’est pourquoi il rend aporétique le passage du sensible ainsi défini à une théorie de la sensibilité adossée à une théorie de la matière, qui seule pourtant, pourrait parachever l’entreprise feuerbachienne. Le premier et le dernier mot de Feuerbach sur ce terrain est : « Sein ist Gemeinschaft », « l’Etre est communauté » [45][45] Ludwig FEUERBACH, Pensées sur la mort et l’immortalité,.... Il ne s’intéresse pas à l’émergence de la conscience à partir de la nature matérielle, mais affirme d’emblée la réciprocité de l’objet et du sujet, la sensation étant l’une des formes possibles de cette réciprocité. Le matérialisme au total absent de Feuerbach apparaît bien souvent comme l’horizon jamais atteint d’une ontologie inachevée, mais qui avoue bel et bien son nom :

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C’est ainsi l’amour qui est la véritable preuve ontologique de l’existence d’un objet à l’extérieur de notre tête, et il n’existe pas d’autre preuve de l’être que l’amour, le sentiment en général. Seul existe ce dont l’être procure joie, le non-être douleur. La différence entre l’objet et le sujet, entre l’être et le non-être est une différence qui peut tout aussi bien réjouir que faire souffrir [46][46] Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Principes....

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Alexis Philonenko a souligné l’imprécision et les flottements de la terminologie de Feuerbach, qui utilise indifféremment les termes Wesen, Wesenheit, Dasein, Existenz, Sein. Sans doute peut-on rattacher cette indistinction à la difficulté qu’éprouve Feuerbach à définir l’être indépendamment de la conscience, comme l’exigerait son option matérialiste, mais en relation avec la représentation comme l’y contraint son herméneutique. Il s’en tient le plus souvent à des énoncés fortement ambigus : « L’être, par quoi la philosophie commence, ne peut pas être séparé de la conscience, ni la conscience de l’être », ou encore : « Tout ce qui existe n’existe que comme existant pour la conscience, que comme conscient ; car l’être commence avec la conscience » [47][47] Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques, éd. cit.,.... En outre, Feuerbach éprouve une seconde difficulté : cherchant à penser l’existence déterminée contre une conception métaphysique ou spéculative de l’être, il incarne finalement cette existence déterminée dans la catégorie abstraite de Genre [48][48] C’est la critique que lui adresse Stirner et que reprend.... Il oscille entre plusieurs définitions de l’être alors même qu’il n’élabore pas philosophiquement leur distinction et donne une fois encore le pas à la critique sur la construction.

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Pourtant, Feuerbach s’efforcera bien dans ses dernières œuvres de développer sur le terrain du matérialisme sa théorie du sensible. A lire un tel texte, on voit nettement que d’autres virtualités de l’analyse existent et que, dans tous les cas, c’est bien à une redéfinition de la représentation que cette pensée s’affronte. Concernant cette voie matérialiste, disons simplement que Feuerbach s’efforcera de la frayer plus avant en relation avec une conception physiologique du corps humain qui semble parfois s’orienter vers un réductionnisme. Une métaphore devient peu à peu décisive, celle de la digestion, parce qu’elle est une procédure d’assimilation qui permet de prendre en charge la question de la ressemblance rencontrée plus haut. En relation avec le chimiste Moleschott qui fut son élève et qui adresse à Feuerbach en 1850 son ouvrage intitulé Doctrine des aliments pour le peuple, ce dernier s’oriente vers la recherche d’une base scientifique et physiologique qui puisse étayer l’ensemble de sa critique et lui permettre de développer la part positive ou constructrice de sa théorie [49][49] Henri ARVON, Ludwig Feuerbach ou la transformation.... On réduira souvent sa pensée au fameux et intraduisible jeu de mots « Mensch ist was er isst », mais il est exact de considérer que, sur le tard, il penche vers une diététique philosophique bien plus que vers un matérialisme théorique, attribuant par exemple l’échec de la révolution de 1848 en Allemagne à l’excès de pommes de terre, alors qu’une alimentation à base de pois aurait permis la victoire [50][50] Henri ARVON, op. cit., p. 160....

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Manifestement, cette voie s’avère une impasse aux yeux de Feuerbach lui-même, qui développe sans conviction une théorie de l’estomac et une théorie de la chair, qui présentent par anticipation quelques accents phénoménologiques mais s’enferment vite dans une simple apologie des sens, une louange vibrante adressée aux vertus médicinales du pain et du vin réels qui achevait déjà l’Essence du christianisme, accompagnée d’un impératif de modération tout épicurien : « Saint soit donc pour nous le pain, saint soit le vin, mais sainte aussi l’eau ! Amen. » [51][51] Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, éd. cit.,.... Plus intéressante et féconde que cette tentative matérialiste, qui ne parvient pas à se constituer en une véritable théorie, la critique de la philosophie, et tout spécialement de la philosophie hégélienne qu’elle implique, constitue une des dimensions les plus fécondes de la pensée feuerbachienne.

3) La philosophie 

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Cette question de la représentation, dont on a vu l’importance sur le terrain de la critique de la religion et sur celui d’une théorie de l’être, se présente bien sûr comme la pointe même de la critique adressée à Hegel par celui qui fut l’un de ses plus fidèles et compétent disciple. La critique de Hegel, on l’a dit, court à travers toute l’œuvre feuerbachienne ; certains textes pourtant entreprennent une analyse plus précise de la pensée hégélienne, et c’est le cas des Manifestes philosophiques présentés par Louis Althusser. Dans ces pages, on comprend à la fois mieux l’ensemble d’une philosophie dont la dimension critique est la plus aboutie, on comprend mieux également pourquoi Feuerbach n’est le plus souvent étudié que comme une voie de passage entre Hegel et Marx.

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Le nerf de l’attaque contre Hegel réside dans une critique de l’Idée hégélienne comme image aliénée de l’être, comme hypostase à la fois logique et théologique du réel. L’intégralité de la dénonciation de l’aliénation religieuse se trouve ici reversée au compte d’une critique de la logique, dont Feuerbach affirme à de nombreuses reprises qu’elle n’est qu’une « mystique rationnelle », ou la « théologie ramenée à la raison » [52][52] Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques, éd. cit.,... : « La philosophie de Hegel a aliéné l’homme à lui-même » [53][53] Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Thèses.... L’Idée est donc la version laïque de Dieu et elle procède de la même scission, dont on a vu que dans le domaine religieux elle conduisait à la représentation illusoire. En toute logique, il en va de même ici et on retrouve une critique de l’image, très étrangement (en première approche du moins) adressée au système hégélien dans son ensemble et en tant que système. Ou bien la pensée est une représentation séparée de ce qu’elle représente, une image, ou bien elle s’inscrit au sein même du réel en mouvement, comme représentation encore, mais une représentation non séparée du monde dont elle émerge et qui s’y réinsère sans cesse.

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Tout système n’est qu’expression, n’est qu’image de la raison, n’est par suite qu’un objet pour la raison, qui en tant que puissance vivante se reproduisant sans cesse dans de nouveaux êtres pensants, le distingue de soi et le pose en face de soi comme un objet de la critique. Tout système qui n’est pas reconnu et assimilé comme simple moyen, limite et corrompt l’esprit ; car il substitue la pensée médiate et formelle à la pensée immédiate, originelle, matérielle [54][54] Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Contribution....
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Message  Arlitto Jeu 09 Juin 2016, 00:20

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En un sens, on se trouve très proche de la comparaison du discours mort et du discours vivant développé par Platon dans le Phèdre. Mais Feuerbach s’efforce d’aller au-delà de cette critique classique de l’abstraction. L’image est une médiation aliénante, dont la suppression suppose un retour à l’immédiateté du sentiment et de l’intuition. L’objection adressée à Hegel concernant le caractère de dialogue de la pensée véritable, contre le monologue de l’exposition logique, peut sembler bien naïve : elle vise à reprendre le thème de l’échange avec l’autre et de l’amour en le dirigeant contre la philosophie spéculative. A ce niveau, Feuerbach se déclare matérialiste et il l’est bien, dans la mesure où le thème de la sensibilité, de l’intuition, du sentiment, en leur immédiateté supposée, est opposé frontalement à l’idéalisme. « Quand ouvre les yeux, il ne voit que des concepts réalisés. Le monde entier n’est pour lui proprement qu’une allégorie de sa logique, de sa dogmatique ou de sa mystique » [55][55] Ludwig FEUERBACH, Pensées sur la mort et sur l’immortalité,.... Mais l’affirmation de l’immédiateté des représentations sensibles fait obstacle à l’analyse de leur formation et à l’estimation de leur validité relative.

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Feuerbach ne parvient pas, on peut l’affirmer brutalement, à élaborer cette question de l’intuition, pas plus, par voie de conséquence, que sa propre définition de la philosophie. Mais il la « pratique » en un sens avec allant, en développant des métaphores là où font défaut les concepts et en instruisant par ailleurs le procès de ces mêmes concepts [56][56] « L’anthropologie est si modeste qu’elle avoue qu’elle..., en remplaçant les images froides de la logiques par des métaphores flamboyantes.

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Maintenant, dans la mesure où tu n’utilises ton au-delà que pour poisser les brêches et les fentes des gouttières en bois de ton capitole, c’est-à-dire des chêneaux de tes concepts et connaissances dont tu laisses s’écouler les averses rafraîchissantes et vivifiantes qui se déversent du ciel sur la terre pour ne retenir que les parties terrestres, la boue et la vase que la pluie draine naturellement avec elle, dans la mesure où tu n’inventes ton au-delà que pour boucher les pores et les interstices creux et vide de ton crâne dépourvu d’esprit et de substance, ton corps transcendant, futur et imaginé, qui se veut supérieur, plus parfait et spirituel que le corps organique, n’est rien d’autre que vent et vaine fumée avec lesquelles tu gonfles les enveloppes creuses et (sit venia verbo) les vessies de porc de tes représentations poreuses et défectueuses des objets les plus sublimes et les plus saints, du corps organique effectif et de la vie [57][57] Ludwig FEUERBACH, Pensées sur la mort et l’immortalité,....

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Il est permis de sourire de ces pages. Mais elles témoignent d’une tentative véritable et importante, au moins attestée par les effets produits à son époque, de reconnaître la force de l’hégélianisme tout en lui opposant des objections de fond, que n’essaient pas véritablement d’élaborer les autres Jeunes Hégéliens.

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Hegel est donc celui qui donne le pas à l’exposition et Feuerbach écrit joliment que « l’histoire des systèmes philosophiques est la galerie des tableaux, la pinacothèque de la raison » [58][58] Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Contribution..., entendons : le musée des vestiges d’une raison réifiée et aliénée. Le tort principal de Hegel est d’avoir inversé les rapports du sujet et du prédicat et ne n’avoir pas véritablement réconcilié la pensée et l’être : la suppression de leur contradiction s’effectue « à l’intérieur de la contradiction, à l’intérieur d’un seul et même élément, à l’intérieur de la pensée » [59][59] Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Thèses.... Feuerbach reprend ici volontairement, on peut le penser, une opposition quelque peu rigide et mécaniste, que Hegel avait précisément récusée. Mais il cherche à atteindre le mixte étrange d’empirisme et de spéculation en quoi consiste l’hégélianisme : et sur ce point, Marx sera définitivement son disciple. Le tort et la force de Hegel consistent à feindre de déduire le réel en « présupposant l’idée absolue » [60][60] Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Contribution... et en organisant à partir d’elle l’ensemble des déterminations concrètes. C’est bien pourquoi il faut lui appliquer la même opération que la critique de la religion avait permis de définir : « nous n’avons qu’à faire du prédicat le sujet, et de ce sujet l’objet et le principe, nous n’avons donc qu’à renverser la philosophie spéculative, pour avoir la vérité dévoilée, la vérité pure et nue » [61][61] Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Thèses.... Il est clair que pour Marx, le renversement sera compris comme l’exigence d’une réélaboration complète de la dialectique ainsi que de la théorie hégélienne de l’histoire. Feuerbach se concentre pour sa part sur le problème de la logique seule et du type de représentation en quoi elle consiste. Le renversement est bien ce qu’on a nommé plus haut une conversion, qui ne fait pas sortir du monde de la représentation mais tente d’en repenser la nature.

51
Cette analyse est importante puisqu’à travers ce problème, Feuerbach se confronte directement à l’idéalisme allemand, à Kant et à Hegel notamment. La critique de Hegel ressemble souvent à une dénonciation de l’idolâtrie conceptuelle dont ce dernier ferait preuve. L’attaque se situe à un double niveau, dont il faut s’efforcer de distinguer les aspects très souvent entremêlés et que Feuerbach ne prend pas le temps de véritablement séparer. D’une part, Hegel est coupable à ses yeux d’être ce peintre virtuose qui reconstruit une image trompeuse et saisissante du réel. Mais d’autre part, il s’agit moins de lui objecter le réel tel qu’en lui-même qu’une autre représentation de celui-ci, une autre voie d’accès qui est fournie par le sensible et qui conduit Feuerbach à esquisser une étrange notion de représentation immédiate, qu’il n’élabore pas jusqu’au bout.

52
1) Donc, Hegel est un bon peintre de trompe-l’œil, et les trompe-l’œil, on le sait sont toujours des vanités qui disqualifient le réel au nom d’un monde plus vrai, dans une optique fondamentalement chrétienne.

53
remplace le manque d’être réel par un être idéal, autrement dit il substitue désormais à ses représentations et ses pensées l’essence de la réalité abandonnée ou perdue : il ne voit plus dans la représentation une représentation mais l’objet en personne ; dans l’image une image, mais la chose en personne ; dans la pensée et l’idée, il voit la réalité. C’est justement dans la mesure où il ne se rapporte pas au monde réel comme un sujet à son objet, qu’il transforme ses représentations en objets, en êtres, en esprits et en Dieux [62][62] Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Principes....

54
L’attaque, très classique au demeurant, est dirigée à la fois contre le christianisme, contre le néoplatonisme et contre Hegel, que Feuerbach qualifie de « Proclus allemand », et qui s’ingénie à transformer le concret en « prédicat de la pensée » [63][63] Ludwig Feuerbach, Manifestes philosophiques (Principes.... Prenant à contre-pied la critique hégélienne de la représentation, Feuerbach accuse la philosophie idéaliste en général de ne présenter du réel qu’une idole trompeuse, qui substitue à l’objet véritable l’auto-activité du sujet, elle-même objectivée.

55
2) La critique de Hegel n’est pas son rejet mais sa reprise, de même que la critique de la religion est sa transposition en anthropologie. La question de la représentation est cruciale ici encore et plus que jamais. Elle implique à la fois une critique de la notion hégélienne de représentation et sa réélaboration matérialiste pour que la philosophie hégélienne puisse à son tour et contre ses prétentions être définie comme représentation, illusoire et nécessaire en même temps. C’est ici qu’on mesure non pas l’incohérence mais bien la faiblesse et l’inachèvement de la pensée feuerbachienne. Il faudrait distinguer deux types, au moins deux moments, du processus représentatif. Il faudrait encore rendre raison du passage d’un régime de la représentation à l’autre en l’inscrivant dans une histoire réelle que Feuerbach dédaigne finalement d’étudier. Tout se passe comme si les thèses de Feuerbach commandaient par avance la rédaction par Marx des Thèses sur Feuerbach, tant l’incomplétude du propos semble patente aux yeux de son auteur même [64][64] On ne peut qu’être frappé par la proximité entre l’affirmation....

56
Pour autant, est-il permis d’affirmer que Feuerbach ne présente qu’une importance mineure, qu’il ne fait pas partie des philosophes dont l’apport demeure marquant et qui méritent d’être à ce titre inscrits dans l’histoire des idées ? Il se trouve qu’il existe une séquence philosophique exceptionnelle portant sur le concept de représentation, qui permet de trancher cette question et qui instaure pour nous, rétrospectivement, le dialogue tant souhaité par Feuerbach entre philosophes. Kant, Hegel, Feuerbach lui-même et Marx traitent chacun à leur tour d’un même problème en s’appuyant sur un même exemple [65][65] Kant, Critique de la raison pure, trad. J. Barni et.... Le problème est celui de la preuve ontologique de l’existence de Dieu, preuve contestée dans sa validité par Kant à l’aide de l’exemple célèbre des cent thalers, qui lui permet d’étudier la valeur à la fois représentative et conventionnelle de la monnaie. On voit donc se situer dans une même perspective, dont le point de fuite est kantien, trois définitions de la notion de représentation. Il est impossible, à l’échelle de cet exposé, de détailler ces quatre définitions. Mais on peut, à l’aide de cet emboîtement critique, mieux comprendre la position de Feuerbach, dans ce qu’elle a d’original et d’inabouti. On peut également mesurer son inscription de facto dans une histoire de la philosophie qui se détermine ici comme histoire de la théorie allemande de la représentation.

57
Pour le dire très rapidement, Feuerbach revient, au moins en partie et expressément, au point de vue kantien. Il déclare clairement dans l’Essence du christianisme qu’à l’encontre de Hegel, « C’est plutôt Kant qui a parfaitement raison : d’un concept je ne peux pas déduire l’existence » [66][66] Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, éd. cit.,.... Feuerbach s’efforce de maintenir la différence entre la pensée et l’être, qui interdisait, aux yeux de Kant, qu’on fasse de l’existence un simple prédicat de l’essence. Autrement dit, de la définition d’une chose, on ne saurait déduire son existence réelle, de cent thalers possibles on ne peut conclure à la possession effective de cent thalers réels, pas plus que du concept de Dieu on ne peut tirer sa réalité objective, en dehors de ma représentation. L’existence s’ajoute synthétiquement à l’essence conclut Kant, et Feuerbach accorde qu’une chose existe à bon droit dans ma pensée seulement si j’en ai fait auparavant l’expérience sensible. Le problème est que la dissociation reconduite du sujet et de l’objet n’est l’occasion d’aucune analyse spéciale et entre au moins en partie en contradiction avec la thèse de l’immédiateté des représentations sensibles et de l’unité entre la conscience et l’être.

58
L’exemple de la différence entre les cent thalers représentés et les cent thalers réels, exemple choisi par Kant dans la critique de la preuve ontologique pour illustrer la différence de la pensée et de l’être, mais tourné en dérision par Hegel, cet exemple est pour l’essentiel parfaitement juste. Car les cent thalers, les uns je ne les ai que dans la tête, mais j’ai les autres dans la main ; les uns n’existent que pour moi, les autres existent aussi pour d’autres – ils peuvent être sentis et vus ; or seul existe ce qui existe en même temps pour moi et pour autrui, ce dont autrui et moi convenons, ce qui n’est pas seulement mien, mais universel [67][67] Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (principes....

59
Le problème est précisément que les thalers deviennent alors des choses sensibles aux yeux de Feuerbach, alors que Marx s’interroge d’emblée sur leur statut de représentant de la richesse ou de la valeur :

60
Si quelqu’un s’imagine posséder cent thalers, si cette représentation n’est pas pour lui une représentation subjective quelconque, s’il y croit, les cent thalers imaginés ont pour lui la même valeur que les cent thalers. Il contractera, par exemple, des dettes sur sa fortune imaginaire, cette fortune aura le même effet que celle qui a permis à l’humanité entière de contracter des dettes sur ses dieux. Au contraire, l’exemple de Kant aurait pu confirmer la preuve ontologique. Des thalers réels ont la même existence que des dieux imaginés. Un thaler réel a-t-il une existence ailleurs que dans la représentation, même si c’est une représentation universelle ou plutôt commune des hommes ? Apportez du papier monnaie dans un pays où l’on ne connaît cet usage du papier, et chacun rira de votre représentation subjective. Allez-vous-en avec vos dieux dans un pays où d’autres dieux ont cours, et on vous démontrera que vous souffrez d’hallucinations et d’abstractions [68][68] Marx, Différence de la philosophie de la nature chez....

61
Par le truchement de la lecture croisée de ces textes, on mesure à quel point la question la représentation est à la fois décisive et incomplètement traitée par Feuerbach. On voit aussi à quel point elle tient lieu d’échangeur théorique entre plusieurs objets ou terrains d’enquête, la religion, la sensation, la philosophie, auxquelles il faut ajouter l’économie dont seul Marx percevra l’importance et à laquelle il rapportera bientôt plus en détail cet objet si particulier qu’est la monnaie. La proximité étonnante des textes de Feuerbach et de Marx, et leurs divergences profondes, alors même qu’aucun d’eux n’a lu l’autre, montre bien que les questions traitées par Feuerbach, ainsi que son angle d’attaque, sont loin d’être secondaires et s’inscrivent dans une histoire et dans un contexte philosophique qui présentent une réelle unité en même temps que des lignes de fracture fortes.

62
Feuerbach pour sa part associe plus fermement que jamais dans ce bref texte toutes les directions de l’analyse qu’on a explorées plus haut. Les thalers n’existent que dans la mesure où je les perçois et où d’autres hommes peuvent garantir que ma perception ne tient pas de l’hallucination. Le dernier paragraphe de ce texte est d’une grande complexité, parce que Feuerbach traite à la fois de mes représentations et des représentations que les autres se font de moi-même. Si l’on schématise quelque peu le raisonnement, il est le suivant : seuls les sens certifient l’existence des thalers. L’existence est une détermination qui suppose deux conditions, que les sensations des autres concordent avec les miennes et les confirment d’une part, que la cause objective de ces sensations soit donnée extérieurement à moi. Ces deux aspects sont en relation de stricte corrélation bien entendu et ne dépendent que du point de vue auquel on se place, celui du sujet qui juge de l’existence, ou bien celui de l’objet qui est dit exister.

63
Feuerbach envisage aussitôt le cas d’une représentation qui serait strictement subjective et individuelle et qu’il serait impossible de rapporter avec certitude à un objet extérieur déterminé. La représentation cesse d’être une monnaie d’échange vivante pour déchoir au rang de portrait mort. Le problème est que le même mot de représentation désigne alors, une fois encore, deux réalités profondément différentes et que Feuerbach passe sans crier gare de l’une à l’autre.

64
Dans l’existence je ne suis pas seul en cause, mais aussi les autres, et aussi avant tout l’objet lui-même. Exister veut dire être sujet, veut dire être pour soi. Et c’est vraiment tout autre chose d’être sujet ou de n’être qu’objet, d’être un être pour moi-même ou d’être seulement un être pour un autre être, c’est-à-dire une simple pensée. Si je suis un simple objet de représentation, si par conséquent je n’existe plus en personne, comme il en va de l’homme après la mort, alors on peut tout se permettre avec moi : sans que je puisse protester, autrui pourra se faire de moi un portrait qui sera une vraie caricature. Mais si j’existe encore réellement, je puis contrarier ces projets, je puis lui faire sentir et lui prouver qu’il y a un monde entre la représentation qu’il se fait de moi et le moi réel que je suis, entre le moi qu’il a pour objet, et le sujet que je suis [69][69] Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (principes....

65
La fin de ce texte a donc pour objet cette seconde espèce de représentation, la représentation déchue dont on a vu dans le domaine religieux qu’elle capte et aliène une partie de l’essence de son objet au lieu d’en restituer adéquatement la nature, d’en re-présenter véridiquement l’être. Cette représentation aliénée et aliénante, cette icone trompeuse est ici significativement le portrait qu’on peut se faire de moi après ma mort et dont je ne puis contester la valeur même s’il n’est qu’une caricature illusoire. La disparition de l’objet (ma mort) donne à la représentation une autonomie qui la prive tout aussitôt de sa portée représentative : la caricature d’un homme mort ne représente rien et ne peut plus être corrigée par le disparu. A l’inverse, on devine qu’un portrait fidèle est une image, peinte ou mentale, à la construction de laquelle je participe à la fois comme objet et comme sujet vivant. Il peut exister une représentation vivante, et adéquate parce que vivante, qui est le lieu d’échange entre moi et autrui, l’occasion d’une circulation et non une reconstitution abstraite et figée : mon portrait réel est l’amour que j’inspire à l’autre et qui instaure entre nous ce jeu de reflets accomplissant, cette réciprocité active et constructrice. Feuerbach n’en dit pas plus alors qu’il touche ici le cœur même du problème : comment penser une telle représentation ? Et surtout, comment concevoir sur le modèle qu’il suggère une représentation de choses, la connaissance du monde non humain, indépendant du face à face entre moi et l’autre dont il est question dans ce passage ?

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Ainsi, faute de s’affronter jusqu’au bout et à Hegel et à Kant en construisant une théorie alternative de la représentation, Feuerbach retrouve une métaphore fréquente chez lui, celle de l’image et du portrait, qui redouble et complique encore la question qu’elle est censée résoudre. L’analyse se fait circulaire, et la comparaison avec le texte très proche de Marx met en évidence la façon dont celui-ci brise le cercle herméneutique feuerbachien en se trouvant tout aussitôt contraint d’élaborer une autre théorie de la religion. La notion de représentation esquissée par Feuerbach tend à se dissoudre dans un jeu de miroir sans fond, où sombrent finalement les questions de l’existence et de l’essence pour laisser émerger le seul thème de l’activité des sens. Le résultat est décevant, parce que la question de la validité des représentations sensibles n’est finalement pas traitée. En même temps, Feuerbach a su pointer très exactement le lieu le plus mouvant et le plus fécond de la philosophie de son temps, en en étudiant les multiples dimensions et en en dégageant les enjeux théoriques majeurs.

67
C’est sur ce point, contre toute apparence, et qui concerne ce qu’on pourrait nommer une théorie matérialiste de la représentation, que Marx est et demeure son disciple : l’impasse feuerbachienne est riche de questions qui n’avaient pas été construites avant lui et qui appellent bien leur traitement par la mise en évidence de leurs enjeux. Au total, on peut donc affirmer que le matérialisme incomplet de Feuerbach a le mérite de fermer une fois pour toute la porte au sensualisme et de déporter la question de la nature des illusions et de l’origine de la connaissance sur le terrain de l’histoire humaine concrète. Mais Feuerbach ne prend pas lui-même en charge ce déplacement. Tout se passe donc comme si Feuerbach avait pressenti plusieurs des voies de recherches issues de l’implosion de l’hégélianisme, sans en avoir suivi aucune jusqu’à son terme. Et le marxisme n’est pas le seul à revendiquer son héritage : Wagner, Kierkegaard, Schopenhauer reconnaîtront son importance. Feuerbach lui-même reste pris dans le champ de tension créé par ces directions multiples et incompatibles, où il serait injuste de ne lire que le résultat de son incohérence. Il est vrai, on a essayé de le montrer, qu’il reste prisonnier du paradoxe d’une dialectique sans moteur, qui se transforme dans l’aporie d’un matérialisme sans matière et qui s’achève dans l’oxymore de la notion de représentation immédiate.

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En un sens, Feuerbach va même jusqu’à thématiser l’impuissance de la pensée, alors même qu’il se veut philosophe mais maintient la priorité et l’inépuisabilité du monde réel sur ses explications rationnelles, en même temps qu’il préfère une écriture qui restitue le devenir concret à des concepts qui en aliène la vie. Faute d’expliquer comment se forment réellement les représentations sensibles et mentales, il en vient à avouer–et le propos vaut bien évidemment pour lui-même– qu’ « un fait s’adapte à la raison comme un coup de poing sur l’œil » [70][70] Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, éd. cit.,.... Ce matérialisme qu’on a qualifié de bagarreur s’avoue lui-même vaincu par l’objet de sa réflexion et la « force ou la violence (Gewalt) sensible » du monde réel. Au point que se pose la question de savoir si ce que Feuerbach renverse avec constance n’est pas avant tout Feuerbach lui-même. Mais les problèmes abordés à cette occasion sont d’une réelle pertinence et Feuerbach laisse derrière lui une œuvre singulière et riche, dont le caractère inassignable, et pour tout dire irrécupérable, n’est sans doute pas le moindre mérite.


Notes 

[1]
Louis ALTHUSSER, Lénine et la philosophie, Maspero, 1972, p. 64.

[2]
Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Contribution à la critique de la philosophie de Hegel), trad. L. Althusser, PUF, 1960, p. 47.

[3]
Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie), éd. cit., p. 106.

[4]
Ludwig FEUERBACH, Vorwort zu dem Sämtlichen Werken, GW, X, p. 183, cité par C. Berner in : Pensées sur la mort et l’immortalité, trad. C. Berner, Cerf, 1991, p. 14.

[5]
Alexis PHILONENKO, La jeunesse de Feuerbach, Vrin, 1990, t. I, p. 59.

[6]
Ludwig FEUERBACH, Pensées sur la mort et sur l’immortalité, trad. C. Mercier, Pocket, 1997, p. 82. Sauf mention contraire, cette édition sera citée ensuite.

[7]
Ludwig FEUERBACH, Pensées sur la mort et sur l’immortalité, éd. cit., p. 80.

[8]
Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Nécessité d’une réforme de la philosophie), éd. cit., p. 97.

[9]
Friedrich ENGELS, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, trad. E. Bottigelli, Editions sociales (bilingue), 1979, p. 61.

[10]
Ludwig FEUERBACH, Pensées sur la mort et sur l’immortalité, éd. cit., p. 78.

[11]
Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, trad. J.-P. Osier, Maspéro, 1982, p. 425.

[12]
Notamment : Jean-Pierre OSIER, préface de l’Essence du christianisme, éd. cit., p. 29 ; Alexis PHILONENKO, La jeunesse de Feuerbach, éd. cit., t. II, p. 582 ; Claude Bruaire, « L’homme, miroir de Dieu », Revue internationale de philosophie, 1972, fasc. 3, no 101, p. 346.

[13]
Karl BARTH, La théologie protestante au XIX ème siècle, trad. L. Jeanneret, Labor et fides, 1969, p. 328.

[14]
Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, éd. cit., p. 104.

[15]
Le protestantisme « n’est plus théologie – il n’est essentiellement que christologie, c’est-à-dire anthropologie religieuse », Manifestes philosophiques (Principes de la philosophie de l’avenir), éd. cit., p. 128.

[16]
Alexis PHILONENKO, La jeunesse de Feuerbach, éd. cit., t. II, p. 471.

[17]
Ludwig FEUERBACH Pensées sur la mort et sur l’immortalité, éd. cit., p. 75.

[18]
Ludwig FEUERBACH, Pensées sur la mort et sur l’immortalité, éd. cit., p. 124.

[19]
Ludwig FEUERBACH, Pensées sur la mort et sur l’immortalité, éd. cit., p. 109.

[20]
Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, éd. cit., p. 92.

[21]
HEGEL, Précis de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. J. Gibelin, Vrin, 1952, p. 252.

[22]
HEGEL, op. cit., p. 252.

[23]
HEGEL, op. cit., p. 307.

[24]
HEGEL, op. cit., p. 306.

[25]
HEGEL, op. cit., p. 307.

[26]
HEGEL, op. cit., p. 308.

[27]
HEGEL, Leçons sur les preuves de l’existence de Dieu, trad. J.-M. Lardic, Aubier, 1994, p. 141.

[28]
« L’incroyance, tout en étant encore croyance, met la chose en doute, mais elle est trop couarde et manque trop de pensée pour en douter directement : elle ne la met en doute, qu’en doutant de l’image ou de la représentation, c’est-à-dire en déclarant que l’image n’est qu’une image (...). Avec l’image tombe la chose, précisément parce que l’image est la chose même » (L’essence du christianisme, éd. cit., p. 321).

[29]
Ludwig FEUERBACH, Pensées sur la mort et sur l’immortalité, éd. cit., p. 84.

[30]
Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, éd. cit., p. 202.

[31]
Lettre à A. Ruge du 20 juin 1843, cité par Henri Arvon in : Ludwig Feuerbach ou la transformation du sacré, PUF, 1957, p. 106.

[32]
Ludwig FEUERBACH, Pensées sur la mort et sur l’immortalité, éd. cit., p. 99.

[33]
Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, éd. cit., p. 149.

[34]
Pour Louis Althusser, « avec Feuerbach, nous revenons de 1810 à 1750, du XIXe au XVIIIe siècle » (Lénine et la philosophie, éd. cit., p. 63).

[35]
Ludwig FEUERBACH, Pensées sur la mort et l’immortalité, Cerf, 1991, p. 107.

[36]
Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, éd. cit., p. 411.

[37]
Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, éd. cit., p. 421.

[38]
Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, éd. cit., p. 423.

[39]
Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, éd. cit., p. 424.

[40]
« Feuerbach n’est donc ni matérialiste, ni idéaliste, ni philosophe de l’identité. Qu’est-il donc alors ? Il est dans ses pensées ce qu’il est en fait, en esprit ce qu’il est en chair, en essence ce qu’il est dans les sens : l’homme ; ou plutôt, comme il transpose dans la communauté seulement l’essence de l’homme – Feuerbach est homme communautaire, communiste », Manifestes philosophiques (« L’essence du christianisme » dans son rapport à « L’Unique et sa propriété »), éd. cit., p. 237.

[41]
Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Principes de la philosophie de l’avenir), éd. cit., p. 179.

[42]
Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Principes de la philosophie de l’avenir), éd. cit., p. 179.

[43]
Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Principes de la philosophie de l’avenir), éd. cit., p. 179.

[44]
Cf. Louis ALTHUSSER, Préface aux Manifestes philosophiques, éd. cit., p. 5.

[45]
Ludwig FEUERBACH, Pensées sur la mort et l’immortalité, Cerf, 1991, p. 139.

[46]
Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Principes de la philosophie de l’avenir), éd. cit., p. 180.

[47]
Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques, éd. cit., p. 113 (Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie) et p. 152 (Principes de la philosophie de l’avenir).

[48]
C’est la critique que lui adresse Stirner et que reprend Michel Henry (« La critique de la religion et le concept de genre dans l’Essence du christianisme »Revue internationale de philosophie, 1972, fasc. 3, no 101, pp. 387-402).

[49]
Henri ARVON, Ludwig Feuerbach ou la transformation du sacré, éd. cit., pp. 158-161.

[50]
Henri ARVON, op. cit., p. 160.

[51]
Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, éd. cit., p. 433.

[52]
Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques, éd. cit., p. 47 (Contribution à la critique de la philosophie de Hegel) et p. 107 (Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie).

[53]
Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie), éd. cit., p. 109.

[54]
Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Contribution à la critique de la philosophie de Hegel), éd. cit., pp. 26-27.

[55]
Ludwig FEUERBACH, Pensées sur la mort et sur l’immortalité, éd. cit., p. 146.

[56]
« L’anthropologie est si modeste qu’elle avoue qu’elle ne saurait rien de l’homme s’il n’était pas », Pensées sur la mort et sur l’immortalité, éd. cit., p. 147.

[57]
Ludwig FEUERBACH, Pensées sur la mort et l’immortalité, Cerf, 1991, pp. 117-118.

[58]
Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Contribution à la critique de la philosophie de Hegel), éd. cit., p. 27.

[59]
Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie), éd. cit., p. 120.

[60]
Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Contribution à la critique de la philosophie de Hegel), éd. cit., p. 34.

[61]
Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie), éd. cit., p. 106.

[62]
Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (Principes de la philosophie de l’avenir), éd. cit., pp. 171-172.

[63]
Ludwig Feuerbach, Manifestes philosophiques (Principes de la philosophie de l’avenir), éd. cit., p. 172.

[64]
On ne peut qu’être frappé par la proximité entre l’affirmation de Feuerbach : « la question de l’être est justement une question pratique » (Manifestes philosophiques (Principes de la philosophie de l’avenir), éd. cit., p. 169) et la seconde Thèse sur Feuerbach : « La question de l’attribution à la pensée humaine d’une vérité objective n’est pas une question de théorie, mais une question pratique » (in : L’idéologie allemande, trad. H. Auger et alii, Editions sociales, 1976, p. 1). L’affirmation marxienne a une valeur de correctif de l’énoncé de Feuerbach, en déplaçant expressément la question sur le terrain de la représentation et en se refusant à faire de la pratique le critère de l’existence. De ce point de vue, l’effet en retour de la pensée de Marx sur celle de Feuerbach n’est pas nul. Et le seul texte où ce dernier cite le nom de Marx est un éloge sincère, accompagné de considérations sur l’importance des conditions de travail réelles des hommes : « Là où les hommes sont pressés les uns contre les autres, comme par exemple dans les fabriques anglaises et aussi dans les maisons de travailleurs, si l’on est en droit d’appeler des demeures de telles porcheries, là où même l’oxygène de l’air ne leur a pas été donné en quantité suffisante – qu’on se reporte à l’écrit si riche et si sombre de Karl Marx et qui est des plus remarquables par les faits qu’il rapporte et qui sont incontestables – là, tout espace est ôté à la morale, et il se trouve que la vertu n’est, tout au plus, qu’un monopole de Messieurs les propriétaires de fabriques : les capitalistes » (cité par Alexis Philonenko, in : La jeunesse de Feuerbach, éd. cit., t. II, p. 738 (Le Mystère du sacrifice)).

[65]
Kant, Critique de la raison pure, trad. J. Barni et P. Archambault, Flammarion, 1976, pp. 478-479 ; Hegel, Science de la logique, I, livre 1 : l’Etre, trad. P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, Aubier-Montaigne, 1972, pp. 64-65 ; Marx, Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Epicure, trad. J. Ponnier, Ducros, 1970, pp. 285-286 ; Feuerbach, Principes de la philosophie de l’avenir, in : Manifestes philosophiques, éd. cit., pp. 165-166. Comme on sait, Kant est lu par Hegel, eux-mêmes commentés par Marx et Feuerbach, mais ces derniers ne connaissent pas leurs interventions respectives, le texte de Marx étant un peu antérieur (1841) à celui de Feuerbach (1843).

[66]
Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, éd. cit., p. 349.

[67]
Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (principes de la philosophie de l’avenir), éd. cit., pp. 165-166.

[68]
Marx, Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Epicure, éd. cit., pp. 285-286.

[69]
Ludwig FEUERBACH, Manifestes philosophiques (principes de la philosophie de l’avenir), éd. cit., pp. 165-166.

[70]
Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, éd. cit., p. 354.

Résumé


Français

On a souvent réduit Feuerbach à n’être qu’un auteur de transition entre Hegel et Marx, dont la pensée est résumée par le seul terme d’‘‘ humanisme ’’. Pourtant, la conception de l’homme que propose Feuerbach s’appuie sur une théorie élaborée de la représentation, portant à la fois sur sa genèse et sur ses effets. Concernant spécialement la sensation, la religion et la philosophie, cette théorie s’efforce de définir leur articulation et esquisse ainsi un matérialisme original.
MOTS-CLÉS

  • Humanisme

  • Matérialisme

  • Philosophie

  • Religion

  • Représenta

  • tion

  • Sensation

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Message  Arlitto Jeu 09 Juin 2016, 00:20

Philosophie et religions : quelle place pour la tolérance ?

 
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Il s'agit d’examiner ce qui en soi-même ouvre à l’acceptation de la vérité des autres, à l’acceptation que la différence et la divergence sont dans le bon ordre des choses.


  • Philosophie et religions : quelle place pour la tolérance ?


Souleymane Bachir Diagne sera présent au [ltr]Festival Mode d’emploi[/ltr]. Le 23 novembre, à Lyon, il participera, à un débat avec l’historien Adrien Candiard et le politiste Sudipta Kaviraj, sur le thème «Philosophie, religions et tolérance».
Une dimension essentielle de la foi est la croyance en certaines réalités suprasensibles. Et elles sont telles, par définition, parce que nous ne les appréhendons pas comme nous appréhendons les objets et les êtres dont nous pouvons avoir une expérience sensible, ou les idéalités mathématiques que nous pouvons concevoir. Ainsi la foi nous fait-elle tenir pour des vérités, Dieu, ses attributs, ses anges et d’autres choses de même nature. Elle nous convainc également qu’en tant qu’humains nous avons en nous la capacité d’accéder à ces vérités d’un autre ordre que celui de nos sens ou de notre raison dans ses usages ordinaires, nous possédons donc une faculté pour le suprasensible ou le pur intelligible. La littérature théologique et philosophique la nomme parfois par des termes qui désignent pourtant des objets sensibles comme «cœur» ou «œil», mais en précisant bien qu’il s’agit d’un cœur d’un autre ordre, ou d’un «œil» qui est intérieur ou spirituel et qui donc voit ce qui est au-delà de toute expérience sensible. Parce que cette faculté est portée à sa perfection chez les humains exceptionnels que sont les prophètes, on la dira «prophétique». Les philosophes musulmans comme Al Fârâbî (9ème siècle), Avicenne (10ème siècle) et leurs successeurs ont identifié cette faculté à ce qui est appelé dans la philosophie d’Aristote l’intellect agent, immortel et éternel comme les vérités qu’elle a pour destination de saisir.
Voyage prophétique à traves les cieux
C’est ainsi qu’Avicenne reprend, en ce qu’on peut en appeler une traduction philosophique, le récit islamique de l’ascension prophétique qui a vu le Messager de l’islam voyager à travers les cieux à la rencontre de Dieu, monté sur un coursier fabuleux et guidé par l’ange Gabriel. Dans la lecture qu’Avicenne, l’ange s’interprète comme étant l’intellect agent qui illumine et guide notre intellect humain le rendant pareil à soi. Ainsi le voyage prophétique à travers cieux est-il compris comme le voyage qu’effectue l’humain achevé, accompli, (homo perfectus) jusqu’à la plus fine pointe de sa faculté la plus élevée qui lui découvre alors les vérités essentielles le met en présence du divin.
Mais alors que l’ascension du mystique vers le monde des réalités intelligibles n’a de signification que pour lui-même ou elle-même, le prophète (qui est donc le modèle de ce qu’Henri Bergson a appelé le mystique véritable dont l’expérience n’est pas simple contemplation mais se traduit dans une transformation du monde) a, lui, la mission et la responsabilité de rapporter à l’humanité ce qu’il en est de ces réalités et de l’effet qu’elles doivent avoir sur nos manières de vivre. Il lui faut donc traduire dans les langues que parlent les humains ce qui au-delà de toute expression puisque par définition l’intelligible ne peut entrer dans le sensible, l’éternel dans le temporel, l’infini dans le fini. C’est pourtant à cette traduction à la fois impossible et nécessaire que procède la «descente» du Message et c’est de cette descente que procède la religion. La faculté prophétique, portée chez le Messager à sa perfection, se double aussi chez lui d’une capacité d’imagination hors du commun car elle est nécessaire à la mise en mots, images et récits sensibles de ce qui est pur intelligible.

La vérité du pluralisme
Une conséquence clairement exposée par les philosophes comme Al Fârâbî ou l’Andalou Ibn Tufayl (12eme siècle) est alors que les vérités essentielles étant les mêmes, les traductions dans les religions positives seront inévitablement différentes, plurielles. Ainsi, dans le roman philosophique Hayy Ibn Yaqzan, Ibn Tufayl raconte comment le héros éponyme du livre rencontre l’incompréhension et l’hostilité de la religion établie, positive, lorsqu’il essaie de faire retrouver au peuple le sens des vérités que la lettre de la religion essaie de traduire. Les philosophes considéreront donc que les religions positives dans leur pluralisme visent toutes les vérités essentielles qui font leur unité transcendante laquelle commande donc un esprit d’ouverture et de tolérance signifiant un respect authentique pour les diverses manières que ces vérités ont de se manifester. Philosophes et mystiques, parce qu’ils partagent la métaphysique que voilà, seront plus enclins à comprendre que le pluralisme n’est pas le relativisme et que la tolérance n’est pas la simple acceptation indifférente de la traduction de l’autre mais un intérêt et un respect authentiques pour la manière dont les vérités essentielles s’y manifestent.
Est-ce à dire que seuls les philosophes et les mystiques sont capables de tolérance parce qu’ils pensent et vivent dans la visée de ces vérités dont les formes traditionnelles que sont les religions seraient autant de traductions ? Autrement dit : lorsque l’on reste sur le seul plan des religions positives, celles-ci sont-elles naturellement fermées sur leur propre définition exclusive du salut et incapables d’accepter la vérité du pluralisme ? Ces questions se ramènent à celle-ci qui est adressée à chaque religion individuellement : quelle place fait-elle, en son sein même, au pluralisme ? Il ne s’agit donc pas seulement pour une religion donnée de s’engager, depuis sa propre assurance de soi comme la seule vraie, dans une théologie des (autres) religions, quelle que soit la sympathie avec laquelle on les regarde, mais d’examiner ce qui en soi-même ouvre à l’acceptation de la vérité des autres, à l’acceptation que la différence et la divergence sont dans le bon ordre des choses. Il s’agit donc de comprendre, comme il est dit dans le Coran (5 :48), que si Dieu n’a pas voulu faire de vous une seule communauté c’est pour vous éprouver par la différence, pour que vous rivalisiez dans les bonnes œuvres en sachant qu’ultimement c’est quand vous aurez fait retour à Lui qu’il vous informera de ce sur quoi vous divergiez.
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Message  Arlitto Jeu 09 Juin 2016, 00:21

Philosophie, religion et spiritualité

Il n'y a pas lieu de confondre spiritualité et religion : la spiritualité n'est qu'un aspect de la religion. Par ailleurs, il existe des spiritualités en dehors de toute religion. Notre monde moderne a vu naître d'autres formes de  recherche de la vérité, d'autres formes de spiritualité.

Philosophie et religion ont réputation de ne pas faire bon ménage. Socrate est condamné au motif principal qu'il n'honorait pas les dieux de la Cité. Aristote, pour ne pas subir le même sort, sera forcé à l'exil. Inversement, quand Saint Paul prédiquera devant l'Aréopage d'Athènes, il fera (de son propre aveu) un « flop » magistral. Et quand l'empereur Justinien ordonne la fermeture de l'Académie en 529, c'est sur pression de l'Église. Signe des temps, la même année, Saint Benoît fonde le monastère de Mont Cassin. Ses « Règles de vie » deviendront la base de l'immense tradition monastique sans laquelle il n'y aurait sans doute pas eu de « civilisation occidentale ».
Mais précisément, ce passage de témoin entre écoles philosophiques et monastères montrent le domaine où les transferts, les emprunts, mais aussi les concurrences, seront les plus nombreuses entre philosophie et religion : le domaine de la spiritualité.
Quête de vérité
Commençons par définir la spiritualité : « la recherche, la pratique, l'expérience par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité ». J'emprunte cette définition à Michel Foucault, qui ajoute : « l'ensemble des pratiques, recherches et expériences qui peuvent être les purifications, les ascèses, les renoncements, les conversions du regard, les modifications d'existence, etc., qui constituent pour le sujet, le prix à payer pour avoir accès à la vérité1».
Or, il n'y a pas lieu de confondre, comme on le fait habituellement, spiritualité et religion.
D'abord, rappelons que le « fait religieux », comme on dit aujourd'hui, englobe bien d'autres choses que du « spirituel » : des rituels et des cérémonies, des obligations et des interdits, des institutions impliquant des rapports de pouvoir et des effets d'autorité, etc. La théologie elle-même, comme réflexion rationnelle sur Dieu et la Révélation, est indépendante de la spiritualité, et même souvent en conflit avec elle. En effet, l'objectif de la théologie est de démontrer « l'évidence » de l'existence de Dieu et de sa puissance créatrice, et donc, dans la foulée, d'affranchir l'accès à la vérité divine de toutes les pratiques ascétiques et ésotériques qui encombrent cette « évidence ». Le Moyen Âge a été dominé par ce conflit entre « théologiens » et « spirituels » (c'est un des thèmes collatéraux du Nom de la Rose d'Umberto Eco).
Religion et Philosophie - Page 2 Socrate
Inversement, il existe des spiritualités non-religieuses, pour lesquelles l'accès à la vérité et la transformation du sujet ne sont pas liés à la révélation d'un message divin. C'est précisément le cas de la philosophie, et en particulier des écoles philosophiques : l'Académie de Platon, le Jardin d'Épicure, le Portique (stoïcisme), etc. Seul le Lycée d'Aristote avait, semble-t-il, partiellement écarté les pratiques spirituelles de l'exercice de la philosophie. Avant de devenir une réflexion théorique sur la vérité, puis la construction de « systèmes » à travers des traités magistraux et des thèses universitaires, la philosophie a été pendant des siècles la recherche pratique de la sagesse à travers toutes sortes de « techniques de vie » (technaï tou biou) qui, la plupart du temps, n'étaient même pas exposées dans des livres. Rappelons que Socrate, Diogène ou Épictète n'ont rien écrit, ou alors que l'écriture était elle-même, non pas un mode d'exposition « théorique », mais une pratique spirituelle spécifique, comme les « lettres aux amis » (Sénèque, Cicéron), les « Manuels » (Épictète) ou « les pensées pour soi-même » (Marc-Aurèle).
Spiritualité et modernité
La science aussi, pendant longtemps, a vu son destin lié à celui de la spiritualité. Au départ, des savoirs comme la médecine, l'alchimie ou l'architecture (cf. la franc-maçonnerie) intégraient toutes sortes de pratiques initiatiques et ésotériques qui étaient le signe, non de leur immaturité intellectuelle, mais qu'elles poursuivaient un objectif de transformation intérieure du sujet autant qu'une visée de connaissance du réel. Marguerite Yourcenar a merveilleusement développé ce thème dans L'œuvre au noir.
En vérité, si la philosophie et la science passent à nos yeux pour des démarches dénuées de spiritualité, c'est parce qu'elles ont toutes les deux puissamment contribué à l'avènement de la modernité, c'est-à-dire à l'avènement d'une civilisation toute entière mobilisée, dit-on, par un projet de maîtrise des conditions exclusivement matérielles de l'existence. « Désenchantement du monde » ou « règne de la techno-science » :  l'époque moderne serait celle où la spiritualité a été recouverte et oubliée.
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Message  Arlitto Jeu 09 Juin 2016, 00:21

Philosophie
• dictionnaire de base & cours de philo pour le lycéen
• citations philosophiques expliquées
• textes de philosophie, classés par thème ou par auteur. Penser mieux pour mieux vivre.


• Le vocabulaire philosophique par Edmond Goblot (1901)
• Dictionnaire raisonné de philosophie morale par Hippolyte Roux-Ferrand (1883)
• Dictionnaire rationnel des mots les plus usités en sciences, en philosophie, en politique, en morale et en religion, par Louis de Potter (1859) 

• encyclopédie de la philosophie (en anglais)
• dictionnaire de philosophie (en anglais)
• dictionnaire de philosophie (en espagnol)
• dictionnaires de philosophie (en allemand)
 

Philosophie Eisler Philosophes Eisler Philosophie KM Philosophie Mauthner   Mythologie
• Wörterbuch der philosophischen Begriffe de Rudolf Eisler (1904)
• Philosophen-Lexikon de Rudolf Eisler (1912)
• Wörterbuch der Philosophischen Grundbegriffe de Friedrich Kirchner & Carl Michaëlis (1907)
• Wörterbuch der Philosophie de Fritz Mauthner (1923)
• Wörterbuch der Mythologie de Wilhelm Vollmer (1874) 

• dictionnaire allemand <> français des termes philosophiques 

• la philosophie des Lumières : dossier de la Bibliothèque nationale de France
Pour penser par soi-même, il faut d'abord disposer d'une entière liberté d'examiner, de questionner, de critiquer, de mettre en doute : plus aucun dogme ni aucune institution n'est sacré.


• le philosophe des Lumières : définition de l'Encyclopédie de Diderot & d'Alembert
Livres & Écrivains
• sciences sociales (histoire, philosophie, religion, sociologie, psychanalyse...) : Émile Durkeim, Sigmund Freud... 

• Baruch Spinoza
• Voltaire (1694-1778) : biographie & œuvres
• Ernest Renan (1823-1892) : biographie & œuvres
Religions
• Torah, Bible, Coran : exposition de la Bibliothèque nationale de France
• religions du monde (BBC) (en anglais)
Christianisme
• histoire du christianisme : articles (Clio)
• la religion & la fondation de la république aux États-Unis 

• la Bible & dictionnaire biblique 

• catholicisme
• protestantisme 

• dictionnaire orthodoxe 

• Dictionnaire grec-francais des noms liturgiques en usage dans l'église grecque par Léon Clugnet (1895)
Textes & Écrivains
• pères de l'église & saints catholiques : œuvres & textes
• Jérome de Stridon, traducteur de la Vulgate
• Bernard de Clairvaux
• Jean Chrysostome
• Augustin de Thagaste (saint Augustin) œuvres & biographie
• Augustin de Thagaste : en latin & italien
• citations illuminées (en italien)
• iconographie : enluminures, fresques, gravures, peintures, sculptures de Sant Agustino 

    Religion et Philosophie - Page 2 Philo_augustin
Augustin de Thagaste

• Corpus Thomisticum : œuvres complètes de Thomas d'Aquin (en latin)
• Thomas d'Aquin : traductions des œuvres en français
• iconographie : portraits de Thomas d'Aquin
• Saint Thomas d'Aquin par Charles Joyau (1895) biographie 

Religion et Philosophie - Page 2 Thomas_aquin
Thomas d'Aquin

• La légende dorée par Jacques de Voragine (voir aussi la Toussaint)
• L'imitation de Jésus Christ par Thomas a Kempis (traduction de Lamennais) : le grand succès du Moyen Âge 

• La vie de Jésus par Ernest Renan (1863), le pionnier de l'étude critique de la Bible : un monument !
• Histoire du peuple d'Israël par Ernest Renan (1893) 

-> prénoms : dictionnaire des saints catholiques

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Message  Arlitto Jeu 09 Juin 2016, 00:22

Le Bouddhisme : religion, philosophie, morale, science ?

On cherche souvent à mettre une "étiquette" sur l'enseignement du Bouddha : on se demande si le Dharma est une religion, une philosophie, une morale, une "science de l'esprit"... Mais ces étiquettes dépendent de définitions qui ont été établies au fil des siècles, en fonction de l'histoire de l'Occident. Aucune ne lui correspond vraiment exactement !
 
Religion ?
Une religion, généralement, s'appuie sur la croyance en l'existence d'un dieu, créateur du monde et de l'homme. Elle fournit une explication "extérieure", que l'homme subit et à laquelle il doit s'adapter. Pour être "sauvé", celui-ci doit entrer en communication avec ce dieu et respecter ses commandements.
Le Dharma, lui, présente une explication "intérieure" : sa vision du monde et sa propre vie dépendent de chaque homme. L'homme est ainsi seul responsable de son illusion et de sa souffrance, mais aussi seul responsable de son "salut", qui dépend de son engagement et de sa pratique pour échapper à l'illusion.
Par bien des aspects, pourtant, le bouddhisme ressemble à une religion : il existe des temples, des rituels, des statues, des actes de dévotion...
Si on peut parler de "foi" dans le bouddhisme, c'est plutôt dans le sens d'une confiance dans l'enseignement du Bouddha et le témoignage de ses successeurs, qui assurent que chacun est capable d'échapper à la souffrance et d'expérimenter l'Eveil. Mais le Bouddha est un exemple à suivre : on ne le "prie" pas pour qu'il nous viennne en aide.
Des cérémonies ont lieu en son honneur : il s'agit de le commémorer, comme on honore un "grand homme". Les rituels (offrande d'encens, de bougies, de nourriture) ne sont pas destinées à s'attirer ses faveurs mais sont des marques de respect, une façon détournée d'offrir des offrandes aux moines ou une mise en pratique de son enseignement (le don est une manière de pratiquer le détachement).
Le rituel est aussi une pratique de méditation, qui facilite la concentration et détourne l'esprit des préoccupations quotidiennes. Les temples et les statues de Bouddha jouent aussi ce rôle : ils représentent, de manière symbolique, différents points de son enseignement, aident à les avoir toujours présents à l'esprit et contribuent à soutenir la motivation.
Philosophie ?
La philosophie s'appuie sur l'intelligence et la raison pour comprendre le monde et l'homme. La philosophie, aujourd'hui, est surtout un discours théorique "sur" le monde, qui n'implique pas forcément de changer sa manière de vivre. Alors que, dans l'Antiquité, les philosophes étaient aussi des "maîtres à vivre", et leur philosophie se voulait pratique.
Le Dharma propose une démarche qui est plus proche de celle des philosophes antiques que des philosophes modernes, puisqu'elle doit entraîner une nouvelle manière de vivre. Mais il ne s'appuie pas seulement sur la raison et l'intelligence. Si l'étude et la réflexion sont nécessaires, la pratique de la méditation est indispensable, et celle-ci ne fait pas appel au raisonnement mais à l'expérience directe.
Morale ?
La morale se présente comme un ensemble de règles de conduites pour la vie en société, fondé sur une définition "absolue" du bien et du mal. On peut distinguer une morale "naturelle", dans laquelle tout le monde est sensé pouvoir s'entendre sur la définition du bien et du mal (parce qu'elle dépend d'une "raison universelle") et une morale "religieuse", le bien et le mal étant alors définis par les "commandements divins".
Il existe bien une "morale bouddhiste", qui préconise des règles de vie commune. Mais sa définition du bien et du mal ne dépend pas de commandements divins ni d'une "raison universelle". Elle part de la constatation de l'universalité de la souffrance humaine, considère comme mal tout ce qui peut générer de la souffrance, pour soi et pour autrui, et comme bien tout ce qui permet d'atténuer la souffrance ou d'empêcher son apparition.
Il ne s'agit donc pas d'une définition théorique, "absolue", mais d'un ensemble de conseils pratiques qui doivent faciliter l'accès à l'Eveil pour tous.
On pourra lire, en complément, l'article "Le bouddhisme : au-delà du Bien et du Mal" ([ltr]accès direct[/ltr] ou rubrique "Médiathèque" => "Documents à lire" => "Bibliothèque" => "Articles en ligne")
Science ?
Quelques points communs
Si le Bouddhisme peut être défini comme une "science", c'est qu'il se présente comme un projet de recherche dont le domaine d'étude est l'esprit et les expériences de l'esprit.
Les notions transmises par la tradition ne sont pas à adopter "telles quelles", mais doivent être vérifiées par l'expérience personnelle. Elles ne sont pas une affirmation péremptoire d'une vérité objective, mais le compte-rendu d'une expérience de lucidité, qui est reproductible dans des conditions appropriées - ce qu'on appelle la "méditation".
La pratique correcte est ainsi semblable à un projet de recherche scientifique.
La réflexion permet de diriger la recherche et d'éviter de prendre des directions fausses.
La méditation permet de connaître le fonctionnement du "corps-esprit", sous ses différents aspects : vécu physique, verbal et mental. Elle constitue un "outil de recherche" de la nature de l'esprit et de ses modes de connaissance.
Les résultats de la recherche ne sont pas imposés comme vérité universelle, mais offerts à la réflexion et à l'expérimentation de toutes les personnes intéressées par le problème de la souffrance.
Quelques nuances
Le bouddhisme, cependant, ne tombe pas dans la croyance en l'existence d'une réalité "objective", que pourrait expérimenter un "sujet" observateur. La Voie qu'il propose doit mener au-delà de toute dualité "sujet-objet".
Si l'élite scientifique tient compte désormais de "l'influence subjective de l'observateur" sur les phénomènes qu'il observe, il faut noter cependant que cette évolution reste encore peu connue du grand public (ni même acceptée, parfois encore, par une partie non négligeable de la communauté scientifique) ; on continue souvent de considérer la science comme "objective".
On peut aussi se demander si une telle "prise en compte" de la subjectivité équivaut exactement au "projet de dépasser" toute forme de dualité...
Lorsqu'on évoque le bouddhisme comme "science de l'esprit", il faudra donc tenir compte de cette distinction essentielle.
Relations actuelles entre bouddhisme et sciences
Dans le domaine des sciences fondamentales comme la physique, les théories de la relativité et du vide quantique, le principe d'indétermination et, tout récemment, la théorie des "champs de probabilité" rejoignent certains fondements de l'enseignement du Bouddha.
Des échanges, de plus en plus nombreux, ont lieu entre des représentants de la tradition et des scientifiques. D'un côté comme de l'autre, on exprime un profond respect et l'on croit possible un enrichissement réciproque.
Le domaine des sciences cognitives - dont la vocation est très proche de la recherche bouddhiste - ont donné lieu à de très nombreux échanges et un dialogue positif est d'ores et déjà engagé.
La contribution du bouddhisme à ce dialogue vient surtout du savoir des écoles philosophiques du Mahâyâna (Madhyamaka, en particulier) et du savoir-faire de la tradition méditative et yogique.
Bouddhisme et médecine
La médecine traditionnelle est peut-être la seule science, au sens courant du terme, où le bouddhisme a, depuis toujours, joué un rôle central dans les pays d'Asie.
La médecine traditionnelle tibétaine peut être considérée comme l'expression la plus complète de cette interaction. Née de la fusion des médecines indienne, perse et chinoise, elle a reçu du bouddhisme sa dimension spirituelle, qui en fait un très bon exemple de médecine de la personne, non pas conçue comme une "mécanique" physiologique mais comme un ensemble "corps-esprit".
La science médicale occidentale s'intéresse aujourd'hui à ces connaissances profondes si efficaces, dans le contexte traditionnel, aussi bien sur le plan somatique que psychique.
La méditation et ses différentes méthodes intéressent aussi de plus en plus chercheurs, médecins et psychologues occidentaux qui prennent acte de ses effets positifs, incontestables à court et moyen terme, sur le système complexe corps-parole-esprit.
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Message  Arlitto Jeu 09 Juin 2016, 00:24

AVERROES
ACCORD DE LA RELIGION ET DE LA PHILOSOPHIE

AVERROES


ACCORD DE LA RELIGION ET DE LA PHILOSOPHIE.[1] 


TRAITÉ D'IBN ROCHD (AVERROÈS)

Il n'existe, à notre connaissance, que deux manuscrits arabes du petit traité d'Ibn Rochd dont nous donnons, pour la première fois, une traduction française : l'un est à la Bibliothèque de l'Escurial (N° 632 du catalogue Derenbourg), l'autre à la Bibliothèque Khédiviale du Caire (ii, N° 41).

Le texte arabe de ce traité a été publié trois fois, avec deux autres traités d'ibn Rochd, sous les titres suivants :

1°  Philosophie und Theologie von Averroes, herausgegeben von Marcus Joseph Mueller. München, 1859.

2° Kitâb falsafati'l-qâdhi'l-fâdhil Ah'med ben Ah'med ben Rochd.... T'oubi'a bi 'l-mat'ba'ati Ha-'ilmiyya. Le Caire, 1313 hég.  (= 1895-1896 de l'ère chrétienne).

3° Même titre... T'oubi'a bi 'l-mat'ba'ati 'l-H'amidiyya. Le Caire, 1319 hég. (= 1901-1902 de l'ère chrétienne).

La première de ces trois éditions reproduit le manuscrit de l'Escurial, ainsi que nous en informe l'avant-propos.

Il semble naturel d'admettre a priori que les deux éditions indigènes, publiées au Caire, ont été imprimées d'après le manuscrit du Caire. Mais cette hypothèse ne résiste guère à l'examen. Les deux éditions égyptiennes diffèrent trop peu de l'édition européenne pour n'en être pas de simples reproductions.

Cependant, en l'absence de tout renseignement direct sur le manuscrit du Caire, une autre hypothèse, semble-t-il, demeure possible : On pourrait supposer non seulement que le manuscrit du Caire et celui de l'Escurial sont de la même famille, mais encore que l'un des deux a été copié sur l'autre, directement et avec un soin exceptionnel. En ce cas, faites d'après le manuscrit du Caire, les deux éditions égyptiennes présenteraient naturellement la plus grande analogie avec l'édition européenne faite sur le manuscrit de l'Escurial, sans être néanmoins la reproduction de cette édition. En faveur de cette conjecture, on pourrait alléguer peut-être certaines particularités. Il arrive à l'édition de 1313 hég., la plus ancienne des deux éditions égyptiennes, de prendre par exemple des  pour des , confusion très naturelle en présence d'un texte manuscrit, mais plus difficile à expliquer si l'éditeur avait eu sous les yeux les beaux caractères de l'édition Müller. De même encore, la leçon  au lieu de  (p. 5, l. 13 du texte de Müller) parait, à cet égard, assez probante.

Mais cette seconde hypothèse ne résiste pas mieux que la première à un examen un peu attentif. La table des variantes que nous avons dressée, et que nous donnons ci-après, montre que l'édition de 1313 reproduit certaines particularités bien caractéristiques de l'édition Müller, par exemple un certain nombre de fautes qui n'existaient pas dans le manuscrit de l'Escurial et sont de simples fautes typographiques, ainsi que nous l'apprennent les notes rectificatives placées par Müller au bas des pages de sa traduction allemande. Nous retrouvons également, dans l'édition de 1313, de simples conjectures de Müller, parfois quelque peu arbitraires, une entre autres, qui n'était nullement fondée, et à laquelle l'éditeur allemand renonça lui-même dans la suite pour revenir à la leçon du manuscrit de l'Escurial.

L'édition de 1313 a donc été faite directement d'après l'édition Müller, ou peut-être d'après une copie manuscrite de cette édition, faite par exemple au moment de l'impression, pour les besoins, de la composition typographique, ce qui expliquerait les particularités signalées plus haut.

Je laisse de côté une troisième hypothèse possible : le manuscrit de la Bibliothèque Khédiviale du Caire ne serait lui-même rien de plus qu'une simple copie manuscrite de l'édition Müller, et les deux éditions du Caire en seraient la reproduction.

Quant à la seconde édition égyptienne, datée de 1319, elle est certainement une reproduction de celle de 1313 ; mais il se peut qu'elle ait, à l'occasion, utilisé directement l'édition Müller. Elle corrige un certain nombre de fautes échappées à l'une ou à l'autre de ses deux devancières, ou à l'une et à l'autre, et donne, à plusieurs reprises, de meilleures leçons. Mais rien dans ces quelques corrections ou amendements, d'ailleurs très simples, ne trahit l'influence d'un manuscrit inconnu aux deux éditeurs précédents.

Outre une traduction hébraïque, dont je ne parle que pour mémoire (Voir : S. Munk, Mélanges  de philosophie juive et arabe, Paris, 1859, p. 438, et M. Steinschneider,  Die hebrœischen Übersetzungen d. Mittelalters u. die Juden als Dolmetscher, im Zentralblatt für Bibliothekenwesen.  Beiheft 5 Jahrg.  vi, 1889; Beiheft 12 Jahrg. x, 1893, § 149) il n'existe qu'une seule version de cet opuscule : c'est une traduction allemande publiée par M. J. Müller, sous le même titre que le texte arabe : Philosophie und  Theologie von Averroes, aus dem Arabischen übersetzt.  München, 1875. Cette traduction, très littérale, et assez bonne en général, n'est pas exempte de défauts : elle contient un certain nombre de contresens. Nous avons essayé de les éviter, sans nous attarder à les signaler au passage.

La présente traduction n'est, dans notre pensée, qu'un travail préparatoire pour une étude approfondie du traité d'Averroès, étude que nous comptons publier sous peu. Aussi nous sommes-nous abstenu, en principe, d'y joindre aucun commentaire sur la doctrine. Quelques notes sommaires figurent cependant au bas des pages. C'est que nous n'avons pas cru pouvoir nous dispenser de donner, chemin faisant, quelques courtes explications nécessaires pour l'établissement du texte, pour la justification d'une façon de traduire, pour l'intelligence d'un passage, d'une allusion ou d'un terme intéressant directement la suite de l'argumentation.

 
ACCORD DE LA RELIGION ET DE LA PHILOSOPHIE.[2]  


Par le qâdhi, 

l'imam, le savant versé dans toutes les sciences.

ABOU’L WALÎD MOH'AMMED BEN AH'MED IBN ROCHD

***************



Le jurisconsulte très considérable, unique, le très docte, le grand Maître, le qâdhi très équitable, Abou'l-Walid Moh'ammed ben Ah'med ben Moh'ammed ben Ah'med ben Ah'med ben Rochd (Dieu l'agrée et lui fasse miséricorde !) a dit : 

Après avoir donné à Dieu toutes les louanges qui lui sont dues, et appelé la bénédiction sur Moh'ammed, son serviteur purifié, élu, son envoyé, [disons que] notre but, dans ce traité, est d'examiner, au point de vue de la spéculation religieuse, si l'étude de la philosophie[3] et des sciences logiques est permise ou défendue par la Loi religieuse, ou bien prescrite par elle soit à titre méritoire soit à titre obligatoire. 

Nous disons donc :  

Si l'œuvre de la philosophie n'est rien de plus que l'étude réfléchie de l'univers[4] en tant qu'il fait connaître l'Artisan (je veux dire en tant qu'il est œuvre d'art, car l'univers ne fait connaître l'Artisan que par la connaissance de l'art qu'il [révèle], et plus la connaissance de l'art qu'il [révèle] est parfaite, plus est parfaite la connaissance de l'Artisan), et [si] la Loi religieuse invite et incite à s'instruire par la considération de l'univers, il est dès lors évident que l'[étude] désignée par ce nom [de philosophie] est, de par la Loi religieuse, ou bien obligatoire ou bien méritoire. 

Que la Loi divine invite à une étude rationnelle et approfondie de l'univers, c'est ce qui apparaît clairement dans plus d'un p.2 verset du Livre de Dieu (le Béni, le Très-Haut !) : Lorsqu'il dit par exemple: « Tirez enseignement [de cela], ô vous qui êtes doués d'intelligence![5] »; c'est là une énonciation formelle,[6] montrant qu'il est obligatoire de faire usage du raisonnement rationnel, ou rationnel et religieux à la fois. De même, lorsque le Très-Haut dit : « N'ont-ils pas réfléchi sur le royaume des cieux et de la terre et sur toutes les choses que Dieu a créées ? »[7] ; c'est là une énonciation formelle exhortant à la réflexion sur tout l'univers. Le Très-Haut a enseigné que parmi ceux qu'il a honorés du privilège de cette science fut Ibrahim[8] (le salut soit sur lui !), car Il a dit : « C'est ainsi que nous fîmes voir à Ibrahim le royaume des cieux et de la terre, etc.[9] ». Le Très-Haut à dit aussi : « Ne voient-ils pas les chameaux, comment ils ont été créés,[10] et le ciel, comment il a été élevé ![11] ». Il a dit encore : « Ceux qui réfléchissent à la création[12] des cieux et de la terre...[13] », et de même dans des versets innombrables. 

Puisqu'il est bien établi que la Loi divine fait une obligation d'appliquer à la considération de l'univers la raison et la réflexion, comme la réflexion consiste uniquement à tirer l'inconnu du connu, à l'en faire sortir, et que cela est le syllogisme, ou se fait par le syllogisme, c'est [pour nous] une obligation de nous appliquer à l'étude de l'univers par le syllogisme rationnel ; et il est évident que cette sorte d'étude, à laquelle la Loi divine invite et incite, prend la forme la plus parfaite [quand elle se fait] par la forme la plus parfaite du syllogisme, qui s'appelle démonstration. 

Puisque la Loi divine incite à la connaissance, par la démonstration, du Dieu Très-Haut et des êtres qu'il [a créés], comme il est préférable ou [même] nécessaire, pour qui veut connaître par la démonstration Dieu (le Béni, le Très-Haut), et tous les autres êtres, de connaître préalablement les diverses espèces de démonstration et leurs conditions, [de savoir] en quoi le syllogisme démonstratif diffère du syllogisme dialectique, du syllogisme oratoire et du syllogisme sophistique ; et comme cela n'est pas possible si l'on ne sait préalablement ce qu'est le syllogisme en général, quel est le nombre de ses espèces, lesquelles sont des syllogismes [concluants] et lesquelles n'en sont point ; et comme cela aussi n'est pas possible à moins de connaître préalablement celles des parties du syllogisme qui viennent les premières (je veux dire les prémisses) et leurs espèces ; — il est obligatoire pour le croyant, de par la Loi divine, dont l'ordre de spéculer sur les êtres doit être obéi, de connaître, avant d'aborder la p. 3 spéculation, les choses qui sont pour la spéculation comme les instruments pour le travail. De même que le jurisconsulte infère, de l'ordre d'étudier les dispositions légales, l'obligation de connaître les diverses espèces de déductions juridiques, [de savoir] lesquelles sont des syllogismes [concluants] et lesquelles n'en sont pas, de même le métaphysicien doit inférer de l'ordre de spéculer sur les êtres l'obligation de connaître le syllogisme rationnel et ses espèces. Et à plus juste titre : car si de cette parole du Très-Haut : « Tirez enseignement, ô vous qui êtes doués d'intelligence! », le jurisconsulte infère l'obligation de connaître le syllogisme juridique, à plus forte raison le métaphysicien[14] en infèrera-t-il l'obligation de connaître le syllogisme rationnel. 

On ne peut objecter que cette sorte de spéculation sur le syllogisme rationnel soit une innovation [ou hérésie], qu'elle n'existait pas aux premiers temps de l'Islam ; car la spéculation sur le syllogisme juridique et ses espèces, elle aussi, est une chose qui fut inaugurée postérieurement aux premiers temps de l'Islam, et on ne la considère pas comme une innovation [ou hérésie]. Nous devons avoir la même conviction touchant la spéculation sur le syllogisme rationnel. A cela il y a une raison que ce n'est pas ici le lieu d'indiquer. Mais la plupart des docteurs de notre religion tiennent pour le syllogisme rationnel, sauf un petit nombre de H'achwiyya qu'on peut réfuter par des textes formels.[15] 

Puisqu'il est établi qu'il est obligatoire de par la Loi divine de spéculer sur le syllogisme rationnel et ses espèces, comme il est obligatoire de spéculer sur le syllogisme juridique, il est clair que si nul avant nous n'avait entrepris déjà d'étudier le syllogisme rationnel et ses espèces, ce serait un devoir pour nous de commencer à l'étudier, et pour le [chercheur] suivant, de demander secours au précédent, jusqu'à ce que la connaissance en fût parfaite ; car il serait difficile, ou [même] impossible, qu'un seul homme découvrit de lui-même et sans devancier tout ce qu'il faut [savoir] en pareille matière, de même qu'il serait difficile à un seul homme de découvrir tout ce qu'il faut savoir au sujet des [diverses] espèces de syllogisme juridique ; et cela est encore plus vrai de la connaissance du syllogisme rationnel. Mais si quelqu'un avant nous s'est livré à de telles recherches, il est clair que c'est un devoir pour nous de nous aider dans notre étude de ce qu'ont dit, sur ce sujet, ceux qui l'ont étudié avant nous, qu'ils appartiennent ou non à la même religion que nous ; car l'instrument, grâce auquel est valide la purification, rend valide la purification[16] à laquelle il sert, sans qu'on ait à examiner p. 4 si cet instrument appartient où non à un de nos coreligionnaires : il suffit qu'il remplisse les conditions de validité. Par ceux qui ne sont pas nos coreligionnaires, j'entends les Anciens qui ont spéculé sur ces questions avant [l'apparition de] l'islamisme. Si donc il en est ainsi, et si tout ce qu'il faut savoir au sujet des syllogismes rationnels a été parfaitement étudié par les Anciens, il nous faut manier assidûment leurs livres, afin de voir ce qu'ils en ont dit. Si tout y est exact, nous l'accepterons ; s'il s'y trouve quelque chose d'inexact, nous le signalerons. 

Quand nous aurons achevé ce genre d'étude, quand nous aurons acquis les instruments grâce auxquels nous pourrons étudier les êtres et montrer l'art qu'ils [manifestent], (car celui qui ne connaît pas l'art ne connaît pas l'œuvre d'art, et celui qui ne connaît pas l'œuvre d'art ne connaît pas l'artisan), nous devrons entreprendre l'étude des êtres, dans l'ordre et de la façon que nous aura enseignés la théorie des syllogismes démonstratifs. 

Il est clair, aussi, que nous n'atteindrons pleinement ce but, la [connaissance] des êtres, qu'en les étudiant successivement l'un après l'autre, et à condition que le [chercheur] suivant demande secours au précédent, comme cela a lieu dans les sciences mathématiques. Supposons, par exemple, qu'à notre époque la connaissance de la géométrie fasse défaut, qu'il en soit de même de celle de l'astronomie, et qu'un homme veuille découvrir, à lui seul, les dimensions des corps célestes, leurs formes, et les distances des uns aux autres ; certes, il ne le pourrait pas : [il ne pourrait] connaître par exemple la grandeur du Soleil par rapport à la Terre, ni les dimensions des autres astres, fût-il le plus perspicace des hommes, sinon par une révélation ou quelque chose qui ressemble à la révélation. 

Et si on lui disait que le Soleil est plus grand que la Terre environ cent cinquante ou cent soixante fois, il taxerait de folie celui qui lui tiendrait un tel propos ; et pourtant c'est une chose démontrée de telle manière en astronomie, que quiconque est versé dans cette science n'en doute point. Mais la [science] qui admet le mieux, à ce point de vue, la comparaison avec les sciences mathématiques, c'est la science p. 5 des principes du droit et le droit lui-même, dont la théorie ne peut être achevée qu'au bout d'un temps [fort] long. Si un homme voulait aujourd'hui, à lui seul, découvrir tous les arguments qu'ont trouvés les théoriciens des [différentes] écoles juridiques, à propos des questions controversées qui ont été objet de discussion entre eux, dans la majeure partie des pays de l'Islam, en dehors du Maghreb,[17] il serait digne de moquerie ; car cela est impossible, outre que ce serait [recommencer] une [besogne] déjà faite. C'est là une chose évidente par elle-même, et vraie non seulement des sciences théoriques mais aussi des arts pratiques : car il n'y en a pas un qu'un homme puisse, à lui seul, créer [de toutes pièces]. Que [dire] par conséquent de la science des sciences [et de l'art des arts],[18] qui est la philosophie![19] 

S'il en est ainsi, c'est un devoir pour nous, au cas où nous trouverions chez nos prédécesseurs parmi les peuples d'autrefois, une théorie réfléchie de l'univers, conforme aux conditions qu'exige la démonstration, d'examiner ce qu'ils en ont dit, ce qu'ils ont affirmé dans leurs livres. Ce qui sera conforme à la vérité, nous l'accepterons avec joie et avec reconnaissance ; ce qui ne sera pas conforme à la vérité, nous le signalerons pour qu'on s'en garde, tout en les excusant. 

Donc, cela est évident maintenant, l'étude des livres des Anciens est obligatoire de par la Loi divine, puisque leur dessein dans leurs livres, leur but, est [précisément] le but que la Loi divine nous incite à [atteindre] ; et celui qui en interdit l'étude à quelqu'un qui y serait apte, c'est-à-dire à quelqu'un qui possède ces deux qualités réunies, en premier lieu la pénétration de l'esprit, en second lieu l'orthodoxie religieuse et une moralité supérieure, celui-là ferme aux gens la porte par laquelle la Loi divine les appelle à la connaissance de Dieu, c'est-à-dire la porte de la spéculation qui conduit à la connaissance véritable de Dieu. C'est là le comble de l'égarement et de l'éloignement du Dieu Très-Haut. De ce que quelqu'un erre ou bronche dans ces spéculations, soit par faiblesse d'esprit, soit par vice de méthode, soit par impuissance de résister à ses passions, soit faute de trouver un maître qui dirige son intelligence dans ces études, soit par le concours de [toutes] ces causes [d'erreur] ou de plusieurs d'entre elles, il ne s'ensuit pas qu'il faille interdire ce genre d'études à celui p. 6 qui y est apte. Car cette sorte de mal, qui en résulte, en est une conséquence accidentelle et non essentielle ; or, ce qui, par nature et essentiellement, est utile, on ne doit pas y renoncer à cause d'un inconvénient accidentel. Aussi le [Prophète] (le salut soit sur lui !) a-t-il dit à un homme, à qui il avait ordonné de faire prendre du miel à son frère atteint de diarrhée, et qui, la diarrhée ayant augmenté après l'absorption du miel, s'en plaignait à lui : « Dieu a dit vrai, et [c'est] le ventre de ton frère [qui] a menti. » Oui, celui qui interdit l'étude des livres de philosophie[20] à quelqu'un qui y est apte, parce qu'on juge que certains hommes de rien sont tombés dans l'erreur pour les avoir étudiés, nous disons qu'il ressemble à celui qui interdirait à une personne altérée de boire de l'eau fraîche et bonne et la ferait mourir de soif, sous prétexte qu'il y a des gens qui se sont noyés dans l'eau ; car la mort que l'eau produit par suffocation est un effet accidentel, tandis que [la mort causée] par la soif [est un effet] essentiel et nécessaire. Le [mal] qui peut résulter accidentellement de cette science [ou art, la philosophie,] peut aussi résulter accidentellement de toutes les autres sciences [ou arts]. Combien de jurisconsultes ont trouvé dans la jurisprudence l'occasion de se débarrasser de bien des scrupules et de se plonger dans [les biens de] ce monde ! Nous trouvons même que la plupart des jurisconsultes [en usent] ainsi, et [pourtant] leur science [ou art], par essence, exige précisément la vertu pratique. Par conséquent, la science qui exige la vertu pratique comporte à peu près les mêmes conséquences accidentelles que la science qui exige la vertu scientifique. 

Puisque tout cela est établi, et puisque nous avons la conviction, nous, musulmans, que notre divine Loi religieuse est la vérité, et que c'est elle qui rend attentif et convie à ce bonheur, à savoir la connaissance de Dieu, Grand et Puissant, et de ses créatures, il faut[21] que cela soit établi [également] pour tout musulman par la méthode de persuasion[22] qu'exige sa tournure d'esprit et son caractère. Car les caractères des hommes s'échelonnent au point de vue de la persuasion : l'un est persuadé par la démonstration ; l'assentiment que celui-ci donnait à la démonstration, celui-là l'accorde aux arguments dialectiques, son caractère ne comportant rien de plus ; enfin, l'assentiment que le premier donnait aux arguments démonstratifs, un troisième l'accorde aux arguments oratoires. Puis donc que notre divine Loi religieuse appelle les hommes par ces trois méthodes, l'assenti- p. 7 ment qu'elles produisent s'étend à tous les hommes, excepté ceux qui les désavouent de bouche, par obstination, ou qui, par insouciance, n'offrent pas prise aux méthodes par lesquelles la [Loi religieuse] appelle au Dieu Très-Haut. C'est pour cela qu'il a été spécifié au sujet du [Prophète] (sur lui soit le salut !), qu'il était envoyé vers le blanc et le noir,[23] je veux dire parce que sa Loi enveloppe les diverses méthodes pour appeler au Dieu Très-Haut. C'est ce qu'exprime clairement cette parole du Très-Haut : « Appelle dans la voie de ton Seigneur par la sagesse[24] et les exhortations bienveillantes et, en discutant avec eux, emploie [les moyens] les plus convenables.[25] » 

Si ces préceptes religieux sont la vérité, et s'ils invitent à la spéculation qui conduit à la connaissance de la Vérité,[26] nous savons donc, nous, musulmans, d'une façon décisive, que la spéculation fondée sur la démonstration ne conduit point à contredire les [enseignements] donnés par la Loi divine. Car la vérité ne saurait être contraire à la vérité : elle s'accorde avec elle et témoigne en sa faveur. 

S'il en est ainsi, et si la spéculation démonstrative conduit à une connaissance quelconque d'un être quelconque, alors, de deux choses l'une : ou bien il n'est pas question de cet être dans la Loi divine, ou bien il en est question. S'il n'en est pas question, pas de contradiction, et le cas est le même que pour les dispositions légales dont il n'est pas question [dans la Loi divine] et que le jurisconsulte infère par le syllogisme juridique. Si, au contraire, la loi religieuse en parle, alors le sens extérieur du texte est ou bien d'accord avec les [conclusions] auxquelles conduit la démonstration [appliquée] à cet [être], ou bien en désaccord [avec ces conclusions]. S'il est d'accord, il n'y a rien à en dire. S'il est en désaccord, alors il demande à être interprété. Interpréter veut dire faire passer la signification d'une expression du sens propre au sens figuré, sans déroger à l'usage de la langue des Arabes, en donnant métaphoriquement à une chose le nom d'une chose semblable, ou de sa cause, ou de sa conséquence, ou d'une chose concomitante, ou [en usant d'une] autre métaphore couramment indiquée parmi les figures de langage. Si le jurisconsulte agit ainsi pour beaucoup de dispositions légales, combien plus a droit de le faire l'homme qui possède la science de la démonstration ! Car le jurisconsulte ne dispose que d'un syllogisme d'opinion, tandis que le métaphysicien dispose d'un syllogisme de certitude. Nous affirmons d'une manière décisive que toujours, quand la démonstration conduit à une [conclusion] en désaccord avec le sens extérieur de la Loi divine, p. 8 ce sens extérieur admet l'interprétation suivant le canon de l'interprétation arabe. C'est une chose dont un musulman ne fait aucun doute et sur laquelle un croyant n'hésite pas. Mais combien cela est plus évident pour celui qui s'est attaché à cette pensée et l'a mise à l'épreuve, et qui s'est proposé ce but : l'union de la raison et de la tradition ! D'ailleurs, nous affirmons que rien de ce qui est énoncé dans la Loi divine n'est en désaccord, par son sens extérieur, avec les résultats de la démonstration, sans qu'on trouve, en examinant attentivement la Loi et passant en revue toutes ses autres parties, des expressions qui, par leur sens extérieur, témoignent en faveur de cette interprétation, ou sont [bien] près de témoigner [en sa faveur]. C'est pourquoi tous les musulmans sont d'accord sur ce point, qu'il ne faut pas prendre toutes les expressions de la Loi divine dans leur sens extérieur, ni les détourner toutes de leur sens extérieur par l'interprétation ; mais ils ne sont pas d'accord pour [distinguer] celles qu'il faut interpréter de celles qu'il ne faut pas cherchera interpréter. Les Ach'arites, par exemple, interprètent le verset [où se trouve l'expression : Dieu] se dirigea [vers le ciel],[27] et le h'adith [où il est dit] que [Dieu] descend [vers le ciel de ce bas monde],[28] tandis que les H'anbalites prennent ces [expressions] au sens extérieur. Si la Loi divine présente un sens extérieur et un sens intérieur, c'est a cause de la diversité qui existe dans le naturel des hommes et de la différence de leurs dispositions innées par rapport à l'assentiment; et si elle présente des [expressions qui, prises au] sens extérieur se contredisent, c'est afin d'avertir les hommes d'une science profonde d'avoir à les concilier par l'interprétation. C'est à quoi le Très-Haut a fait allusion en disant: « C'est Lui qui t'a révélé le Livre, dont certains versets sont clairs et positifs..., etc., jusqu'à : les hommes d'une science profonde[29] ». 

Si l'on objecte : « Il y a, dans la Loi divine, des choses que les musulmans sont unanimes à prendre dans leur sens extérieur, d'autres pour lesquelles [ils sont unanimes à juger nécessaire] une interprétation, et d'autres au sujet desquelles ils ne sont pas d'accord. Est-il licite que la démonstration conduise à interpréter ce qu'ils sont unanimes à prendre au sens extérieur, ou [à prendre] au sens extérieur ce qu'ils sont unanimes à interpréter? » — nous répondons : Si l'accord unanime était établi d'une manière certaine, cela ne serait pas valable; mais si cet accord unanime [n']est [que] présumé, cela est valable. C'est pourquoi Abou H'amîd [El-Ghazâli], Abou'l-Ma'âli, et d'autres maîtres en spéculation ont dit qu'il ne fallait pas taxer d'infidélité ceux qui, dans des cas semblables, avaient rompu l'accord unanime sur la [question d'] interprétation. Ce qui te prouve que l'accord unanime ne peut être constaté en matière spéculative, d'une manière certaine, comme il peut l'être en matière pratique, c'est qu'il n'est pas possible p. 9 de constater l'accord unanime sur une question quelconque, à une époque quelconque, à moins que cette époque ne soit, dans notre esprit, étroitement délimitée ; que nous n'en connaissions tous les savants (j'entends les connaître individuellement et savoir leur nombre) ; que la doctrine de chacun d'eux sur celte question ne nous ait été transmise par une tradition répétée;[30] et qu'en outre de tout cela nous ne sachions positivement que les savants de cette époque s'accordaient à [admettre; qu'il n'y a dans la Loi divine rien d'extérieur et d'intérieur,[31] que la science, en toute question, ne doit être celée à personne, et que pour [tous] les hommes, la méthode [conduisant] à la connaissance de la Loi religieuse est unique. Mais comme nous savons par tradition qu'un grand nombre d'hommes des premiers temps de l'islamisme jugeaient qu'il y a dans la Loi divine de l'exotérique et de l'ésotérique[32] et que l'ésotérique ne doit pas être connu de ceux qui n'en cultivent pas la science et qui ne peuvent le comprendre (c'est ainsi qu'au rapport d'El-Bokhârî, 'Alî, Dieu soit satisfait de lui ! a dit : « Parlez aux gens de ce qu'ils connaissent. Voulez-vous que Dieu et son envoyé soient accusés de mensonge ? » ; et le [même auteur] rapporte de plusieurs de [nos] prédécesseurs des paroles du même genre), comment donc peut-on concevoir un accord unanime, transmis jusqu'à nous, sur une des questions spéculatives, alors que nous savons péremptoirement qu'aucune époque n'a manqué de savants jugeant qu'il y a dans la Loi divine des choses dont il ne faut pas que tout le monde connaisse le sens véritable. Et en cela, [les vérités spéculatives diffèrent des vérités pratiques : car tout le monde estime qu'on doit communiquer ces dernières à tous les hommes également ; et pour qu'il y ait accord unanime à leur sujet, il suffit que la question se soit répandue et que la tradition ne nous fasse connaître aucune divergence sur cette question. Car cela suffit pour qu'il y ait accord unanime dans les questions pratiques, à la différence des questions spéculatives. 

Diras-tu : Si on ne doit taxer [personne] d'infidélité pour avoir rompu l'accord unanime en ce qui concerne l'interprétation, attendu qu'on ne conçoit pas un accord unanime en pareille matière, que dis-tu des falacifa musulmans'1' comme Abou Nasr [El-Fârâbi] et Ibn Sinâ ? Car Abou H'amîd [El-Ghazâli] les a formellement accusés d'infidélité, dans son livre L'effondrement des falacifa],[33] au sujet de trois questions, à savoir: l'affirmation de l'éternité du monde, [l'affirmation] que le Très-Haut (qui est bien au-dessus d'un tel [blasphème] !), ne connaît pas les choses particulières, et p. 10 l'interprétation des passages de la révélation relatifs à la résurrection des corps et à la vie future ? — Nous répondons : Il résulte manifestement de ce qu'il dit à ce propos, que l'accusation d'infidélité qu'il porte, sur ce point, contre ces deux [philosophes], n'est pas formelle; car il déclare dans le livre de La démarcation [entre la foi et  l'incrédulité][34] que l'accusation d'infidélité pour avoir rompu l'unanimité [n']est [qu'] hypothétique. Et nous avons montré clairement qu'il n'est pas possible de constater l'unanimité en de pareilles questions, puisqu'on rapporte que selon un grand nombre de nos premiers prédécesseurs, sans parler des autres, il y a là des interprétations qu'en ne doit exposer qu'aux hommes d'interprétation, qui sont les  hommes d'une science profonde. Car le mieux, selon nous, est de s'arrêter sur cette parole du Très-Haut : « Et les  hommes d'une science profonde ».[35] En effet, si les hommes de science ne connaissaient pas l'interprétation, ils n'auraient aucune supériorité d'assentiment qui produise chez eux une [sorte de] croyance en Lui qui ne se trouve pas chez ceux qui ne sont point hommes de science. Or, Dieu les a qualifiés « ceux qui croient en Lui », et cela ne peut désigner que la croyance qui vient de la démonstration. Et celle-ci ne va pas sans la science de l'interprétation. Car ceux qui ne sont pas hommes de science, parmi les croyants, sont gens dont la croyance en Lui[36] ne vient pas de la démonstration. Si donc cette croyance, par laquelle Dieu caractérise les savants, leur est propre, il faut qu'elle soit [produite] par la démonstration. Et si elle est [produite] par la démonstration, elle ne va pas sans la science de l'interprétation : car Dieu, Puissant et Grand, a fait savoir que pour ces [passages du Coran] il y a une interprétation qui est la vérité, et la démonstration n'a d'autre objet que la vérité. Et puisqu'il en est ainsi, il n'est pas possible de constater, pour les interprétations que Dieu attribue en propre aux savants, un accord unanime connu par la  commune renommée.[37] Cela est évident par soi-même pour quiconque est sans prévention. 

En outre de tout cela, nous voyons qu'Abou H'âmid s'est trompé au sujet des philosophes péripatéticiens, en leur attribuant l'opinion que [Dieu], Très-Saint et Très-Haut, ne connaît nullement les choses particulières. Leur opinion est que le Très-Haut les connaît d'une connaissance qui n'est pas du même genre que celle que nous en avons. Car notre connaissance est conditionnée par l'objet connu : elle est  produite s'il est produit, elle change s'il change; tandis que la connaissance que le Dieu Glorieux a de ce qui existe est l'opposé ; elle est condition de l'objet connaissable, qui est l'être. Celui, donc, qui assimile p. 11 ces deux connaissances l'une à l'autre, identifie dans leurs essences et leurs propriétés des choses opposées, ce qui est le comble de l'égarement. Si le mot connaissance est appliqué à la connaissance produite et à la [connaissance] éternelle, c'est par une pure homonymie, de même que beaucoup de noms[38] sont appliqués à des choses opposées, par exemple djalal se dit du grand et du petit, et s'arîm [se dit] de la lumière et des ténèbres.[39] Aussi n'y a-t-il pas de définition qui embrasse à la fois ces deux connaissances, comme se l'imaginent les Motékallemîn de notre temps. Nous avons [d'ailleurs] consacré à cette question un traité, à l'instigation d'un de nos amis.[40] 

Comment peut-on imaginer d'attribuer aux Péripatéticiens l'opinion que le [Dieu] Glorieux ne connaît pas d'une connaissance éternelle les choses particulières, alors qu'ils regardent la vision vraie comme renfermant l'anticipation des éventualités particulières,[41] et [croient] que cette prescience, l'homme la reçoit dans le sommeil, de la science éternelle[42] qui régit l'univers en maîtresse [absolue]. Ce ne sont pas seulement, à leur avis, les choses particulières que [Dieu] ne connaît pas de la même manière que nous, mais aussi les universaux ; car les universaux connus par nous sont conditionnés, eux aussi, par la nature du réel, tandis que, dans cette connaissance, c'est l'inverse. Donc, la [conclusion] à laquelle conduit la démonstration, c'est que cette connaissance est au-dessus des qualifications d'universelle ou de particulière ; en sorte que la discussion est sans objet sur cette question, je veux dire s'il faut ou non taxer ces [philosophes] d'infidélité. 

Quant à la question de l'éternité du monde dans le passé ou de sa production, la discussion sur cette question entre les Molékallemîn ach'arites et les philosophes anciens se réduit presque, à mon avis, à une querelle de mots, particulièrement en ce qui concerne certains Anciens. Les [deux partis] s'accordent a [reconnaître] qu'il y a trois genres d'êtres, deux extrêmes et un intermédiaire entre les deux extrêmes. Ils s'accordent sur le nom des deux extrêmes, et diffèrent en ce qui concerne l'intermédiaire. L'un des deux extrêmes est un être qui est formé de quelque autre chose et qui provient de quelque chose, je veux dire [un être qui provient] d'une cause efficiente et [qui est formé] d'une matière ; et le temps l'a précédé, je veux dire [a précédé] son existence. C'est le cas des corps, dont la naissance est perçue p. 12 par les sens, par exemple la naissance de l'eau, de l'air, de la terre, des animaux, des plantes, etc. Cette sorte d'êtres, tous, Anciens et Ach'arites, s'accordent à les appeler [êtres] produits. L'extrême opposé à celui-là est un être qui n'est pas formé de quelque chose, ni ne provienne quelque chose, et qu'aucun temps n'a précédé. Celui-là aussi, tout le monde, dans les deux sectes, est d'accord pour l'appeler éternel. Cet être est perçu par la démonstration. C'est Dieu, Béni et Très-Haut, Auteur de toutes choses, qui donne l'existence à toutes choses el les conserve, 

Glorieux et Exalté dans sa Puissance ! Quant au genre d'être qui est entre ces deux extrêmes, c'est un être qui n'est pas formé de quelque chose et qu'aucun temps n'a précédé, mais c'est cependant un être qui provient de quelque chose, je veux dire d'un agent. C'est le monde dans son ensemble. Tous, ils sont d'accord pour reconnaître au monde ces trois caractères. Les Molékallemîn, en effet, concèdent que le temps ne l'a pas précédé, ou [du moins] c'est une conséquence nécessaire de leur [doctrine], puisque le temps, pour eux, est chose inséparable des mouvements et des corps. Ils conviennent aussi avec les Anciens que le temps à venir est infini et de même l'existence à venir. Les [deux partis] ne sont en désaccord que sur le temps passé et l'existence passée : les Motékallemîn les regardent comme finis, et telle est aussi la doctrine de Platon et de son école, tandis qu'Aristote et ses partisans les regardent comme infinis, de même façon que l'avenir. Cette dernière existence, cela est clair, ressemble [à la fois] à l'existence véritablement produite et à l'existence éternelle. Ceux aux yeux de qui sa ressemblance avec l'[être] éternel l'emporte sur sa ressemblance avec l’[être] produit l'appellent éternelle, et ceux aux yeux de qui l'emporte sa ressemblance avec l’[être] produit l'appellent produite, bien qu'elle ne soit ni véritablement produite ni véritablement éternelle : car ce qui est véritablement produit est nécessairement corruptible, et ce qui est véritablement éternel dans le passé n'a pas de cause. Certains d'entre eux la nomment produite de toute éternité (c'est [à savoir] Platon et son école), parce que le temps, pour eux, est limité dans le passé. — Les doctrines relatives au monde ne sont donc pas si complètement éloignées l'une de l'autre qu'on [puisse] taxer l'une d'infidélité et non [l'autre]. Car les opinions dont p. 13 tel est le cas doivent avoir entre elles le maximum d'éloignement, je veux dire, qu'elles doivent être diamétralement opposées, comme le pensent les Motékallemîn à propos de cette question, je veux parler d’une opposition diamétrale qui existerait entre les noms d'éternité et de production appliqués au monde dans son ensemble. Et il résulte clairement de ce que nous avons dit qu'il n'en est pas ainsi. En outre de tout cela, ces opinions relatives au monde[43] ne sont pas conformes au sens extérieur de la Loi divine : car si on examine le sens extérieur de la Loi divine, on voit, par les versets contenant des indications sur l'origine du monde, que sa forme est véritablement produite, mais que l'existence même, et le temps, demeure aux deux extrémités, je veux dire ne cesse pas. Cette parole du Très-Haut : « C'est Lui qui a créé les cieux et la terre en six jours, et son trône était sur l'eau[44] » implique, en son sens extérieur, qu'il y avait une existence avant cette existence, à savoir le trône et l'eau, et un temps avant ce temps, je veux dire [avant] celui qui est inséparable de cette forme d'existence et qui est le nombre du mouvement de la sphère céleste. 

De même cette parole du Très-Haut : « au jour où la terre sera changée en autre chose que la terre, et [de même] les cieux[45] » implique, en son sens extérieur, une seconde existence après cette existence. Et cette parole du Très-haut : « Puis il se dirigea vers le ciel, qui était une fumée[46] » implique, en son sens extérieur, que les cieux ont été créés de quelque chose. Les Motékallemîn, dans ce qu'ils disent aussi du monde, ne suivent pas le sens extérieur de la Loi divine : ils [l'] interprètent. Car il n'est pas [dit] dans la Loi divine que Dieu existait avec le pur néant : cela ne s'y trouve nulle part à la lettre. Et comment concevoir que l'interprétation donnée de ces versets par les Motékallemîn ait réuni l'unanimité, alors que le sens extérieur de la Loi divine, par nous indiqué, au sujet de l'existence du monde, est un point de doctrine pour [toute] une catégorie de savants.[47] 

En ces difficiles questions, ce semble, ceux qui sont d'avis différents ou bien atteignent le but et ils méritent récompense, ou bien le manquent et ils sont excusables. Car l'assentiment venant d'une preuve qu'on a présente à l'esprit est chose nécessaire [et] non libre, je veux dire qu'il n'est pas en nous de le refuser ou de l'accorder, comme il est en nous de nous tenir debout ou non. Et puisque la liberté est une condition de la responsabilité, celui qui acquiesce à une erreur en conséquence d'une considération qui s'est présentée à son [esprit] est excusable, s'il est homme de science. p. 14 C'est pourquoi le [Prophète] (sur lui soit le salut !) a dit : « Quand le juge, ayant fait tout ce qui dépendait de lui, atteint le vrai, il a une récompense double ; s'il s'en écarte, il a une récompense [simple]. Et quel juge a une [tâche] plus grande que celui qui juge si l'univers[48] est tel ou n'est pas tel? Ces juges[49] sont les savants, à qui Dieu a réservé l'interprétation. Cette erreur sur la loi divine, qui est pardonnable, c'est l'erreur dans laquelle peuvent tomber les savants[50] lorsqu'ils se livrent à la spéculation sur les choses difficiles sur lesquelles la Loi divine les a chargés de spéculer. Mais l'erreur dans laquelle tombent les autres catégories d'hommes est un pur péché, soit que l'erreur porte sur les choses spéculatives ou sur les choses pratiques. De même que le juge ignorant dans la sonna, s'il se trompe dans son jugement, n'est pas excusable, de môme celui qui juge sur l'univers[51] sans réunir les conditions [requises pour être en état] de juger, n'a pas d'excuse : c'est un pécheur ou un infidèle. Et si celui qui juge sur le licite et le défendu doit préalablement réunir les conditions de l'idjtihâd, à savoir la connaissance des principes fondamentaux et la connaissance de la déduction qui opère sur ces principes au moyen du syllogisme, combien plus cela est-il exigible de celui qui juge sur l'univers, je veux dire de connaître les principes intellectuels et les procédés de déduction qui s'y appliquent !  

En somme, l'erreur dans la Loi divine est de deux sortes : une erreur pour laquelle est excusable celui qui sait spéculer sur cette matière dans laquelle l'erreur est commise, comme est excusable le médecin habile quand il se trompe dans l'art médical, et le juge habile quand il se trompe en jugeant, et pour laquelle n'est pas excusable celui dont ce n'est pas l'affaire; et une erreur pour laquelle nul n'est excusable, qui, si elle porte sur les principes de la Loi religieuse, est infidélité, et si elle porte sur ce qui est subordonné aux principes, hérésie. 

Cette [seconde sorte d'] erreur est celle qui a lieu sur les choses à la connaissance desquelles conduisent également les diverses méthodes d'argumentation, et dont la connaissance est, de cette manière, accessible à tous : par exemple, la reconnaissance de l'existence de Dieu (Béni et Très-Haut !), de la mission des prophètes, de la béatitude ou des tourments de la vie future; car à ces trois principes fondamentaux conduisent [également] les trois sortes de preuve [qui sont telles] p. 15 que nul ne peut se dispenser de donner son assentiment, en vertu de l'une d'entre elles, a ce qu'il est tenu de connaître, je veux dire les preuves oratoire, dialectique, et démonstrative. Celui qui nie de pareilles choses est, lorsqu'elles forment un des principes de la Loi divine, un infidèle, qui résiste de bouche et sans conviction, ou [qui ne résiste que] parce qu'il néglige de s'appliquer à en connaître la preuve. Car si c'est un homme de démonstration, une voie lui a été préparée [pour le conduire] à l'acquiescement par la démonstration, s'il est un homme de dialectique, par la dialectique, et s'il est un homme d'exhortation, par les exhortations ; et c'est pourquoi le [Prophète] (sur lui soit le salut !) a dit : « Il m'a été ordonné de combattre les gens jusqu'à ce qu'ils disent : « Il n'y a de divinité que Dieu », et qu'ils croient en moi » ; il veut dire [qu'ils croient en moi] par n'importe laquelle des trois voies [qui conduisent] à la croyance. Quand aux choses trop abstruses pour être connues autrement que par la démonstration, Dieu a fait à ceux de ses serviteurs qui n'ont aucun accès à la démonstration soit à raison de leur naturel, soit à raison de leurs habitudes, ou faute de moyens de s'instruire, la grâce de leur en donner des figures et des symboles ; et il les a invités à donner leur assentiment à ces figures, car ces figures peuvent obtenir l'assentiment au moyen des preuves accessibles à tous, je veux dire les [preuves] dialectiques et les [preuves] oratoires. C'est la raison pour laquelle la Loi divine se divise en exotérique et ésotérique. L'exotérique, ce sont ces figures employées comme symboles de ces intelligibles ; et l'ésotérique, ce sont ces intelligibles, qui ne se révèlent qu'aux hommes de démonstration : ce sont ces quatre ou cinq sortes d'êtres dont parle Abou H'âmid dans le livre de la Démarcation.[52] S'il arrive, comme nous l'avons dit, que nous connaissions la chose en elle-même par les trois méthodes, nous n'avons pas besoin de la symboliser par des figures, et elle n'offre, dans son sens extérieur, aucun accès à l'interprétation. Et cette sorte de sens extérieur, s'il a trait aux principes fondamentaux, celui qui s'avise de l'interpréter est un infidèle, par exemple celui qui croit qu'il n'y a pas de béatitude dans une vie future, ni de tourments, et que ce dogme n'a d'autre but que de préserver les hommes les uns des autres dans leurs corps et dans leurs biens,[53] qu'il n'est qu'un artifice, et qu'il n'y a d'autre fin pour l'homme que sa seule existence sensible. 

Cela étant établi, p. 16 il résulte clairement, pour toi, de ce que nous avons dit, qu'il y a dans la Loi divine un sens extérieur qu'il n'est pas permis d'interpréter, dont l'interprétation, s'il s'agit des principes fondamentaux, est infidélité, et s'il s'agit de ce qui est subordonné aux principes, hérésie ; mais qu'il y a aussi un sens extérieur dont l'interprétation est obligatoire pour les hommes de démonstration et qu'ils ne peuvent prendre à la lettre sans être des infidèles, tandis que pour ceux qui ne sont pas hommes de démonstration, le fait de l'interpréter, de le détourner de son sens apparent, est, de leur part, infidélité ou hérésie. Tels sont le verset [où il est dit que Dieu] se dirigea [vers le ciel], et le h'adith [selon lequel Dieu] descend [vers le ciel de ce bas monde]. C'est pourquoi le [Prophète] (sur lui soit le salut !) a dit de l'esclave noire qui lui répondait que Dieu est dans le ciel : « Qu'on lui donne la liberté, car elle est croyante. » C'est qu'elle n'était pas du nombre des gens de démonstration.[54] La raison en est que, pour cette sorte de gens chez qui l'assentiment ne vient que de l'imagination, je veux dire qui n'acquiescent à une chose qu'en tant qu'ils l'imaginent, il est [bien] difficile d'acquiescer à une réalité qui ne se rapporte pas à une chose imaginable. Cela s'applique aussi à ceux qui ne comprennent, en fait de rapport de ce genre, que l'espace, c'est-à-dire à ceux qui, supérieurs aux hommes de la classe précédente par une légère teinture de spéculation, croient à la corporéité.[55] Aussi la réponse à faire à ceux-ci, au sujet de pareilles choses, c'est que ce sont des choses obscures, et qu'on doit s'arrêter sur la parole du Très-Haut : « Nul n'en connaît l'interprétation, si ce n'est Dieu et les hommes de démonstration[56] ». Outre que, s'accordant à reconnaître que cette sorte [de sens extérieur] doit être interprété, ils diffèrent sur l'interprétation qu'il en [faut donner], et cela à raison du degré d'avancement de chacun dans la connaissance de la démonstration. 

Il y a [encore] dans la Loi divine une troisième catégorie [de textes], indécise entre les deux autres, et au sujet de laquelle il peut y avoir doute. Certains, parmi ceux qui s'adonnent à la spéculation, rangent ces [textes] dans la [catégorie du] sens extérieur dont l'interprétation n'est pas permise, d'autres les rangent dans la [catégorie du] sens intérieur qu'il n'est pas permis aux savants de prendre à la lettre. La cause en est dans la difficulté et l'obscurité de cette catégorie [de textes] ; et celui qui s'y trompe est excusable, j'entends [s'il est] du nombre des savants. 

Si donc on demande : « Puisqu'il est clairement établi que la Loi divine, à ce point de vue, comprend trois degrés, auquel de ces trois degrés appartiennent, selon vous, les [passages de la] révélation qui donnent des descriptions de la vie future et de ses [divers] états ? » — nous répondons : Cette question appartient évidemment à la catégorie qui comporte une diversité d'opinions. En effet, nous voyons p. 17 un parti, qui se réclame de la démonstration, soutenir qu'on doit prendre ces [textes] à la lettre, attendu qu'il n'y a pas de démonstration qui conduise à en [déclarer] absurde le sens extérieur. Telle est la voie que suivent les Ach'arites. Un autre parti, parmi ceux qui s'adonnent à la spéculation, déclare qu'il faut les interpréter, mais ils en donnent des interprétations très diverses. A cette catégorie appartient Abou H'âmid, ainsi qu'un grand nombre de S'oufis. Certains d'entre eux réunissent deux interprétations, comme le fait Abou H'âmid dans certains de ses livres. Il semble que celui qui se trompe sur cette question, parmi les savants, est excusable, et que celui qui atteint le vrai est digne d'éloge ou de récompense, si, du moins, le [premier] reconnaît l'existence et s'efforce seulement d'y appliquer l'un des modes d'interprétation, je veux dire si [son interprétation porte] sur la manière d'être de la vie future et non sur son existence ; car l'interprétation ne va pas jusqu'à la négation de l'existence. Seule, la négation de l'existence, en cette [question], est infidélité, parce qu'elle se rapporte à l'un des principes fondamentaux de la Loi religieuse, auquel on arrive à acquiescer par les trois méthodes communes « au blanc et au noir[57] ». Quant à ceux qui ne sont pas hommes de science, ils doivent prendre ces [textes] à la lettre, et [toute] interprétation de ces [textes] est, à leur égard, infidélité, parce qu'elle conduit à l'infidélité. Et voilà pourquoi nous pensons qu'à l'égard des hommes dont le devoir est de croire au sens extérieur, l'interprétation est infidélité : c'est qu'elle conduit à l'infidélité.[58] L'homme d'interprétation qui leur divulgue cette [interprétation] les invite à l'infidélité. Or, celui qui invite à l'infidélité est infidèle. C'est pourquoi les interprétations ne doivent être exposées que dans les livres [du genre] démonstratif, parce qu'alors il n'y a que les hommes de démonstration qui puissent en prendre connaissance ; tandis que si on les expose dans d'autres livres que ceux du [genre] démonstratif, et au moyen des méthodes poétique, oratoire, ou dialectique, comme le fait Abou H'âmid, c'est une faute contre la Loi divine et contre la philosophie,[59] bien que notre homme n'ait agi qu'à bonne intention. Il a voulu accroître ainsi [le nombre] des hommes de science : il a accru ainsi la corruption plus que le nombre des hommes de science ! Par là, des gens ont été conduits à détracter la philosophie, d'autres la Loi religieuse, et d'autres, les deux à la fois. Il semble que ce soit là un des buts qu'il [poursuit] p. 18 dans ses livres ; et la preuve qu'il a voulu par là donner l'éveil aux esprits, c'est qu'il ne s'attache pas, dans ses livres, à une doctrine déterminée : avec les Ach'arites, il est ach'arite, avec les S'oufis, s'oufi, et avec les Philosophes, philosophe;[60] si bien qu'on peut lui appliquer ce [vers connu] : 

« Un jour Yéménite si je rencontre un homme du Yémen, et si je rencontre un Ma'addile, ‘Adnânide. »

Le devoir des chefs des musulmans est d'interdire ses livres de science, sauf à ceux qui sont hommes de science, comme c'est leur devoir d'interdire les livres du [genre] démonstratif à quiconque n'est pas apte à les comprendre ; quoique le mal que peuvent faire aux gens les livres du [genre] démonstratif soit moindre, parce qu'ils ne sont guère lus que par des hommes d'esprit supérieur; et [les hommes de] cette catégorie ne tombent dans l'erreur que faute d'une culture scientifique supérieure, par suite de lectures faites sans ordre et entreprises sans maître. Mais celui qui divulgue[61] ces [livres] à la masse, contrevient aux invitations de la Loi divine ; car c'est faire tort à la classe d'hommes la plus élevée et à la classe d'êtres la plus élevée, puisque [ce qui] est juste relativement à la classe d'êtres la plus élevée, [c'est] qu'ils soient connus dans leur fond par ceux qui sont en état de les connaître dans leur fond, et qui sont la classe d'hommes la plus élevée ; et plus grande est la valeur d'un être, plus grande est l'injustice commise envers lui, qui consiste à le méconnaître. C'est pourquoi le Très-Haut a dit : « Certes, associer [à Dieu d'autres divinités] est une grande injustice.[62] » 

Voilà ce que nous avons jugé bon d'établir au sujet de ce genre de spéculation, je veux dire la question des rapports de la Loi religieuse et de la philosophie, et les règles de l'interprétation en ce qui concerne la Loi religieuse. N'était la publicité de ce [sujet] et des questions que nous avons touchées, nous ne nous serions, certes, pas mis dans le cas d'en écrire un [seul] mot et d'avoir à nous en excuser auprès des hommes d'interprétation ; car la place de ces questions est dans les livres du [genre] démonstratif. C'est Dieu qui guide et qui aide à faire ce qui est bon. 

Il faut que tu saches que le but de la Loi divine n'est autre que d'enseigner la vraie science et la vraie pratique. La vraie science, c'est la connaissance du Dieu Très-Haut et de toutes les choses telles qu'elles sont, spécialement de la Loi religieuse, de la béatitude p. 19 et des tourments de l'autre vie. La vraie pratique consiste à accomplir les actions qui procurent la béatitude et à éviter celles qui procurent les tourments. La connaissance de ces actions est ce qu'on nomme la science pratique. Ces [actions] sont de deux sortes. Les unes sont des actions extérieures, corporelles, et la science dont elles sont l'objet est celle qu'on nomme la jurisprudence. Les autres sont des actions psychiques, comme la gratitude, la patience, et autres dispositions morales que la Loi divine recommande ou défend, et la science dont elles sont l'objet est celle qu'on nomme la [science de] l'ascétisme ou les sciences de la vie future. C'est à cela que songeait Abou H'âmid en [écrivant] son livre : comme les gens avaient abandonné ce [troisième] genre [de science] pour s'adonner entièrement au second, mais que ce [troisième] genre est plus important pour la piété,[63] qui a pour résultat la béatitude, il nomma son livre : Revivification  des sciences de la religion. —Mais nous sommes sortis de notre sujet, revenons-[y]. 

Nous disons donc : Puisque la Loi divine n'a d'autre but que l'enseignement de la vraie science et de la vraie pratique ; puisque l'enseignement est de deux sortes [suivant qu'il porte sur], la conception ou [sur] l'assentiment, comme l'expliquent les représentants de la science du kalam ; puisque les méthodes d'assentiment qui s'offrent aux gens sont [au nombre de] trois, démonstrative, dialectique, oratoire, et les méthodes de conception [au nombre de] deux, ou la chose elle-même, ou son symbole ; puisque les gens ne sont pas tous, par leur naturel, propres à recevoir les démonstrations, ni même les argumentations dialectiques, outre la difficulté que présente l'étude des argumentations démonstratives, et le temps qu'elle exige de ceux qui sont aptes à les étudier; puisqu'[enfin] la Loi divine n'a d'autre but que l'enseignement de tous — il est nécessaire que la Loi divine embrasse toutes les méthodes d'assentiment et toutes les méthodes de conception. En outre, puisque parmi les méthodes d'assentiment il en est deux qui s'étendent à un plus grand nombre de gens, je veux dire qui conduisent à l'assentiment [un plus grand nombre de gens, à savoir l'oratoire et la dialectique, l'oratoire ayant [d'ailleurs] une plus grande étendue que la dialectique, et il en est une particulière, [réservée] à un plus petit nombre de gens, à savoir la démonstrative; et puisque la Loi divine a pour premier but de s'occuper du plus grand nombre, sans négliger [cependant] de donner l'éveil aux esprits d'élite, — les méthodes qui apparaissent le plus fréquemment dans la Loi religieuse sont les méthodes p. 20 de conception et d'assentiment communes au plus grand nombre. Et ces méthodes dans la Loi religieuse sont de quatre espèces : 

La première, tout en étant commune, est [aussi], aux deux points de vue à la fois, spéciale; je veux dire que, relativement à la conception et à l'assentiment, elle est évidente, tout en étant oratoire ou dialectique : ces raisonnements sont ceux dont les prémisses, tout en étant [des propositions] communément admises ou fondées sur l'opinion, peuvent [aussi], par accident, devenir évidentes, et dont les conclusions, par accident, sont prises en elles-mêmes, sans symboles. Les arguments religieux de cette sorte n'admettent pas d'interprétation, et celui qui les désavoue ou qui cherche à les interpréter est un infidèle. 

Dans la seconde espèce, les prémisses, en même temps qu'elles sont [des propositions] communément admises ou fondées sur l'opinion, sont évidentes, mais les conclusions sont des symboles des choses qui sont l'objet de ces conclusions. Cette [espèce]-là admet l'interprétation, je veux dire en ce qui concerne ses conclusions. 

La troisième est l'inverse de la précédente : les conclusions sont les choses mêmes qui sont l'objet de ces conclusions, tandis que les prémisses sont [des propositions] communément, admises ou fondées sur l'opinion, et qui ne peuvent devenir évidentes. Celle-ci non plus n'admet pas d'interprétation, je veux dire en ce qui concerne ses conclusions, mais elle [en] admet en ce qui concerne ses prémisses. 

La quatrième a pour prémisses des [propositions] communément admises ou fondées sur l'opinion, et qui ne peuvent devenir évidentes, et, pour conclusions, des symboles des choses qui sont l'objet de ces conclusions. Ces arguments], le devoir des esprits d'élite est de les interpréter, et le devoir du vulgaire est de les prendre[64] dans leur sens extérieur. 

En somme, tout ce qui, dans ces [arguments], admet l'interprétation, n'est atteint que par la démonstration. Donc, le devoir des esprits d'élite est d'y appliquer cette interprétation, et le devoir du vulgaire est de les prendre dans leur sens extérieur, aux deux points de vue à la fois (je veux dire au point de vue de la conception et au point de vue de l'assentiment), puisque le naturel du [vulgaire] ne comporte rien de plus. 

Mais il se présente aux hommes qui s'appliquent à la spéculation sur la Loi religieuse diverses interprétations qui viennent de la supériorité que les méthodes communes ont l'une sur l'autre au point de vue de l'assentiment, je veux dire lorsque l'argument [résultant] de l'interprétation est plus persuasif que l'argument [résultant] du sens extérieur. De telles interprétations [ne] sont [que] vulgaires ; et il se peut que ce soit un devoir pour ceux dont les facultés spéculatives s'élèvent jusqu'à la faculté dialectique [de connaître ces interprétations]. Dans ce genre rentrent p. 21 certaines interprétations des Ach'arites et des Mo'tazélites, quoique les Mo'tazélites aient généralement plus de solidité dans leurs argumentations. Quant aux [hommes] qui, [parmi ceux] du vulgaire, ne sont aptes à rien de plus qu'aux arguments oratoires, leur devoir est de prendre ces [arguments] dans leur sens extérieur, et il n'est pas permis qu'ils connaissent, en aucune façon, cette interprétation.
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Message  Arlitto Jeu 09 Juin 2016, 00:24

Les gens [se divisent] donc, au point de vue de la Loi religieuse, en trois classes : 

Une classe [de gens] qui ne sont hommes de démonstration en aucune façon. Ce sont les gens [accessibles seulement aux argumentations] oratoires, [et] qui constituent la grande masse; car il ne se trouve aucun homme sain d'esprit qui soit étranger à cette sorte d'assentiment. 

Une [seconde] classe est celle des hommes d'interprétation dialectique. Ce sont les dialecticiens par nature seulement, ou par nature et par habitude. 

Une [troisième] classe est celle des hommes d'interprétation certaine. Ce sont les hommes de démonstration par nature et par art, je veux dire l'art de la philosophie. Cette interprétation ne doit pas être exposée aux hommes de dialectique, à plus forte raison au vulgaire. L'exposition à quelqu'un qui n'y est pas apte d'une de ces interprétations, surtout des interprétations démonstratives, plus éloignées des connaissances communes, conduit à l'infidélité celui à qui elle est faite et celui qui la fait. La raison en est qu'elle a pour but de ruiner le sens extérieur et d'établir le sens d'interprétation. Or, ruiner le sens extérieur dans l'esprit de quelqu'un qui n'est apte à concevoir que le sens extérieur, sans établir dans son esprit le sens d'interprétation, c'est le conduire à l'infidélité, s'il s'agit des principes fondamentaux de la Loi religieuse. 

Les interprétations ne doivent donc pas être exposées au vulgaire, ni dans[65] les livres oratoires ou dialectiques, je veux dire [dans] les livres où les argumentations sont de ces deux genres, comme l'a fait Abou H'âmid [El-Ghazâli]. C'est pourquoi on doit déclarer et prononcer, au sujet du sens extérieur dont il est douteux qu'il soit en lui-même extérieur pour tous, et dont la connaissance de l'interprétation n'est[66] pas possible pour tous, que c'est [chose] obscure, dont Dieu seul a la connaissance, et qu'il faut s'arrêter ici sur la parole de Dieu, Puissant et Grand : « Nul n'en connaît l'interprétation si ce n'est Dieu.[67] » C'est ainsi qu'il faut répondre aux questions sur les choses abstruses, à l'intelligence desquelles le vulgaire n'a nul accès, comme l'a fait le Très-Haut en disant : « Ils t'interrogeront sur l'Esprit.[68] Réponds: « L'Esprit dépend de mon Seigneur; et vous n'avez reçu, en fait de science, que peu de chose. » Quant à p. 22 celui qui expose ces interprétations à quelqu'un qui n'y est pas apte, il est infidèle, comme invitant les gens à l'infidélité : cette [divulgation] est contraire aux invitations du Législateur, surtout lorsque ce sont des interprétations fausses relatives, aux principes fondamentaux de la Loi religieuse, comme cela est arrivé à certains de nos contemporains. Nous en avons vus qui croyaient philosopher et percevoir par leur étonnante sagesse des choses contradictoires de tous points à la Loi divine (je veux dire qui n'admettent pas d'interprétation), et [qui croyaient: que c'est un devoir d'exposer ces choses au vulgaire. En exposant au vulgaire ces fausses doctrines, ils ont causé la perte du vulgaire et la leur, dans ce monde et dans l'autre. 

Le rôle de ces (gens-là], par rapport au rôle du Législateur, est semblable à celui d'un [homme] prenant à partie un médecin habile qui a pris pour rôle de conserver la santé de tous les hommes et de les délivrer des maladies en leur donnant des préceptes, susceptibles d'un assentiment général, sur l'obligation d'user des choses propres à leur conserver la santé et à les délivrer de leurs maladies, et [sur l'obligation] d'éviter les choses contraires. [S'il agit ainsi,] c'est qu'il ne lui est pas possible de les rendre tous médecins : car connaître par les méthodes démonstratives les choses qui conservent la santé et celles qui délivrent des maladies, c'est [ce qui s'appelle] être médecin. Alors l’[homme dont nous parlons] se présente aux gens et leur dit : « Les méthodes qu'a instituées pour vous ce médecin ne sont pas vraies » ; et il entreprend de les ruiner, jusqu'à ce qu'elles soient ruinées dans leur esprit. Ou bien il dit qu'elles admettent des interprétations. Mais ils ne les comprennent pas et ils ne leur donnent point leur assentiment dans la pratique. Crois-tu que les gens qui se trouvent dans ce cas feront aucune des choses qui sont utiles pour [conserver] la santé et délivrer de la maladie ? Ou que celui qui leur a découvert la fausseté des croyances qu'ils avaient touchant ces [choses] pourra les employer en les [soignant], je veux dire les [choses qui servent à| la conservation de la santé ? Non, il ne pourra les employer en les [soignant], et ils ne les emploieront pas, et leur perle sera générale. [Voilà] ce [qui arrivera] s'il leur découvre des interprétations vraies relatives à ces choses, parce qu'ils ne comprennent pas l'interprétation ; et ce sera pis s'il leur découvre des interprétations fausses : ils en viendront à ne pas croire qu'il y ait une santé qu'il faille conserver ni aucune maladie dont il faille se délivrer, bien loin p. 23 de croire qu'il y ait des choses qui conservent la santé et délivrent de la maladie. 

Tel est le cas de celui qui découvre les interprétations au vulgaire et à ceux qui n'y sont pas aptes, en ce qui concerne la Loi divine : il la corrompt et en détourne ; et celui qui détourne de la Loi divine est infidèle. Cette assimilation est réellement évidente[69] et non poétique comme on pourrait le dire, car la correspondance est exacte : le rapport du médecin à la santé des corps est [le même que] le rapport du Législateur à la santé des âmes. Je veux dire que le médecin est celui qui cherche à conserver la santé des corps quand elle existe et à la rétablir quand elle fait défaut ; le législateur est celui qui poursuit le même but relativement à la santé des âmes, et cette santé est ce qu'on nomme [la] crainte de Dieu.[70] Le Livre précieux en prescrit la recherche par les actes conformes à la Loi divine, dans plus d'un verset. Par exemple,] le Très-Haut a dit : « Il vous a été prescrit de jeûner, comme cela a été prescrit à ceux d'avant vous. Peut-être craindrez-vous Dieu ![71] » Et le Très-Haut a dit : « La chair des chameaux ne saurait toucher Dieu, ni leur sang, mais ce qui le touche, c'est la crainte que vous avez de Lui.[72] » Et il a dit : « Certes, la prière écarte de l'immoralité et de ce qui déplaît à Dieu[73] », et autres versets, contenus dans le Livre précieux, qui ont le même sens. Le Législateur, par la science religieuse ou la pratique religieuse, ne poursuit que cette santé ; et cette santé, c'est sur elle que repose la béatitude de la vie future, comme sur son contraire les tourments de la vie future. 

Il résulte donc clairement pour toi de ce [qui précède], que les interprétations vraies ne doivent pas être traitées dans les livres destinés au vulgaire, à plus forte raison les fausses. L'interprétation vraie est le dépôt dont fut chargé l'homme, et dont il se chargea, tandis que tous les êtres le redoutèrent, je veux dire le [dépôt] mentionné dans cette parole du Très-Haut : « Certes, nous avons offert le dépôt aux cieux et à la terre et aux montagnes, etc.[74] ». 

C'est par suite des interprétations, et de l'opinion qu'elles doivent être ouvertement exposées en ce qui concerne la Loi divine, que se sont développées les sectes de l'Islam, au point qu'elles se sont taxées l'une l'autre d'infidélité et d'hérésie, et [c'est] surtout [par suite] des fausses interprétations. Ainsi les Mo'tazélites ont interprété de nombreux versets et de nombreux h'adiths, et ils ont découvert leurs interprétations au vulgaire. De même ont fait les Ach'arites, bien qu'ils aient été plus avares p. 24 d'interprétations. Par là, ils ont jeté les gens dans l'inimitié, la haine réciproque et les guerres ; ils ont mis en pièces la Loi divine et divisé les gens complètement. En outre de tout cela, dans les méthodes qu'ils ont suivies pour établir leurs interprétations, ils ne sont ni avec le vulgaire ni avec les esprits d'élite ; car ces méthodes, si on les examine, ne remplissent pas les conditions de la démonstration ; on le reconnaît au moindre examen, si on connaît les conditions de la démonstration. Bien plus, beaucoup de principes sur lesquels les Ach'arites fondent leurs connaissances sont sophistiques, car ils nient un grand nombre de vérités nécessaires, par exemple la permanence des accidents, l'action des choses les unes sur les autres, l'existence de causes nécessaires des choses causées, l'existence des formes substantielles et des causes secondes. Leurs spéculatifs ont fait injure aux musulmans, en ce sens qu'une secte des Ach'arites taxe d'infidélité quiconque ne connaît pas l'existence du Créateur, Glorieux, par les méthodes qu'ils ont instituées dans leurs livres pour le connaître, alors que ce sont eux, en réalité, les infidèles et les égarés. De là leurs divergences, les uns disant que le premier des devoirs est la spéculation, d'autres disant que c'est la foi, je veux dire de ce qu'ils ne savent pas reconnaître quelles sont les méthodes communes à tous, portes par lesquelles la Loi divine appelle tous les hommes, et [parce qu'ils] pensent qu'[il n'y a pour] cela qu'une seule méthode. En quoi ils s'écartent du but du Législateur, ils s'égarent et ils égarent. 

Si l'on dit : Puisque ce ne sont pas ces méthodes, suivies par les Ach'arites et par d'autres spéculatifs, qui sont les méthodes communes par lesquelles le Législateur s'est proposé d'enseigner le vulgaire, et par lesquelles seules on peut l'enseigner, quelles sont donc les méthodes qui sont telles dans notre Loi religieuse ? — nous répondons : Ce sont uniquement les méthodes qui ont place dans le Livre précieux. Car si on examine le Livre précieux, on y trouve les trois méthodes : la [méthode] qui existe pour tous les hommes, la [méthode] commune pour l'enseignement du plus grand nombre, et la [méthode] réservée;[75] et si on les examine, il apparaît qu'on ne peut trouver des méthodes communes pour l'enseignement du vulgaire meilleures que les méthodes qui y figurent.[76] Celui donc qui les altère par une interprétation qui n'est pas claire en elle-même, ou plus claire qu'elles pour tout le monde, ce qui ne peut être, [celui-là] en détruit la p. 25 sagesse et détruit l'effet que [le Législateur] en attendait pour procurer la félicité humaine. 

Cela est extrêmement clair si on considère ce que furent les premiers musulmans et ce que furent ceux qui vinrent après eux. Car les premiers musulmans arrivaient à la vertu parfaite et à la crainte de Dieu[77] par le seul usage de ces arguments, sans les interpréter, et ceux d'entre eux qui s'occupaient d'interprétation ne jugeaient pas à propos d'en parler ouvertement. Mais ceux qui vinrent après eux, ayant fait usage de l'interprétation, leur crainte de Dieu diminua et leurs divergences se multiplièrent, leur amitié disparut et ils se divisèrent en sectes. 

Il faut donc que celui qui veut écarter de la religion cette innovation[78] demande appui au Livre précieux, qu'il recueille toutes les indications qui s'y trouvent sur chacune des choses que nous sommes tenus de croire, et qu'il s'applique à les considérer dans leur sens extérieur, autant que cela lui est possible, sans chercher à en rien interpréter, sauf quand l'interprétation est claire en elle-même, je veux dire d'une clarté commune à tous. Car si on examine les passages de la Loi divine destinés à l'enseignement des gens, il semble que leur force de persuasion aille jusqu'à un point où l'on ne peut faire sortir du sens extérieur[79] ce qui n'est pas à prendre au sens extérieur, à moins qu'on ne soit homme de démonstration ; et ce caractère propre ne se trouve dans aucune autre [espèce de] discours. 

Les arguments religieux qui, dans le Livre précieux, s'adressent à tous, ont donc trois caractères propres qui [en] indiquent la nature miraculeuse. 

1° Il n'existe rien de plus parfait qu'eux au point de vue de la persuasion et de l'assentiment [lorsqu'il s'agit] de tous [les hommes]. 

2° Ils ont, par nature, la force de persuader, jusqu'à un point où seuls peuvent les interpréter, lorsqu'ils admettent une interprétation, les hommes de démonstration.  

3° Ils contiennent de quoi éveiller l'attention des hommes de vérité sur l'interprétation véritable.  

Or cela ne se trouve ni dans les doctrines des Ach'arites ni dans les doctrines des Mo'tazélites, je veux dire que leurs interprétations n'ont pas la force de persuader, ni ne contiennent de quoi éveiller l'attention sur la vérité, ni ne sont vraies. El c'est pourquoi les hérésies se sont multipliées. 

Notre désir serait de nous consacrer à [atteindre] ce but et de pouvoir y [arriver]. Si Dieu [nous] prête vie, nous ferons pour cela tout ce qu'il nous permettra. Peut-être cela servira-t-il de point de départ peur ceux qui viendront ensuite. Car [notre] âme, à cause des tendances mauvaises et des croyances corruptrices p. 26 qui se sont introduites dans cette religion, est au comble de la tristesse et de la douleur, en particulier [à cause] des [dommages] de ce [genre] qu'elle a subis du fait de ceux qui se réclament de la philosophie.[80] Car le mal [qui vient] d'un ami est plus pénible que le mal [qui vient] d'un ennemi. Je veux dire que la philosophie est la compagne de la religion et sa sœur de lait : le mal [venant] des [hommes] qui se réclament d'elle est donc le plus pénible des maux ; outre l'inimitié, la haine violente et les disputes qui s'élèvent entre elles, alors qu'elles sont compagnes par nature, amies par essence et par disposition innée. Mais beaucoup d'amis insensés lui[81] font aussi du tort, parmi ceux qui se réclament d'elle : ce sont les sectes qui la divisent. Dieu donnera la bonne direction à tous. Il les aidera tous ensemble à l'aimer. Il réunira leurs cœurs dans la crainte de Lui. Il les délivrera de la haine et de l'inimitié, par sa grâce et sa miséricorde. 

Déjà Dieu a supprimé beaucoup de ces maux, de ces égarements, de ces fausses directions, grâce au pouvoir établi, et grâce à ce [pouvoir] il a ouvert la voie à un grand nombre de biens, en particulier pour les hommes qui suivent le chemin de la spéculation et qui ont le désir de connaître le vrai. Car Il a appelé la multitude à la connaissance de Dieu par une voie moyenne, supérieure au bas niveau de ceux qui s'enchaînent à l'autorité d'autrui, mais inférieure à l'éristique des Motékallemîn, et Il a éveillé l'attention des esprits d'élite touchant le caractère obligatoire d'une spéculation intégrale sur les principes fondamentaux de la religion.[82] 





Léon GAUTHIER.  

Professeur à l'École des Lettres d'Alger. 


[1] Le titre complet signifie littéralement : Examen critique et solution de la question de l'accord entre la Loi religieuse et la Philosophie. — Les chiffres dans la marge indiquent les pages du texte arabe édité par M. J. Müller.


[2] Le titre complet signifie littéralement : Examen critique et solution de la question de l'accord entre la Loi religieuse et la Philosophie. — Les chiffres dans la marge indiquent les pages du texte arabe édité par M. J. Müller.


[3] 


[4]  les choses existantes, les êtres, l'univers. Nous emploierons, suivant les cas, l'une ou l'autre de ces trois façons de traduire.


[5] Coran,  sourate lix, verset 2. — Cette locution  correspond exactement au latin : Et nunc erudimini.


[6]  Texte sacré, du Coran ou de la Sonna, contenant une énonciation formelle. Voir El-Mawerdi, El-alikâm es-soulthàniya, traité de droit public musulman... traduit et annoté... parle comte Ostrorog. Paris, 1901. Introduction générale, p. 21.


[7] Coran,   vii, 184.


[8] Abraham.


[9] Coran,   vi, 75.


[10] C'est-à-dire quelle structure, quelles aptitudes Dieu, en les créant, leur a données, pour la plus grande utilité des hommes.


[11] Coran lxxxviii,  17.


[12] C'est-à-dire à la structure que Dieu, en les créant, leur a donnée.


[13] Coran, iii, 188.


[14]  (Le connaissant) et la seconde fois  (Le  connaissant Dieu). Il s'agit du philosophe qui cultive la théologie rationnelle, la théodicée. (Voir le grand Dictionnaire de Calcutta. Voir également Les Prolégomènes, d'Ibn Khaldoun, traduits par de Slane. Imprimerie Nationale, 1863, 1ère partie, p. 223.

Le terme métaphysicien semble donc avoir ici une signification un peu trop étendue. Mais, d'abord, la langue française ne possède aucun mot pour désigner le métaphysicien qui s'adonne spécialement à l'étude de la théodicée. En outre, il s'agit, dans ce texte, du philosophe qui, pour arriver à la connaissance de Dieu, spécule sur tout l'univers, qui se livre, par conséquent, à l'étude de la métaphysique en général, en même temps qu'à l'étude de cette partie de la métaphysique qui a nom théologie rationnelle ou théodicée. — Notons que, chez les S'oufis, ce terme  prend une signification mystique.


[15] Voir plus haut la note 4.


[16]  Le texte de Müller, porte ici  (l’égorgement), et, à la ligne précédente,  (la purification). Dans sa traduction allemande intitulée : Philosophie und Theologie von Averroes, Munchen, 1875, p. 4, n. 2, Müller, lisant aux deux endroits (l’égorgement), traduit en conséquence. Il faut, au contraire, lire aux deux endroits (la purification), comme le font les deux éditions du Caire; car Ibn Rochd a pu comparer le syllogisme à un instrument de purification (intellectuelle), mais non à un instrument d'égorgement. C'est à cause de cette comparaison latente que nous rendons le mot  (ustensile, instrument) par le terme générique instrument, plutôt que par le terme spécifique  ustensile, quoiqu'il désigne ici évidemment un vase à ablutions : on peut bien dire en français que, le syllogisme est un instrument de purification (intellectuelle), mais non qu'il est un ustensile de purification.


[17] Dans l'Espagne musulmane et dans l'Afrique mineure, l'étude des  Ous'oul el-fiqh était, en général, absolument négligée. Voir : Le livre de Moh'ammed Ibn  Toumert, mahdi des Almohades (Collection du Gouvernement général de l'Algérie), Alger, 1903. Introduction, par I. Goldziher, p. 27 et  ibid., n. 4.


[18] .  Le mot , qui correspond au grec  τέχνη, signifie, à la fois, science et art.


[19] , la philosophie, en général, la sagesse. Ce terme a une acception plus étendue que celui de  qui désigne spécialement la philosophie grecque, continuée par les falacifa ou philosophes musulmans hellénisants.


[20] 


[21] Nous lisons, comme le propose Müller (traduction, p. 6, n. 2),  au lieu de .


[22]  persuasion, assentiment.


[23] (Littéralement vers le rouge et le noir) c'est-a-dire vers les hommes de toutes races.


[24] .


[25] Coran, xvi, 126.


[26]  la Vérité absolue, l'Etre véritable, c'est-à-dire Dieu.


[27] Coran, ii, 27. La présente citation s'applique aussi à un passage tout à fait semblable (Coran, xii, 10), cité plus loin par Ibn Rochd. Elle pourrait s'appliquer également à un troisième passage qu'Ibn Rochd ne cite point dans ce traité (Coran, vii, 52) : « Ensuite Dieu vint s'asseoir sur le trône. » 


[28] Voir la note de Müller, p. 8, n. 1 de sa traduction allemande.


[29] Coran, iii, 5. Voici le verset complet : « C'est Lui qui l'a révélé (littéralement : qui a fait descendre sur toi) le Livre, dont certains versets sont clairs et positifs et constituent la mère du Livre (c'est-à-dire sa partie fondamentale) et d'autres sont ambigus. Ceux qui ont dans le cœur une propension à l'erreur s'attachent à ce qui s'y trouve d'ambigu, par amour de la sédition et par désir d'interpréter ces [textes ambigus] : or, nul n'en connait l'interprétation si ce n'est Dieu. Quant aux (littéralement : Et les) hommes d'une science profonde, ils disent : « Nous croyons à ce [livre] : tout cela vient de notre Seigneur. » Car nul ne se souvient, si ce n'est ceux qui savent comprendre ». Ibn Rochd, construisant à sa façon, pour les besoins de sa cause, entend la fin de ce verset de la manière suivante : « Or, nul n'en connaît l'interprétation, si ce n'est Dieu et les hommes d'une science profonde », et il a soin d'arrêter là cette citation.


[30] .  Voir l'excellent travail de M. W.  Marcais, Le taqrîb de En-Nawawi, traduit et annoté. Journal Asiatique : janvier-février, 1901, p. 103, note ; juillet-août, p. 105, l. 2 et note, p. 113, note 1.


[31] ,  extérieur, exotérique.


[32] ,  intérieur, ésotérique.


[33] L'ouvrage est intitulé . On traduit généralement ce titre, dont la signification a été si controversée :  La destruction des philosophes. Nous proposons de le traduire : L'effondrement des falacifa. Il serait aisé de montrer, en citant certains passages de ce livre et de la réfutation qu'en a écrite Ibn Rochd sous le titre de  (L'effondrement de « l'Effondrement ») que telle est bien la traduction exacte du mot tehâfot : El-Ghazali et Ibn Rochd lui donnent, par exemple, pour synonyme, le mot . Le titre imaginé par El-Ghazâli signifie donc, non pas précisément qu'il va détruire le système des falacifa, mais que ce système se détruit lui-même, qu'il ne tient pas debout, parce qu'il enveloppe des contradictions et que, par conséquent, ses parties ne se soutiennent pas l'une l'autre, se renversent l'une l'autre (d'où la 6e forme , en un mot, qu'il s'effondre de lui-même. Le titre du livre d'Ibn Rochd signifie pareillement que c'est au contraire le livre d'El-Ghazâli, « L'Effondrement », qui s'effondre de lui-même, parce qu'il repose sur des contradictions que l'ouvrage d'Ibn Rochd va mettre en évidence.


[34] Le titre complet de l'ouvrage est : 


[35] C'est-à-dire de couper la phrase (nous dirions, en français, de mettre un point) après et les hommes d'une  science profonde, et non avant, dans le verset iii, 5, cité plus haut. 


[36] Au lieu de  qui n'offre aucun sens, il faut lire évidemment  comme quatre lignes plus haut.


[37] , répandu, connu par la commune renommée.  Pour l'exacte signification de ce terme technique, voir W. Marçais : Le Taqrib d'En-Nawawi, traduit et annoté. Journal Asiatique : janvier-février 1901, p. 131 ; juillet-août 1901, p. 101, n. 1, 106 n. et 125.


[38] On sait que la grammaire arabe admet seulement trois parties du discours, et qu'elle classe l'adjectif dans la catégorie du nom.


[39] Le mot djalal (), appliqué à une affaire, a les deux sens opposés de grave, importante, et de sans importance, de bagatelle. Le mot  s'arim () signifie à la fois  aurore et nuit très sombre ou une  certaine partie de la nuit.


[40] C'est le plus court et le dernier des trois traités publiés ensemble par M. J. Müller et par les deux éditeurs égyptiens. Il occupe les pages 128 à 131 de l'édition Müller et a pour titre: Appendice  relatif à la question touchée par Abou'l-Walîd [ibn Rochd] dans [son  traité intitulé] Fas'l el-maqâl (c'est-à-dire dans le présent traité).


[41] Littéralement : des choses particulières produites dans le temps futur.


[42]  éternel a parte ante, synonyme de .


[43] Celles des Motékallemîn.


[44] Coran,   xi, 9.


[45] Coran,   xiv, 49.


[46] Coran,   xli, 10.


[47] Cf. p. 9, l. 13, du texte publié par Müller, un passage analogue, dans lequel est remplacé par .


[48] , littéralement : l’existence, et par extension: [tout]  ce qui existe, l'univers. Voir, par exemple,  Maïmonide, Le Guide des Egarés, publié et traduit par S. Munk, 3 vol. Paris, 1856-1806, vol. II.


[49] On trouvera dans notre article sur « La racine  arabe  et ses dérivés », p. 435 à 454 de l’Homenaje a D. Francisco Codera, en su  jubilation del profesorado. Zaragoza, 1904, en particulier p. 447, un commentaire de tout ce passage.


[50]  Littéralement : l’erreur  qui tombe de la part des  savants, qui leur échappe.


[51] 


[52] Cf. supra, note 32


[53] Les trois éditions portent également  (et dans leurs sensations), et Müller traduit en conséquence. Il faut lire évidemment  (et dans  leurs biens propres). Cf. dans notre édition, avec traduction française, de Hayy ben Yaqdhân, roman philosophique d'Ibn Thofaïl. Alger, Fontana, 1900 (Collection du Gouvernement général de l'Algérie), un passage presque identique.


[54] Müller fait, à tort, de cette réflexion, la fin du h'adith.


[55] C'est-à-dire à la corporalité de Dieu.


[56] Cf. supra, note 25.


[57] Cf. supra, note 21.


[58] Cette phrase (depuis Et voilà pourquoi), comprise entre deux membres de phrase identiques ( « parce qu'elle conduit à l'infidélité ») et qui constitue une simple redite, me parait être une glose interpolée. Elle figure dans les trois éditions.


[59] 


[60] 


[61] Je propose de lire «celui qui les répand dans la masse, qui les divulgue à la masse... »


[62] Coran xxxi, 12.


[63]  la crainte de Dieu, la piété, la vertu.


[64] Littéralement : de les faire passer à ? (ou avec ?) leur sens extérieur. La leçon de Müller n'est acceptable ni au point de vue de la langue (faire passer un fleuve à quelqu'un par un pont, faire passer quelqu'un sur un pont), ni au point de vue du sens, puisqu'il s'agit, non pas de laisser passer ou faire passer, mais de faire rester. Je propose donc de lire dans ces deux passages faire rester). Le sens littéral de ce passage sera dès lors : de faire rester ces [arguments] dans leur sens extérieur, de les prendre au sens extérieur.


[65] Littéralement: ni établies dans... etc.


[66] Coran, iii. 5.


[67] Voir plus haut, notes 27 & 33.


[68] Selon les commentateurs les plus autorisés, il s'agit de range Gabriel, agent de la révélation, et qui est désigné parfois sous le nom de  (par exemple, Coran xvi, 104) l'Esprit de sainteté, le Saint-Esprit.


[69]  évidente, certaine. On pourrait traduire ici : apodictique, démonstrative. L'auteur veut dire que, l'analogie entre le rôle du médecin et celui du Législateur étant parfaite, ou peut raisonner de l'un à l'autre démonstrativement, avec une évidence, une certitude apodictique.


[70] Cf. supra note 61.


[71] Coran   ii, 179.


[72] Coran   xxii, 38.


[73] Coran xxix, 41.


[74] Coran xxxiii, 72. Voici la traduction du verset complet : « Certes, nous avons offert le dépôt [de la foi] aux cieux et à la terre et aux montagnes. Ils refusèrent de s'en charger et le redoutèrent. Mais l'homme s'en chargea. Certes, il est inique et égaré ! »


[75] Voici la traduction littérale du manuscrit des trois éditions : « se trouvent en lui les trois méthodes existant pour tous les hommes, et les méthodes communes pour l'enseignement du plus grand nombre des hommes, et les réservées (ou la réservée) ». Ce texte a évidemment subi quelque altération, car il n'est question dans ce traité, et dans tous les passages analogues des falacifa, que d'une seule méthode commune à tous les hommes (la méthode oratoire), d'une seule méthode accessible à l'intelligence d'un certain nombre d'hommes (la méthode dialectique), et d'une seule méthode réservée aux esprits d'élite (la méthode démonstrative). Pour obtenir un sens acceptable, il suffit de supprimer la seconde fois le substantif pluriel (les méthodes) qui pourrait fort bien avoir été ajouté après coup pur un annotateur inintelligent, et qui ensuite aurait été inintelligemment introduit par le copiste dans le corps du texte.


[76] Littéralement : qui y sont mentionnées.


[77] Cf. supra note 61.


[78]  Innovation, hérésie.


[79] C'est-à-dire faire passer du sens extérieur au sens intérieur, au sens figuré.


[80] 


[81] Il s'agit toujours, bien entendu, de la religion.


[82] Voir le volume intitulé : Le livre de  Moh'ammed Ibn Toumer, mahdi des  Almohades. Alger, 1903. L'introduction, par I. Goldziher, contient de précieuses indications sur la philosophie religieuse des Almohades, auxquels Ibn Rochd fait allusion dans ce dernier paragraphe. Lire, en particulier, p. 79 à 82, un développement dans lequel ce passage d'Ibn Rochd est directement commenté. — Voir aussi : Duncan B. Macdonald, Development of Muslim theology, jurisprudence and constitutional theory. London. 1903, chapitre v.
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Message  Arlitto Jeu 09 Juin 2016, 00:25

Les hommes ont-ils besoin d'une religion ? 

1) Pourquoi et comment, en philosophie, parler de Religion ?

- Pourquoi ? Il est entendu que tout ce qui concerne l’Homme dans son essence et dans son existence concerne aussi la philosophie s’il est vrai que celle-ci doit d’abord répondre à la question “Qu’est-ce que l’Homme”, comme l’affirme Kant. Il est par ailleurs indiscutable que la religion est une composante essentielle de la Culture, au même titre que l’Art. Enfin il suffit de jeter un oeil sur l’histoire de la philosophie pour s’apercevoir que, de tous temps, les débats des philosophes avec (pour ou contre) la religion constitue une matière riche en réflexions et spéculations.
- Comment ? On n’attend pas que le philosophe prenne nécessairement parti, ni qu’il se penche sur telle religion en particulier plutôt que sur telle autre, du moins dans le cadre de la “philosophie générale”. On attend qu’il délivre le sens, le ‘Pourquoi’ du phénomène religieux dans son ensemble. Qu’il éclaire peut-être le sens des réponses religieuses (dogmes) à l’aune des questions philosophiques ?
 

2) Qu'est-ce que la religion ?
 

- Définition a minima : une religion est un ensemble institué ("église", "clergé") de croyances, de rites et de règles qui comportent au moins la croyance en une divinité et l'espérance d'un "au-delà". Deux aspects sont remarquables :
- Un aspect social et extérieur, le culte. Comme l'indique son étymologie (religion vient du latin "religare" qui signifie lier, rassembler) la religion est une forme de lien social – bien policé sinon déjà politique - autour d'un culte commun reliant l’humanité “horizontalement” à la faveur d’un lien “vertical” avec Dieu…
- Un aspect personnel et intérieur, la foi : pour une personne, c'est d'abord métaphysiquement le fait de croire en Dieu, puis existentiellement le fait de régler sa vie en fonction de cette croyance intime.
 

3) Pourquoi la religion existe-t-elle encore dans le monde (problématique) ?
 

- Est-ce un besoin fondamental de l'homme ? L’homme étant un “animal métaphysique” comme l’écrivait A. Schopenhauer, est-il naturel voire nécessaire pour lui de croire en l’existence d’un Dieu, d’espérer un salut éternel ?
- Mais peut-être ce besoin est-il de nature plus sociale et politique que réellement métaphysique ? La pérennité finalement assez étonnante des religions ne s’expliquerait-elle pas, avant tout, par des motifs d’appartenance culturelle voire de revendication politique ? La religion ne serait-elle pas alors un prétexte (afin de préserver un ordre social ou justifier une révolution, etc.) plutôt qu’un motif sincère et légitime ?
 
4) Plan de la leçon : 1) Les fondements anthropologiques et les formes historiques de la religion (la religion comme constante chez l'homme et dans la culture des peuples), 2) Les justifications rationnelles et philosophiques de la religion (les philosophes et les religieux peuvent-ils être d'accord ?), 3) Du théisme à l'athéisme : les critiques philosophiques de la religion.
 

I - Les fondements anthropologiques et les formes historiques de la religion
 

1) Les fondements anthropologiques : de la croyance à la religion
 
a) Le mécanisme psychologique de la croyance

- La croyance est une disposition de l'esprit qui se manifeste sous la forme d'une adhésion irréfléchie à une idée tenue pour vraie.  C'est ce caractère irréfléchi qui nous fait dire : la croyance est le contraire même de la raison ! Or nous venons d'écrire que la croyance prétend à la vérité. De plus raison et croyance ne s'opposent pas a priori, puisque celui qui croit en quelque chose pense qu'il a raison d'y croire. La croyance n'est donc pas le contraire de la raison mais le contraire de la réflexion et de la démonstration.
- Il ne faut pas davantage confondre croyance et doute : c'est bien parfois pour stopper le doute que l'on fait le choix de croire. Il existe au moins trois usages différents du verbe “croire” en français. 1) Croire que (il va pleuvoir) : cela se rapporte à des évènements (l’incertitude domine). 2) Croire à (la démocratie) : cela se rapporte à des idées, des opinions. 3) Croire en (mes parents, moi-même, …Dieu) : cela se rapporte aux personnes, la croyance se fait confiance (et la certitude prédomine). Il est clair que la croyance religieuse appartient à cette dernière modalité.
- Quelle est la nécessité de "croire", en général, dans la vie de tous les jours ? Nous ne pourrions faire le moindre geste ni accomplir la moindre action sans croyance. Nos perceptions, notre maîtrise en général d’une situation donnée est si lacunaire que nous ne saurions nous passer d’une croyance anticipante qui nous permet de percevoir, en quelque sorte virtuellement, la totalité d’une situation et d’y répondre adéquatement. “Percevoir, c’est croire à un monde” disait ainsi Merleau-Ponty.
Qu'advient-il de celui qui, dans l’existence, ne croit en rien, n'a confiance en personne ? Dans ce cas il est craindre que le scepticisme ne vire au désespoir ! Ne peut-on considérer par exemple la dépression comme une maladie de la croyance, une perte déstabilisante de toute confiance, la carence (ou la mise à nue critique) des illusions qui font le sel de la vie ?
- La croyance constitue donc une attitude naturelle, nécessaire ; elle ne devient religieuse ou superstitieuse qu’à partir du moment où elle se donne des objets eux-mêmes “surnaturels”.
Il est pourtant exact que la croyance et la raison s'opposent sur plusieurs points. La raison est objective et universelle tandis que la croyance est subjective et personnelle. D'autre part la croyance s’appuie une faculté psychologique différente de la raison, à savoir l'imagination. Quand on ne sait pas, on imagine, et naturellement on croit ce qu'on imagine… Mais surtout on imagine ce que l'on désire ou ce que l'on craint. En effet la croyance répond en général à un désir, une inquiétude, une question sans réponse. 
Par exemple, la superstition prend racine sur une série d'angoisses et de questions, telles que : pourquoi le malheur, l’accident, la maladie, la haine de l’autre ?
- Donc on peut dire que la croyance apporte du sens à la vie justement lorsque le sens vient à manquer. En elle-même, la croyance n'est pas spécifiquement "religieuse", mais elle le devient lorsque la “réponse” devient durable et partagée socialement, lorsqu’elle se fait culte. Pour cela nous devons maintenant tenir compte d’un paramètre essentiel, constitutif de la religion (mais non exclusif) : le phénomène du sacré.
 

b) Le sacré et le culte des morts
 

- Qu'est-ce qui est "sacré", d'une manière très générale ? Quelque chose – objet, symbole, personne, animal… – qui mérite aux yeux des humains une considération et un respect absolus, parce qu’il touche en général à cet aspect essentiel de l’existence qui n’est autre, paradoxalement, que la mort elle-même, et par conséquent qui concerne aussi les Ancêtres.
- Notons que le "sacré" possède un caractère ambivalent : crainte et adoration se mêlent ou alternent (ce qui se conçoit bien dans tout rapport à la mort, aux “esprits”, aux “pères” et bien entendu aux dieux).
- Sans doute le culte le plus ancien, racine du sentiment religieux de l'homme, n’est autre que le culte des morts. Les préhistoriens considèrent généralement que l’esprit religieux est apparu avec les premières sépultures. Fondamentalement, quelle est la signification de la sépulture ? Avant tout elle consiste en une marque ou un symbole (inscription, pierre, croix…) attestant qu’en ce lieu (“ci-gît”), après ou malgré la mort, une existence, une âme ou un esprit distinct du corps pourrissant subsistent.
- Dans le cadre des premières religions, il est clair que les esprits sont avant tout les esprits des morts. Mais le culte des morts est tout aussi logiquement le culte des Ancêtres, ce qui définit par exemple le "totémisme" (représentation de l'"ancêtre" de la tribu, généralement un animal). En quoi ceci relève t-il déjà de la religion, au sens social du mot ? Parce qu’il s’agit bien d’une divinité représentant le “Père” de la tribu, à laquelle celle-ci voue un culte. Dans son ouvrage Totem et tabou, Freud fait l’hypothèse que la religion dériverait du meurtre du Père primordial, ce Père de la horde exécuté par les fils pour s’affranchir de sa violence et de sa domination, et pour pouvoir régner à leur tour sur les femmes de la tribu ; la religion serait en quelque sorte la célébration de cet acte originel et fondateur, mais sur le mode socialement apaisant de la culpabilité et du respect.
- Comment, accessoirement, peut-on comprendre la pratique fort ancienne de la "magie" ? La “magie” participait de ce culte des morts et donc de la religion (contrairement à ce que certains ont pu dire), puisqu’elle consistait bien à convoquer les esprits des morts afin d’obtenir leur faveur et d’en tirer un avantage pratique (une guérison par exemple).
 
c) Une forme de lien social
 

- Lorsqu'une croyance s'installe durablement et prend la forme d'un culte collectif voué à une entité surnaturelle et sacrée, on peut considérer qu'une religion existe. 
- Socialement, le mode d'existence de la religion consiste à instituer des rites et des règles. L'attitude exigée est alors invariable : dévotion et surtout obéissance ! 
- La religion est donc bien une manifestation – archaïque, autoritaire, et parfois violente – d'un Pouvoir exercé sur les peuples. C'est pour nous l’aspect négatif - anti-républicain et anti-démocratique - de toute religion. Les trois reproches que l’on peut faire à la religion, de ce point de vue, sont classiquement ceux :
- du dogmatisme : les “vérités” religieuses, révélées ou dites par les prêtres, ne se discutent pas.
- de l’intolérance : il n’y a qu’une vérité religieuse, les autres religions sont fausses.
- du fanatisme : il est juste de défendre la religion par toute action adéquate, pouvant aller jusqu’au crime, au génocide ! Toutefois il ne faut jamais oublier que les fanatiques sont toujours manipulés par des “coquins” comme le disait Voltaire, de sorte que le terrorisme soi-disant religieux, par exemple, n’est bien souvent qu’une action politique déguisée en sacrifice religieux (voire un acte mafieux déguisée en action politique).
 
- Mais il existe un aspect plus pacifique, culturellement plus bénéfique. La religion fait exister des valeurs comme le respect en général et en particulier le respect de la Tradition. En effet il serait assez facile de montrer qu’une société ne peut survivre sans repère traditionnels, ce qui équivaudrait à dire sans culture... Mais il y a une marge entre “respecter les traditions” comme valeurs au titre de  la culture, justement, et prétendre conserver une vie sociale réglée selon des principes entièrement traditionnels, comme le voudraient les traditionnalistes ou les “réactionnaires” qui nient par là-même la réalité de l’Histoire (et son moteur : la liberté).
 

2) Les formes historiques de la religion
 

a) Superstition et animisme (formes pré-religieuses)
 

- La superstition consiste à croire en l’existence de forces surnaturelles efficientes, capables d’influencer le cours des évènements. Elle se résume parfois à la peur qu’on éprouve face à un inconnu ressenti comme menaçant.
- Proche de la superstition, l’'animisme n’est rien d’autre littéralement que la croyance aux "esprits". Plus précisément, cela définit cette mentalité consistant à attribuer une "âme" (anima) ou une intention (généralement mauvaise) à certains êtres naturels (un volcan, etc.), surtout s'ils représentent un danger pour l'homme et s’ils sont cause pour lui de malheurs. Il faut bien trouver une explication, désigner un responsable ! L’”esprit” apparait alors comme la projection de l’intention ou de la raison que l’homme n’ose pas se prêter à lui-même, ou bien il pallie à l’absence de raison scientifiquement appréhendable des phénomènes naturels (quand le volcan entre en irruption, c’est l’esprit du volcan qui se fâche ou plutôt qui nous fâche, car la naïveté et la non-responsabilisation n’excluent pas la culpabilité). Mais il ne s'agit pas vraiment d'une religion car les entités "surnaturelles" sont en réalité immanentes à la nature et non transcendantes. De plus elles sont en nombre infini, ne forment pas un ensemble ou une “famille” comme dans le panthéon des dieux.
- Il n’y a pas grand chose à “sauver” de la superstition (sauf au titre du “folklore”), non seulement à cause de sa naïveté, mais aussi à cause de l’attitude anti-philosophique, anti-réflexive et dé-responsabilisante qu’elle induit.
 

b) Le polythéisme et les religions "païennes"
 

- Ces religions qui consistent à croire en "plusieurs dieux" – lesquels, malgré leurs représentations généralement anthropomorphiques, sont souvent les symboles de grandes entités naturelles (le soleil, la mer, etc.) – sont apparues à une époque relativement récente de la proto-histoire, avec la découverte et la pratique de l'agriculture. Celle-ci ayant entrainé une nouvelle forme d'organisation sociale (en "villages"), la religion devient un véritable ordre social tout entier consacré à la vénération des dieux "païens", c'est-à-dire en fin de compte "paysans".
- Ces religions, en grande partie disparues (à l'exception notable de l'hindouisme), sont structurées par une relation d'ordre mimétique entre des mythes et des rites. Voyons cela :
- Qu'est-ce qu'un mythe ? Un mythe est un récit légendaire transmis oralement et racontant comment les dieux ont, à l’origine, créé les êtres et les choses. Comment, d’une manière très générale, quelque chose est venu à l’existence.
- Qu'est-ce qu'un rite ? Un rite est une mise en scène réglée et chronique des évènements racontés par le mythe. Ce n’est rien d‘autre que leur évocation et leur répétition symboliques.
- Qu'est-ce qu'un sacrifice ? Originellement,  structurellement, les rites sont avant tout sacrificiels. Cela se comprend puisque le mythe étant le récit d’un don d’existence effectué par les dieux, le rite et plus précisément donc le sacrifice se présente comme le remerciement que les humains adressent régulièrement aux dieux. Ce n’est au fond rien d’autre qu’un échange symbolique (pas uniquement symbolique… car le sang doit couler !). Cependant le sacrifice a pris un sens plus trivial :  les humains ont toujours quelque chose de supplémentaire et souvent de superfétatoire à demander, ce qui finit par éloigner le sacrifice de sa signification sacrée originelle et le rend finalement obsolète, inopérant symboliquement.
- Le caractère violent des sacrifices d’une part, d’autre part le fait que les rites et les mythes de dégradent peu à peu en "folklore" dépourvu de sens n'ont pas peu contribué à la faillite historique de ces religions polythéistes.
 

c) Le monothéisme
 

- Il existe une tradition monothéiste relativement cohérente (et pourtant divisée) qui après une tentative égyptienne avortée se déploie en trois "Révélations" successives : l'Hébraïsme (ou Judaïsme), le Christianisme, l'Islam. "Monothéisme" signifie bien sûr croyance en un seul Dieu, donc on peut affirmer en toute rigueur que ces trois religions vénèrent… le même Dieu. Tous ces peuples, toutes ces religions et ces églises pour un seul Dieu, cela fait beaucoup de raisons de …se combattre ! Alors que les religions polythéistes se montraient relativement tolérantes les unes envers les autres puisqu'elles fonctionnaient en vase clos.
- Le terme de "Révélation" a une signification bien précise qui permet de distinguer monothéisme et polythéisme : alors que les dieux païens se manifestaient par "apparitions" (en se montrant…), leur nature étant à la fois corporelle et spirituelle, le dieu unique se révèle à travers sa Parole (il est le Verbe, pur esprit) et par l'intermédiaire de guides et de prophètes… C'est la raison pour laquelle les philosophes (antiques ou modernes) n'ont jamais totalement écarté la religion (monothéiste) de leurs interrogations : mis à part son fondement même (l'existence de Dieu), cette religion ne se présente pas comme irrationnelle, elle autorise de multiples interprétations philosophiques (cf. partie II de la leçon).
En attendant il est possible de dégager les traits principaux de chacune des grandes religions monothéistes.
- Le Judaïsme : c’est la religion de l’élection du peuple juif, qui a vu naitre notamment le messianisme, avec la promesse d’un Royaume Eternel. L’intérêt philosophique de cette religion est, sans conteste, la notion d’historicité et la mise en avant de la liberté humaine (avec la doctrine du péché originel). Marque la fin sans concession de la violence sacrificielle, propre aux religions polythéistes.
- Le Christianisme : c’est la religion “morale” de l’Amour universel, la religion “humanisée” du Dieu fait homme, incarné, mais sacrifié pour sauver l’humanité. Bien qu’elle se veuille universelle, c’est avant tout la religion de l’Occident.
- L'Islam : religion plus “politique” (si l’on en juge par la biographie de son fondateur Mahomet au VIIè siècle et par ses formes récentes comme l’”l’islamisme) religion de la fraternité militante voire révolutionnaire... Théologiquement, l’Islam préconise un retour aux vérités révélées de l’Ancien testament, et notamment la croyance et l’obéissance au dieu unique Allah.
 
Bilan de la la 1ère partie
 
- Au vu de ce qui a été dit, on peut sans doute considérer que la religion est une attitude "naturelle" chez l’homme – nécessaire en ce sens - et qu’elle était historiquement inévitable.
- Reste à savoir si l'homme a encore besoin d'une religion lorsqu’il dispose de la Raison sous ces formes objectivement développée que sont la Science, le Droit, ou la Philosophie…
 

II – Les justifications rationnelles et philosophiques de la religion
 

1) La théologie rationnelle
 

- On distingue en général la théologie "révélée" et la théologie "rationnelle". Etymologiquement la "théologie" est la science de Dieu, ce que l'on peut dire et savoir à propos de Dieu. La théologie "révélée" est réservée aux religieux: elle consiste seulement à commenter les textes sacrés (la Bible), à développer leur symbolique, sans les interroger sur leur validité ou sur leur fondement. C'est du prêchi-prêcha… de haut vol, si l'on peut dire !
- Par contre on peut définir la théologie rationnelle comme l'effort de la raison, en l'occurrence de la philosophie, pour justifier une croyance. On cherchera à savoir par exemple : quelle est l'essence de Dieu ? peut-on prouver son existence ? le message de Dieu est-il clair ou ésotérique (à clarifier, à interpréter) ? Etc.
- Comme on l'a déjà dit, tout part du fait que la parole de Dieu, la Révélation, est assimilée au Logos : le Verbe, la parole de vérité, le discours vrai. En tant que telle cette parole ne peut qu'intéresser les philosophes !
- D'abord, le concept de "Dieu" n'est pas en soi un scandale pour la raison. Pourquoi, quelle est sa "nature" supposée" ? Dieu n’est-il pas censé être avant tout Esprit, Intelligence, Raison d’être de toute chose ?
C’est en ce sens qu’il est dit dans la Bible : "Dieu a fait l'homme à son image", au sens où Dieu étant Esprit il a donné aux hommes un esprit, une conscience, et même le libre arbitre…
 
- Une forme de "connaissance" de Dieu est-elle possible ?
Saint Thomas d'Aquin (13è siècle) – "Notre connaissance naturelle a son origine dans les sens, elle ne peut donc pas s'étendre au-delà du point où le sensible peut la conduire. En partant des réalités sensibles, notre intellect ne peut pas parvenir à la vision de l'essence divine. Les créatures sensibles, parce qu'elles sont les effets de Dieu, n'ont pas le même pouvoir que leur cause. Il n'est donc pas possible, en partant de la connaissance des réalités sensibles, de connaître tout le pouvoir de Dieu, ni par conséquent de voir son essence. Mais parce que les effets dépendent de la cause, ils peuvent nous conduire à savoir que Dieu est, et à connaître tous les attributs qui lui conviennent nécessairement, au titre de cause première de tout le réel et supérieure à tous ses effets. Nous connaissons donc de Dieu son rapport aux créatures, c'est-à-dire qu'il est la cause de toute la création ; nous connaissons aussi la différence entre Dieu et ses créatures, car il ne fait pas nombre avec les êtres dont il est la cause ; et nous savons que la distance qui le sépare des êtres créés n'est pas en lui un défaut mais un excès". (Somme Théologique)
 

- D'après ce texte d’un célèbre théologien du Moyen-Age, nous voyons que la connaissance parfaite de Dieu est impossible, car son essence dépasse les facultés de notre entendement (limité au sensible) ; mais nous pouvons néanmoins en savoir quelque chose, et notamment le fait qu’il existe en partant des créatures dont il est la cause nécessaire.
 
- L'un des termes important employé par St Thomas est celui d'existence. Il est bien différence de celui de présence, par exemple. Les dieux païens étaient en quelque sorte "présents" parmi les hommes, ou jamais bien loin, séjournant quelque part en un lieu réservé (l'"Olympe" chez les grecs). Du moins les Anciens l'imaginaient-ils… Tandis que le Dieu unique, il n'est pas exagéré de dire qu'il existe tout en étant absent… Philosophiquement, nous dirons qu'il n'est pas "immanent" mais "transcendant"… C'est aussi toute la différence qui existe entre l'image et la parole, l'apparition et la révélation. C’est évidemment en ce sens qu’il est dit que "Dieu est au Ciel", c’est-à-dire précisément qu’il ni sur terre ni au ciel, car il n’est pas de ce Monde.
 
- Pour la théologie, il s'agit donc d'abord de croire en son existence… C'est bien là le tout premier message de la Révélation, le premier commandement : crois en moi, J'existe ! C'est en quelque sorte le "cogito" de Dieu : tu crois en moi, donc j'existe… (version toutefois un peu ironique et biaisée de la version officielle : Je te dis que J'existe, donc tu dois croire)…
- Le 2è message de Dieu (celui de l'Ancien Testament) est celui-ci : je suis le Seul et Unique Dieu. C'est-à-dire que tous les autres dieux sont des faux, des produits de votre imagination. Avant tout, aimez-moi !
- Le message de Jésus-Christ (celui qui prétend être "Fils de Dieu" donc Dieu lui-même) est un peu différent, c'est plutôt : aimez-vous les uns les autres, et alors vous m'aimerez…
- Enfin l'une des prétentions traditionnelles de la théologie n'est autre que de vouloir prouver (ou plutôt démontrer) l'existence de Dieu. Il existe plusieurs (tentatives de) preuves, qui toutes ont été contestées voire réfutées (notamment par Kant).
1 - La preuve "cosmologique", plaquée sur l'argument aristotélicien d'un "premier moteur immobile" nécessaire pour expliquer le mouvement. Faut-il donc une "première Cause" à tout ce qui vit et se meut ? Or la science sait très bien se passer de la nécessité d’une telle première cause qui renvoie plutôt au fantasme de l’”origine” : si l’univers est infini, il n’y a pas plus de commencement dans le temps que dans l’espace.
2 – La preuve "ontologique" : Dieu est parfait, or la perfection inclut l'existence, donc Dieu existe. Logique ? Pas spécialement car si le concept de perfection est à la limite intellectuellement  acceptable, il n’implique pas que quelque chose de parfait existe réellement !
3 – La preuve par "l'idée d'infini", formulée par Descartes : nous avons manifestement en notre esprit l'idée d'un être infini (Dieu), or les être finis et imparfaits que nous sommes ne peuvent être l'auteur d'une telle idée… Cela prouverait que cette idée d’infini a été “placée” dans notre esprit par un Esprit infini lui-même. En réalité, il n’est pas plus difficile de concevoir logiquement l’infini à partir du manque (infini) que contient le fini, qu’il n’est compliqué d’expliquer la genèse de l’esprit à partir du fonctionnement cérébral (physique) et des échanges entre les hommes (langage).
2) La foi comme expérience intérieure et existentielle
 
- Mais on ne peut pas réduire l'approche philosophique de la religion à un exercice de ratiocination métaphysique. Des penseurs particulièrement profonds comme St Augustin, Pascal, ou Kierkegaard ont su donner à la foi une dimension spirituelle et existentielle authentiquement philosophique (c'est-à-dire pas seulement mystique et intuitive, mais aussi réflexive).
- La foi est le cœur même de l'expérience religieuse, puisque c'est la croyance "nue", si l'on peut dire, en l'existence de Dieu et en la Vérité de la Révélation. En tant que personnelle, elle se distingue du culte religieux, par essence collectif. Cette croyance se présente comme une certitude, une "connaissance" de la vérité au-delà de ce que peut concevoir la raison.
- Tel est le point de vue de Blaise Pascal (17è) : ce mathématicien de formation n'hésite pas à placer la foi au-dessus de la raison. La foi ne relève pas de l'intellect mais du cœur. Le cœur n'est pas (ou pas seulement) le siège des sentiments, il faut le concevoir comme le centre mystique de l'être humain, le point sensible et mystérieux qui relie l'homme à son créateur. – Par ailleurs Pascal se livre à un curieux pari, présentant en fait l'alternative suivante : l'homme doit faire le pari de l'existence de Dieu, car si Dieu n'existe pas, pour lui les conséquences seront nulles, et s'il existe il gagnera le salut ; tandis que, dans cette dernière hypothèse, l'athée et le mécréant devront rendre des comptes et risquent l'enfer ! Ce "pari" est-il fondé logiquement ? Il faudrait que les chances pour que Dieu existe et les chances pour qu’il n’existe pas soient égales, or du point de vue de la raison ce n’est nullement le cas (toute alternative ne se présente pas sous la forme “une chance sur deux”). Il faut donc considérer que ce pari est lui-même irrationnel ; bien qu’il prenne la forme d’un calcul probabiliste, il semble mu surtout par la crainte de la mort et de l’enfer éternel.
 
- Quoi qu'il en soit, nul ne peut nier que la foi relève d'une décision et d'un choix personnels, a priori libre et responsable. Personne n'est obligé de croire, on ne peut obliger personne à croire (du moins en son for intérieur), mais indéniablement celui qui croit s'adonne à sa foi de manière consciente, engagée, et cela n'est pas sans une certaine noblesse. On peut interpréter la foi comme ce choix, cette décision toute personnelle de considérer les êtres du "côté" de leur transcendance et leur "altérité", donc leur aspect "divin" si Dieu est le nom même de l'infiniment "Autre", le mystère des mystères… Et si l'on remplace ce grand "Autre" par "autrui", le prochain, la foi ne devient-elle pas le socle même de toute éthique ? Ne devrais-je pas considérer autrui comme si c'était… Dieu en personne ?
Bilan et transition. - On voit bien que, d'un point de vue rationnel ou existentiel, la religion n'est nullement une absurdité, à défaut d'être totalement justifiée. Il y a de la pensée dans la religion, et une forme de rationalité dans la croyance. Cependant, ces vertus et cette hauteur de vue que l'on trouve chez certains ne pèsent pas lourd face à la force d'aliénation et d'obscurantisme que représente la religion prise comme phénomène culturel global.
 
 
III – Du théisme à l'athéisme : les critiques philosophiques de la religion
 
 
1) L'idée d'une religion naturelle et le théisme
 
- "Religion naturelle" : aux 16è et 17è siècle cette expression ne désigne pas une religion "de" la nature comme pouvaient l'être l'animisme et le polythéisme, mais quelque chose de "naturel" au sens de conforme à la "nature humaine". Dans l'esprit de certains penseurs comme Nicolas de Cues, la "religion naturelle" désigne le dénominateur commun (supposé naturel, donc) entre toutes les religions, une fois débarrassées de leur folklore et de leur révélation respective. Elle comprendrait les croyances les plus universelles telles que la croyance en une divinité, l'immortalité de l'âme, et l'espérance d'un salut. L'avantage d'une telle religion naturelle, c'est qu'elle serait aussi immédiatement universelle et exclurait aussi bien le dogmatisme que le fanatisme sectaires.
- Le "théisme" est un peu différent. Se développant surtout à partir du 18è siècle, il consiste à croire seulement en l'existence d'un Dieu créateur et Grand Ordonnateur de l'Univers. C'est le "dieu" des philosophes par excellence (le "Dieu horloger" de Voltaire), Dieu réduit à une Idée, à une justification d'ordre. Mais la religion est par ailleurs critiquée pour son fanatisme. – Cependant, si l'on peut aussi aisément remplacer le Dieu personnel et mystérieux de la religion par un Dieu conceptuel, en quoi a-t-on encore besoin du… concept de "Dieu" ? Certains "libres penseurs" athées auront justement tendance à utiliser le concept de Raison comme s'il s'agissait d'un référent absolu, divinisant presque la Raison… Donc si Dieu n'est plus qu'un concept, il n'y a plus de religion – c'est pourquoi le théisme conduit logiquement à l'athéisme.
2) La religion morale ou "la religion dans les limites de la simple raison" (Kant)
 
- Emmanuel Kant (18è) se propose d'examiner "la religion dans les limites de la simple raison", selon son expression. Projet paradoxal s'il en est, puisque la simple raison n'est pas censée se hisser jusqu'à l'esprit divin : enfin d'autant plus paradoxal puisque finalement Kant conclut à la nécessité et à la validité de la religion ! Pourtant il s'agit d'une véritable critique, au sens philosophique du terme : littéralement mettre en crise, séparer ce qui peut être conçu par la raison et ce qui ne le peut pas, et inversement délimiter le champ de la religion si celle-ci est maintenue. 
- La thèse de Kant est la suivante : une philosophie morale rigoureuse permet d'établir trois postulats (dits : "de la raison pratique") qui débouche tout droit sur la religion. Nous verrons lesquels. Puisque nous adoptons, avec Kant, le point de vue de la Raison, il faut distinguer comme Kant la Raison théorique et la Raison pratique. La première n'a aucune chance de connaître quoi que ce soit concernant l'essence ou même l'existence de Dieu : Kant rejette en bloc les théologies (soi-disant) rationnelles. Par contre la Raison pratique, qui répond à la question "que dois-je faire" (et non "que puis-je connaître" ?) a son mot à dire… En effet la Raison pratique endosse aussi la question : "que m'est-il permis d'espérer?". 
- Du point de vue de la moralité, la question "que dois-je faire" n'admet qu'une seule réponse : "faire mon devoir", parce que c'est la seule chose que soit vraiment raisonnable. – Or cela suppose déjà un premier postulat de la Raison pratique : la liberté ! Car il faut bien que je sois libre pour choisir – ou non – la vertu et donc faire mon devoir. Or, selon Kant, cette liberté n'est pas naturelle, elle ne s'explique par aucun déterminisme, elle est même tout le contraire du déterminisme. Sa cause doit donc être surnaturelle, divine. 
- D'autre part la vertu ne conduit pas forcément au bonheur, qui est le but de l'existence humaine ici-bas : elle apporte simplement le mérite. Mais les hommes n'étant pas des saints, pour parvenir à la perfection morale, la vertu absolue, il leur faudrait une vie éternelle… Voici donc le deuxième postulat de la Raison pratique : l'immortalité de l'âme ! Elle doit être supposée afin que l'homme puisse espérer accomplir sa tâche avant la fin des temps… 
- A partir de là, on peut déduire facilement un troisième postulat : l'existence de Dieu, car il faut bien que soit garantie, dans une autre vie, l'adéquation parfaite entre la vertu exigée et le bonheur désiré, ce lieu "mythique" (nous revoilà, décidément, en pleine religion !) où l'on est à la fois bon et heureux se nomme le "paradis"…
- En résumé, pour Kant la religion donne à l'homme les moyens et même les raisons d'espérer que quelque chose de bon et heureux résultera de sa bonne conduite. Remarquons bien que Kant ne s'appuie pas sur la religion pour déduire le bien fondé de la morale ; sa démarche est inverse, et incontestablement originale. Quand c'est la religion qui fonde la morale, celle-ci se ramène à l'obéissance et la volonté mérite d'être appelée "hétéronome" : elle obéit pour des raisons extérieures à elle, notamment par crainte du châtiment. Avec Kant, la volonté est "autonome" : c'est elle qui décide librement de faire son devoir, d'accomplir le bien, et donc de croire en une récompense surnaturelle, tout simplement parce sinon la vie morale n'aurait aucun sens. La religion est l'espérance nécessaire.
- D'un point de vue moral, le croyant comme l'athée sont égaux : tous les deux doivent faire leur devoir, s'ils se comportent conformément à la raison. Mais l'avantage du croyant, c'est que lui seul peut espérer avec optimisme, avec confiance le triomphe du bien ! Kant n'est pas loin de penser que le pessimisme, la défiance de l'athée sont des fautes morales, car alors justement le sens moral se perd…
- Reste à juger : faut-il vraiment croire en un paradis et à une sanction divine pour accepter de faire son devoir et réaliser le bien ? N’y a t-il pas d’autres raisons, d’autres morales possibles, d’autres formes d’altruisme s’expliquant “naturellement” ou socialement par l’intérêt commun par exemple (cf. la doctrine utilitariste) ? D’autre part les arguments de Kant seront ou bien critiqués ou bien dépassés par les morales dites “paradoxales”, comme l’existentialisme, qui n’excluent pas l’attitude morale mais l’affranchissent de toute nécessité métaphysique.
 
3) La religion comme aliénation et comme illusion : les critiques
 
a) - Dans son livre "L'essence du Christianisme" Feuerbach ne remet pas vraiment en question l'utilité de la religion, mais il souhaite révéler la vérité humaine, anthropologique, de celle-ci. Son projet est de remplacer le culte du divin par le culte de l'humain… puisqu'en réalité, si l'on analyse le concept de Dieu, l'on trouve la réalité humaine mais aliénée,c’est-à-dire séparée d'elle-même, méconnue, prisonnière d'un être fantastique illusoire… Ce n'est pas Dieu qui a créé l'homme, c'est l'homme qui a créé Dieu à son image. Analyse décisive :
 
Feuerbach (19è) – "La religion, du moins la chrétienne, est la relation de l'homme à lui-même, ou plus exactement à son essence, mais à son essence comme à un autre être. (…) Toutes les déterminations de l'être divin sont donc des déterminations de l'essence humaine. (…) Notre rapport à la religion n'est donc pas uniquement négatif, mais critique ; nous ne faisons que séparer le vrai du faux (…). La religion est la première conscience de soi de l'homme. Les religions sont saintes parce qu'elles constituent les traditions de la première conscience. Mais ce qui pour la religion est premier, Dieu, est, comme on l'a démontré, second en soi, du point de vue de la vérité, car il n'est que l'essence de l'homme objective à elle-même, et ce qui pour la religion est second, l'homme doit donc nécessairement être posé et énoncé comme étant premier. L'amour pour l'homme ne peut pas être dérivé ; il doit être originaire. Alors seulement l'amour peut être une puissance authentique, sacrée, sûre. Si l'essence de l'homme est pour lui l'essence suprême, alors pratiquement la loi suprême et première doit être l'amour de l'homme pour l'homme."
b) Marx ajoute des éléments essentiels à la critique de Feuerbach. Il conserve l’idée d’aliénation et de fantasme (“une conscience du monde à l’envers”), mais il la situe sur un plan plus historique et social, voire politique (“la religion est l’opium du peuple”). En clair la religion a toujours été un instrument de manipulation et de domination pour les maîtres, pour les classes dirigeantes, et pour l’Etat.
 

Karl Marx (19è) – "Le fondement de la critique irreligieuse est celui-ci : l'homme fait la religion, la religion ne fait pas l'homme. Plus précisément : la religion est la conscience de soi et de sa valeur de l'homme qui ou bien ne s'est pas encore conquis lui-même, ou bien s'est déjà perdu à nouveau. Mais l'homme, ce n'est pas un être abstrait, installé hors du monde. L'homme, c'est le monde de l'homme, l'Etat, la société. Cet Etat, cette société produisent la religion, une conscience du monde à l'envers, parce qu'ils sont un monde à l'envers. La religion, c'est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, le fondement général de sa consolation et de sa justification. Elle est la réalisation fantastique de l'être humain, parce que l'être humain ne possède pas de réalité vraie. La lutte contre la religion est immédiatement la lutte contre ce monde dont la religion est l'arôme spirituel. (…) La misère religieuse est tout à la fois l'expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature tourmentée, l'âme d'un monde sans coeur, de même qu'elle est l'esprit de situations dépourvues d'esprit. Elle est l'opium du peuple. L'abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple, c'est l'exigence de son bonheur véritable. Exiger de renoncer aux illusions relatives à son état, c'est exiger de renoncer à une situation qui a besoin de l'illusion. La critique de la religion est donc dans son germe la critique de la vallée des larmes, dont l'auréole est la religion. " 
 
c) "Un platonisme pour le peuple" et "Dieu mort" : la critique de Nietzsche (19è) – La critique de Nietzsche à l'égard de la religion est particulièrement dure. A sa manière, Nietzsche diagnostique également une illusion, une aliénation, et même une tromperie. Si Nietzsche se montre si virulent à l'égard du christianisme, c'est parce qu'à travers cette religion il s'en prend d'abord à la morale. Pour lui, la vérité (funeste) de la religion est avant tout morale. L'expression "platonisme pour le peuple" est particulièrement méprisante. Dans le platonisme (la philosophie de Platon) Nietzsche voit une philosophie complètement irréaliste ayant inventé un arrière-monde d'Idées soi-disant plus vraies et plus réelles que le monde vivant et matériel, une philosophie qui a inversé les valeurs. Pas étonnant que la christianisme s'y retrouve dans ses grandes lignes, avec son ascétisme, son rejet de la vie et de la joie de vivre,. La morale chrétienne est hypocrite, elle a été inventée par des faibles pour les faibles, c'est-à-dire ceux qui ne peuvent pas s'assumer – et pour culpabiliser les forts. La morale chrétienne est une religion du "troupeau", alors que Nietzsche veut sublimer l'individu et ses forces créatrices.
 
Nietzsche (19è) – " Le plus important des événements récents, — le fait que «Dieu est mort», que la foi en le Dieu chrétien a été ébranlée — commence déjà à projeter sur l’Europe ses premières ombres. Du moins pour le petit nombre de ceux dont le regard, dont la méfiance du regard sont assez aigus et assez fins pour ce spectacle, un soleil semble s'être couché, une vieille et profonde confiance s'être changée en doute : c'est à eux que notre vieux monde doit paraître tous les jours plus crépusculaire, plus suspect, plus étrange, plus «vieux». On peut même dire, d'une façon générale, que l'événement est beaucoup trop grand, trop lointain, trop éloigné de la compréhension de tout le monde pour qu'il puisse être question du bruit qu'en a fait la nouvelle, et moins encore pour que la foule puisse déjà s'en rendre compte — pour qu'elle puisse savoir ce qui s'effondrera, maintenant que cette foi a été minée, tout ce qui s'y dresse, s'y adosse et s'y vivifie : par exemple toute notre morale européenne."
 
d) "L'avenir d'une illusion" (Freud). – Commençons par distinguer l'erreur de l'illusion. L'erreur est accidentelle et n'a pas d'autre signification que l'absence de vérité ou d'exactitude. Une illusion au contraire possède un sens, elle n'est pas le fruit du hasard. Elle répond à un désir, elle consiste même souvent à "prendre ses désirs pour la réalité". Quels désirs en l'occurrence ? Freud interprète la religion comme un désir de protection, un attachement infantile à une figure paternelle apaisante. Mais à ce désir se mêle un fantasme, lui-même corrélé à un sentiment de culpabilité d'origine oedipienne. L'homme nourrit à l'égard de ce Père qu'elle s'est donné un sentiment ambivalent : crainte et adoration, et culpabilité, parce que ce père a dû être assassiné "à l'origine" ; d'où ces rituels plus ou moins obsessionnels qui à la fois célèbrent et tentent de compenser l'acte initial… En tout cas la religion est bien la névrose obsessionnelle de l'humanité, et pour Freud les chances d'en guérir sont minces puisqu'il prédit "l'avenir" de cette illusion…
 
Sigmund Freud (20è) – "Les idées religieuses, qui professent d'être des dogmes, ne sont pas le résidu de l'expérience ou le résultat final de la réflexion : elles sont des illusions, la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l'humanité ; le secret de leur force est la force de ces désirs. Nous le savons déjà : l'impression terrifiante de la détresse infantile avait éveillé le besoin d'être protégé - protégé en étant aimé - besoin auquel le père a satisfait ; la reconnaissance du fait que cette détresse dure toute la vie a fait que l'homme s'est cramponné à un père, à un père cette fois plus puissant. L'angoisse humaine en face des dangers de la vie s'apaise à la pensée du règne bienveillant de la Providence divine, l'institution d'un ordre moral de l'univers assure la réalisation des exigences de la justice, si souvent demeurées non réalisées dans les civilisations humaines, et la prolongation de l'existence terrestre par une existence future fournit les cadres du temps et le lieu où les désirs se réaliseront. Des réponses aux questions que se pose la curiosité humaine touchant ces énigmes : la genèse de l'univers, le rapport entre le corporel et le spirituel, s'élaborent suivant les prémisses du système religieux. Et c'est un énorme allègement pour l'âme individuelle de voir les conflits de l'enfance - conflits qui ne sont jamais entièrement résolus - lui être pour ainsi dire enlevés et recevoir une solution acceptée de tous."
 
Conclusion : la religion correspond-elle à un besoin perpétuel chez l'homme ?
 
Si nous résumons les acquis des deux premières parties, nous devons bien admettre que la religion constitue un élément essentiel de la culture et que, sur un plan philosophique, elle peut être redoutablement cohérente sinon rationnelle. Mais les critiques rationalistes et matérialistes sont tout aussi justifiées, d’autant qu’elles se prévalent maintenant de la science et de ses acquis, lesquels obligent à refouler la religion – pour une large part - dans l’imaginaire.
Les justifications philosophiques et rationnelles de la religion sont plus que fragilisées. Du point de vue métaphysique, la mort reste pensable en faisant abstraction d'un Dieu et d’un au-delà. Du point de vue moral, l’argument “s'il n'y a pas de Dieu, tout est-il permis” ne tient pas. Du point de vue social enfin, la civilisation et la culture peuvent bien survivre et évoluer sans le laisser guider par la religion (ce qui ne veut pas dire qu’il faille l’éradiquer).
Néanmoins le symptôme d’un “retour du religieux”, phénomène ponctuel et non global, mais récurrent, doit toujours être interprété comme un problème dans la civilisation. Ceux qui se tournent vers la religion sont-ils les déçus de la civilisation dite “matérialiste” et “capitaliste” ? Quelques soit les problèmes considérés, quand il s’agit de l’avenir  des sociétés et de l’humanité, l’on ne peut jamais faire l’'économie d’une pensée du phénomène religieux.
Pour finir, nous donnerons à méditer ce passage d’Emile Durkheim extrait de son fameux ouvrage Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912) :
"Il y a donc dans la religion quelque chose d’éternel qui est destiné à survivre à tous les symbolismes particuliers dans lesquels la pensée religieuse s’est successivement enveloppée. Il ne peut pas y avoir de société qui ne sente le besoin d’entretenir et de raffermir, à intervalles réguliers, les sentiments collectifs et les idées collectives qui font son unité et sa personnalité. Or, cette réfection morale ne peut être obtenue qu’au moyen de réunions, d’assemblées, de congrégations où les individus, étroitement rapprochés les uns des autres, réaffirment en commun leurs communs sentiments ; de là, des cérémonies qui, par leur objet, par les résultats qu’elles produisent, par les procédés qui y sont employés, ne diffèrent pas en nature des cérémonies religieuses. Quelle différence essentielle y a-t-il entre une assemblée de chrétiens célébrant les principales dates de la vie du Christ, ou de juifs fêtant soit la sortie d’Egypte soit la promulgation du Décalogue, et une réunion de citoyens commémorant l’institution d’une nouvelle charte morale ou quelque grand évènement de la vie nationale ?"
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Message  Arlitto Jeu 09 Juin 2016, 00:26

Religion et philosophie: deux secteurs hermétiquement séparés?

RELIGION - Même déjà dans l'Antiquité grecque, les Sages avaient tenté de traduire les oracles sibyllins en langage articulé, compréhensible par tous. Cette traduction des énigmes, des paraboles et des allégories en un langage rationnel, censé être compris par tous, s'est poursuivie dans les périodes médiévales et modernes.
Préliminaires
C'est le postulat de toute Religionsphilosophie, de toute philosophie religieuse dans la mesure où cette expression a un sens: ce postulat a eu des partisans convaincus mais aussi des adversaires acharnés. Pour les premiers nous citerons surtout des penseurs médiévaux, Maïmonide et ses épigones chez les Juifs, al Farabi, Ibn Badja, ibn Tufayl et Averroès chez les musulmans. Pour les adversaires, il suffit de nommer Spinoza qui a toujours milité contre un tel mélange des genres: pour lui, la théologie et la philosophie, la révélation et la raison doivent être séparés l'une de l'autre si chacune veut sauvegarder sa dignité propre. Le moindre mélange porterait atteinte à la plénitude de l'une ou de l'autre.
Mais cette poussée ne se serait pas produite sans l'élément grec qui se confronta aux religions révélées après les conquêtes arabo-islamiques: les nouveaux maîtres, très heureux sur les champs de bataille, eurent aussi à repousser des armées d'adversaires doctrinaux, venant d'horizons absolument différents. Pour un polythéiste hellénique, un terme comme révélation ne veut rien dire...
Toute la philosophie médiévale, comme nous le verrons, est fondée sur ce postulat: le message de la Révélation, essentiellement religieux donc, peut se décliner en termes rationnels et philosophiques. Ce qui signifie qu'il y a une convertibilité, une passerelle entre les théologoumènes (notions religieuses et théologiques) et les philosophèmes.
Qu'elle est la signification de cette équivalence? C'est la philosophie du langage qui nous le livre: la transcendance, la divinité, parle un langage infiniment plus riche que le medium linguistique humain, ce qui implique que l'interprétation, donc la conversion en un autre langage, est impérative, absolument nécessaire.
Chez Maimonide, grande figure de ce rapprochement entre révélation et raison, entre théologie et philosophie, dès l'introduction au Guide des égarés, on trouve une équivalence entre l'œuvre de la création (massé béréshit) et la Physique d'Aristote et l'œuvre du char (massé merkaba) et la Métaphysique.
Donc, c'est une pure question linguistique, l'essence des sujets est la même. La dessus vient se greffer un problème de société: les hommes simples auxquels la révélation est destinée ne comprendraient pas la vérité dans son éclatante mais aussi aveuglante limpidité. Il a donc fallu habiller ces vérités d'enveloppes accessibles à leur indigence intellectuelle, recourir à des métaphores, des images et à ces paraboles omniprésentes dans le discours prophétique alors que le philosophe, lui, n'en a guère besoin.
Les Religionsphilosophen recommandent donc une lecture philosophique des textes révélés car pour eux la révélation est un simple mode d'exposition des vérités, il en existe un autre, bien plus clair mais pour l'intelligence duquel il faut avoir été préparé., la philosophie. Il existe donc une passerelle naturelle entre ces deux branches de la connaissance.
Critique de cette théorie
En intellectualisant la discours prophétique, fondé sur la Révélation, en résumant à des concepts ce que dit la transcendance, on appauvrit quelque peu le message divin destiné au prophète. Et surtout on considère que la religion, car c'est bien d'elle qu'il s'agit, n'est qu'un expédient, une phase transitoire qu'il convient de dépasser. Cette idée a été défendue tant par des penseurs médiévaux que des penseurs plus tardifs.
Au Moyen Age on signale chez les Juifs, Juda Halévi, et chez les musulmans, Abuhamid al Ghazali, notamment ce dernier qui a gravement mis en cause l'instrument de conversion du donné religieux en donné philosophique, l'interprétation allégorique. Al-Ghazali a traité les allégoristes (al-Batiniya) de borgnes car ils ne veulent voir qu'un aspect des choses et guère la totalité.
Dans son Cusari, Halévi a instruit le procès des philosophes juifs qui se font les représentants juifs d'Aristote et de Platon, deux polythéistes qui n'ont aucune notion du terme révélation.
Plus tardivement, on signale Crainte et tremblement de Sören Kierkegaard et au XXe siècle le philosophe juif Franz Rosenzweig qui refusait la conceptualisation de l'idéalisme et optait pour une connaissance expérimentale tenant à la facticité et non plus à l'essence. Tout son livre appelé Livret de l'entendement sain et malsain tourne autour de ce refus d'admettre la méthode de l'idéalisme et les solutions qu'il propose.

Lire aussi:
» Au Moyen-Age, un philosophe arabo-andalou expliquait l'islam libéral
» Averroès, Ibn Rushd, homme de paix, adepte du dialogue des cultures (1)
» Averroès (Ibn Rushd) et l'islam des Lumières
» De la mort et de la résurrection comme question philosophique
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Message  Arlitto Jeu 09 Juin 2016, 00:26

Philosophie contemporaine de la religion
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Journée d’études – Université de Nantes – Salle de conférences – Bâtiment Censive

vendredi 4 décembre 2015, Cyrille Michon

En lien avec le séminaire de Master « Questions de la philosophie de la religion », une journée d’études présentant quelques travaux par des philosophes travaillant dans la tradition analytique sur les débats contemporains de la philosophie de la religion aura lieu à Nantes le vendredi 4 décembre de 10h30 à 17h30. Avec la participation de
Yann Schmitt (EHESS) « La neutralité politique du croyant : épistémologie et raison publique »
Jean-Baptiste Guillon (Collège de France) « Superman et la Résurrection »
Paul Clavier (Ecole Normale Supérieure de Paris) « Un bug dans la doctrine des préambules de la foi ? »
Roger Pouivet (Université de Lorraine - IUF) « La vertu de foi et la vertu d’humilité sont-elles compatibles ? »
Cyrille Michon (Université de Nantes) « L’éthique de la foi »
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Message  Arlitto Jeu 09 Juin 2016, 00:27

Philosophie, religion et autonomie
 
Il est deux formes de pensée qui tentent difficilement de dialoguer, sinon de s'affronter . L'une qui est très sensible à la différence des cultures et qui s'efforce de rendre compte de la légitimité des cultures traditionnelles par rapport à la culture polémique et libérale qui domine nos sociétés pluralistes,  individualistes et pragmatiques modernes et l'autre, dont je représente probablement le point de vue le  plus radical, qui ne reconnaît aucune valeur à l'autorité de la pensée traditionnelle et religieuse en tant que telle, au profit d'une démarche critique rationnelle des idées et tout d'abord des idées qui se réclament d'une tradition religieuse originaire fondatrice sacrée et/ou incontestable; l'une qui reste animée d'une vision  transcendante du sens de la vie et l'autre qui part de l'expérience réelle des désirs humains dans leur trivialité, leur contradictions  et la pluralité de leurs investissements et stratégies pour tenter de voir qu'elles sont les règles de productions des savoirs et des pratiques les plus fécondes et efficaces en vue du bien-vivre (moins de violence, plus d'autonomie et de créativité joyeuse) dans le monde qui est le nôtre. Cette vision est critique en cela qu'elle refuse de considérer que toutes les croyances se valent dans n'importe quelles conditions  et surtout parce qu'elle est animée de la volonté de faire bouger les préjugés qui ne sont plus adaptés au monde d'aujourd'hui lui-même issu d'une longue remise en question théorique et pratique du  monde de la tradition, et ne permettent plus au jeunes et aux moins jeunes de développer des stratégies efficaces, c'est à dire lucides et ambitieuses, au service de  leur désir légitime de se réaliser et de se reconnaître dans la réussite de leurs projets. Ce que signifie le terme d’autonomie.
Ceci implique plusieurs exigences de pensées radicalement contraires aux habitudes mondaines (le savoir vivre conformiste) de la conversation de salon (de thé) ou de l'exégèse scrupuleuse des références héritées du passé ou relevant d'une réalité culturelle, religieuse, sociale et politique dépassée chez nous et en crise partout ailleurs. Crise dont toute pensée philosophique ne peut que faire son miel, si elle veut provoquer des remises en cause éclairantes et audacieuses afin d'élargir l'espace d'autonomie des individus acteurs et sujets de leur vie et non plus soumis à leur fonction et des rôles sociaux préétablis, ce qui est son but depuis toujours. Quelles sont les conditions de possibilité et les exigences de toute pensée philosophique dans ce qui la distingue des formes traditionnelles religieuses et mythologiques ?
1) La philosophie disait Hegel est fille de la crise et du conflit. Elle apparaît lorsqu'aucune référence traditionnelle ou religieuse incontestable (sacrée) ne peut plus faire sens, sans danger de conflits violents, pour la plupart des hommes à tel ou tel moment de leur histoire ; elle est alors le fossoyeur des préjugés obsolètes auxquels s'attachent subjectivement, dans un réflexe sécuritaire, comme les naufragés sur le radeau de la méduse , les institutions idéologiques traditionnelles et leur (de moins en moins) fidèles angoissés par les bouleversements du monde  vis-à-vis desquels ils se sentent de plus en plus impuissants: elle déblaie et déconstruit à coup d'arguments rationnels (analyse conceptualisée) les contradictions logiques, les impossibilités des anciennes valeurs pour élargir le champs des possibles et prendre la mesure des valeurs nouvelles qui redonnent les moyens de la puissance de compréhension et de transformation mieux adaptés aux temps nouveaux.
2) Elle revendique  le droit à ne respecter aucun tabou ou conviction sacrés et passe à la moulinette de la raison critique tout principe de connaissance et d'action, en amont , les présupposés métaphysiques et convictions supra rationnelles, transcendantes et religieuses, la morale sociale dominante mal fondées ou fondées sur la peur du changement, ce qui revient au même et en aval, dans les conséquences éventuellement désastreuses qu'elles génèrent dans le nouveau contexte du monde. Elle pose les  lumières de la raison contre l'obscurantisme des mythologies qui entretiennent les attachements psychologiques et les dépendances aux anciennes valeurs devenues inapplicables sinon sous des formes de plus en plus hypocrites. Oser penser par soi-même est le seul mot d'ordre qu'elle reconnaît.
3) Elle se refuse à identifier les personnes et leur convictions et s'autorise à montrer partout en quoi les convictions irrationnelles sont dangereuses, y compris pour ceux qui s'y sentent attachés; en cela, elle exerce nécessairement une forme de violence libératrice à l'égard, non des personnes dont la dignité  réside dans leur autonomie de penser contre leur propre croyances,   mais des croyances auxquelles elles se sentent (se croient), souvent à tort et malgré elles attachées .
4) Elle argumente non pour conforter, consoler , exposer  d'aimables opinions , comprendre affectivement l'interlocuteur  mais pour soumettre à l'épreuve de la logique et de l'expérience les options possibles et leurs enjeux dans la réalité que nous vivons ici et maintenant .
5) Elle est donc par essence provocatrice et fait de la provocation  un art de la démystification et du désenchantement ; en cela le cynisme est inhérent à la pensée philosophique dès lors qu'elle refuse l'hypocrisie moralisatrice et passéiste dominante
Conclusion: la philosophie se doit d'être choquante, son rôle est de libérer les esprits, et ce n'est pas par des appels au savoir vivre mondain que l’on pourra  l'amener à renoncer à la lutte des idées qu'elle mène sans relâche. Mais il va de soi que nul n'est forcé d'y participer; s'il  est plutôt tenté par la pensée traditionnelle et la nostalgie d'un sens sublime, forcément sublime,. Que cela plaise ou non, la pensée philosophique est anti-traditionaliste, ce qui, à l'occasion, ne lui interdit nullement de reconnaître la valeur rationnelle de telle ou telle tradition non  dans sa vertu traditionnelle, car elle est toujours une menace pour l'autonomie de la pensée,  mais par ses seuls effets pragmatiques  dans tel ou tel contexte historique déterminé.




Le choix de l'éthique philosophique

Il y a fondamentalement un choix éthique à faire entre les fantasmes théocratiques ou téléologiques inspirés par un imaginaire qui est le plus souvent délirant et a pour fonction de combler un manque angoissant d’identité dans des situations de crise et la luicidé philosophante.
Or la crise est permanente en démocratie libérale par défaut de croyances suffisament partagées et par l’instabilité des positions acquises et des relations intersubjectives qui menace en permanence d’échec le désir de reconnaissance .
Il y a donc un paradoxe indépassable dans nos sociétés modernes: elles sont désenchantrées (au sens de M.Weber) et laisse aux seuls individus le soin (au sens quasi médical) de se donner du sens dans la conscience vécue que ce sens ne peut être que fictif et que ce soin n’est qu’un effet placebo. Cette fiction de sens risque de devenir illusion quand elle est prise pour une vérité; mais le société démystifie en permanence ce risque et produit de la désillusion. Que faire alors?
Rien d’autre que ceci: gérer le paradoxe en renonçant au mirage de l’illusion du "sens vrai" et absolu pour jouer des rôles qui nous permettent de nous estimer dans des domaines mettant en jeu des compétences, des règles et des valeurs diverses. L’unité du sujet ne résiderait alors plus que dans la capacité à assumer ces différents rôles dans le faire (qui inclut l’apparence, le pouvoir, le jouir et le faire jouir) et dans la puissance d’agir en vue de la reconnaissance et non plus dans la permanence de l’être.
L’essence de l’homme est le désir disait Spinoza et le désir n’est que puissance d’action, sauf à rester passion c’est à dire dépendance à ses objets et illusion mortifère, voire morbide. Privés du regard de Dieu, socialement et politiquement mort, nous sommes condamnés à nous savoir mortels et à nous reconstuire sans cesse sous le primat de la conscience de soi pour soi médiée par celle des autres.
La finitude assumée est alors la seule sagesse qui nous reste. Et si philosopher c’est désirer devenir plus sage, une fois la conscience de soi dépouillée des oripeaux religieux, alors la philosophie critique et active sur soi et le monde devient la seule attitude libératrice possible.
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