Marcion (85-160)
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Marcion (85-160)
Marcion
Marcion (85-160) ou l’Ancien Testament est-il périmé ?
La religion de Marcion et ses conséquences
Les principaux ouvrages de Tertullien consacrés à la réfutation de l’hérétique Marcion que l’on a appelé “le premier protestant”.
Né vers l’an 85, Marcion est un témoin des origines de l’Église. Le Nouveau Testament n’existait pas encore. Des Évangiles et des Épîtres circulaient entre les communautés chrétiennes. Mais l’Ancien Testament était le livre de référence qui annonçait la naissance, la mort et la résurrection de Jésus tout en préfigurant son enseignement.
Or Marcion fit une expérience spirituelle très semblable à celle de Luther.
En lisant les épîtres de Paul, notamment celle aux Galates, il comprit que l’homme est sauvé par grâce, indépendamment des œuvres de la loi (Gal. 2:16 et 20-21).
Cédant à une logique imperturbable, Marcion établit une distinction absolue entre la loi et la grâce. La loi, c’est la Bible des Juifs que nous appelons l’ancien Testament. C’est la circoncision, le sabbat et autres prescriptions rituelles que les judaïsants veulent imposer aux chrétiens. C’est la loi du talion, la justice vindicative prêchée par Moïse. Ce sont aussi les ordres que Yahvé donne lui-même à son peuple en le poussant à massacrer sans pitié tous ses ennemis dans les guerres de conquête.Tandis que la grâce, “le fruit de l’Esprit c’est l’amour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la douceur” (Gal. 5:22) Conclusion : le Dieu des Juifs est un autre Dieu que celui de Jésus. l’Ancien Testament est périmé.
Or Marcion se heurte à des textes qui contredisent son système.
Le texte que nous venons de citer et qui prône l’amour se termine par ces mots : “La Loi n’est pas contre ces choses”. Qu’à cela ne tienne, Marcion va expurger tous les textes qui le contrarient, les qualifiant de falsifications et d’interpolations. L’épître aux Galates lui servira de justification. En effet, Paul y parle de “faux frères qui se sont furtivement glissés parmi nous pour épier la liberté que nous avons en Jésus-Christ, avec l’intention de nous asservir” (Gal. 2:4) “Puissent-ils être retranchés ceux qui mettent le trouble parmi vous” (Gal. 5:17).
Ces faux frères sont évidemment des judaïsants qui veulent remettre les chrétiens sous le joug des lois mosaïques. Marcion accuse ces judaïsants de falsifier les Écritures.
Pour donner un fondement solide et sans équivoque à son christianisme paulinien, Marcion choisit parmi tous les Évangiles connus celui de Luc et une dizaine d’épîtres, le tout soigneusement revu et corrigé.
Paradoxalement, cette sélection très arbitraire eut des effets positifs.
Car l’apparente cohérence du message de Marcion lui valut, dans les premiers temps, un impact considérable. A l’époque de Tertullien, vers 200, il y avait des églises marcionistes bien organisées, avec un clergé et des lieux de culte, dans presque toutes les provinces de l’empire romain. Cela obligea la grande Église catholique (que l’on peut déjà qualifier de “romaine”) à faire face à la concurrence marcionite et, à cet effet, de rassembler, parmi tous les écrits qui circulaient dans la chrétienté, un corpus de textes normatifs. Par bonheur, la grande Église procéda de manière moins unilatérale que Marcion. Elle intégra dans son canon des Évangiles et des Épîtres d’une grande diversité. Sous la pression de l’hérésie envahissante, notre Nouveau Testament était né.
On peut déjà tirer deux leçons de cette confrontation :
1. L’unité de l’Église dont rêvent quelques œcuménistes nostalgiques n’a jamais existé. Il y eut toujours des dissidences, des concurrences, des divisions et des schismes. On peut seulement rêver et essayer de promouvoir avec énergie une communion fraternelle et eucharistique respectant les diversités.
2. Toute doctrine généralisante et simplificatrice porte à l’exclusivisme et rend la communion impossible.La réalité et la vérité ne sont pas simples mais complexes. Les contraires sont souvent complémentaires. Cela se vérifie même en physique où la lumière peut être comprise aussi bien comme un phénomène ondulatoire que corpusculaire. L’opposition entre la grâce et la loi n’est pas non plus irréductible, comme le soutenait Marcion. Jésus n’a pas aboli la loi et l’ancien Testament n’ignore pas la grâce. Une pensée réaliste et crédible doit être nuancée. L’exclusivisme a peu de chances de durer. Le marcionisme a survécu trois ou quatre siècles. Les dictatures modernes moins longtemps.
Un dialogue de sourds
Revenons à Tertullien et à sa polémique. Le Carthaginois s’efforce de montrer que dissocier le Dieu créateur et justicier de Moïse du Dieu sauveur et miséricordieux de Jésus mène à un bithésime incompatible avec le monothéisme de la foi chrétienne. Mais cela ne réussit pas à ébranler la logique rationaliste de Marcion qui ne s’explique l’opposition que par l’existence de deux Dieux différents, le juif et le chrétien.
Tertullien va s’efforcer aussi de montrer que le Christ est présent dans la Bible des juifs (l’Ancien Testament) qui ne cesse de lui rendre témoignage. Mais le Carthaginois use d’une exégèse typologique, allégorique et figurative que Marcion, qui prend les textes à la lettre, juge malhonnête et qui, pour nous aussi, confine à l’absurde. Un seul exemple, le fameux texte d’Esaïe 7:14 : “La vierge deviendra enceinte et enfantera un fils…” Marcion fait remarquer que le texte hébreu parle d’une jeune femme et ne spécifie nullement qu’elle fut vierge. De plus Tertullien amalgame artificiellement cette prétendue prophétie de la naissance virginale de Jésus avec Esaïe 8:4 “on apportera les richesses de Damas et le butin de Samarie devant le roi d’Assyrie” Il s’agirait selon Tertullien de l’offrande des mages d’Orient.Et le roi d’Assyrie figurerait Hérode auquel les mages se sont opposés. (contre Marcion, livre III : 13-14). De telles acrobaties exégétiques, dont Tertullien n’a d’ailleurs pas le monopole, ne sauraient convaincre.
En bref, on constate que Marcion ne réussit pas à résoudre les contradictions qu’il trouve dans les Écritures sans manipuler celles-ci et éliminer les textes qui le dérangent.Il lui manque un outil conceptuel, un instrument lui permettant de situer ces textes contradictoires dans un ensemble englobant. Mal outillé, on fait de la mauvaise exégèse comme l’on fait de mauvais labours avec des instruments inadaptés. Mais les outils dont se sert Tertullien ne sont guère plus adéquats. D’où cette polémique qui est un dialogue de sourds. Ferions-nous mieux ? Car le problème demeure d’une brûlante actualité. Quand on lit dans l’Exode : “Ainsi parle le Seigneur, Dieu d’Israël : Mettez chacun l’épée au côté, passez et repassez de porte en porte dans le camp et tuez qui son frère, qui son ami, qui son proche” (Ex. 32: 27), on ne peut s’empêcher de se demander si ce Dieu d’Israël est le même que celui de Jésus. N’est-il pas périmé cet Ancien Testament dans lequel la violence abonde ?
Une vision évolutionniste de la foi biblique
C’est le titre d’un livre très éclairant du théologien de Heidelberg, Gerd Theissen: “Biblischer Glaube in evolutionârer Sicht”. (Chr. Kaiser 1984)
Ce qui manquait à Tertullien et Marcion c’est la notion et le sens de l’Histoire. Comme les espèces animales dans l’univers biologique, ainsi dans le monde culturel, notamment religieux, les idées ne tombent pas du ciel toutes faites, dans une fixité irréductible. Les espèces évoluent, les idées aussi.
On peut interpréter la Bible de manière critique comme Marcion, allégorique comme Tertullien ou historique comme la plupart des théologiens modernes. G. Theissen rappelle qu’aucune de ces méthodes n’est infaillible et définitive. Ce sont des hypothèses de travail, des instruments de recherche. On inventera peut-être, un jour, des outils plus performants. En attendant, travaillons avec les plus perfectionnés. L’homo sapiens est plus performant que celui de Cro-Magnon. Mais peut-être que l’évolution créera un surhomme. On a fait de grands progrès dans la compréhension de la Bible.Mais peut-être que l’avenir nous réserve encore des surprises. La Vérité absolue, la réalité ultime, autrement dit: Dieu, ne peut être saisi par l’homme que de manière approchante, imparfaite et fragmentaire. Mais il y a une lente évolution et d’humbles progrès dans cette approche.
L’évolution procède de trois manières : par mutation, adaptation et sélection. Les mutations, tant au niveau biologique que culturel, sont imprévisibles et aléatoires. La plupart n’ont pas d’avenir. Celles qui réussissent à s’imposer sont rares. Parfois une mutation manquée dans un premier temps réapparaît par hasard, au cours de l’évolution et se maintient grâce à des circonstances favorables. Le paulinisme de Marcion peut être considéré comme l’une de ces mutations manquées. Le paulinisme, plus nuancé, de Luther semble s’être mieux adapté dans un contexte plus propice.
Car la survie ou l’échec d’une mutation dépend de sa capacité à s’adapter. La sélection élimine impitoyablement les moins aptes, les plus faibles. D’où cette fameuse lutte pour la vie (strugle for life) évoquée par Darwin. Dans cette compétition, la victoire n’appartient d’ailleurs pas nécessairement aux plus gros. De petits mammifères et des insectes ont été plus forts que les dinosaures. Ils ont mieux résisté aux changements climatiques et aux agressions extérieures. L’homme est un être fragile. Sa force réside dans l’intelligence qui lui permet d’adapter son comportement, de fabriquer des outils et des armes pour sa sauvegarde. Cela confère à l’homme un avantage énorme dans la lutte pour la vie.Mais ce pouvoir est à double tranchant. En cédant au mythe de la croissance et au culte du plus fort, l’humanité risque de se détruire elle-même et de finir comme les dinosaures.
Il est évident qu’émergeant à peine de l’animalité, l’humanité reste chargée d’une agressivité atavique promettant la survie aux guerriers les plus forts. La sélection joue en leur faveur. Ils sont apparemment les mieux adaptés à la réalité, à cette réalité qui, dans sa profondeur, se confond avec Dieu. C’est pourquoi, dans une sorte de mobilisation idéologique, Dieu est mêlé à ces combats. Il triomphe avec les bataillons victorieux auxquels son accord a donné le succès. Les textes guerriers et vengeurs de l’Ancien Testament auxquels nous nous achoppons reflètent cette situation. L’évolution culturelle et religieuse commence dans la violence et obéit à une cruelle sélection.
Yahvé était le Dieu national qui devait assurer la victoire aux israélites. Mais, en fait, ces Israélites étaient polythéistes. Ils savaient que les autres peuples avaient d’autres dieux dont ils ne contestaient pas l’existence. Souvent même le peuple amalgamait le culte de Yahvé avec celui des divinités étrangères. Les prophètes (Élie, Amos, Osée) tonnaient contre cette idolâtrie et menaçaient leurs compatriotes des pires châtiments divins.
Or la suite de l’histoire fait apparaître une mutation religieuse, une évolution spirituelle révolutionnaire qui invalide le principe de sélection qui donne raison au plus fort. L’exil (586-538 av. J.-Ch.) avait fait des Juifs un peuple vaincu, déporté par les Babyloniens loin de Jérusalem sa ville sainte. Yahvé n’avait pas réussi à défendre les siens. Il avait perdu son pouvoir et son crédit du même coup. Or, fait imprévu, le contraire se produisit. Le strict monothéisme yahviste triompha et s’imposa durant et après l’exil. C’est que les prophètes avaient prédit le châtiment. Il était survenu. Dieu avait tenu parole. Il l’avait bien dit.Il était le vrai et le seul Dieu. Si le peuple revenait à Yahvé dans le repentir et la fidélité, ce peuple aurait la possibilité de survivre et de ressusciter, en dépit de sa faiblesse et de sa captivité. L’impitoyable loi de sélection qui condamne les faibles était mise hors jeu.
G. Theissen considère la religion comme le cœur de la culture humaine.Or le rôle de la culture, notamment religieuse, est de permettre aux hommes de dépasser les contraintes biologiques et d’inventer des comportements qui donnent, même aux faibles et aux handicapés, le pouvoir de survivre et d’échapper à une sélection sans pitié. L’Ancien Testament n’est pas périmé car il témoigne de ce dépassement, de cette évolution, vers un monde plus humain.
Cette évolution a été menée à son terme et à sa perfection par le Christ. Theissen se risque à exprimer la christologie dans le langage évolutionniste. L’apparition du Christ est l’effet d’une mutation qui fait de Jésus un personnage unique et novateur. Non que le Christ renie la tradition qui le précède mais il l’accomplit et l’achève. L’évolution n’abolit pas le passé, elle le dépasse.
Jésus a subi l’apparent échec de la crucifixion. Durant son bref ministère, il a pris la défense des faibles, des malades, des pécheurs, des étrangers. A la sélection, il a substitué la solidarité. A la lutte pour la vie, l’amour de toute vie. Le Nouveau Testament affirme que le salut de l’humanité réside dans un nouveau comportement, dans une conversion qui rompt avec le vieil homme pour faire surgir l’homme nouveau. L’évolution, au niveau humain, doit se poursuivre non sur le mode darwinien de la sélection mais sur le mode christique de la solidarité, sinon l’humanité risque un anéantissement correspondant à ce que la Bible nomme le Jugement dernier. L’apôtre Paul l’avait dit, après Jésus : “La loi tout entière trouve son accomplissement en cette unique parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Mais si vous vous mordez et vous dévorez les uns les autres, prenez garde : vous allez vous détruire les uns les autres” (Gal. 5:15)
Hélas, nous sommes loin d’avoir dépouillé le vieil homme animal, agressif et charnel. Jésus nous en montre le chemin. Chaque avancée sur ce chemin équivaut, pour nous aussi, à une mutation qui tient du miracle.
En situant la Bible dans le dynamisme de l’histoire, la théorie de l’évolution permet de comprendre pourquoi l’on peut trouver des contradictions et des antagonismes aux divers stades de cette évolution qui constitue néanmoins un ensemble englobant. L’Ancien Testament n’est pas périmé. Il est, selon l’expression paulinienne “un pédagogue pour nous conduire au Christ” (Gal. 3:24)
On comprend aussi pourquoi nous sommes nous-mêmes des êtres contradictoires. Nous sommes des mutants dont l’évolution reste toujours en cours.“Je ne crois pas avoir atteint la perfection mais je cours”. (Phil. 3: 12)
Dieu dans l’évolution
Dieu n’est-il, dès lors, qu’une idée qui change et qui évolue au gré du développement de la pensée humaine ? Dieu n’est-il pas une réalité en soi ?
Avec la Bible et selon la foi chrétienne, G. Theissen ne cesse d’affirmer que Dieu est la réalité en soi, la réalité ultime dont tout ce qui existe tire sa vie et sa structure. L’évolution est une approche tâtonnante de cette réalité dernière, une adaptation faite de réussites et d’échecs. Theissen parle d’une expérience de résonance. Les êtres ont la faculté de faire résonance, de faire écho à la réalité qui les transcende, de se mettre en harmonie avec elle.
L’œil est un bon exemple de cette adaptation. L’œil ne s’est pas fait tout seul.Il ne serait pas né dans un monde de ténèbres. Il est une création de la lumière qui a sensibilisé l’épiderme durant des millions d’années. L’œil s’est perfectionné, il a évolué à travers d’innombrables mutations pour toujours mieux percevoir la lumière. Mais cet exemple montre aussi que la lumière est une réalité en soi que l’œil ne perçoit qu’imparfaitement. Les rayons infrarouges ou ultraviolets lui échappent.
Ainsi Dieu trouve un écho en l’homme. Il lui donne une sensibilité et des organes qui le devinent. Ces organes peuvent se perfectionner, la connaissance de Dieu évoluer ou se perdre. Dieu a trouvé en Jésus la plus grande résonance. Jésus a connu et fait connaître que Dieu est Amour. L’homme n’a de chance de salut, de bonheur, de survie que dans la mesure où il s’accorde à cet Amour.
Gaston Deluz
Re: Marcion (85-160)
L'évangile selon Marcion
Il radicalisa les thèses antijudaïques de Paul: l'histoire d'un évêque réputé hérétique du deuxième siècle par le théologien Adolf von Harnack.
Le théologien allemand Adolf von Harnack (1851-1930), une des figures historiques du «protestantisme libéral», a, très tôt dans ses travaux, rencontré Marcion, haut personnage du premier christianisme, décrété «hérésiarque» au milieu du IIe siècle, et a fini cinquante ans plus tard par lui consacrer une monographie, Marcion. L'Évangile du Dieu étranger. Celle-ci a contribué à faire de la question du gnosticisme un dossier fréquenté aussi par des non-théologiens. Ainsi, Hans Jonas a consacré sa thèse (sous la direction de Rudolf Bultmann) et ses premières recherches au dualisme antique. Dans Ni le soleil, ni la mort (2003), Peter Sloterdijk évoque «la ligne fine et emmêlée qui va d'Alexandrie à l'Institut für Sozialforschung» (l'École de Francfort) et qu'on peut aussi prolonger jusqu'à Hans Blumenberg et Sloterdijk lui-même en tant qu'auteur d'une anthologie gnostique, la Révolution mondiale de l'âme. La traduction du livre de Harnack mérite donc être saluée, quoique tardive.
Harnack est né en 1851 à Tartu (alors Dorpat, en Estonie), où son père enseignait la théologie à l'université, ce qu'il fera à son tour, étant nommé à Berlin avec le soutien de Bismark. Il développe une théologie non trinitaire de facture rationaliste et fortement christo-centrée. Philologue respecté, il est l'auteur d'une volumineuse Histoire des dogmes. Il fonde en 1911 l'Institut de l'empereur Guillaume II (devenule Max Planck). Il était le conseiller de ce monarque et il a même été son «nègre» lors de la déclaration de la guerre de 14-18. Toutefois, dégoûté par celle-ci, il s'engage fermement pour la République de Weimar, ce qui lui vaut de nombreuses inimitiés dans les années mêmes où son Marcion suscite des polémiques.
Pour Harnack, ce livre n'est pas simplement une étude savante comme il en a produit beaucoup. Il l'avoue d'ailleurs sans ambages : «Marcion a été mon premier amour dans l'histoire de l'Eglise, et cette inclination et cette vénération n'ont pas été atténuées, même par Augustin, dans le demi-siècle que j'ai vécu avec lui.» En effet, pour Harnack, «Marcion nous tend la clé permettant de résoudre la plupart des difficiles problèmes que présente le passage de l'Église de l'âge postapostolique à celui du catholicisme ancien (...) non seulement le catholicisme s'est édifié contre Marcion mais, plus encore, il a repris de cet hérétique quelque chose de fondamental». L'édition qui en est donnée aujourd'hui est complétée par des essais de trois spécialistes contemporains qui font le point du dossier.
On ne connaît pas les dates exactes de la vie de Marcion (approximativement 85-160). Riche armateur de Sinope, un port commercial important de la mer Noire, il participe aux activités de la mouvance chrétienne. Il aurait été ainsi évêque et fils d'évêque, d'ailleurs excommunié par son père pour «avoir séduit une vierge», ce qui est vraisemblablement calomnieux. Il fréquente sans succès les communautés christianisantes d'Asie Ñ Polycarpe, évêque de Smyrne, le traite de «premier-né de Satan» Ñ avant de gagner Rome où il finance généreusement la «Grande Eglise» (on appelle ainsi la préfiguration institutionnelle du catholicisme romain). Toutefois, il entre en conflit avec celle-ci et il est excommunié à nouveau pour incompatibilité doctrinale (on lui rend aussi l'argent qu'il avait offert). Après cette rupture, qui a eu lieu en juillet 144 (la date est sûre), Marcion établit sa propre structure ecclésiale avec un réel succès. «La tradition hérétique de Marcion a rempli le monde entier», écrit plus tard Tertullien (mort en 225) dans son Contre Marcion. Affaiblie à partir du IVe siècle par la politique impériale constantinienne et partiellement absorbée par le manichéisme, cette Eglise achève de mourir au VIIIe.
Pour Harnack, Marcion «radicalise les antithèses religieuses de Paul» entre la Loi et la vision d'amour portée par la figure du Christ, au point d'outrepasser les positions de l'apôtre : «L'Ancien Testament est abandonné.» La pensée de Marcion se meut pourtant tout entière dans l'univers religieux des juifs de son temps. Harnack soutient d'ailleurs l'hypothèse de sa judéité. Il n'y a chez Marcion aucune tentation philosophique («grecque»), aucun emprunt à d'autres sources que la tradition juive d'une part et d'autre part celle du courant paulinien qu'il revendique comme unique filiation. On sait combien Paul s'est voulu «apôtre des gentils». Si, comme tous les gnostisants, Marcion pose l'existence de deux dieux opposés, le bon et l'autre, chez lui ce dernier n'est autre que le dieu créateur de la Bible. Il admet pourtant que les faits qu'enseigne le livre juif sont véridiques. Toutefois, ce dieu néfaste n'est pas méchant au sens ordinaire (ou comme peut l'être le démiurge d'autres courants gnostiques) et Marcion lui accorde même le qualificatif de «juste». Mais cette justice est celle de la Loi (mosaïque puisque Marcion n'en reconnaît pas d'autre) et donc celle de la contrainte. Le dieu annoncé par Jésus, en revanche, est radicalement étranger au monde et pur amour. Entre les deux divinités, le choix est strictement exclusif : la foi en Jésus comme sauveur n'est pas la «fin de la loi» mais son rejet pur et simple. On doit à Marcion, dit Harnack, d'avoir «annoncé que Jésus n'a pas besoin d'accréditation, car ce sont ses paroles et ses actions qui l'accréditent (...). Christ n'a pas besoin de précurseur ni d'auxiliaire». Logiquement, les Églises marcionites ne reconnaissaient pas l'autorité naissante dévolue aux clercs dans la Grande Église : «Pour eux la simplicité consiste à renverser la discipline», se plaignait Tertullien.
Harnack était un savant autant qu'un croyant. Toute la première partie de son livre est occupée par la restitution patiente du corpus marcionite. Les œuvres de Marcion sont perdues et des traces n'en subsistent que dans les citations polémiques qu'en font les auteurs dont les manuscrits se sont transmis parce qu'ils représentaient la tradition catholique orthodoxe. Si Marcion a pu connaître un ou plusieurs autres Évangiles, canoniques ou pas, il ne fait cas que du seul Luc. Il a donc édité l'Évangile du «secrétaire» de Paul et des épîtres de ce dernier, rayant impitoyablement de leur texte ce qui lui paraissait être des ajouts indus (en particulier, bien sûr, tout ce qui renvoie au passé juif de l'AT, y compris les prophéties messianiques). Le «livre saint» bipartite de Marcion préfigurait la division en deux parties du futur Nouveau Testament, voire la notion de canon, par l'usage exclusif qu'il accordait à ces textes au sein de son Église. Pour Harnack, le testament chrétien serait donc «né sous l'impression faite par la création de Marcion».
Par ailleurs, celui-ci a écrit un autre livre, les Antithèses, dont «l'autorité devait être reconnue de tout marcionite» admis dans l'église. L'ouvrage commence par «la seule phrase un peu longue que nous possédions mot à mot de la plume de Marcion : "oh, merveille de merveilles, ravissement, puissance et étonnement, que l'on ne peut rien dire ni penser de l'Évangile et qu'on ne peut le comparer à rien"». Harnack remarque qu'aucun mot n'y est plus fréquent que celui de «nouveau» : «Tout doit être lu sous le seul point de vue de la nouveauté du message du Dieu d'amour rédempteur et du caractère effrayant et lamentable du Dieu cruellement juste du monde et de la Loi (...). Seul Luther, avec sa foi en la justification, peut rivaliser ici avec Marcion.»
Harnack, un luthérien gagné au néo-marcionisme ? Sans doute. Bien qu'il ait protesté contre son assimilation à l'antisémitisme, un tel rejet de la culture vétérotestamentaire et donc juive dans l'Allemagne des années 20 ne peut laisser d'interroger son lecteur d'aujourd'hui. Mais la question déborde sur toute l'histoire religieuse européenne, avec ou sans la figure de Marcion, celui dont on a pu faire tour à tour le plus grand des hérétiques ou l'inventeur du christianisme.
Il radicalisa les thèses antijudaïques de Paul: l'histoire d'un évêque réputé hérétique du deuxième siècle par le théologien Adolf von Harnack.
Le théologien allemand Adolf von Harnack (1851-1930), une des figures historiques du «protestantisme libéral», a, très tôt dans ses travaux, rencontré Marcion, haut personnage du premier christianisme, décrété «hérésiarque» au milieu du IIe siècle, et a fini cinquante ans plus tard par lui consacrer une monographie, Marcion. L'Évangile du Dieu étranger. Celle-ci a contribué à faire de la question du gnosticisme un dossier fréquenté aussi par des non-théologiens. Ainsi, Hans Jonas a consacré sa thèse (sous la direction de Rudolf Bultmann) et ses premières recherches au dualisme antique. Dans Ni le soleil, ni la mort (2003), Peter Sloterdijk évoque «la ligne fine et emmêlée qui va d'Alexandrie à l'Institut für Sozialforschung» (l'École de Francfort) et qu'on peut aussi prolonger jusqu'à Hans Blumenberg et Sloterdijk lui-même en tant qu'auteur d'une anthologie gnostique, la Révolution mondiale de l'âme. La traduction du livre de Harnack mérite donc être saluée, quoique tardive.
Harnack est né en 1851 à Tartu (alors Dorpat, en Estonie), où son père enseignait la théologie à l'université, ce qu'il fera à son tour, étant nommé à Berlin avec le soutien de Bismark. Il développe une théologie non trinitaire de facture rationaliste et fortement christo-centrée. Philologue respecté, il est l'auteur d'une volumineuse Histoire des dogmes. Il fonde en 1911 l'Institut de l'empereur Guillaume II (devenule Max Planck). Il était le conseiller de ce monarque et il a même été son «nègre» lors de la déclaration de la guerre de 14-18. Toutefois, dégoûté par celle-ci, il s'engage fermement pour la République de Weimar, ce qui lui vaut de nombreuses inimitiés dans les années mêmes où son Marcion suscite des polémiques.
Pour Harnack, ce livre n'est pas simplement une étude savante comme il en a produit beaucoup. Il l'avoue d'ailleurs sans ambages : «Marcion a été mon premier amour dans l'histoire de l'Eglise, et cette inclination et cette vénération n'ont pas été atténuées, même par Augustin, dans le demi-siècle que j'ai vécu avec lui.» En effet, pour Harnack, «Marcion nous tend la clé permettant de résoudre la plupart des difficiles problèmes que présente le passage de l'Église de l'âge postapostolique à celui du catholicisme ancien (...) non seulement le catholicisme s'est édifié contre Marcion mais, plus encore, il a repris de cet hérétique quelque chose de fondamental». L'édition qui en est donnée aujourd'hui est complétée par des essais de trois spécialistes contemporains qui font le point du dossier.
On ne connaît pas les dates exactes de la vie de Marcion (approximativement 85-160). Riche armateur de Sinope, un port commercial important de la mer Noire, il participe aux activités de la mouvance chrétienne. Il aurait été ainsi évêque et fils d'évêque, d'ailleurs excommunié par son père pour «avoir séduit une vierge», ce qui est vraisemblablement calomnieux. Il fréquente sans succès les communautés christianisantes d'Asie Ñ Polycarpe, évêque de Smyrne, le traite de «premier-né de Satan» Ñ avant de gagner Rome où il finance généreusement la «Grande Eglise» (on appelle ainsi la préfiguration institutionnelle du catholicisme romain). Toutefois, il entre en conflit avec celle-ci et il est excommunié à nouveau pour incompatibilité doctrinale (on lui rend aussi l'argent qu'il avait offert). Après cette rupture, qui a eu lieu en juillet 144 (la date est sûre), Marcion établit sa propre structure ecclésiale avec un réel succès. «La tradition hérétique de Marcion a rempli le monde entier», écrit plus tard Tertullien (mort en 225) dans son Contre Marcion. Affaiblie à partir du IVe siècle par la politique impériale constantinienne et partiellement absorbée par le manichéisme, cette Eglise achève de mourir au VIIIe.
Pour Harnack, Marcion «radicalise les antithèses religieuses de Paul» entre la Loi et la vision d'amour portée par la figure du Christ, au point d'outrepasser les positions de l'apôtre : «L'Ancien Testament est abandonné.» La pensée de Marcion se meut pourtant tout entière dans l'univers religieux des juifs de son temps. Harnack soutient d'ailleurs l'hypothèse de sa judéité. Il n'y a chez Marcion aucune tentation philosophique («grecque»), aucun emprunt à d'autres sources que la tradition juive d'une part et d'autre part celle du courant paulinien qu'il revendique comme unique filiation. On sait combien Paul s'est voulu «apôtre des gentils». Si, comme tous les gnostisants, Marcion pose l'existence de deux dieux opposés, le bon et l'autre, chez lui ce dernier n'est autre que le dieu créateur de la Bible. Il admet pourtant que les faits qu'enseigne le livre juif sont véridiques. Toutefois, ce dieu néfaste n'est pas méchant au sens ordinaire (ou comme peut l'être le démiurge d'autres courants gnostiques) et Marcion lui accorde même le qualificatif de «juste». Mais cette justice est celle de la Loi (mosaïque puisque Marcion n'en reconnaît pas d'autre) et donc celle de la contrainte. Le dieu annoncé par Jésus, en revanche, est radicalement étranger au monde et pur amour. Entre les deux divinités, le choix est strictement exclusif : la foi en Jésus comme sauveur n'est pas la «fin de la loi» mais son rejet pur et simple. On doit à Marcion, dit Harnack, d'avoir «annoncé que Jésus n'a pas besoin d'accréditation, car ce sont ses paroles et ses actions qui l'accréditent (...). Christ n'a pas besoin de précurseur ni d'auxiliaire». Logiquement, les Églises marcionites ne reconnaissaient pas l'autorité naissante dévolue aux clercs dans la Grande Église : «Pour eux la simplicité consiste à renverser la discipline», se plaignait Tertullien.
Harnack était un savant autant qu'un croyant. Toute la première partie de son livre est occupée par la restitution patiente du corpus marcionite. Les œuvres de Marcion sont perdues et des traces n'en subsistent que dans les citations polémiques qu'en font les auteurs dont les manuscrits se sont transmis parce qu'ils représentaient la tradition catholique orthodoxe. Si Marcion a pu connaître un ou plusieurs autres Évangiles, canoniques ou pas, il ne fait cas que du seul Luc. Il a donc édité l'Évangile du «secrétaire» de Paul et des épîtres de ce dernier, rayant impitoyablement de leur texte ce qui lui paraissait être des ajouts indus (en particulier, bien sûr, tout ce qui renvoie au passé juif de l'AT, y compris les prophéties messianiques). Le «livre saint» bipartite de Marcion préfigurait la division en deux parties du futur Nouveau Testament, voire la notion de canon, par l'usage exclusif qu'il accordait à ces textes au sein de son Église. Pour Harnack, le testament chrétien serait donc «né sous l'impression faite par la création de Marcion».
Par ailleurs, celui-ci a écrit un autre livre, les Antithèses, dont «l'autorité devait être reconnue de tout marcionite» admis dans l'église. L'ouvrage commence par «la seule phrase un peu longue que nous possédions mot à mot de la plume de Marcion : "oh, merveille de merveilles, ravissement, puissance et étonnement, que l'on ne peut rien dire ni penser de l'Évangile et qu'on ne peut le comparer à rien"». Harnack remarque qu'aucun mot n'y est plus fréquent que celui de «nouveau» : «Tout doit être lu sous le seul point de vue de la nouveauté du message du Dieu d'amour rédempteur et du caractère effrayant et lamentable du Dieu cruellement juste du monde et de la Loi (...). Seul Luther, avec sa foi en la justification, peut rivaliser ici avec Marcion.»
Harnack, un luthérien gagné au néo-marcionisme ? Sans doute. Bien qu'il ait protesté contre son assimilation à l'antisémitisme, un tel rejet de la culture vétérotestamentaire et donc juive dans l'Allemagne des années 20 ne peut laisser d'interroger son lecteur d'aujourd'hui. Mais la question déborde sur toute l'histoire religieuse européenne, avec ou sans la figure de Marcion, celui dont on a pu faire tour à tour le plus grand des hérétiques ou l'inventeur du christianisme.
Marcion - "Rompre avec le judaïsme"
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Marcion - "Rompre avec le judaïsme"
Rompre avec le judaïsme | L'origine du christianisme (Episode 9) | ARTE
Marcion dit du Pont ou de Sinope est une personnalité du christianisme ancien de la fin du Iᵉʳ et de la première moitié du IIᵉ siècle. Armateur fortuné, il se rend à Rome vers 140 où il se distingue par ses prodigalités au sein de la communauté chrétienne de Rome alors dirigée, selon la tradition, par l'épiscope Pie.
Date/Lieu de naissance : 85 ap. J.-C., Sinop, Turquie
Date de décès : 160 ap. J.-C., Rome, Italie
Idée notable : Marcionisme
Œuvres Notables : Gospel of Marcion
Nom dans la langue maternelle : Μαρκίων
Principaux centre d'intérêt : Dualism in cosmology, Antitrinitarisme
Date de décès : 160 ap. J.-C., Rome, Italie
Idée notable : Marcionisme
Œuvres Notables : Gospel of Marcion
Nom dans la langue maternelle : Μαρκίων
Principaux centre d'intérêt : Dualism in cosmology, Antitrinitarisme
Marcion (85-160) ou l’Ancien Testament est-il périmé ?
https://www.evangile-et-liberte.net/elements/archives/108.htmlEn vacances sur les Côtes de Carthage, j’ai relu Salambô où G.Flaubert évoque l’antique Carthage sacrifiant des enfants pour apaiser ses dieux. Détruite par les Romains en 146 av. J.-Ch., cette Carthage païenne fut reconstruite par les colons romains et devint un important foyer du christianisme naissant. Elle eut ses martyrs : St Cyprien, Perpétue et Félicité ainsi que ses théologiens : Tertullien (155-220) et St. Augustin (354-430).
La religion de Marcion et ses conséquences
J’étudiai les principaux ouvrages de Tertullien consacrés à la réfutation de l’hérétique Marcion que l’on a appelé “le premier protestant”. Né vers l’an 85, Marcion est un témoin des origines de l’Eglise. Le Nouveau Testament n’existait pas encore.Des Evangiles et des Epîtres circulaient entre les communautés chrétiennes.Mais l’Ancien Testament était le livre de référence qui annonçait la naissance, la mort et la résurrection de Jésus tout en préfigurant son enseignement.
Or Marcion fit une expérience spirituelle très semblable à celle de Luther. En lisant les épîtres de Paul, notamment celle aux Galates, il comprit que l’homme est sauvé par grâce, indépendamment des œuvres de la loi (Gal. 2:16 et 20-21).
Cédant à une logique imperturbable, Marcion établit une distinction absolue entre la loi et la grâce. La loi, c’est la Bible des Juifs que nous appelons l’ancien Testament. C’est la circoncision, le sabbat et autres prescriptions rituelles que les judaïsants veulent imposer aux chrétiens. C’est la loi du talion, la justice vindicative prêchée par Moïse. Ce sont aussi les ordres que Yahvé donne lui-même à son peuple en le poussant à massacrer sans pitié tous ses ennemis dans les guerres de conquête.Tandis que la grâce, “le fruit de l’Esprit c’est l’amour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la douceur” (Gal. 5:22) Conclusion : le Dieu des Juifs est un autre Dieu que celui de Jésus. l’Ancien Testament est périmé.
Or Marcion se heurte à des textes qui contredisent son système. Le texte que nous venons de citer et qui prône l’amour se termine par ces mots : “La Loi n’est pas contre ces choses”. Qu’à cela ne tienne, Marcion va expurger tous les textes qui le contrarient, les qualifiant de falsifications et d’interpolations. L’épître aux Galates lui servira de justification. En effet, Paul y parle de “faux frères qui se sont furtivement glissés parmi nous pour épier la liberté que nous avons en Jésus-Christ, avec l’intention de nous asservir” (Gal. 2:4) “Puissent-ils être retranchés ceux qui mettent le trouble parmi vous” (Gal. 5:17). Ces faux frères sont évidemment des judaïsants qui veulent remettre les chrétiens sous le joug des lois mosaïques. Marcion accuse ces judaïsants de falsifier les Ecritures. Pour donner un fondement solide et sans équivoque à son christianisme paulinien, Marcion choisit parmi tous les Evangiles connus celui de Luc et une dizaine d’épîtres, le tout soigneusement revu et corrigé.
Paradoxalement, cette sélection très arbitraire eut des effets positifs. Car l’apparente cohérence du message de Marcion lui valut, dans les premiers temps, un impact considérable. A l’époque de Tertullien, vers 200, il y avait des églises marcionistes bien organisées, avec un clergé et des lieux de culte, dans presque toutes les provinces de l’empire romain. Cela obligea la grande Eglise catholique (que l’on peut déjà qualifier de “romaine”) à faire face à la concurrence marcionite et, à cet effet, de rassembler, parmi tous les écrits qui circulaient dans la chrétienté, un corpus de textes normatifs. Par bonheur, la grande Eglise procéda de manière moins unilatérale que Marcion. Elle intégra dans son canon des Evangiles et des Epîtres d’une grande diversité. Sous la pression de l’hérésie envahissante, notre Nouveau Testament était né.
On peut déjà tirer deux leçons de cette confrontation :
1. L’unité de l’Eglise dont rêvent quelques œcuménistes nostalgiques n’a jamais existé.Il y eut toujours des dissidences, des concurrences, des divisions et des schismes. On peut seulement rêver et essayer de promouvoir avec énergie une communion fraternelle et eucharistique respectant les diversités.
2. Toute doctrine généralisante et simplificatrice porte à l’exclusivisme et rend la communion impossible.La réalité et la vérité ne sont pas simples mais complexes. Les contraires sont souvent complémentaires. Cela se vérifie même en physique où la lumière peut être comprise aussi bien comme un phénomène ondulatoire que corpusculaire. L’opposition entre la grâce et la loi n’est pas non plus irréductible, comme le soutenait Marcion. Jésus n’a pas aboli la loi et l’ancien Testament n’ignore pas la grâce.Une pensée réaliste et crédible doit être nuancée.L’exclusivisme a peu de chances de durer. Le marcionisme a survécu trois ou quatre siècles. Les dictatures modernes moins longtemps.Un dialogue de sourds
Revenons à Tertullien et à sa polémique.Le Carthaginois s’efforce de montrer que dissocier le Dieu créateur et justicier de Moïse du Dieu sauveur et miséricordieux de Jésus mène à un bithésime incompatible avec le monothéisme de la foi chrétienne. Mais cela ne réussit pas à ébranler la logique rationaliste de Marcion qui ne s’explique l’opposition que par l’existence de deux Dieux différents, le juif et le chrétien.
Tertullien va s’efforcer aussi de montrer que le Christ est présent dans la Bible des juifs (l’Ancien Testament) qui ne cesse de lui rendre témoignage. Mais le Carthaginois use d’une exégèse typologique, allégorique et figurative que Marcion, qui prend les textes à la lettre, juge malhonnête et qui, pour nous aussi, confine à l’absurde. Un seul exemple, le fameux texte d’Esaïe 7:14 : “La vierge deviendra enceinte et enfantera un fils…” Marcion fait remarquer que le texte hébreu parle d’une jeune femme et ne spécifie nullement qu’elle fut vierge. De plus Tertullien amalgame artificiellement cette prétendue prophétie de la naissance virginale de Jésus avec Esaïe 8:4 “on apportera les richesses de Damas et le butin de Samarie devant le roi d’Assyrie” Il s’agirait selon Tertullien de l’offrande des mages d’Orient.Et le roi d’Assyrie figurerait Hérode auquel les mages se sont opposés. (contre Marcion, livre III : 13-14). De telles acrobaties exégétiques, dont Tertullien n’a d’ailleurs pas le monopole, ne sauraient convaincre.
En bref, on constate que Marcion ne réussit pas à résoudre les contradictions qu’il trouve dans les Ecritures sans manipuler celles-ci et éliminer les textes qui le dérangent.Il lui manque un outil conceptuel, un instrument lui permettant de situer ces textes contradictoires dans un ensemble englobant. Mal outillé, on fait de la mauvaise exégèse comme l’on fait de mauvais labours avec des instruments inadaptés. Mais les outils dont se sert Tertullien ne sont guère plus adéquats. D’où cette polémique qui est un dialogue de sourds. Ferions-nous mieux ? Car le problème demeure d’une brûlante actualité. Quand on lit dans l’Exode : “Ainsi parle le Seigneur, Dieu d’Israël : Mettez chacun l’épée au côté, passez et repassez de porte en porte dans le camp et tuez qui son frère, qui son ami, qui son proche” (Ex. 32: 27), on ne peut s’empêcher de se demander si ce Dieu d’Israël est le même que celui de Jésus. N’est-il pas périmé cet Ancien Testament dans lequel la violence abonde ?
Une vision évolutionniste de la foi biblique
C’est le titre d’un livre très éclairant du théologien de Heidelberg, Gerd Theissen: “Biblischer Glaube in evolutionârer Sicht”. (Chr. Kaiser 1984)
Ce qui manquait à Tertullien et Marcion c’est la notion et le sens de l’Histoire. Comme les espèces animales dans l’univers biologique, ainsi dans le monde culturel, notamment religieux, les idées ne tombent pas du ciel toutes faites, dans une fixité irréductible. Les espèces évoluent, les idées aussi.
On peut interpréter la Bible de manière critique comme Marcion, allégorique comme Tertullien ou historique comme la plupart des théologiens modernes. G. Theissen rappelle qu’aucune de ces méthodes n’est infaillible et définitive. Ce sont des hypothèses de travail, des instruments de recherche. On inventera peut-être, un jour, des outils plus performants. En attendant, travaillons avec les plus perfectionnés. L’homo sapiens est plus performant que celui de Cro-Magnon.Mais peut-être que l’évolution créera un surhomme. On a fait de grands progrès dans la compréhension de la Bible.Mais peut-être que l’avenir nous réserve encore des surprises. La Vérité absolue, la réalité ultime, autrement dit: Dieu, ne peut être saisi par l’homme que de manière approchante, imparfaite et fragmentaire. Mais il y a une lente évolution et d’humbles progrès dans cette approche.
L’évolution procède de trois manières : par mutation, adaptation et sélection.Les mutations, tant au niveau biologique que culturel, sont imprévisibles et aléatoires. La plupart n’ont pas d’avenir. Celles qui réussissent à s’imposer sont rares. Parfois une mutation manquée dans un premier temps réapparaît par hasard, au cours de l’évolution et se maintient grâce à des circonstances favorables. Le paulinisme de Marcion peut être considéré comme l’une de ces mutations manquées. Le paulinisme, plus nuancé, de Luther semble s’être mieux adapté dans un contexte plus propice.
Car la survie ou l’échec d’une mutation dépend de sa capacité à s’adapter. La sélection élimine impitoyablement les moins aptes, les plus faibles. D’où cette fameuse lutte pour la vie (strugle for life) évoquée par Darwin. Dans cette compétition, la victoire n’appartient d’ailleurs pas nécessairement aux plus gros. De petits mammifères et des insectes ont été plus forts que les dinosaures. Ils ont mieux résisté aux changements climatiques et aux agressions extérieures. L’homme est un être fragile. Sa force réside dans l’intelligence qui lui permet d’adapter son comportement, de fabriquer des outils et des armes pour sa sauvegarde. Cela confère à l’homme un avantage énorme dans la lutte pour la vie.Mais ce pouvoir est à double tranchant. En cédant au mythe de la croissance et au culte du plus fort, l’humanité risque de se détruire elle-même et de finir comme les dinosaures.
Il est évident qu’émergeant à peine de l’animalité, l’humanité reste chargée d’une agressivité atavique promettant la survie aux guerriers les plus forts. La sélection joue en leur faveur. Ils sont apparemment les mieux adaptés à la réalité, à cette réalité qui, dans sa profondeur, se confond avec Dieu. C’est pourquoi, dans une sorte de mobilisation idéologique, Dieu est mêlé à ces combats. Il triomphe avec les bataillons victorieux auxquels son accord a donné le succès. Les textes guerriers et vengeurs de l’Ancien Testament auxquels nous nous achoppons reflètent cette situation. L’évolution culturelle et religieuse commence dans la violence et obéit à une cruelle sélection.
Yahvé était le Dieu national qui devait assurer la victoire aux israélites. Mais, en fait, ces Israélites étaient polythéistes. Ils savaient que les autres peuples avaient d’autres dieux dont ils ne contestaient pas l’existence. Souvent même le peuple amalgamait le culte de Yahvé avec celui des divinités étrangères. Les prophètes (Elie, Amops, Osée) tonnaient contre cette idolâtrie et menaçaient leurs compatriotes des pires châtiments divins.
Or la suite de l’histoire fait apparaître une mutation religieuse, une évolution spirituelle révolutionnaire qui invalide le principe de sélection qui donne raison au plus fort. L’exil (586-538 av. J.-Ch.) avait fait des Juifs un peuple vaincu, déporté par les Babyloniens loin de Jérusalem sa ville sainte. Yahvé n’avait pas réussi à défendre les siens.Il avait perdu son pouvoir et son crédit du même coup. Or, fait imprévu, le contraire se produisit. Le strict monothéisme yahviste triompha et s’imposa durant et après l’exil. C’est que les prophètes avaient prédit le châtiment. Il était survenu. Dieu avait tenu parole. Il l’avait bien dit.Il était le vrai et le seul Dieu. Si le peuple revenait à Yahvé dans le repentir et la fidélité, ce peuple aurait la possibilité de survivre et de ressusciter, en dépit de sa faiblesse et de sa captivité. L’impitoyable loi de sélection qui condamne les faibles était mise hors jeu.
G. Theissen considère la religion comme le cœur de la culture humaine.Or le rôle de la culture, notamment religieuse, est de permettre aux hommes de dépasser les contraintes biologiques et d’inventer des comportements qui donnent, même aux faibles et aux handicapés, le pouvoir de survivre et d’échapper à une sélection sans pitié. L’Ancien Testament n’est pas périmé car il témoigne de ce dépassement, de cette évolution, vers un monde plus humain.
Cette évolution a été menée à son terme et à sa perfection par le Christ. Theissen se risque à exprimer la christologie dans le langage évolutionniste. L’apparition du Christ est l’effet d’une mutation qui fait de Jésus un personnage unique et novateur. Non que le Christ renie la tradition qui le précède mais il l’accomplit et l’achève. L’évolution n’abolit pas le passé, elle le dépasse. Jésus a subi l’apparent échec de la crucifixion.Durant son bref ministère, il a pris la défense des faibles, des malades, des pécheurs, des étrangers. A la sélection, il a substitué la solidarité. A la lutte pour la vie, l’amour de toute vie. Le Nouveau Testament affirme que le salut de l’humanité réside dans un nouveau comportement, dans une conversion qui rompt avec le vieil homme pour faire surgir l’homme nouveau.L’évolution, au niveau humain, doit se poursuivre non sur le mode darwinien de la sélection mais sur le mode christique de la solidarité, sinon l’humanité risque un anéantissement correspondant à ce que la Bible nomme le Jugement dernier. L’apôtre Paul l’avait dit, après Jésus : “La loi tout entière trouve son accomplissement en cette unique parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Mais si vous vous mordez et vous dévorez les uns les autres, prenez garde : vous allez vous détruire les uns les autres” (Gal. 5:15)
Hélas, nous sommes loin d’avoir dépouillé le vieil homme animal, agressif et charnel. Jésus nous en montre le chemin. Chaque avancée sur ce chemin équivaut, pour nous aussi, à une mutation qui tient du miracle.
En situant la Bible dans le dynamisme de l’histoire, la théorie de l’évolution permet de comprendre pourquoi l’on peut trouver des contradictions et des antagonismes aux divers stades de cette évolution qui constitue néanmoins un ensemble englobant. L’Ancien Testament n’est pas périmé. Il est, selon l’expression paulinienne “un pédagogue pour nous conduire au Christ” (Gal. 3:24)
On comprend aussi pourquoi nous sommes nous-mêmes des êtres contradictoires. Nous sommes des mutants dont l’évolution reste toujours en cours.“Je ne crois pas avoir atteint la perfection mais je cours”. (Phil. 3: 12)Dieu dans l’évolution
Dieu n’est-il, dès lors, qu’une idée qui change et qui évolue au gré du développement de la pensée humaine ? Dieu n’est-il pas une réalité en soi ?
Avec la Bible et selon la foi chrétienne, G. Theissen ne cesse d’affirmer que Dieu est la réalité en soi, la réalité ultime dont tout ce qui existe tire sa vie et sa structure. L’évolution est une approche tâtonnante de cette réalité dernière, une adaptation faite de réussites et d’échecs. Theissen parle d’une expérience de résonance. Les êtres ont la faculté de faire résonance, de faire écho à la réalité qui les transcende, de se mettre en harmonie avec elle.
L’œil est un bon exemple de cette adaptation. L’œil ne s’est pas fait tout seul.Il ne serait pas né dans un monde de ténèbres. Il est une création de la lumière qui a sensibilisé l’épiderme durant des millions d’années. L’œil s’est perfectionné, il a évolué à travers d’innombrables mutations pour toujours mieux percevoir la lumière. Mais cet exemple montre aussi que la lumière est une réalité en soi que l’œil ne perçoit qu’imparfaitement. Les rayons infrarouges ou ultraviolets lui échappent.
Ainsi Dieu trouve un écho en l’homme. Il lui donne une sensibilité et des organes qui le devinent. Ces organes peuvent se perfectionner, la connaissance de Dieu évoluer ou se perdre. Dieu a trouvé en Jésus la plus grande résonance. Jésus a connu et fait connaître que Dieu est Amour. L’homme n’a de chance de salut, de bonheur, de survie que dans la mesure où il s’accorde à cet Amour.
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Psaumes 33:13 Du haut des cieux YHWH regarde, il voit tous les enfants des hommes ; 14 du lieu de sa demeure, il observe tous les habitants de la terre, 15 lui qui forme leur coeur à tous, qui est attentif à toutes leurs actions.
Ne devez rien à personne, sinon de vous aimer les uns les autres ; car celui qui aime son semblable a accompli [la] loi. Romains 13:8
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