HISTOIRE DE LA BIBLE EN FRANCE
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HISTOIRE DE LA BIBLE EN FRANCE
HISTOIRE DE LA BIBLE EN FRANCE
ET FRAGMENTS RELATIFS À L'HISTOIRE GÉNÉRALE DE LA BIBLE
Daniel LORTSCH, Agent général de la Société Biblique Britannique et Étrangère
Préface de M. le pasteur Matthieu LELIÈVRE
1910 — Texte global
Le texte publié par Biblique est contient tout le livre original, hormis quelques illustrations, la partie relative au colportage, des remerciements et un sonnet de R.S. ; les errata, corrections et additions publiés à part et séparément, ont été pris en compte (contrairement à une ré-édition récente obtenue par photocopie de la première moitié de l’ouvrage de D. Lortsch).
Biblique est partage la plupart des opinions de l’auteur, mais pas toutes.
1 - Préface
Par Matth. LELIÈVRE, pasteur.
La Bible en France ! Les deux mots que rapproche le titre de cet ouvrage, mettent en face l'un de l'autre un grand livre et un grand peuple, — un peuple dont l'influence morale dans le monde eût décuplé s'il avait consenti à devenir le peuple de la Bible, — un livre dont l'action sur la race humaine eût été, sans doute, plus grande et plus rapide, s'il avait eu à son service cette incomparable semeuse d'idées qu'est la France. La France avait assurément besoin de la Bible plus que la Bible n'avait besoin de la France ; il n'en est pas moins fâcheux que la cause biblique, qui est la cause même de Dieu, n'ait pas pu s'appuyer, dans sa croisade contre les puissances du mal, sur la civilisation française, restée païenne à tant d'égards sous des dehors chrétiens.
Il y a pourtant une histoire de la Bible en France, et il faut remercier M. Lortsch d'en avoir rassemblé, avec un soin pieux et un zèle de bénédictin, les fragments épars. Il était bien l'ouvrier tout désigné pour une telle entreprise. Agent général en France de la noble Société biblique britannique et étrangère, et appelé, à ce titre, à diriger les travaux des colporteurs bibliques, il s'est voué, avec un enthousiasme que rien ne lasse, à cette belle tâche : mettre l'âme française en contact avec l'Évangile. Et en y travaillant, il s'est trouvé amené naturellement à rechercher, dans le passé, les tentatives faites dans ce but. C'est de ces recherches qu'est sorti l'ouvrage dont nous écrivons la préface.
L'accueil fait à ce livre avant même sa publication, par plus de douze cents souscripteurs, suffirait à montrer qu'il y a dans notre pays un public nombreux qui s'intéresse aux destinées de la Bible et a le pressentiment que cette histoire est une mine singulièrement riche à explorer. Il faut remercier l'auteur d'avoir voulu populariser des faits qui semblaient réservés aux érudits et aux spécialistes, et d'avoir arraché à la poussière des bibliothèques tant de vénérables documents, dont l'existence suffirait à attester que la Bible a eu un rôle important dans l'histoire de notre civilisation et de notre langue. Il ne serait peut-être pas difficile d'établir que, pendant le moyen âge, la France a été la plus biblique des nations de l'Europe. Il conviendrait d'ajouter toutefois que cette culture biblique fut forcément superficielle, d'abord parce que, avant la découverte de l'imprimerie, la Bible restait un livre plus ou moins aristocratique et peu accessible au peuple, et ensuite parce que l'Église romaine se défia de bonne heure du livre qu'elle faisait profession de vénérer, mais dans lequel, par un sûr instinct, elle pressentait un ennemi. Les vieilles Bibles enchaînées dans les bibliothèques des monastères, voilà le symbole parlant de la situation faite au livre de Dieu pendant l'époque médiévale. Ce sont nos réformateurs qui ont prononcé la Parole du Christ, sur ce Lazare revenu à la vie : « Déliez-le et laissez-le aller ! »
Dés lors, les destinées de la Bible sont inséparables de celles de la Réforme. Celle-ci fut la restauration du christianisme primitif et authentique, et en même temps la mise en lumière des Saintes Écritures. Sans s'être concertés et avec un ensemble où l'on reconnaît l'action divine, les réformateurs se montrent au monde, un livre à la main. Wicliffe et Tyndale en Angleterre, Luther et Mélanchthon en Allemagne, Lefèvre d'Étaples, Olivétan et Calvin en France, sont les hommes de la Bible. La mettre à la portée du peuple en la traduisant en langue vulgaire, l'expliquer par la prédication et par le livre, telle est leur tâche. La Bible fut pour eux le pic qui démolit, la truelle qui bâtit, l'épée qui combat. De la Parole écrite, on peut dire ce que dit saint Jean de la Parole vivante : « En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes ». Mais elle aussi naquit pour être « un signe qui provoque la contradiction ».
Nulle histoire n'est plus tragique et plus glorieuse à la fois que l'histoire de la Bible en France depuis la Réformation ; ailleurs, elle a eu des succès plus grands et a exercé une influence plus étendue ; mais nulle part elle n'a peut-être suscité autant d'amour, fait verser autant de larmes, exigé autant de sacrifices que chez nous. Elle a été le livre d'une minorité, toujours combattue, persécutée, méprisée. Ce caractère de la Bible française explique les dédains dont elle a souffert de la part des distributeurs de la renommée. Tandis que la Bible allemande et la Version anglaise « autorisée » devenaient des monuments littéraires de premier ordre et exerçaient une vraie maîtrise sur la langue nationale, la traduction française d'Olivétan restait, en dépit de révisions successives, le livre d'une minorité, dont le style retardait toujours de cinquante ou de cent ans sur la langue courante. Ce n'est que d'hier que notre Bible a renoncé à son style réfugié, dont les particularités étaient comme les cicatrices du soldat blessé dans maintes batailles.
Et que d'autres cicatrices, glorieuses celles-là, portent nos vieilles Bibles françaises ! Arrêtons-nous avec un respect ému devant ce vénérable in-folio du seizième siècle, qui a réussi à parvenir jusqu'à nous, alors que tant d'autres furent brûlés sur le bûcher ou lacérés par les mains du bourreau ou du prêtre. Cette vieille Bible huguenote, qui s'offre à nos regards avec ses feuillets rongés par l'humidité et souillés par le contact des doigts qui les ont tournés ; avec sa reliure disloquée et noircie par la fumée des grandes cheminées de cuisine, quelles aventures elle raconterait si elle pouvait parler ! Pour la dissimuler aux yeux des malintentionnés et des espions, on la cachait sous un tabouret, ou dans une cachette pratiquée dans l'épaisseur d'un mur, ou à l'intérieur du foyer ; dans les jours les plus mauvais, on l'ensevelissait sous les dalles de la maison, ou même dans une fosse creusée dans un champ, sauf à l'exhumer quand la persécution se calmait. Moins intéressante en apparence, mais d'un usage plus pratique, était la Bible de petit format, ordinairement accompagnée du psautier, du catéchisme et de la liturgie, qui pouvait plus facilement que l'in-folio traverser la frontière, dans la pacotille du colporteur, ou, glissée dans la poche, accompagner le prédicant ou le fidèle aux assemblées du Désert, dans les prisons et sur les bancs des galères.
On est dans l'admiration devant la forte culture biblique des huguenots du seizième et du dix-septième siècle, même lorsque la persécution proscrivait la Bible et qu'il était presque impossible de se la procurer. On trouvera plus loin (chapitre III, § 3) des preuves de ce fait, en ce qui concerne le seizième siècle, d'après le martyrologe de Crespin. Le fait est tout aussi certain pour l'époque qui suivit la Révocation de l'Édit de Nantes. Ceux qui résistèrent aux dragons et aux prêtres ou qui se relevèrent de leur défaillance momentanée, étaient des hommes et des femmes qui connaissaient leur Bible à fond et pouvaient tenir tête aux adversaires. Les lettres des galériens et des prisonniers montrent que, chez les laïques de toutes les classes, et chez les femmes comme chez les hommes, l'Évangile fut bien, selon le mot de Vinet, « la conscience de la conscience ». On peut même affirmer que la force de résistance fut en raison directe de la connaissance de la Bible, et que plus la piété fut biblique et plus incorruptibles furent les âmes. Les lettres des forçats pour la Foi, Isaac Le Fèvre, Élie Neau, Louis de Marolles, les frères Serres ; les sermons des pasteurs du Désert, Claude Brousson, Antoine Rocher, Paul Rabaut ; les mémoires de Blanche Gamond, l'héroïque prisonnière de l'hôpital de Valence ; les fragments des « témoignages » d'une Isabeau Vincent, la bergère de Crest et d'autres « petits prophètes » des Cévennes ou du Dauphiné, montrent à quel point l'âme huguenote fut saturée de la plus pure quintessence de l'enseignement biblique.
Du fond des cachots du château d'If, le galérien Céphas Carrière écrivait : « Malgré la vigilance de nos ennemis, nous avons la consolation d'y faire nos exercices de piété, d'y chanter les louanges du Seigneur, d'y lire la sainte Parole, de même qu'on pourrait faire dans une chambre parée et ornée, et nous pencher sur le sein de notre Sauveur et y laisser couler nos larmes. Je m'estime plus heureux dans ces lieux que dans des palais où je n'aurais pas la liberté de servir mon Dieu ».
C'est aussi du château d'If qu'un autre galérien, Élie Neau, écrivait à des amis qu'il avait pu conserver une Bible anglaise, dont la lecture faisait ses délices : « Ainsi, disait-il, je suis plus riche que mes ennemis ne croient ; dans ma plus grande pauvreté, je suis assuré que je suis plus riche qu'eux. Oh ! s'ils savaient combien un homme est riche lorsqu'il est pénétré des rayons de la face de son Dieu ! »
Ces témoignages, auxquels on pourrait en joindre beaucoup d'autres, montrent à quelle source nos pères puisèrent leur force et leur sérénité dans la longue affliction à laquelle ils furent soumis. Ils furent des hommes de la Bible, au sens le plus complet de ce mot. On pourrait même dire qu'ils le furent avec excès, surtout lorsqu'ils prirent les armes pour la défense de leur foi et pour tirer vengeance de leurs ennemis. Vivens, Cavalier, Roland et les Camisards, comme les Huguenots du seizième siècle, s'autorisèrent des exemples de l'Ancien Testament pour courir sus à ceux en qui ils voyaient des Amalécites ou des Philistins. Mais le plus souvent ils demandèrent à la Bible des leçons de patience plutôt que de représailles et prirent pour modèle Jésus plutôt que Josué.
Il n'est pas douteux que l'extrême rareté d'exemplaires des livres saints, pendant le siècle qui va de la Révocation à la Révolution, n'explique en une grande mesure l'état de tiédeur où le protestantisme français retomba, malgré la restauration, plus ecclésiastique que religieuse, dont Antoine Court fut l'instrument. Les Bibles manquaient, et le protestantisme sans la Bible dans toutes les maisons et dans toutes les mains, n'est qu'une protestation stérile et qu'une tradition impuissante.
La vraie restauration des Églises réformées de France, au sens complet et profond de ce mot, ne date ni d'Antoine Court, ni surtout de Napoléon. Elle date de ce retour à la piété qu'on a appelé le Réveil, et ce retour à la piété fut essentiellement un retour à la Bible. Chez nous, comme en Angleterre et dans d'autres contrées, le Réveil a donc dû se donner cet organe indispensable que sont les Sociétés bibliques. La Réformation du seizième siècle a largement utilisé l'imprimerie pour multiplier les exemplaires des Saintes Écritures ; elle a de plus connu et pratiqué le colportage biblique, et plusieurs de ses colporteurs ont été des héros et des martyrs ; mais elle n'a pas possédé ces puissantes sociétés, qui seules ont pu mettre la Bible entre toutes les mains, en en faisant, non plus un objet de commerce, sur lequel le libraire a son profit légitime, mais un instrument d'évangélisation que l'on livre à prix coûtant, et même gratuitement. Le Réveil a donc ajouté, aux moyens anciens de diffusion de la Bible, la puissance de l'association, cette découverte du dix-neuvième siècle, et il a utilisé toutes les ressources que la science moderne lui a fournies, tant pour la traduction et la révision des livres saints, que pour leur multiplication et leur dissémination rapide sur tous les points du globe.
La France a participé à ce mouvement d'évangélisation par la Bible, tant par les immenses bienfaits qu'elle a reçus de la Société biblique britannique et étrangère, que par la création de Sociétés françaises, qui tiennent à honneur de la considérer comme leur mère. Cette propagande a atteint des proportions si vastes, que ce n'est peut-être pas exagérer que de supposer que le nombre d'exemplaires de la Bible ou du Nouveau Testament répandus en France en une seule année égale le nombre vendu dans les trois siècles qui ont suivi la Réforme.
C'est cette histoire de la Bible en France que M. Lortsch raconte dans ce livre, où il a réuni des faits et des documents de grande valeur. Nous sommes assuré d'être l'organe de tous ceux qui le liront en le remerciant d'avoir doté notre littérature protestante d'un ouvrage de premier ordre qui lui manquait.
Re: HISTOIRE DE LA BIBLE EN FRANCE
2 - Avant-propos
L'étude qui va suivre nous intéresse comme Français et comme chrétiens.
COMME FRANÇAIS, car l'histoire de la Bible en France est une des pages les plus palpitantes et les plus glorieuses de l'histoire de notre pays. Au point de vue des travaux bibliques, la France, si l'on considère le passé, est au premier rang des nations. Nulle part la Bible n'a trouvé autant de traducteurs. Nulle part elle n'a excité d'une manière aussi continue autant d'intérêt, soit chez les petits, soit chez les grands. Nulle part elle n'a eu des destinées aussi imprévues et aussi dramatiques. Nulle part elle n'a été l'occasion et l'inspiration de plus d'héroïsme.
« L'histoire de la Bible dans notre pays, a dit M. Samuel Berger, est une admirable histoire. Heureux celui qui peut en étudier quelques pages ! Il y apprendra sans doute à mieux aimer encore la Bible, la science et la patrie ».
COMME CHRÉTIENS, et cela à un double point de vue.
1) D'abord au point de vue de l'histoire du christianisme, car les destinées de la Bible et celles du christianisme sont si étroitement mêlées, qu'elles se confondent.
« L'histoire de la Bible, a dit M. Ed. Reuss, est l'une des parties les plus intéressantes de l'histoire ecclésiastique. Ce n'est pas seulement l'histoire d'un livre qui, comme d'autres ouvrages de l'antiquité, a pu avoir ses chances de conservation ou d'altération, de propagation ou d'oubli. C'est en partie l'histoire de la pensée et de la vie chrétiennes elles-mêmes, dont les diverses phases se reflètent dans les destinées qui étaient réservées au code sacré, ou en dépendent même dans certaines circonstances ».
2) Ensuite au point de vue apologétique. À notre sens, les destinées de la Bible ne s'expliquent pas si la Bible n'est qu'un livre humain. Un livre qui, siècle après siècle, entraîne dans son sillage tant d'intelligences et tant de volontés, qui excite tant d'amour et tant de haines, qui accomplit tant de révolutions, un livre qui distance si étrangement, à tous les points de vue, tous les autres livres, aurait-il une origine humaine ? Non, un livre qui se fait une telle place ici-bas ne vient pas d'ici-bas.
Le lecteur jugera par lui-même. Si notre conclusion, sur ce point, est aussi la sienne ; nous aurons atteint notre principal but.
Note relative aux citations
Cet ouvrage étant un ouvrage de vulgarisation, nous donnons les citations latines traduites en français, et dans les citations françaises nous ne maintenons pas, sauf quelques exceptions, l'orthographe ancienne, qui en rendrait la lecture difficile. On voudra bien considérer ces passages adaptés à l'orthographe moderne comme une sorte de traduction.
Toutefois, nous conservons l'orthographe ancienne quand nous citons des extraits des versions bibliques, pour mettre devant les yeux du lecteur la Bible telle qu'elle a été à travers les âges.
Nous avons reproduit sans les traduire quelques morceaux en latin, car une traduction les eût trop déparés.
L'étude qui va suivre nous intéresse comme Français et comme chrétiens.
COMME FRANÇAIS, car l'histoire de la Bible en France est une des pages les plus palpitantes et les plus glorieuses de l'histoire de notre pays. Au point de vue des travaux bibliques, la France, si l'on considère le passé, est au premier rang des nations. Nulle part la Bible n'a trouvé autant de traducteurs. Nulle part elle n'a excité d'une manière aussi continue autant d'intérêt, soit chez les petits, soit chez les grands. Nulle part elle n'a eu des destinées aussi imprévues et aussi dramatiques. Nulle part elle n'a été l'occasion et l'inspiration de plus d'héroïsme.
« L'histoire de la Bible dans notre pays, a dit M. Samuel Berger, est une admirable histoire. Heureux celui qui peut en étudier quelques pages ! Il y apprendra sans doute à mieux aimer encore la Bible, la science et la patrie ».
COMME CHRÉTIENS, et cela à un double point de vue.
1) D'abord au point de vue de l'histoire du christianisme, car les destinées de la Bible et celles du christianisme sont si étroitement mêlées, qu'elles se confondent.
« L'histoire de la Bible, a dit M. Ed. Reuss, est l'une des parties les plus intéressantes de l'histoire ecclésiastique. Ce n'est pas seulement l'histoire d'un livre qui, comme d'autres ouvrages de l'antiquité, a pu avoir ses chances de conservation ou d'altération, de propagation ou d'oubli. C'est en partie l'histoire de la pensée et de la vie chrétiennes elles-mêmes, dont les diverses phases se reflètent dans les destinées qui étaient réservées au code sacré, ou en dépendent même dans certaines circonstances ».
2) Ensuite au point de vue apologétique. À notre sens, les destinées de la Bible ne s'expliquent pas si la Bible n'est qu'un livre humain. Un livre qui, siècle après siècle, entraîne dans son sillage tant d'intelligences et tant de volontés, qui excite tant d'amour et tant de haines, qui accomplit tant de révolutions, un livre qui distance si étrangement, à tous les points de vue, tous les autres livres, aurait-il une origine humaine ? Non, un livre qui se fait une telle place ici-bas ne vient pas d'ici-bas.
Le lecteur jugera par lui-même. Si notre conclusion, sur ce point, est aussi la sienne ; nous aurons atteint notre principal but.
Note relative aux citations
Cet ouvrage étant un ouvrage de vulgarisation, nous donnons les citations latines traduites en français, et dans les citations françaises nous ne maintenons pas, sauf quelques exceptions, l'orthographe ancienne, qui en rendrait la lecture difficile. On voudra bien considérer ces passages adaptés à l'orthographe moderne comme une sorte de traduction.
Toutefois, nous conservons l'orthographe ancienne quand nous citons des extraits des versions bibliques, pour mettre devant les yeux du lecteur la Bible telle qu'elle a été à travers les âges.
Nous avons reproduit sans les traduire quelques morceaux en latin, car une traduction les eût trop déparés.
Re: HISTOIRE DE LA BIBLE EN FRANCE
3 - Bibliographie
3.1 - Pour l'histoire de la Bible en France
LA BIBLE EN FRANCE, OU LES TRADUCTIONS FRANÇAISES DES SAINTES ÉCRITURES, étude historique et littéraire par Emmanuel Petavel, pasteur de l'Église suisse de Londres. — Paris, Librairie française et étrangère, 1864. — Se trouve chez Fischbacher.
LA BIBLE AU SEIZIÈME SIÈCLE, étude sur les origines de la critique biblique, par S. Berger. — Nancy, imprimerie Berger-Levrault et Cie, 1879.
UNE BIBLE FRANC-COMTOISE EN L'AN 1500, par S. Berger, extrait des Mémoires de la Société d'Émulation de Montbéliard, tome XIII, 1883.
LA BIBLE FRANÇAISE AU MOYEN AGE, étude sur les plus anciennes versions de la Bible écrites en prose de langue d'oïl, par Samuel Berger. Imprimé par autorisation du gouvernement à l'Imprimerie nationale, 1884. Mémoire couronné par l'Institut.
ESSAI SUR L'HISTOIRE DE LA BIBLE DANS LA FRANCE CHRÉTIENNE AU MOYEN AGE, par M. l'abbé Ch. Trochon. — Paris, Alphonse Derenne, 1878.
DE L'HISTOIRE DE LA VULGATE EN FRANCE, par S. Berger. — Paris, Fischbacher, 1887.
HISTOIRE DE LA VULGATE PENDANT LES PREMIERS SIÈCLES DU MOYEN AGE, par S. Berger. Mémoire couronné par l'Institut. — Paris, Hachette, 1893.
LES BIBLES PROVENÇALES ET VAUDOISES, par S. Berger, 1889. Extrait de la revue ROMANIA, tome XV, 3.
COUP D'ŒIL SUR L'HISTOIRE DU TEXTE DE LA BIBLE D'OLIVÉTAN (1535-1560), par O. Douen (Revue de Théologie et de Philosophie de Lausanne, 1889, p. 178 à 320).
LES TRADUCTIONS DE LA BIBLE EN VERS FRANÇAIS AU MOYEN AGE, par J. Bonnard. In-8. Imprimerie nationale, 1884.
HISTOIRE DU PSAUTIER DES ÉGLISES RÉFORMÉES, par Félix Bovet. — Paris, Grassart, 1872.
CLÉMENT MAROT ET LE PSAUTIER HUGUENOT, par O. Douen. Imprimé par autorisation du gouvernement à l'Imprimerie nationale, 1879.
LES QUATRE LIVRES DES ROIS, TRADUITS EN FRANÇAIS DU DOUZIÈME SIÈCLE, SUIVIS D'UN FRAGMENT DES MORALITÉS SUR JOB ET D'UN CHOIX DE SERMONS DE SAINT BERNARD, publiés par M. le Roux de Lincy (Paris, 1841) (COLLECTION DES DOCUMENTS INÉDITS SUR L'HISTOIRE DE FRANCE, 2e SÉRIE).
L'ANCIEN TESTAMENT ET LA LANGUE FRANÇAISE DU MOYEN AGE. Étude sur le rôle de l'élément biblique dans l'histoire de la langue des origines à la fin du quinzième siècle, par J. Trénel, docteur ès lettres, professeur agrégé au lycée Hoche (depuis, au lycée Carnot). Librairie Léopold Cerf, 12, rue Sainte-Anne ; 1904.
LA BIBLE ET SON HISTOIRE, livre pour la jeunesse, par L. N. R (Ellen Ranyard). 3e édition. — Toulouse, Société des livres religieux, 1875.
3.2 - La Bible dans le monde, par D. Lortsch, 58, rue de Clichy, Paris, 1904.
HISTOIRE DE LA RÉFORMATION EN EUROPE AU TEMPS DE CALVIN, par J '-H. Merle d'Aubigné. Tome II, livre III, chapitre 14; tome III, livre V, chapitres 3, 7, 9, 13; tome V, livre IX, chapitre 5.
JEAN CALVIN, par E. Doumergue. Vol. I.- Lausanne, Georges Bridel, 1899.
PORTRAITS ET RÉCITS HUGUENOTS, par Matthieu Lelièvre. Première série, seizième siècle. — Toulouse, Société des publications morales et religieuses (1903).
ANNALES DE L'IMPRIMERIE DES ESTIENNE, par J. Renouard. Paris, Renouard, 1842.
LES CENSURES DES THÉOLOGIENS DE PARIS PAR LESQUELLES ILS AVAIENT FAULSEMENT CONDAMNE LES BIBLES IMPRIMÉES PAR ROBERT ESTIENE IMPRIMEUR DU ROY : AVEC LA RESPONSE D'ICELUY ROBERT ESTIENE. M. D. LII. — Réimprimé par Jules Guillaume Fick. Genève, 1866.
ESSAIS SUR LA VIE ET LES ÉCRITS DE JACQUES LEFÈVRE D'ETAPLES, par Graf, 1842. Article du même auteur sur JACOBUS FABER STAPULENSIS, Zeitschrift für die historische Theologie, 1852.
LA TRADUCTION DU NOUVEAU TESTAMENT DE LEFÈVRE D'ÉTAPLES, par Paul Quiévreux, 1894.
JEAN-FRÉDÉRIC OSTERVALD, 1663-1747, par R. Grétillat. — Neuchâtel, Attinger frères, 1904.
CORRESPONDANCE DES RÉFORMATEURS, par A.-L. Herminjard. — Paris, Fischbacher, tomes II à VI.
HISTOIRE DE LA SOCIÉTÉ BIBLIQUE PROTESTANTE DE PARIS (1818 à 1868), par O. Douen. — Paris, Agence de la Société biblique protestante (aujourd'hui 54, rue des Saints-Pères), 1868.
SOCIÉTÉ NATIONALE POUR UNE TRADUCTION NOUVELLE DES LIVRES SAINTS EN LANGUE FRANÇAISE. Séance d'ouverture le 21 mars 1866, à la Sorbonne. — Paris, E. Dentu.
NOTE SUR LA RÉVISION DE LA BIBLE D'OSTERVALD, par A. Matter — Société biblique de France, 1882.
LA FUSION DES DEUX SOCIÉTÉS BIBLIQUES, par H. Lambert. — Paris, Grassart (Aujourd'hui : Société biblique de France, 48, rue de Lille, Paris).
NOTICE SUR DANIEL LEGRAND, par Frédéric Monnier, auditeur au Conseil d'État. — Le Cateau, 1859.
ENCYCLOPÉDIE DES SCIENCES RELIGIEUSES, de F. Lichtenberger. Articles : Propagation de la Bible ; Versions protestantes de la Bible ; Versions modernes de la Bible ; Lefèvre d'Étaples ; Olivétan ; Lemaistre de Sacy, etc.
FRAGMENTS LITTÉRAIRES ET CRITIQUES RELATIFS À L’HISTOIRE DE LA BIBLE FRANÇAISE, par Ed. Reuss (Revue de Théologie et de Philosophie chrétienne, dite de Strasbourg) : II, 1851, p. 1 et 321; IV, 1852, p. 1; V, 1852, p. 321; VI, 1853, p. 65; XIV, 1857, p. 1, 73 et 129; 3e série III, 1865, p. 217; IV, 1866, p. 1; V, 1867, p. 301.
Combien il est regrettable que cette savante étude, ce qui a été écrit de plus complet, de plus fouillé, sur le texte de la Bible française et de la Bible protestante, étude dont on peut considérer les résultats comme définitifs, se trouve enfouie dans une revue qui est une rareté bibliographique ! Ces articles devraient être publiés comme livre. Aucune publication n'honorerait davantage la science protestante française.
REALENCYKLOPAEDIE (Herzog-Hauck). III. Romanische Bibelübersetzungen.
LA TRADUCTION PROTESTANTE FRANÇAISE DU NOUVEAU TESTAMENT, par Edmond Stapfer (Revue chrétienne, juin, avril, août 1900).
L'INTRODUCTION DE LA RÉFORME DANS LES VALLÉES VAUDOISES DU PIÉMONT, par Emilio Comba (Bulletin historique et littéraire, 1894).
LA BIBLE ET LA VERSION DE LEMAISTRE DE SACY, par B. POZZI. -Paris, Grassart, 1858.
LES OEUVRES DU PROTESTANTISME FRANÇAIS AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE (article : Sociétés bibliques). — Fischbacher, 1893.
RAPPORTS DE LA SOCIÉTÉ BIBLIQUE BRITANNIQUE ET ÉTRANGÈRE.
HISTORY OF THE BRITISH AND FOREIGN BIBLE SOCIETY, by William Canton, cinq volumes in-8°. — London, John Murray, 1904-1910.
HISTORICAL CATALOGUE OF PRINTED BIBLES, British and Foreign Bible Society, 1903-1910. Compiled by T. H. DARLOW M. A. and H. F. MOULE M. A. (*).
EXTRAIT DU CATALOGUE DE LA BIBLIOTHÈQUE DE LA SOCIÉTÉ BIBLIQUE PROTESTANTE DE PARIS, 1900.
BIBLIOGRAPHIE DES BIBLES ET DES NOUVEAUX TESTAMENTS EN LANGUE FRANÇAISE DES QUINZIÈME ET SEIZIÈME SIÈCLES, par W.-J. Van Eys. — Genève, Henri Kündig, 1900.
(*) Ce catalogue, qui énumère et décrit (pour la première fois) avec une précision impeccable les livres saints publiés en tout pays et en toute langue, est un monument biblique unique qui a sa place marquée dans toutes les bibliothèques publiques, pour ne parler que de celles-là. Nous remercions ses savants auteurs de nous avoir communiqué les épreuves de la section française avant la publication de l’ouvrage. Sans leur obligeance, un précieux élément d’information nous eût manqué pour notre partie statistique (Voir point 17 chapitre 14 et point 20 chapitre 17 = point 2 chapitre 14 et point 5 chapitre 20 de la Partie 3 « Oeuvre Biblique au 19° siècle – Versions non protestantes »).
3.3 - Pour les Fragments
THE BIBLE IN THE WORLD, a monthly Record of the work of the British and Foreign Bible Society.
LE LIVRE D'OR DE LA MISSION AU LESSOUTO (en préparation), dont la Maison des missions nous a obligeamment communiqué le chapitre relatif à l'imprimerie de Morija, de M. Duby.
INTRODUCTION À L'ANCIEN TESTAMENT, par Lucien Gautier. — Lausanne, Georges Bridel, 1906.
EINLEITUNG IN DAS NEUE TESTAMENT, von Fritz Barth. — Gütersloh, 1908.
QU'EST-CE QUE LA BIBLE ? par Henri Monnier. — Foyer solidariste, Saint-Blaise, 1909.
LES LIVRES APOCRYPHES DE L'ANCIEN TESTAMENT, traduction nouvelle, avec notes et introductions. — Société biblique de Paris, 54, rue des Saints-Pères, 1909.
LES APOCRYPHES DE L'ANCIEN TESTAMENT, par L.-E. Tony André, Docteur en théologie. — Florence, Osvaldo Paggi, 1903.
UN PONT DE L'ANCIEN AU NOUVEAU TESTAMENT, LES APOCRYPHES ET LES PSEUDÉPIGRAPHES, par James Barrelet (Revue de Théologie et de Philosophie). — Lausanne, Georges Bridel, 1910.
THE BIBLE SOCIETY RECORD, published monthly by the American Bible Society.
LE MESSAGER DES MESSAGERS, journal des amis de la Bible et bulletin de la Société biblique britannique et étrangère. — Paris, 58, rue de Clichy.
THE BEST BOOK OF ALL, AND HOW IT CAME TO US, by Rev. F.-J. HAMILTON D. D. — London, Morgan and Scott.
THE STORY OF THE BIBLE, by Eugene Stock. — London, James Nisbet, 1906.
HOW WE GOT OUR BIBLE, by J. Paterson Smyth, LL. B. B. D.-London, Samuel Bagster.
CENTENARY PAMPHLETS (The Bible in Ilistory ; the Eastern witness, the Western witness. — The Bible in Uganda. — The Bible in India. — The Bible in Madagascar. — The Bible in Russia. — The Bible in China, etc.). 1903. Bible House (épuisés).
THE CHINESE EMPIRE, A GENERAL MISSIONARY SURVEY, edited by Marshall Broomhall, Secretary China Inland mission. — London, Morgan and Scott, 1907.
ABROAD FOR THE BIBLE SOCIETY, by J. H. Ritson, M. A. — London, Robert Culley, 1909.
3.1 - Pour l'histoire de la Bible en France
LA BIBLE EN FRANCE, OU LES TRADUCTIONS FRANÇAISES DES SAINTES ÉCRITURES, étude historique et littéraire par Emmanuel Petavel, pasteur de l'Église suisse de Londres. — Paris, Librairie française et étrangère, 1864. — Se trouve chez Fischbacher.
LA BIBLE AU SEIZIÈME SIÈCLE, étude sur les origines de la critique biblique, par S. Berger. — Nancy, imprimerie Berger-Levrault et Cie, 1879.
UNE BIBLE FRANC-COMTOISE EN L'AN 1500, par S. Berger, extrait des Mémoires de la Société d'Émulation de Montbéliard, tome XIII, 1883.
LA BIBLE FRANÇAISE AU MOYEN AGE, étude sur les plus anciennes versions de la Bible écrites en prose de langue d'oïl, par Samuel Berger. Imprimé par autorisation du gouvernement à l'Imprimerie nationale, 1884. Mémoire couronné par l'Institut.
ESSAI SUR L'HISTOIRE DE LA BIBLE DANS LA FRANCE CHRÉTIENNE AU MOYEN AGE, par M. l'abbé Ch. Trochon. — Paris, Alphonse Derenne, 1878.
DE L'HISTOIRE DE LA VULGATE EN FRANCE, par S. Berger. — Paris, Fischbacher, 1887.
HISTOIRE DE LA VULGATE PENDANT LES PREMIERS SIÈCLES DU MOYEN AGE, par S. Berger. Mémoire couronné par l'Institut. — Paris, Hachette, 1893.
LES BIBLES PROVENÇALES ET VAUDOISES, par S. Berger, 1889. Extrait de la revue ROMANIA, tome XV, 3.
COUP D'ŒIL SUR L'HISTOIRE DU TEXTE DE LA BIBLE D'OLIVÉTAN (1535-1560), par O. Douen (Revue de Théologie et de Philosophie de Lausanne, 1889, p. 178 à 320).
LES TRADUCTIONS DE LA BIBLE EN VERS FRANÇAIS AU MOYEN AGE, par J. Bonnard. In-8. Imprimerie nationale, 1884.
HISTOIRE DU PSAUTIER DES ÉGLISES RÉFORMÉES, par Félix Bovet. — Paris, Grassart, 1872.
CLÉMENT MAROT ET LE PSAUTIER HUGUENOT, par O. Douen. Imprimé par autorisation du gouvernement à l'Imprimerie nationale, 1879.
LES QUATRE LIVRES DES ROIS, TRADUITS EN FRANÇAIS DU DOUZIÈME SIÈCLE, SUIVIS D'UN FRAGMENT DES MORALITÉS SUR JOB ET D'UN CHOIX DE SERMONS DE SAINT BERNARD, publiés par M. le Roux de Lincy (Paris, 1841) (COLLECTION DES DOCUMENTS INÉDITS SUR L'HISTOIRE DE FRANCE, 2e SÉRIE).
L'ANCIEN TESTAMENT ET LA LANGUE FRANÇAISE DU MOYEN AGE. Étude sur le rôle de l'élément biblique dans l'histoire de la langue des origines à la fin du quinzième siècle, par J. Trénel, docteur ès lettres, professeur agrégé au lycée Hoche (depuis, au lycée Carnot). Librairie Léopold Cerf, 12, rue Sainte-Anne ; 1904.
LA BIBLE ET SON HISTOIRE, livre pour la jeunesse, par L. N. R (Ellen Ranyard). 3e édition. — Toulouse, Société des livres religieux, 1875.
3.2 - La Bible dans le monde, par D. Lortsch, 58, rue de Clichy, Paris, 1904.
HISTOIRE DE LA RÉFORMATION EN EUROPE AU TEMPS DE CALVIN, par J '-H. Merle d'Aubigné. Tome II, livre III, chapitre 14; tome III, livre V, chapitres 3, 7, 9, 13; tome V, livre IX, chapitre 5.
JEAN CALVIN, par E. Doumergue. Vol. I.- Lausanne, Georges Bridel, 1899.
PORTRAITS ET RÉCITS HUGUENOTS, par Matthieu Lelièvre. Première série, seizième siècle. — Toulouse, Société des publications morales et religieuses (1903).
ANNALES DE L'IMPRIMERIE DES ESTIENNE, par J. Renouard. Paris, Renouard, 1842.
LES CENSURES DES THÉOLOGIENS DE PARIS PAR LESQUELLES ILS AVAIENT FAULSEMENT CONDAMNE LES BIBLES IMPRIMÉES PAR ROBERT ESTIENE IMPRIMEUR DU ROY : AVEC LA RESPONSE D'ICELUY ROBERT ESTIENE. M. D. LII. — Réimprimé par Jules Guillaume Fick. Genève, 1866.
ESSAIS SUR LA VIE ET LES ÉCRITS DE JACQUES LEFÈVRE D'ETAPLES, par Graf, 1842. Article du même auteur sur JACOBUS FABER STAPULENSIS, Zeitschrift für die historische Theologie, 1852.
LA TRADUCTION DU NOUVEAU TESTAMENT DE LEFÈVRE D'ÉTAPLES, par Paul Quiévreux, 1894.
JEAN-FRÉDÉRIC OSTERVALD, 1663-1747, par R. Grétillat. — Neuchâtel, Attinger frères, 1904.
CORRESPONDANCE DES RÉFORMATEURS, par A.-L. Herminjard. — Paris, Fischbacher, tomes II à VI.
HISTOIRE DE LA SOCIÉTÉ BIBLIQUE PROTESTANTE DE PARIS (1818 à 1868), par O. Douen. — Paris, Agence de la Société biblique protestante (aujourd'hui 54, rue des Saints-Pères), 1868.
SOCIÉTÉ NATIONALE POUR UNE TRADUCTION NOUVELLE DES LIVRES SAINTS EN LANGUE FRANÇAISE. Séance d'ouverture le 21 mars 1866, à la Sorbonne. — Paris, E. Dentu.
NOTE SUR LA RÉVISION DE LA BIBLE D'OSTERVALD, par A. Matter — Société biblique de France, 1882.
LA FUSION DES DEUX SOCIÉTÉS BIBLIQUES, par H. Lambert. — Paris, Grassart (Aujourd'hui : Société biblique de France, 48, rue de Lille, Paris).
NOTICE SUR DANIEL LEGRAND, par Frédéric Monnier, auditeur au Conseil d'État. — Le Cateau, 1859.
ENCYCLOPÉDIE DES SCIENCES RELIGIEUSES, de F. Lichtenberger. Articles : Propagation de la Bible ; Versions protestantes de la Bible ; Versions modernes de la Bible ; Lefèvre d'Étaples ; Olivétan ; Lemaistre de Sacy, etc.
FRAGMENTS LITTÉRAIRES ET CRITIQUES RELATIFS À L’HISTOIRE DE LA BIBLE FRANÇAISE, par Ed. Reuss (Revue de Théologie et de Philosophie chrétienne, dite de Strasbourg) : II, 1851, p. 1 et 321; IV, 1852, p. 1; V, 1852, p. 321; VI, 1853, p. 65; XIV, 1857, p. 1, 73 et 129; 3e série III, 1865, p. 217; IV, 1866, p. 1; V, 1867, p. 301.
Combien il est regrettable que cette savante étude, ce qui a été écrit de plus complet, de plus fouillé, sur le texte de la Bible française et de la Bible protestante, étude dont on peut considérer les résultats comme définitifs, se trouve enfouie dans une revue qui est une rareté bibliographique ! Ces articles devraient être publiés comme livre. Aucune publication n'honorerait davantage la science protestante française.
REALENCYKLOPAEDIE (Herzog-Hauck). III. Romanische Bibelübersetzungen.
LA TRADUCTION PROTESTANTE FRANÇAISE DU NOUVEAU TESTAMENT, par Edmond Stapfer (Revue chrétienne, juin, avril, août 1900).
L'INTRODUCTION DE LA RÉFORME DANS LES VALLÉES VAUDOISES DU PIÉMONT, par Emilio Comba (Bulletin historique et littéraire, 1894).
LA BIBLE ET LA VERSION DE LEMAISTRE DE SACY, par B. POZZI. -Paris, Grassart, 1858.
LES OEUVRES DU PROTESTANTISME FRANÇAIS AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE (article : Sociétés bibliques). — Fischbacher, 1893.
RAPPORTS DE LA SOCIÉTÉ BIBLIQUE BRITANNIQUE ET ÉTRANGÈRE.
HISTORY OF THE BRITISH AND FOREIGN BIBLE SOCIETY, by William Canton, cinq volumes in-8°. — London, John Murray, 1904-1910.
HISTORICAL CATALOGUE OF PRINTED BIBLES, British and Foreign Bible Society, 1903-1910. Compiled by T. H. DARLOW M. A. and H. F. MOULE M. A. (*).
EXTRAIT DU CATALOGUE DE LA BIBLIOTHÈQUE DE LA SOCIÉTÉ BIBLIQUE PROTESTANTE DE PARIS, 1900.
BIBLIOGRAPHIE DES BIBLES ET DES NOUVEAUX TESTAMENTS EN LANGUE FRANÇAISE DES QUINZIÈME ET SEIZIÈME SIÈCLES, par W.-J. Van Eys. — Genève, Henri Kündig, 1900.
(*) Ce catalogue, qui énumère et décrit (pour la première fois) avec une précision impeccable les livres saints publiés en tout pays et en toute langue, est un monument biblique unique qui a sa place marquée dans toutes les bibliothèques publiques, pour ne parler que de celles-là. Nous remercions ses savants auteurs de nous avoir communiqué les épreuves de la section française avant la publication de l’ouvrage. Sans leur obligeance, un précieux élément d’information nous eût manqué pour notre partie statistique (Voir point 17 chapitre 14 et point 20 chapitre 17 = point 2 chapitre 14 et point 5 chapitre 20 de la Partie 3 « Oeuvre Biblique au 19° siècle – Versions non protestantes »).
3.3 - Pour les Fragments
THE BIBLE IN THE WORLD, a monthly Record of the work of the British and Foreign Bible Society.
LE LIVRE D'OR DE LA MISSION AU LESSOUTO (en préparation), dont la Maison des missions nous a obligeamment communiqué le chapitre relatif à l'imprimerie de Morija, de M. Duby.
INTRODUCTION À L'ANCIEN TESTAMENT, par Lucien Gautier. — Lausanne, Georges Bridel, 1906.
EINLEITUNG IN DAS NEUE TESTAMENT, von Fritz Barth. — Gütersloh, 1908.
QU'EST-CE QUE LA BIBLE ? par Henri Monnier. — Foyer solidariste, Saint-Blaise, 1909.
LES LIVRES APOCRYPHES DE L'ANCIEN TESTAMENT, traduction nouvelle, avec notes et introductions. — Société biblique de Paris, 54, rue des Saints-Pères, 1909.
LES APOCRYPHES DE L'ANCIEN TESTAMENT, par L.-E. Tony André, Docteur en théologie. — Florence, Osvaldo Paggi, 1903.
UN PONT DE L'ANCIEN AU NOUVEAU TESTAMENT, LES APOCRYPHES ET LES PSEUDÉPIGRAPHES, par James Barrelet (Revue de Théologie et de Philosophie). — Lausanne, Georges Bridel, 1910.
THE BIBLE SOCIETY RECORD, published monthly by the American Bible Society.
LE MESSAGER DES MESSAGERS, journal des amis de la Bible et bulletin de la Société biblique britannique et étrangère. — Paris, 58, rue de Clichy.
THE BEST BOOK OF ALL, AND HOW IT CAME TO US, by Rev. F.-J. HAMILTON D. D. — London, Morgan and Scott.
THE STORY OF THE BIBLE, by Eugene Stock. — London, James Nisbet, 1906.
HOW WE GOT OUR BIBLE, by J. Paterson Smyth, LL. B. B. D.-London, Samuel Bagster.
CENTENARY PAMPHLETS (The Bible in Ilistory ; the Eastern witness, the Western witness. — The Bible in Uganda. — The Bible in India. — The Bible in Madagascar. — The Bible in Russia. — The Bible in China, etc.). 1903. Bible House (épuisés).
THE CHINESE EMPIRE, A GENERAL MISSIONARY SURVEY, edited by Marshall Broomhall, Secretary China Inland mission. — London, Morgan and Scott, 1907.
ABROAD FOR THE BIBLE SOCIETY, by J. H. Ritson, M. A. — London, Robert Culley, 1909.
Re: HISTOIRE DE LA BIBLE EN FRANCE
4 - Chapitre 1 — La Vieille France, Pays de la BIBLE
4.1 - Du troisième au dixième siècle
Le plus ancien monument de la langue française est un dictionnaire, et ce dictionnaire est un dictionnaire biblique. Il date de 768. On l'appelle le Glossaire de Reichenau, parce qu'il a été découvert à la bibliothèque de Reichenau (en 1863). Ce glossaire se compose de deux colonnes parallèles, dont l'une donne les mots de la Bible latine et l'autre les mots correspondants du français d'alors :
Ainsi, le premier écrit connu de notre langue est un ouvrage destiné à faire comprendre la Bible. Une des premières fois, sinon la première fois, que le français a servi à faire un livre, ce fut pour rendre hommage à la Parole de Dieu. Ce trait, à lui seul, suffirait à montrer que la place de la Bible dans l'ancienne France fut une place d'honneur.
La Bible a pénétré chez les Gaulois, comme partout, avec la mission. C'est au troisième siècle que commence en Gaule l'époque féconde de la mission. C'est aussi à ce moment que la Bible commence à s'y répandre, d'abord dans les traductions gauloises, puis dans les traductions latines. Ces traductions de la Bible exercèrent une influence considérable sur la piété et sur les moeurs, à en juger par leur influence sur la langue. M. J. Trénel, professeur au lycée Carnot, à Paris, a écrit dans un savant ouvrage sur l'Ancien Testament et la langue française (*1), que « l'Église, par la propagation de l'Écriture sainte qu'elle traduit, a contribué plus puissamment que trois cents ans de domination romaine au progrès de la langue latine et à la disparition définitive des dialectes celtiques ». Ainsi, c'est à la Bible que nous devons en grande partie notre langue française, fille du latin (*2). Un livre ne transforme une langue que parce qu'il est largement répandu au milieu de ceux qui la parlent et exerce sur eux une influence profonde. La transformation de la langue donne l'étiage de l'action exercée sur l'âme du peuple.
(*1) Cette citation et les citations suivantes de M. Trénel sont empruntées à l'Introduction de cet ouvrage.
(*2) « L'Ancien Testament est un des éléments de l'alliage dont est fait le solide métal de la langue française » (J. TRÉNEL). Voir, dans les « Fragments », l'Ancien Testament et la langue française.
Les premières traductions furent donc, comme c'était naturel, en langage populaire, et elles naquirent surtout du besoin des fidèles de propager leur foi. « Si le clergé, dit M. Trénel, a encore recours au gaulois pour se faire entendre et gagner des prosélytes, de leur côté, les nouveaux chrétiens mettent leur point d'honneur à comprendre la langue de l'Église, et les plus éclairés d'entre eux à lire dans l'original les Saintes Écritures. Alors naissent au quatrième siècle et se multiplient, avec une étonnante rapidité, les versions « gauloises » de la Bible, versions dues à des traducteurs peu lettrés, s'adressant à des lecteurs plus illettrés encore, dans une langue riche en incorrections et en barbarismes, mais aussi en nouvelles acceptions de mots ». Prosper d'Aquitaine, né en 403, prêtre à Marseille, citait la Bible d'après une version gauloise. Il y avait déjà plusieurs versions, les unes venues d'Afrique (comme le Codex Bobiensis), d'autres du nord de l'Italie.
Ces traductions frayent la voie aux traductions latines, à l'Itala d'abord, puis à celle qui devait être partout, pendant mille ans, la version ecclésiastique, la Vulgate. « Contemporaine par sa naissance de ce grand mouvement d'expansion du christianisme, la Vulgate va peu à peu pénétrer à la fois par le nord et le midi dans le chaos d'un idiome en formation ». D'abord, elle « se fond avec les versions plus anciennes dont les évêques du sixième siècle ne la distinguent pas toujours ». Saint Eucher, archevêque de Lyon, mort en 450, cite surtout la Vulgate, mais aussi les versions gauloises. Saint Avit, archevêque de Vienne, mort en 517, cite la Vulgate pour l'Ancien Testament, les versions gauloises pour le Nouveau. Nous ne savons pas de quelle version se servait saint Césaire d'Arles (470-542), mais nous savons que lui aussi aimait la Bible et la citait (*). Ainsi, dans ces temps reculés comme aujourd'hui, les témoins de l'Évangile s'appuyaient sur l'Écriture, et alors comme aujourd'hui, l'empire de l'Écriture sur les âmes était tel que les nouvelles versions avaient de la peine à se substituer aux anciennes. Pendant six siècles, il ne sera plus question de traduction en langue vulgaire. La Vulgate suffit. Cela s'explique en partie par le fait qu'alors tous ceux qui savaient lire, les clercs, savaient en général le latin. Le glossaire de Reichenau montre toutefois qu'on se préoccupait de faciliter à tous l'accès de la Vulgate.
(*) Voici en quels termes saint Césaire exhortait même les illettrés à l'étude et à la mémorisation de l'Écriture : « Si les personnes les plus simples et les plus grossières, non seulement des villes mais encore des villages, trouvent bien moyen de se faire lire et d'apprendre des chansons profanes et mondaines, comment prétendent-elles, après cela, s'excuser sur leur ignorance de ce qu'elles n'ont jamais rien appris de l'Évangile ? Vous avez assez d'invention pour apprendre sans savoir lire ce que le démon vous enseigne pour vous perdre, et vous n'en avez point pour apprendre de la bouche de Jésus-Christ la vérité qui doit vous sauver ».
Charlemagne fit de la Vulgate latine, au huitième siècle, la version officielle de l'Église (*). Mais, tout d'abord, il en fit rétablir le texte dans son intégrité. Ce texte, après quatre siècles d'usage, était, on le comprend, effroyablement corrompu.
(*) S. BERGER, Histoire de la Vulgate pendant les premiers siècles du moyen âge. Introduction, p. xv-xviii et 185-196.
Voici un capitulaire promulgué par Charlemagne en 789 :
Qu'il y ait des écoles où l'on fasse lire les enfants. Qu'on leur fasse apprendre les psaumes, le solfège, les cantiques, l'arithmétique, la grammaire et les livres catholiques, dans un texte bien corrigé, car souvent, tout en désirant demander quelque chose à Dieu comme il convient, ils le demandent mal, s'ils se servent de livres fautifs. Et ne laissez pas vos enfants altérer le texte, ni quand ils lisent, ni quand ils écrivent. Et si vous avez besoin de faire copier les Évangiles, le psautier, ou le missel, faites-les copier par des hommes d'âge mûr, qui s'acquittent de cette tâche avec un soin parfait (*).
(*) S. BERGER, op. cit., p. 185.
On ne sait si le travail de correction commença aussitôt. En tout cas, il commence, au plus tard, ou il recommence, en 796.
En 781, Charlemagne avait rencontré à Parme le savant Alcuin, chef de l'école de la cathédrale d'York, et l'avait invité à s'établir auprès de lui, à Aix-la-Chapelle, pour l'aider à relever le clergé et la nation de leur ignorance. « Ministre intellectuel de Charlemagne », comme a dit Guizot, jamais il ne mérita mieux ce titre que par ses travaux bibliques. En 796, l'année où il quitta Aix-la-Chapelle pour Saint-Martin-de-Tours, il demanda au roi l'autorisation et les moyens de faire venir d'York ses manuscrits des livres saints. Voici les dernières lignes de sa requête, tout empreintes d'enthousiasme et de poésie :
Et qu'on rapporte ainsi en France ces fleurs de la Grande-Bretagne pour que ce jardin ne soit pas enfermé dans la seule ville d'York, mais que nous puissions avoir aussi à Tours ces jets du paradis et les fruits de ses arbres (*).
(*) S. BERGER, op. cit., p. 190, xv.
« Les jets du paradis », belle désignation des Écritures !
Un des disciples d'Alcuin se rendit à York et rapporta les « fleurs », c'est-à-dire les précieux manuscrits. Alcuin se mit au travail de révision, l'acheva en 801, et envoya son disciple Frédegise à Aix-la-Chapelle pour présenter au roi, le jour de Noël, le texte corrigé de la Vulgate (*).
(*) S. BERGER, Op. cit., p. 189.
L'impulsion que Charlemagne donna aux études bibliques fut telle que la Bible passa des mains des clercs dans celles des laïques, surtout ceux de la cour. Alcuin était sans cesse consulté sur des difficultés d'interprétation. On a une lettre de lui à Charlemagne dans laquelle il dit que de puissants seigneurs, de nobles dames, des guerriers même, lui écrivent pour lui demander l'explication de tel ou tel passage (*).
(*) Le Roux De Lincy, Les Quatre livres des Rois, p. 111
Un trait qui montre combien la Bible faisait partie de la trame de la vie, même chez les grands (peut-être surtout chez les grands), c'est de voir les rois et les savants prendre des noms bibliques. Charlemagne prend le nom de David, Louis le Débonnaire celui de Josué, Alcuin celui de Moïse, Frédegise celui de Nathanaël, et plus tard Charles le Chauve prend, comme son père, celui de David (*).
(*) S. BERGER, Op. cit., p. 189, 210, 218.
Mais Charlemagne songeait aussi au peuple. Sous son influence, le concile de Tours (813) décida que les homélies au peuple (donc aussi le texte) seraient traduites oralement en langue vulgaire. « Cette époque, dit M. Trénel, marque l'apogée de la Vulgate en France. On ne lit pas d'autre livre. Tous les monastères, en particulier celui de Saint-Martin-de-Tours, avec ses deux cents moines, ou ceux du nord avec Corbie pour centre, se transforment en ateliers où se publient sans cesse de nouvelles éditions de l'Écriture ».
Parmi ces « ateliers » il faut aussi mentionner ceux que dirigeait un autre restaurateur des lettres, Théodulfe (*1), originaire d'Espagne, évêque d'Orléans sous Charlemagne et sous Louis le Débonnaire. Deux des plus belles Bibles latines du temps de Charlemagne furent exécutées par ses soins et sont parvenues jusqu'à nous. Elles sont admirablement enluminées. Elles se trouvent, l'une dans le trésor de la cathédrale du Puy, l'autre à la Bibliothèque nationale (*2).
(*1) Théodulfe travaillait d'après une autre méthode qu'Alcuin. Alcuin cherchait purement et simplement à rétablir le texte de la Vulgate dans son intégrité. Théodulfe, lui, visait à reconstituer un texte critique. Il insérait en marge toutes les variantes qu'il avait pu réunir. Il ne faisait pas disparaitre les leçons qu'il écartait, mais les conservait à titre de renseignement. « Son oeuvre, dit M. S. Berger, n'était pas née viable dans un empire dont l'unité était la loi. La réforme d'Alcuin. au contraire, était inspirée par l'esprit même du règne de Charlemagne. Ceux qui ont le sens de l'histoire n'en regretteront pas moins l'insuccès de la tentative de Théodulfe. Son oeuvre n'était pas de son temps » (S. BERGER, op. cit. xiii, xvii). Une telle tentative, à un tel moment, était remarquable, et il valait la peine de l'indiquer.
(*2) No 9380 des manuscrits latins.
Louis le Débonnaire, mort en 840, hérita du goût de son père pour les choses bibliques. Il était si versé dans la science des Écritures, qu'il en savait le sens littéral, le sens moral et le sens analogique.
L'amour de la Bible se retrouvera chez d'autres rois, comme nous le verrons. Nommons ici Robert le Pieux, le second Capétien, qui répétait volontiers : « J'aimerais mieux être privé de la couronne que de la lecture des livres sacrés ».
4.2 - Onzième et douzième siècles
Rien ne montre la place prise en France par la Bible, que Charlemagne et Alcuin lui avaient rendue dans la pureté de sa traduction latine, comme l'influence qu'elle exerça, dès le dixième siècle, sur la littérature du temps, toute d'inspiration religieuse. Les citations bibliques abondent. La Chanson de Roland (fin du onzième siècle), malgré son caractère tout profane, contient mainte allusion à l'Ancien Testament (*). Quand Roland meurt, il s'écrie :
Ô notre vrai Père, qui jamais ne mentis,
Qui ressuscitas saint Lazare d'entre les morts,
Et défendis Daniel contre les lions,
Sauve, sauve mon âme…
À cause des péchés que j'ai faits dans ma vie.
L'empereur
Se prosterne et supplie le Seigneur Dieu
De vouloir bien, pour lui, arrêter le soleil…
Pour Charlemagne, Dieu fit un grand miracle,
Car le soleil s'est arrêté immobile dans le ciel.
L'empereur prie encore
Ô vrai Père, sois aujourd'hui ma défense.
C'est toi qui as sauvé Jonas
De la baleine qui l'avait englouti,
C'est toi qui as épargné le roi de Ninive,
C'est toi qui as délivré Daniel d'un horrible supplice
Quand on l'eut jeté dans la fosse aux lions,
C'est toi qui as préservé les trois enfants dans le feu ardent.
Eh bien, que ton amour sur moi veille aujourd'hui…
(*) La Chanson de Roland, vers 2384 à 2388, 2449, 2450, 2459, 2460, 3101-3107. Voir aussi vers 1215, 2262, 2958.
Après le douzième siècle, l'influence littéraire de la Bible s'accentue encore. Les ménestrels récitaient la Bible rimée comme ils récitaient les chansons de geste. Le théâtre est tout religieux ; il représente les scènes bibliques. Enfin, la Bible exerçait une influence immense sur la prédication.
« S'il ne nous est rien parvenu, dit M. Trénel, des improvisations ardentes d'un saint Bernard prêchant la croisade, cependant, par le peu qu'il nous reste de lui, nous pouvons juger de la place que les Écritures tenaient dans ses discours. Plus d'une expression biblique, prise dans la trame de son style, n'est jamais, depuis, sortie de l'usage ».
Au commencement du douzième siècle nous voyons renaître la préoccupation de traduire la Bible en langue vulgaire. Précédemment, il y avait déjà eu quelques tentatives de traduction. En 820, un moine de Wissembourg, Otfride, avait fait, à la requête de plusieurs frères et d'une noble dame, Judith, une harmonie des Évangiles en vers théotisques (*), afin de remplacer les chansons profanes qui corrompaient les esprits. En 1070 et 1080, un chanoine de Rouen fut employé à deux traductions des psaumes en normand, mais ces tentatives restèrent isolées et sans lendemain.
(*) Le théotisque était la langue de la tribu franque.
La première traduction qui compte, qui fasse souche, pour ainsi dire, paraît au début du douzième siècle. Chose remarquable, c’est une traduction des psaumes, le grand livre de la plainte humaine et de la consolation divine (*1). Cette première traduction vient du pays d'où étaient venus les manuscrits sur lesquels Alcuin avait fait sa révision de la Vulgate, et où plus tard l'oeuvre biblique devait recevoir sa plus puissante impulsion. Vers 1100, des moines de Lanfranc, à Cantorbéry, traduisirent en français normand le psautier gallican de Jérôme. Vers 1120, un sacristain de Cantorbéry, copiste célèbre, Eadwin, copia dans un même livre, aujourd'hui à la bibliothèque de Cambridge, les trois psautiers latins de Jérôme (*2), avec la traduction française interlignée. L'un de ces psautiers devint le psautier dit gallican, qui fut le psautier de la France pendant le moyen âge.
(*1) « Le psautier, dit M. S. Berger, a été pour tout le moyen âge un bien public et un trésor commun dans lequel chacun puisait à sa guise et que chaque traducteur s'appropriait au prix de fort petits changements.
Et M. Reuss : « Au moment où paraît la Bible de Guiars (fin du treizième siècle), on possédait les psaumes depuis longtemps en France, et en plusieurs versions différentes. Le psautier était, de tous les livres de la Bible, le plus populaire et le plus en usage, soit au point de vue liturgique, soit pour l'édification domestique ».
(*2) Le romain, le gallican, l'hébreu. Voir premier paragraphe — et note — du point 12 chapitre 9.
L'exemple des moines de Cantorbéry fut suivi, notamment par les moines de Montebourg (*), localité de la Manche actuelle, et ailleurs.
(*) Voici le psaume premier dans le psautier dit de Montebourg, du douzième siècle, conservé à Oxford dans la bibliothèque bodléienne : « Beneurez li huem chi ne alat el conseil des feluns : et en la veie des peccheurs ne stout : et en la chaere de pestilence ne sist. Mais en la lei de Nostre Seigneur la veluntet de lui : et en la sue lei purpenserat par jurn e par nuit. Et iert ensement cume le fust qued est plantet dejuste les decurs des ewes. chi dunrat sun frut en sun tens. Et sa fuille ne decurrat : et tutes les coses que il unques ferat : serunt fait prospres. Nient eissi li felun nient issi : mais ensement cume la puldre que li venz getet de la face de la terre. Empur ice ne resurdent li felun en juise : ne li pecheur el conseil des dreituriers. Kar Nostre Sire cunuist la veie des justes et le eire des feluns perirat ».
De tous côtés, sur le territoire de la France, surgissent des traductions de livres isolés de l'Écriture. En 1125, c'est une imitation en vers du Cantique des Cantiques ; de 1130 à 1135, une Bible en vers, paraphrasée, d'une véritable valeur littéraire, de Hermann de Valenciennes (*1) ; vers 1150, l'Apocalypse ; en 1165, un psautier en vers (*2) ; vers 1170, les quatre livres des Rois (I et II Samuel, I et II Rois), les Juges, les Macchabées ; vers 1192, une Genèse, rimée, par un Champenois, Everat. Cette dernière traduction fut faite à l'instigation de Marie de Champagne, soeur de Philippe-Auguste.
(*1) Voici, d'après lui, comment il fut amené à entreprendre cette traduction. Il s'était brûlé à la main :
Couchai, si m'endormi, mais quand je m'esveillai,
Ma main trovai enflee si que morir cuidai.
Le mal empire, et le poète s'adresse à Notre Dame pour en être secouru.
La nuit de la Thiefaine (la Saint-Étienne), certes nen mentirai,
Il croit voir la Vierge lui apparaître. Elle lui promet la guérison et l'exhorte à écrire l'histoire de toute la Bible.
De latin en romanc soit toute translatée.
Le poète accepte et immédiatement se met à l'oeuvre. Il l'exécuta dans un véritable esprit d'humilité et d'amour :
De cest livre quest faiz des le commencement,
Sachiez que je net faz por or ne por argent,
Par amour den le faz, por amander les gens.
Et lise le romanz qui le latin nentend.
L'oeuvre est belle, mais elle a des bizarreries. Hermann consacre 120 vers à décrire le combat d'Ésaü et de Jacob dans le sein de leur mère. Il montre Hérode faisant massacrer 44.000 enfants à Bethléem, puis mourant dans un bain de poix et d'huile bouillante. Il décrit la descente de Jésus-Christ aux enfers.
(*2) En voici un spécimen (Ps. 42) :
Si comme li cerf desirant
Si ai jeo desire
À venir devant toi
Sire gloriux rei
Car plein es de bunte.
Vers la fin du douzième siècle, Pierre Valdo, le célèbre fondateur des Pauvres de Lyon, qui, pour obéir à Jésus-Christ, avait vendu tout ce qu'il avait, se donna pour tâche de faire traduire en langue populaire, en provençal, quelques livres de l'Ancien et du Nouveau Testament. Il ne reste de cette traduction que les Évangiles de la quinzaine de Pâques. Cette littérature biblique se répandit dans un champ immense, avec une rapidité inconcevable. On la retrouve à cette même époque dans les environs de Metz, transcrite en dialecte messin. On possède, à la bibliothèque de l'Arsenal (no 2083), un fragment de cette traduction. C'est un volume écrit sans luxe, de petite dimension, facile à cacher, « tels que devaient être, dit M. S. Berger, les livres des bourgeois de Metz et des pauvres de Lyon ». Quelles préoccupations religieuses, quelle piété chez le peuple, atteste cette propagation en quelque sorte spontanée de la Bible ! « Il est certain, écrit M. S. Berger, que les environs de l'an 1170 ont été marqués dans toute la contrée qui s'étendait de Lyon aux pays wallons, par un mouvement biblique des plus remarquables » (*). Et M. Reuss s'exprime ainsi : « L'un des traits caractéristiques du mouvement religieux commencé à Lyon vers la fin du douzième siècle, c'était la base biblique que ses auteurs et promoteurs s'attachaient à lui donner, et l'un de ses effets les plus remarquables était la propagation des Saintes Écritures en langue vulgaire ».
(*) Op. cit., p. 49. Voir aussi p. 37, sq.
Continuons à citer M. Reuss. « Ces mêmes faits se produisent d'une manière plus évidente encore, et peut-être antérieurement déjà, en tous cas indépendamment de ce qui se passait sur les bords du Rhône, dans le beau pays qui s'étend des Cévennes aux Pyrénées et au delà de ces dernières dans tout le nord-est de l'Espagne. Le mouvement, de ce côté-là, paraît avoir été plus général, plus énergique, plus agressif. Il s'empara des classes supérieures de la société. Il devint une puissance, il fonda ou accepta une théologie à lui propre, assez riche d'idées pour amener des dissidences intérieures… Il est de fait que la théologie dogmatique des savants parmi les Cathares (*1) comme la piété et l'ascétisme de tous les fidèles s'édifiait également sur la lecture et l'étude des Écritures. Cela est attesté par des témoignages nombreux et divers. Dans les assemblées religieuses, des prédications exégétiques étaient faites par des croyants qui n'avaient point reçu les ordres dans l'Église constituée… Les bons hommes chargés de la conduite d'un troupeau qui se trouvait de plus en plus affamé de la Parole de Dieu, portaient sous le manteau une bourse de cuir avec un exemplaire du Nouveau Testament qui ne les quittait jamais. Le volume sacré jouait un grand rôle dans les rites liturgiques des sectaires… » (*2).
(*1) Autre nom des Albigeois, secte qui se répandit dans le midi de la France aux onzième et douzième siècles, et fut extirpée au commencement du treizième.
(*2) Fragments littéraires et critiques (Revue de Théologie, IV, 1852).
Après le douzième siècle, cette dissémination des Écritures parmi le peuple semble avoir continué de plus belle. En effet, on trouve à la Bibliothèque nationale de Paris, pour le treizième et le quatorzième siècle seulement, soixante traductions totales ou partielles de la Bible. Un savant qui les a comptées, M. Le Roux de Lincy, s'exprime ainsi : « Toutes proportions gardées, les traductions de la Bible sont aussi nombreuses dans les autres bibliothèques tant de Paris que des départements. Il n'y a pas une seule bibliothèque de province possédant des manuscrits français du moyen âge, qui n'ait une ou plusieurs traductions de la Bible, soit en prose, soit en vers » (*).
(*) Les quatre livres des Rois traduits en français du douzième siècle, p. XLIV
M. Reuss, de son côté, s'exprime ainsi : « Parmi les peuples modernes, aucun, si l'on excepte les Allemands proprement dits, ne peut se comparer aux Français pour la richesse et l'antiquité de la littérature biblique. Les bibliothèques de la seule ville de Paris contiennent plus de manuscrits bibliques français que toutes les bibliothèques d'outre-Rhin ne paraissent en contenir d'allemands. Mais aucun peuple, en revanche, sans en excepter les Slaves, n'a montré dans les derniers siècles autant de froideur pour cette littérature, en dépit des renseignements inépuisables et inappréciables qu'elle pouvait fournir sur l'histoire de la langue, du savoir et de la religion » (*).
(*) Ibid., II, 1851.
Parmi ces traductions, les unes sont en prose, les autres en vers. Celles du douzième siècle sont pour la plupart en vers. Dans ces âges naïfs, croyants, la prose était l'exception. Et puis, comme les Bibles étaient rares, on apprenait beaucoup par coeur le texte sacré, et les vers aidaient la mémoire. Les unes sont littérales, les autres commentées. Les unes sont complètes, les autres fragmentaires. Généralement faites d'après la Vulgate, elles sont en dialectes nombreux, en langue d'oc, en langue d'oïl, en normand, en picard, en roman, en wallon, en lorrain, en bourguignon, en limousin, en poitevin, en provençal, sans parler des traductions en français. On voit que la France a un beau passé biblique. « Dans le douzième siècle (*), dit M. S. Berger, tous les pays de langue française, toutes les classes de la société, apportent leur contribution tout individuelle à l'oeuvre de la traduction de la Bible ». Ainsi les réformateurs, en donnant, trois siècles après, la Bible à la France, n'ont pas innové, ils ont repris et la vraie tradition de l'Église et la vraie tradition française.
(*) Anticipons et nommons pour le treizième siècle les trois traductions rimées suivantes : Une Bible de Geofroi de Paris (1243), une Bible de Jean Malkaraume (même époque — elle s'arrête à l'histoire de la rencontre entre Goliath et David), — une Bible de Macé de la Charité (traductions paraphrastiques) ; puis une Bible de Charleville, une traduction anonyme de la Bible entière, une traduction anonyme de l'Ancien Testament, et des fragments : le drame d'Adam, l'histoire de Joseph, la paraphrase de l'Exode, l'imitation de Job, un Psautier de Troyes, les Psaumes de la pénitence, les Proverbes. Au quatorzième siècle, on trouve un Poème sur le Nouveau Testament, cinq Poèmes sur la Passion, une histoire des trois Maries et une Apocalypse rimées et d'autres fragments. Un de ces fragments reproduit en vers une partie du récit des livres des Rois fondu avec celui des Chroniques. On pense qu'il a été composé en Angleterre (Voir Romania, XVI). En voici quelques vers. C'est le récit d'Élie enlevé au ciel :
Le flun passerent andui a sec pé
Si que nuls d'els nen ont l'orteil muillé,
E Helias parle od Heliseu, si dit
« Cœ que tu vous demander senz contredit
« Averas einz ke jo m'en part de wus
« Demandez seurement, ne seiez nent dutus ».
Dunc s'en alerent un petitet avant ; .
Cum il alerent de ces choses parlant,
Une curre vent del ciel tout embrasé.
Chevals ardanz l'unt del ciel mené
E seint Helie i est dunc munté
E un esturbillun de vent l'en ad porté.
Heliseus vit et dit par mult haut cri
« Helie pere, aiez de mei merci ;
Jo vei le curre e la roe de Israel
Seinz Hélie li gette son mantel
E l'espirit Helie par le dun de Dé
En Heliseu en fu del tut dublé ».
Quand la locomotive nous emporte à travers les campagnes de France, nous pouvons nous dire qu'il n'y a peut-être pas, dans l'étendue qui est sous nos yeux, une parcelle de terrain qui, une fois ou l'autre, n'ait été en quelque sorte sanctifiée par le contact avec la Bible. Où que nous arrêtions nos regards, il y a eu là quelqu'un qui a traduit la Bible, ou l'a copiée, ou l'a lue, ou a travaillé à la répandre (*).
(*) « … Victor Hugo eut pour la Bible une constante et spéciale dévotion ; on sait comment les plus pittoresques des tournures bibliques, les plus énergiques et les plus saisissantes hyperboles sont entrées dans les vers du poète et, par là, sont restées dans notre langue.
« Ce phénomène qui, chez Victor Hugo, s'était opéré par simple affinité poétique, se produisit en France dès les premiers temps du moyen âge à l'aurore des temps modernes par ce seul fait que les générations qui se succédèrent ne furent composées que d'hommes d'un seul livre…
« La Bible était partout : aux chapiteaux des églises romanes, comme aux porches des cathédrales gothiques ; aux sculptures des meubles usuels.
« Au foyer, la Bible, devenue dans toutes les familles le « livre des raisons », le répertoire des événements mémorables ; à l'église, la Bible ; la Bible aux sermons et souvent dans les préambules des ordonnances et les dispositifs des jugements. Les testaments débutaient tous par des réminiscences des Saintes Écritures ; au théâtre, la Bible se retrouvait tout entière dans la représentation des Mystères, et la littérature chevaleresque, lorsqu'elle apparut et se propagea, fit, à côté de son merveilleux guerrier, une part, une part notable, au merveilleux de la Bible.
« Vivant avec la Bible, ce peuple en vint à parler comme elle, à penser comme elle, et le Livre saint se trouve ainsi être une des sources les plus abondantes d'où soit sortie notre langue… » (Petit Temps du 15 juin 1904).
4.1 - Du troisième au dixième siècle
Le plus ancien monument de la langue française est un dictionnaire, et ce dictionnaire est un dictionnaire biblique. Il date de 768. On l'appelle le Glossaire de Reichenau, parce qu'il a été découvert à la bibliothèque de Reichenau (en 1863). Ce glossaire se compose de deux colonnes parallèles, dont l'une donne les mots de la Bible latine et l'autre les mots correspondants du français d'alors :
Minas | Manatces | menaces. |
Galea | Helmo | heaume. |
Tugurium | Cabanna | cabane. |
Singulariter | Solamente | seulement. |
Coementarii | Macioni | maçons. |
Sindon | Linciols | linceul. |
Sagma | Soma | somme. |
Ainsi, le premier écrit connu de notre langue est un ouvrage destiné à faire comprendre la Bible. Une des premières fois, sinon la première fois, que le français a servi à faire un livre, ce fut pour rendre hommage à la Parole de Dieu. Ce trait, à lui seul, suffirait à montrer que la place de la Bible dans l'ancienne France fut une place d'honneur.
La Bible a pénétré chez les Gaulois, comme partout, avec la mission. C'est au troisième siècle que commence en Gaule l'époque féconde de la mission. C'est aussi à ce moment que la Bible commence à s'y répandre, d'abord dans les traductions gauloises, puis dans les traductions latines. Ces traductions de la Bible exercèrent une influence considérable sur la piété et sur les moeurs, à en juger par leur influence sur la langue. M. J. Trénel, professeur au lycée Carnot, à Paris, a écrit dans un savant ouvrage sur l'Ancien Testament et la langue française (*1), que « l'Église, par la propagation de l'Écriture sainte qu'elle traduit, a contribué plus puissamment que trois cents ans de domination romaine au progrès de la langue latine et à la disparition définitive des dialectes celtiques ». Ainsi, c'est à la Bible que nous devons en grande partie notre langue française, fille du latin (*2). Un livre ne transforme une langue que parce qu'il est largement répandu au milieu de ceux qui la parlent et exerce sur eux une influence profonde. La transformation de la langue donne l'étiage de l'action exercée sur l'âme du peuple.
(*1) Cette citation et les citations suivantes de M. Trénel sont empruntées à l'Introduction de cet ouvrage.
(*2) « L'Ancien Testament est un des éléments de l'alliage dont est fait le solide métal de la langue française » (J. TRÉNEL). Voir, dans les « Fragments », l'Ancien Testament et la langue française.
Les premières traductions furent donc, comme c'était naturel, en langage populaire, et elles naquirent surtout du besoin des fidèles de propager leur foi. « Si le clergé, dit M. Trénel, a encore recours au gaulois pour se faire entendre et gagner des prosélytes, de leur côté, les nouveaux chrétiens mettent leur point d'honneur à comprendre la langue de l'Église, et les plus éclairés d'entre eux à lire dans l'original les Saintes Écritures. Alors naissent au quatrième siècle et se multiplient, avec une étonnante rapidité, les versions « gauloises » de la Bible, versions dues à des traducteurs peu lettrés, s'adressant à des lecteurs plus illettrés encore, dans une langue riche en incorrections et en barbarismes, mais aussi en nouvelles acceptions de mots ». Prosper d'Aquitaine, né en 403, prêtre à Marseille, citait la Bible d'après une version gauloise. Il y avait déjà plusieurs versions, les unes venues d'Afrique (comme le Codex Bobiensis), d'autres du nord de l'Italie.
Ces traductions frayent la voie aux traductions latines, à l'Itala d'abord, puis à celle qui devait être partout, pendant mille ans, la version ecclésiastique, la Vulgate. « Contemporaine par sa naissance de ce grand mouvement d'expansion du christianisme, la Vulgate va peu à peu pénétrer à la fois par le nord et le midi dans le chaos d'un idiome en formation ». D'abord, elle « se fond avec les versions plus anciennes dont les évêques du sixième siècle ne la distinguent pas toujours ». Saint Eucher, archevêque de Lyon, mort en 450, cite surtout la Vulgate, mais aussi les versions gauloises. Saint Avit, archevêque de Vienne, mort en 517, cite la Vulgate pour l'Ancien Testament, les versions gauloises pour le Nouveau. Nous ne savons pas de quelle version se servait saint Césaire d'Arles (470-542), mais nous savons que lui aussi aimait la Bible et la citait (*). Ainsi, dans ces temps reculés comme aujourd'hui, les témoins de l'Évangile s'appuyaient sur l'Écriture, et alors comme aujourd'hui, l'empire de l'Écriture sur les âmes était tel que les nouvelles versions avaient de la peine à se substituer aux anciennes. Pendant six siècles, il ne sera plus question de traduction en langue vulgaire. La Vulgate suffit. Cela s'explique en partie par le fait qu'alors tous ceux qui savaient lire, les clercs, savaient en général le latin. Le glossaire de Reichenau montre toutefois qu'on se préoccupait de faciliter à tous l'accès de la Vulgate.
(*) Voici en quels termes saint Césaire exhortait même les illettrés à l'étude et à la mémorisation de l'Écriture : « Si les personnes les plus simples et les plus grossières, non seulement des villes mais encore des villages, trouvent bien moyen de se faire lire et d'apprendre des chansons profanes et mondaines, comment prétendent-elles, après cela, s'excuser sur leur ignorance de ce qu'elles n'ont jamais rien appris de l'Évangile ? Vous avez assez d'invention pour apprendre sans savoir lire ce que le démon vous enseigne pour vous perdre, et vous n'en avez point pour apprendre de la bouche de Jésus-Christ la vérité qui doit vous sauver ».
Charlemagne fit de la Vulgate latine, au huitième siècle, la version officielle de l'Église (*). Mais, tout d'abord, il en fit rétablir le texte dans son intégrité. Ce texte, après quatre siècles d'usage, était, on le comprend, effroyablement corrompu.
(*) S. BERGER, Histoire de la Vulgate pendant les premiers siècles du moyen âge. Introduction, p. xv-xviii et 185-196.
Voici un capitulaire promulgué par Charlemagne en 789 :
Qu'il y ait des écoles où l'on fasse lire les enfants. Qu'on leur fasse apprendre les psaumes, le solfège, les cantiques, l'arithmétique, la grammaire et les livres catholiques, dans un texte bien corrigé, car souvent, tout en désirant demander quelque chose à Dieu comme il convient, ils le demandent mal, s'ils se servent de livres fautifs. Et ne laissez pas vos enfants altérer le texte, ni quand ils lisent, ni quand ils écrivent. Et si vous avez besoin de faire copier les Évangiles, le psautier, ou le missel, faites-les copier par des hommes d'âge mûr, qui s'acquittent de cette tâche avec un soin parfait (*).
(*) S. BERGER, op. cit., p. 185.
On ne sait si le travail de correction commença aussitôt. En tout cas, il commence, au plus tard, ou il recommence, en 796.
En 781, Charlemagne avait rencontré à Parme le savant Alcuin, chef de l'école de la cathédrale d'York, et l'avait invité à s'établir auprès de lui, à Aix-la-Chapelle, pour l'aider à relever le clergé et la nation de leur ignorance. « Ministre intellectuel de Charlemagne », comme a dit Guizot, jamais il ne mérita mieux ce titre que par ses travaux bibliques. En 796, l'année où il quitta Aix-la-Chapelle pour Saint-Martin-de-Tours, il demanda au roi l'autorisation et les moyens de faire venir d'York ses manuscrits des livres saints. Voici les dernières lignes de sa requête, tout empreintes d'enthousiasme et de poésie :
Et qu'on rapporte ainsi en France ces fleurs de la Grande-Bretagne pour que ce jardin ne soit pas enfermé dans la seule ville d'York, mais que nous puissions avoir aussi à Tours ces jets du paradis et les fruits de ses arbres (*).
(*) S. BERGER, op. cit., p. 190, xv.
« Les jets du paradis », belle désignation des Écritures !
Un des disciples d'Alcuin se rendit à York et rapporta les « fleurs », c'est-à-dire les précieux manuscrits. Alcuin se mit au travail de révision, l'acheva en 801, et envoya son disciple Frédegise à Aix-la-Chapelle pour présenter au roi, le jour de Noël, le texte corrigé de la Vulgate (*).
(*) S. BERGER, Op. cit., p. 189.
L'impulsion que Charlemagne donna aux études bibliques fut telle que la Bible passa des mains des clercs dans celles des laïques, surtout ceux de la cour. Alcuin était sans cesse consulté sur des difficultés d'interprétation. On a une lettre de lui à Charlemagne dans laquelle il dit que de puissants seigneurs, de nobles dames, des guerriers même, lui écrivent pour lui demander l'explication de tel ou tel passage (*).
(*) Le Roux De Lincy, Les Quatre livres des Rois, p. 111
Un trait qui montre combien la Bible faisait partie de la trame de la vie, même chez les grands (peut-être surtout chez les grands), c'est de voir les rois et les savants prendre des noms bibliques. Charlemagne prend le nom de David, Louis le Débonnaire celui de Josué, Alcuin celui de Moïse, Frédegise celui de Nathanaël, et plus tard Charles le Chauve prend, comme son père, celui de David (*).
(*) S. BERGER, Op. cit., p. 189, 210, 218.
Mais Charlemagne songeait aussi au peuple. Sous son influence, le concile de Tours (813) décida que les homélies au peuple (donc aussi le texte) seraient traduites oralement en langue vulgaire. « Cette époque, dit M. Trénel, marque l'apogée de la Vulgate en France. On ne lit pas d'autre livre. Tous les monastères, en particulier celui de Saint-Martin-de-Tours, avec ses deux cents moines, ou ceux du nord avec Corbie pour centre, se transforment en ateliers où se publient sans cesse de nouvelles éditions de l'Écriture ».
Parmi ces « ateliers » il faut aussi mentionner ceux que dirigeait un autre restaurateur des lettres, Théodulfe (*1), originaire d'Espagne, évêque d'Orléans sous Charlemagne et sous Louis le Débonnaire. Deux des plus belles Bibles latines du temps de Charlemagne furent exécutées par ses soins et sont parvenues jusqu'à nous. Elles sont admirablement enluminées. Elles se trouvent, l'une dans le trésor de la cathédrale du Puy, l'autre à la Bibliothèque nationale (*2).
(*1) Théodulfe travaillait d'après une autre méthode qu'Alcuin. Alcuin cherchait purement et simplement à rétablir le texte de la Vulgate dans son intégrité. Théodulfe, lui, visait à reconstituer un texte critique. Il insérait en marge toutes les variantes qu'il avait pu réunir. Il ne faisait pas disparaitre les leçons qu'il écartait, mais les conservait à titre de renseignement. « Son oeuvre, dit M. S. Berger, n'était pas née viable dans un empire dont l'unité était la loi. La réforme d'Alcuin. au contraire, était inspirée par l'esprit même du règne de Charlemagne. Ceux qui ont le sens de l'histoire n'en regretteront pas moins l'insuccès de la tentative de Théodulfe. Son oeuvre n'était pas de son temps » (S. BERGER, op. cit. xiii, xvii). Une telle tentative, à un tel moment, était remarquable, et il valait la peine de l'indiquer.
(*2) No 9380 des manuscrits latins.
Louis le Débonnaire, mort en 840, hérita du goût de son père pour les choses bibliques. Il était si versé dans la science des Écritures, qu'il en savait le sens littéral, le sens moral et le sens analogique.
L'amour de la Bible se retrouvera chez d'autres rois, comme nous le verrons. Nommons ici Robert le Pieux, le second Capétien, qui répétait volontiers : « J'aimerais mieux être privé de la couronne que de la lecture des livres sacrés ».
4.2 - Onzième et douzième siècles
Rien ne montre la place prise en France par la Bible, que Charlemagne et Alcuin lui avaient rendue dans la pureté de sa traduction latine, comme l'influence qu'elle exerça, dès le dixième siècle, sur la littérature du temps, toute d'inspiration religieuse. Les citations bibliques abondent. La Chanson de Roland (fin du onzième siècle), malgré son caractère tout profane, contient mainte allusion à l'Ancien Testament (*). Quand Roland meurt, il s'écrie :
Ô notre vrai Père, qui jamais ne mentis,
Qui ressuscitas saint Lazare d'entre les morts,
Et défendis Daniel contre les lions,
Sauve, sauve mon âme…
À cause des péchés que j'ai faits dans ma vie.
L'empereur
Se prosterne et supplie le Seigneur Dieu
De vouloir bien, pour lui, arrêter le soleil…
Pour Charlemagne, Dieu fit un grand miracle,
Car le soleil s'est arrêté immobile dans le ciel.
L'empereur prie encore
Ô vrai Père, sois aujourd'hui ma défense.
C'est toi qui as sauvé Jonas
De la baleine qui l'avait englouti,
C'est toi qui as épargné le roi de Ninive,
C'est toi qui as délivré Daniel d'un horrible supplice
Quand on l'eut jeté dans la fosse aux lions,
C'est toi qui as préservé les trois enfants dans le feu ardent.
Eh bien, que ton amour sur moi veille aujourd'hui…
(*) La Chanson de Roland, vers 2384 à 2388, 2449, 2450, 2459, 2460, 3101-3107. Voir aussi vers 1215, 2262, 2958.
Après le douzième siècle, l'influence littéraire de la Bible s'accentue encore. Les ménestrels récitaient la Bible rimée comme ils récitaient les chansons de geste. Le théâtre est tout religieux ; il représente les scènes bibliques. Enfin, la Bible exerçait une influence immense sur la prédication.
« S'il ne nous est rien parvenu, dit M. Trénel, des improvisations ardentes d'un saint Bernard prêchant la croisade, cependant, par le peu qu'il nous reste de lui, nous pouvons juger de la place que les Écritures tenaient dans ses discours. Plus d'une expression biblique, prise dans la trame de son style, n'est jamais, depuis, sortie de l'usage ».
Au commencement du douzième siècle nous voyons renaître la préoccupation de traduire la Bible en langue vulgaire. Précédemment, il y avait déjà eu quelques tentatives de traduction. En 820, un moine de Wissembourg, Otfride, avait fait, à la requête de plusieurs frères et d'une noble dame, Judith, une harmonie des Évangiles en vers théotisques (*), afin de remplacer les chansons profanes qui corrompaient les esprits. En 1070 et 1080, un chanoine de Rouen fut employé à deux traductions des psaumes en normand, mais ces tentatives restèrent isolées et sans lendemain.
(*) Le théotisque était la langue de la tribu franque.
La première traduction qui compte, qui fasse souche, pour ainsi dire, paraît au début du douzième siècle. Chose remarquable, c’est une traduction des psaumes, le grand livre de la plainte humaine et de la consolation divine (*1). Cette première traduction vient du pays d'où étaient venus les manuscrits sur lesquels Alcuin avait fait sa révision de la Vulgate, et où plus tard l'oeuvre biblique devait recevoir sa plus puissante impulsion. Vers 1100, des moines de Lanfranc, à Cantorbéry, traduisirent en français normand le psautier gallican de Jérôme. Vers 1120, un sacristain de Cantorbéry, copiste célèbre, Eadwin, copia dans un même livre, aujourd'hui à la bibliothèque de Cambridge, les trois psautiers latins de Jérôme (*2), avec la traduction française interlignée. L'un de ces psautiers devint le psautier dit gallican, qui fut le psautier de la France pendant le moyen âge.
(*1) « Le psautier, dit M. S. Berger, a été pour tout le moyen âge un bien public et un trésor commun dans lequel chacun puisait à sa guise et que chaque traducteur s'appropriait au prix de fort petits changements.
Et M. Reuss : « Au moment où paraît la Bible de Guiars (fin du treizième siècle), on possédait les psaumes depuis longtemps en France, et en plusieurs versions différentes. Le psautier était, de tous les livres de la Bible, le plus populaire et le plus en usage, soit au point de vue liturgique, soit pour l'édification domestique ».
(*2) Le romain, le gallican, l'hébreu. Voir premier paragraphe — et note — du point 12 chapitre 9.
L'exemple des moines de Cantorbéry fut suivi, notamment par les moines de Montebourg (*), localité de la Manche actuelle, et ailleurs.
(*) Voici le psaume premier dans le psautier dit de Montebourg, du douzième siècle, conservé à Oxford dans la bibliothèque bodléienne : « Beneurez li huem chi ne alat el conseil des feluns : et en la veie des peccheurs ne stout : et en la chaere de pestilence ne sist. Mais en la lei de Nostre Seigneur la veluntet de lui : et en la sue lei purpenserat par jurn e par nuit. Et iert ensement cume le fust qued est plantet dejuste les decurs des ewes. chi dunrat sun frut en sun tens. Et sa fuille ne decurrat : et tutes les coses que il unques ferat : serunt fait prospres. Nient eissi li felun nient issi : mais ensement cume la puldre que li venz getet de la face de la terre. Empur ice ne resurdent li felun en juise : ne li pecheur el conseil des dreituriers. Kar Nostre Sire cunuist la veie des justes et le eire des feluns perirat ».
De tous côtés, sur le territoire de la France, surgissent des traductions de livres isolés de l'Écriture. En 1125, c'est une imitation en vers du Cantique des Cantiques ; de 1130 à 1135, une Bible en vers, paraphrasée, d'une véritable valeur littéraire, de Hermann de Valenciennes (*1) ; vers 1150, l'Apocalypse ; en 1165, un psautier en vers (*2) ; vers 1170, les quatre livres des Rois (I et II Samuel, I et II Rois), les Juges, les Macchabées ; vers 1192, une Genèse, rimée, par un Champenois, Everat. Cette dernière traduction fut faite à l'instigation de Marie de Champagne, soeur de Philippe-Auguste.
(*1) Voici, d'après lui, comment il fut amené à entreprendre cette traduction. Il s'était brûlé à la main :
Couchai, si m'endormi, mais quand je m'esveillai,
Ma main trovai enflee si que morir cuidai.
Le mal empire, et le poète s'adresse à Notre Dame pour en être secouru.
La nuit de la Thiefaine (la Saint-Étienne), certes nen mentirai,
Il croit voir la Vierge lui apparaître. Elle lui promet la guérison et l'exhorte à écrire l'histoire de toute la Bible.
De latin en romanc soit toute translatée.
Le poète accepte et immédiatement se met à l'oeuvre. Il l'exécuta dans un véritable esprit d'humilité et d'amour :
De cest livre quest faiz des le commencement,
Sachiez que je net faz por or ne por argent,
Par amour den le faz, por amander les gens.
Et lise le romanz qui le latin nentend.
L'oeuvre est belle, mais elle a des bizarreries. Hermann consacre 120 vers à décrire le combat d'Ésaü et de Jacob dans le sein de leur mère. Il montre Hérode faisant massacrer 44.000 enfants à Bethléem, puis mourant dans un bain de poix et d'huile bouillante. Il décrit la descente de Jésus-Christ aux enfers.
(*2) En voici un spécimen (Ps. 42) :
Si comme li cerf desirant
Si ai jeo desire
À venir devant toi
Sire gloriux rei
Car plein es de bunte.
Vers la fin du douzième siècle, Pierre Valdo, le célèbre fondateur des Pauvres de Lyon, qui, pour obéir à Jésus-Christ, avait vendu tout ce qu'il avait, se donna pour tâche de faire traduire en langue populaire, en provençal, quelques livres de l'Ancien et du Nouveau Testament. Il ne reste de cette traduction que les Évangiles de la quinzaine de Pâques. Cette littérature biblique se répandit dans un champ immense, avec une rapidité inconcevable. On la retrouve à cette même époque dans les environs de Metz, transcrite en dialecte messin. On possède, à la bibliothèque de l'Arsenal (no 2083), un fragment de cette traduction. C'est un volume écrit sans luxe, de petite dimension, facile à cacher, « tels que devaient être, dit M. S. Berger, les livres des bourgeois de Metz et des pauvres de Lyon ». Quelles préoccupations religieuses, quelle piété chez le peuple, atteste cette propagation en quelque sorte spontanée de la Bible ! « Il est certain, écrit M. S. Berger, que les environs de l'an 1170 ont été marqués dans toute la contrée qui s'étendait de Lyon aux pays wallons, par un mouvement biblique des plus remarquables » (*). Et M. Reuss s'exprime ainsi : « L'un des traits caractéristiques du mouvement religieux commencé à Lyon vers la fin du douzième siècle, c'était la base biblique que ses auteurs et promoteurs s'attachaient à lui donner, et l'un de ses effets les plus remarquables était la propagation des Saintes Écritures en langue vulgaire ».
(*) Op. cit., p. 49. Voir aussi p. 37, sq.
Continuons à citer M. Reuss. « Ces mêmes faits se produisent d'une manière plus évidente encore, et peut-être antérieurement déjà, en tous cas indépendamment de ce qui se passait sur les bords du Rhône, dans le beau pays qui s'étend des Cévennes aux Pyrénées et au delà de ces dernières dans tout le nord-est de l'Espagne. Le mouvement, de ce côté-là, paraît avoir été plus général, plus énergique, plus agressif. Il s'empara des classes supérieures de la société. Il devint une puissance, il fonda ou accepta une théologie à lui propre, assez riche d'idées pour amener des dissidences intérieures… Il est de fait que la théologie dogmatique des savants parmi les Cathares (*1) comme la piété et l'ascétisme de tous les fidèles s'édifiait également sur la lecture et l'étude des Écritures. Cela est attesté par des témoignages nombreux et divers. Dans les assemblées religieuses, des prédications exégétiques étaient faites par des croyants qui n'avaient point reçu les ordres dans l'Église constituée… Les bons hommes chargés de la conduite d'un troupeau qui se trouvait de plus en plus affamé de la Parole de Dieu, portaient sous le manteau une bourse de cuir avec un exemplaire du Nouveau Testament qui ne les quittait jamais. Le volume sacré jouait un grand rôle dans les rites liturgiques des sectaires… » (*2).
(*1) Autre nom des Albigeois, secte qui se répandit dans le midi de la France aux onzième et douzième siècles, et fut extirpée au commencement du treizième.
(*2) Fragments littéraires et critiques (Revue de Théologie, IV, 1852).
Après le douzième siècle, cette dissémination des Écritures parmi le peuple semble avoir continué de plus belle. En effet, on trouve à la Bibliothèque nationale de Paris, pour le treizième et le quatorzième siècle seulement, soixante traductions totales ou partielles de la Bible. Un savant qui les a comptées, M. Le Roux de Lincy, s'exprime ainsi : « Toutes proportions gardées, les traductions de la Bible sont aussi nombreuses dans les autres bibliothèques tant de Paris que des départements. Il n'y a pas une seule bibliothèque de province possédant des manuscrits français du moyen âge, qui n'ait une ou plusieurs traductions de la Bible, soit en prose, soit en vers » (*).
(*) Les quatre livres des Rois traduits en français du douzième siècle, p. XLIV
M. Reuss, de son côté, s'exprime ainsi : « Parmi les peuples modernes, aucun, si l'on excepte les Allemands proprement dits, ne peut se comparer aux Français pour la richesse et l'antiquité de la littérature biblique. Les bibliothèques de la seule ville de Paris contiennent plus de manuscrits bibliques français que toutes les bibliothèques d'outre-Rhin ne paraissent en contenir d'allemands. Mais aucun peuple, en revanche, sans en excepter les Slaves, n'a montré dans les derniers siècles autant de froideur pour cette littérature, en dépit des renseignements inépuisables et inappréciables qu'elle pouvait fournir sur l'histoire de la langue, du savoir et de la religion » (*).
(*) Ibid., II, 1851.
Parmi ces traductions, les unes sont en prose, les autres en vers. Celles du douzième siècle sont pour la plupart en vers. Dans ces âges naïfs, croyants, la prose était l'exception. Et puis, comme les Bibles étaient rares, on apprenait beaucoup par coeur le texte sacré, et les vers aidaient la mémoire. Les unes sont littérales, les autres commentées. Les unes sont complètes, les autres fragmentaires. Généralement faites d'après la Vulgate, elles sont en dialectes nombreux, en langue d'oc, en langue d'oïl, en normand, en picard, en roman, en wallon, en lorrain, en bourguignon, en limousin, en poitevin, en provençal, sans parler des traductions en français. On voit que la France a un beau passé biblique. « Dans le douzième siècle (*), dit M. S. Berger, tous les pays de langue française, toutes les classes de la société, apportent leur contribution tout individuelle à l'oeuvre de la traduction de la Bible ». Ainsi les réformateurs, en donnant, trois siècles après, la Bible à la France, n'ont pas innové, ils ont repris et la vraie tradition de l'Église et la vraie tradition française.
(*) Anticipons et nommons pour le treizième siècle les trois traductions rimées suivantes : Une Bible de Geofroi de Paris (1243), une Bible de Jean Malkaraume (même époque — elle s'arrête à l'histoire de la rencontre entre Goliath et David), — une Bible de Macé de la Charité (traductions paraphrastiques) ; puis une Bible de Charleville, une traduction anonyme de la Bible entière, une traduction anonyme de l'Ancien Testament, et des fragments : le drame d'Adam, l'histoire de Joseph, la paraphrase de l'Exode, l'imitation de Job, un Psautier de Troyes, les Psaumes de la pénitence, les Proverbes. Au quatorzième siècle, on trouve un Poème sur le Nouveau Testament, cinq Poèmes sur la Passion, une histoire des trois Maries et une Apocalypse rimées et d'autres fragments. Un de ces fragments reproduit en vers une partie du récit des livres des Rois fondu avec celui des Chroniques. On pense qu'il a été composé en Angleterre (Voir Romania, XVI). En voici quelques vers. C'est le récit d'Élie enlevé au ciel :
Le flun passerent andui a sec pé
Si que nuls d'els nen ont l'orteil muillé,
E Helias parle od Heliseu, si dit
« Cœ que tu vous demander senz contredit
« Averas einz ke jo m'en part de wus
« Demandez seurement, ne seiez nent dutus ».
Dunc s'en alerent un petitet avant ; .
Cum il alerent de ces choses parlant,
Une curre vent del ciel tout embrasé.
Chevals ardanz l'unt del ciel mené
E seint Helie i est dunc munté
E un esturbillun de vent l'en ad porté.
Heliseus vit et dit par mult haut cri
« Helie pere, aiez de mei merci ;
Jo vei le curre e la roe de Israel
Seinz Hélie li gette son mantel
E l'espirit Helie par le dun de Dé
En Heliseu en fu del tut dublé ».
Quand la locomotive nous emporte à travers les campagnes de France, nous pouvons nous dire qu'il n'y a peut-être pas, dans l'étendue qui est sous nos yeux, une parcelle de terrain qui, une fois ou l'autre, n'ait été en quelque sorte sanctifiée par le contact avec la Bible. Où que nous arrêtions nos regards, il y a eu là quelqu'un qui a traduit la Bible, ou l'a copiée, ou l'a lue, ou a travaillé à la répandre (*).
(*) « … Victor Hugo eut pour la Bible une constante et spéciale dévotion ; on sait comment les plus pittoresques des tournures bibliques, les plus énergiques et les plus saisissantes hyperboles sont entrées dans les vers du poète et, par là, sont restées dans notre langue.
« Ce phénomène qui, chez Victor Hugo, s'était opéré par simple affinité poétique, se produisit en France dès les premiers temps du moyen âge à l'aurore des temps modernes par ce seul fait que les générations qui se succédèrent ne furent composées que d'hommes d'un seul livre…
« La Bible était partout : aux chapiteaux des églises romanes, comme aux porches des cathédrales gothiques ; aux sculptures des meubles usuels.
« Au foyer, la Bible, devenue dans toutes les familles le « livre des raisons », le répertoire des événements mémorables ; à l'église, la Bible ; la Bible aux sermons et souvent dans les préambules des ordonnances et les dispositifs des jugements. Les testaments débutaient tous par des réminiscences des Saintes Écritures ; au théâtre, la Bible se retrouvait tout entière dans la représentation des Mystères, et la littérature chevaleresque, lorsqu'elle apparut et se propagea, fit, à côté de son merveilleux guerrier, une part, une part notable, au merveilleux de la Bible.
« Vivant avec la Bible, ce peuple en vint à parler comme elle, à penser comme elle, et le Livre saint se trouve ainsi être une des sources les plus abondantes d'où soit sortie notre langue… » (Petit Temps du 15 juin 1904).
Re: HISTOIRE DE LA BIBLE EN FRANCE
5 - Chapitre 2 — L'attaque
Nous sommes arrivés au treizième siècle et nous voyons de tous côtés surgir des traductions de la Bible en langue vulgaire, et même dans les différents patois. Que faisait donc Rome, dont on connaît l'opposition séculaire et irréductible à la diffusion de la Bible en langue vulgaire ? Chose étrange, non seulement, jusqu'alors, Rome ne s'était pas opposée à la diffusion de la Bible, mais parfois elle l'avait encouragée. La traduction des livres des Rois parue en 1170 avait été faite pour être lue au service divin. En effet, dans les commentaires qui l'accompagnent on trouve des apostrophes aux auditeurs, notamment celles-ci :
Le temple devisad, si comme vous veez que ces mustiers en la nef et al presbiterie sont partiz (c'est-à-dire : [Salomon] divisa le temple, comme vous voyez que ces églises sont divisées en nef et en chœur). — Fedeil Deu, entends l'estorie (Fidèles de Dieu, entendez l'histoire) (*).
(*) LE ROUX DE LINCY, Op. cit., p. iv, cxlviii.
Vers 1230, un synode, à Reims, interdit de « traduire en Français, comme on l'avait fait jusqu'alors, les livres de la Sainte Écriture » (*).
(*) Voir dernière note de ce chapitre.
La vérité est que Rome n'intervint que fort tard pour proscrire la diffusion de la Bible. C'est quand la lecture de la Bible par le peuple lui apparut comme un danger pour son autorité qu'elle opposa son veto.
À la fin du douzième siècle, nous l'avons dit, on lisait beaucoup la Bible dans les environs de Metz. Ces lecteurs de la Bible étaient des Vaudois, très nombreux alors dans cette région (*), et les Écritures qu'ils lisaient étaient celles-là mêmes qui avaient été transcrites du provençal en messin. L'évêque de Metz, Bertram, s'émut. Il fit faire par son clergé des représentations à ces lecteurs de la Bible, mais sans succès. Un jour, du haut de la chaire, il reconnaît deux Vaudois qu'il a vu condamner à Montpellier. Il ne put jamais mettre la main sur eux, car ils étaient protégés par des personnages influents de la cité.
(*) Ils « pullulaient » dit un chroniqueur. In urbe metensi pullulante secta quae dicitur Valdensium. (Chronicon Alberici ad a. 1200, Scriptor. rer. Gall. T. xviii, p. 763. Cité par M. Reuss).
Impuissant à enrayer le désordre, il mit le pape au courant de ce qui se passait. Le pape — c'était Innocent III — s'émut à son tour, et répondit, en 1199, par la lettre pastorale suivante :
Notre vénérable frère nous a fait savoir que dans le diocèse de Metz une multitude de laïques et de femmes, entraînés par un désir immodéré de connaître les Écritures, ont fait traduire en français les Évangiles, les épîtres de saint Paul, les Psaumes, les moralités sur Job, et plusieurs autres livres, dans le but coupable et insensé de se réunir, hommes et femmes, en secrets conciliabules, dans lesquels ils ne craignent pas de se prêcher les uns aux autres. Ils vont même jusqu'à mépriser ceux qui refusent de se joindre à eux et les regardent comme des étrangers. Réprimandés à ce sujet par les prêtres de la paroisse, ils leur ont résisté en face (ipsi eis in faciem restiterunt), cherchant à prouver par des raisons tirées de l'Écriture qu'on ne devait pas défendre cet exercice. Il a été sagement décrété dans la loi divine que toute bête qui toucherait à la montagne sainte devait être lapidée. Ceux qui ne voudront pas obéir spontanément apprendront à se soumettre malgré eux (*)
(*) Epistolae Innocenti III, Rom. pont., lib. II, Epit 141, T. II, p. 432. Ed. Baluze.
Le pape ne se contenta pas d'écrire. Il prit des mesures pour empêcher les « bêtes » d'approcher de la montagne sainte. En 1211, par son ordre, Bertram prêche la croisade contre les amis de la Bible. « Des abbés missionnaires envoyés par le pape, dit un chroniqueur (*), prêchèrent, brûlèrent les Bibles françaises, et extirpèrent la secte ». Comme nous le verrons, ils ne l'extirpèrent pas du tout.
(*) Chronicon Alberici.
Quelques années plus tard, l'Église romaine intervient de nouveau, cette fois contre les Albigeois. « Des défenses semblables à celles formulées à l'occasion du mouvement vaudois, et en bien plus grand nombre, s'adressèrent aux Albigeois. Les synodes provinciaux, préoccupés des progrès de la dissidence hérétique, crurent n'avoir rien de mieux à faire, pour les arrêter, que de confisquer les livres saints, même ceux en langue latine, comme l'arme la plus dangereuse de leurs adversaires. On ne se fait pas d'idée de l'acharnement avec lequel l'inquisition cléricale recherchait les exemplaires de la version populaire de la Bible, en accusant cette dernière de toutes les erreurs que le dogmatisme officiel ou la hiérarchie compromise signalaient à tort ou à raison chez le parti proscrit. Il ne faut donc pas s'étonner que cette version ait disparu avec tout le reste de la littérature albigeoise et qu'aujourd'hui seulement nous soyons en mesure d'affirmer avec une parfaite assurance qu'un premier exemplaire du Nouveau Testament cathare est heureusement retrouvé » (*).
(*) Ed. REUSS, op. cit (IV, 1852). Ce Nouveau Testament se trouve à Lyon (Bibliothèque municipale du palais Saint-Pierre, manuscrit 36). Il a été reproduit par M. Clédat en 1887 (Leroux, éditeur) sous ce titre : Le Nouveau Testament provençal de Lyon traduit au treizième siècle en langue provençale, suivi d'un rituel cathare. Ce rituel est tout émaillé de citations de l'Écriture. « Le dialecte de ce Nouveau Testament est du pur provençal parlé sur la rive droite du Rhône, probablement dans les départements de l'Aude et du Tarn, et particulièrement dans la Haute-Garonne et l'Ariège, où les Albigeois étaient le plus répandus » (COMBA, Histoire des Vaudois d'Italie, I, 220).
Voici, dans ce manuscrit, l'Oraison dominicale (Matthieu 6, 9-13). Le texte est du treizième siècle. Il est traduit sur la Vulgate :
« Le nostre paire qu es els cels sanctificatz sia lo teus noms auenga lo teus regnes e sia faita la tua uolontatz sico el cel et e la terra. E dona a nos lo nostre pa qui es sobre tota causa. E perdona a nos les nostres deutes aisico nos perdonam als nostres deutors e no nos amenes en temtation mais deliura nos de mal ».
Voici le passage Romains 8, 33, 34
« Quals acusara contra les elegitz de Deu ? Deus, loquals justifica. Quals es que condampne ? Jhesu Xrist que moric, sobre que tot loquals resuscitec, loquals es a la destra de Deu, loquals neis prega per nos ».
En 1229, le concile de Toulouse promulgua le canon suivant (canon 14) :
Nous prohibons qu'on permette aux laïques d'avoir les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, à moins que quelqu'un ne désire, par dévotion, posséder un psautier ou un bréviaire pour le service divin, ou les heures de la bienheureuse Vierge. Mais nous leur défendons très rigoureusement (arctissime) d'avoir en langue vulgaire même les livres ci-dessus.
Le même concile établissait le tribunal de l'Inquisition et lui traçait par les lignes suivantes un programme d'action :
On détruira entièrement jusqu'aux maisons, aux plus humbles abris et même aux retraites souterraines des hommes convaincus de posséder les Écritures. On les poursuivra jusque dans les forêts et les antres de la terre. On punira sévèrement même quiconque leur donnera asile.
Voici deux autres décrets de conciles :
Nous avons arrêté que personne ne doit posséder les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament en langue romane, et si quelqu'un les possède, qu'il les livre, dans les huit jours après la promulgation de ce décret, à l'évêque du lieu, pour qu'ils soient brûlés, faute de quoi, qu'il soit clerc ou laïque, il sera tenu pour suspect d'hérésie jusqu'à ce qu'il se soit lavé de tout soupçon (Concile de Tarracon, canon 2. Année 1234).
Vous veillerez entièrement, selon tout ce que vous saurez être juste et légal, à ce que les livres théologiques ne soient pas possédés, même en latin, par des laïques, ni en langue vulgaire par les clercs ; vous veillerez à l'application des peines contre les susnommés (praedictos) et à tout ce qui concerne l'extirpation de l'hérésie et l'implantation de la foi (Concile de Béziers, canon 36. Année 1246) (*).
(*) « Ce fléau avait pris une telle extension, écrit vers 1178 l'abbé Henri de Clairveaux, que ces gens non seulement s'étaient donné des prêtres et des pontifes, mais qu'ils avaient aussi des évangélistes, lesquels, corrompant et annulant la vérité évangélique, leur façonnaient de nouveaux Évangiles. Ils prêchent sur les Évangiles et les épîtres et d'autres Saintes Écritures qu'ils corrompent en les expliquant, comme des docteurs d'erreur incapables d'être disciples de la vérité, puisque la prédication et l'explication des Écritures est absolument interdite aux laïques » (Actes de l'Inquisition, cités par Limborch dans son Histoire de l'Inquisition, chap. VIII).
À la même époque, probablement peu après le concile de Toulouse, un synode, à Reims, auquel nous avons déjà fait allusion, condamne au feu un nommé Echard, coupable d'hérésies qu'accompagnait assurément la lecture de la Bible en langue vulgaire (*).
(*) On connaît ce fait par un sermon que prononça, en 1231, à Paris, Philippe de Grève, un homme terrible aux hérétiques. Le sujet de ce sermon, prononcé un jour de Cène, est le pain, les bons pains et les mauvais pains. Les citations suivantes sont d'un extrême intérêt, car elles montrent l'attitude des docteurs de l'Église contre l'hérésie, aux premiers temps de la lutte, et la manière dont ils citaient l'Écriture.
« Le four du premier pain, dit le prédicateur, c'est l'étude, l'école de la Sainte Écriture. Les boulangers de ce four sont les docteurs de la Sainte Écriture. Le four du second pain est celui de la pénitence, dont les boulangers sont les confesseurs. Le four du troisième pain est le très saint autel (l'Eucharistie), et les boulangers de ce four sont les prêtres.
Mais aujourd'hui, malheur à nous ! car contre ces fours le diable a bâti ses fours à lui, dans l'Albigeois, la Romagne, le Milanais, et chez nous.
Son premier four, c'est la retraite cachée où se donne l'enseignement suspect. Les boulangers de ce four sont les faux prédicateurs. Le pain de ce four, c'est la fausse doctrine, la doctrine secrète. « Les eaux dérobées sont douces et le pain du mystère est agréable » (Proverbes 9, 17). De ces boulangers était le boulanger Échard (Hyechardus) qu'a condamné le synode de Reims. Ses imitateurs sont ceux qui prêchent en secret comme il faisait. « Plusieurs faux prophètes s'élèveront et ils séduiront beaucoup de gens… Si quelqu'un vous dit : Il est ici, ou : Il est là, ne le croyez pas. Si on vous dit : Il est au désert, n'y allez pas » (Matthieu 24, 23). Il faut se défier de ceux qui recherchent la solitude. C'est pour cela que le Seigneur dit dans l'Évangile : « Gardez-vous du levain des pharisiens, qui est l'hypocrisie ». Saint Bernard nous enseigne à réprimander ces gens-là : « Les gens sans instruction sont bornés, dit-il. Il ne faut cependant pas les négliger, ni agir avec eux sans énergie, car leurs discours gagnent de proche en proche, comme le cancer ». Voilà pourquoi le concile de Reims a ordonné de ne plus traduire, comme on l'a fait jusqu'à présent, les Saintes Écritures dans l'idiome français.
Le second four du diable, c'est celui de la confession séductrice. Les boulangers de ce four, ce sont ceux qui méprisent les clefs de l'Église. Quelques-uns abolissent entièrement la confession. D'autres nient sa valeur en disant qu'elle est inutile à ceux qui portent le signe de la Croix. D'autres ne la nient pas, mais en étendent l'efficacité, disant que n'importe qui peut confesser.
Le troisième four du diable, c'est l'assemblée de la société pernicieuse. Les boulangers de ce four sont les semeurs de schismes. Tel était ce Rémois, Echard. C'est de cette assemblée qu'il est dit dans le psaume : « J'ai haï l'assemblée des méchants ».
De ce triple four de la doctrine corrompue, de la confession séductrice, de l'assemblée de la société pernicieuse, ce boulanger rémois a été transféré dans le four de la peine temporelle, et de là dans le four de la géhenne ».
Comme on l'a fait remarquer, un prédicateur ne parle pas avec cette animation de faits anciens. Le supplice d'Echard était tout récent, probablement de 1230. Ce devait être un effet des décisions du concile de Toulouse. Dans une autre homélie, Philippe de Grève dit que Echard et ses compagnons étaient des Pauvres de Lyon, des Vaudois.
(Voir Le Chancelier Philippe, de Charles Langlois, dans la Revue politique et littéraire du 23 novembre 1907).
En 1235, on brûlait des hérétiques à Châlons-sur-Marne. Robert le Bougre, grand inquisiteur de France, et Philippe de Grève, chancelier de l'Église, assistaient à leur supplice.
On voit que l'hérésie avait eu la vie dure en Lorraine, et que, si elle était contrainte de s'affirmer « en secret », la croisade papale de 1211 n'avait pourtant pas réussi à l'annihiler.
La Bible avait pris position, en Lorraine et ailleurs, et on ne devait pas la déloger. Rome n'avait pas su prévoir. Elle arrivait trop tard. On peut lui rendre le témoignage qu'elle essaya de se rattraper dans la suite.
Mais que ce livre lui paraissait donc redoutable ! Quelle déclaration de guerre ! Vous cherchez des preuves du caractère divin de la Bible ? Ne cherchez plus, en voici une, décisive. Contre un assaut pareil, soutenu avec tant de persévérance, de puissance et de cruauté, un livre humain eût-il tenu bon ? Cette enclume qui résiste à tant de marteaux formidables, qui les brise les uns après les autres, ce ne peut être que le Verbe divin.
Nous sommes arrivés au treizième siècle et nous voyons de tous côtés surgir des traductions de la Bible en langue vulgaire, et même dans les différents patois. Que faisait donc Rome, dont on connaît l'opposition séculaire et irréductible à la diffusion de la Bible en langue vulgaire ? Chose étrange, non seulement, jusqu'alors, Rome ne s'était pas opposée à la diffusion de la Bible, mais parfois elle l'avait encouragée. La traduction des livres des Rois parue en 1170 avait été faite pour être lue au service divin. En effet, dans les commentaires qui l'accompagnent on trouve des apostrophes aux auditeurs, notamment celles-ci :
Le temple devisad, si comme vous veez que ces mustiers en la nef et al presbiterie sont partiz (c'est-à-dire : [Salomon] divisa le temple, comme vous voyez que ces églises sont divisées en nef et en chœur). — Fedeil Deu, entends l'estorie (Fidèles de Dieu, entendez l'histoire) (*).
(*) LE ROUX DE LINCY, Op. cit., p. iv, cxlviii.
Vers 1230, un synode, à Reims, interdit de « traduire en Français, comme on l'avait fait jusqu'alors, les livres de la Sainte Écriture » (*).
(*) Voir dernière note de ce chapitre.
La vérité est que Rome n'intervint que fort tard pour proscrire la diffusion de la Bible. C'est quand la lecture de la Bible par le peuple lui apparut comme un danger pour son autorité qu'elle opposa son veto.
À la fin du douzième siècle, nous l'avons dit, on lisait beaucoup la Bible dans les environs de Metz. Ces lecteurs de la Bible étaient des Vaudois, très nombreux alors dans cette région (*), et les Écritures qu'ils lisaient étaient celles-là mêmes qui avaient été transcrites du provençal en messin. L'évêque de Metz, Bertram, s'émut. Il fit faire par son clergé des représentations à ces lecteurs de la Bible, mais sans succès. Un jour, du haut de la chaire, il reconnaît deux Vaudois qu'il a vu condamner à Montpellier. Il ne put jamais mettre la main sur eux, car ils étaient protégés par des personnages influents de la cité.
(*) Ils « pullulaient » dit un chroniqueur. In urbe metensi pullulante secta quae dicitur Valdensium. (Chronicon Alberici ad a. 1200, Scriptor. rer. Gall. T. xviii, p. 763. Cité par M. Reuss).
Impuissant à enrayer le désordre, il mit le pape au courant de ce qui se passait. Le pape — c'était Innocent III — s'émut à son tour, et répondit, en 1199, par la lettre pastorale suivante :
Notre vénérable frère nous a fait savoir que dans le diocèse de Metz une multitude de laïques et de femmes, entraînés par un désir immodéré de connaître les Écritures, ont fait traduire en français les Évangiles, les épîtres de saint Paul, les Psaumes, les moralités sur Job, et plusieurs autres livres, dans le but coupable et insensé de se réunir, hommes et femmes, en secrets conciliabules, dans lesquels ils ne craignent pas de se prêcher les uns aux autres. Ils vont même jusqu'à mépriser ceux qui refusent de se joindre à eux et les regardent comme des étrangers. Réprimandés à ce sujet par les prêtres de la paroisse, ils leur ont résisté en face (ipsi eis in faciem restiterunt), cherchant à prouver par des raisons tirées de l'Écriture qu'on ne devait pas défendre cet exercice. Il a été sagement décrété dans la loi divine que toute bête qui toucherait à la montagne sainte devait être lapidée. Ceux qui ne voudront pas obéir spontanément apprendront à se soumettre malgré eux (*)
(*) Epistolae Innocenti III, Rom. pont., lib. II, Epit 141, T. II, p. 432. Ed. Baluze.
Le pape ne se contenta pas d'écrire. Il prit des mesures pour empêcher les « bêtes » d'approcher de la montagne sainte. En 1211, par son ordre, Bertram prêche la croisade contre les amis de la Bible. « Des abbés missionnaires envoyés par le pape, dit un chroniqueur (*), prêchèrent, brûlèrent les Bibles françaises, et extirpèrent la secte ». Comme nous le verrons, ils ne l'extirpèrent pas du tout.
(*) Chronicon Alberici.
Quelques années plus tard, l'Église romaine intervient de nouveau, cette fois contre les Albigeois. « Des défenses semblables à celles formulées à l'occasion du mouvement vaudois, et en bien plus grand nombre, s'adressèrent aux Albigeois. Les synodes provinciaux, préoccupés des progrès de la dissidence hérétique, crurent n'avoir rien de mieux à faire, pour les arrêter, que de confisquer les livres saints, même ceux en langue latine, comme l'arme la plus dangereuse de leurs adversaires. On ne se fait pas d'idée de l'acharnement avec lequel l'inquisition cléricale recherchait les exemplaires de la version populaire de la Bible, en accusant cette dernière de toutes les erreurs que le dogmatisme officiel ou la hiérarchie compromise signalaient à tort ou à raison chez le parti proscrit. Il ne faut donc pas s'étonner que cette version ait disparu avec tout le reste de la littérature albigeoise et qu'aujourd'hui seulement nous soyons en mesure d'affirmer avec une parfaite assurance qu'un premier exemplaire du Nouveau Testament cathare est heureusement retrouvé » (*).
(*) Ed. REUSS, op. cit (IV, 1852). Ce Nouveau Testament se trouve à Lyon (Bibliothèque municipale du palais Saint-Pierre, manuscrit 36). Il a été reproduit par M. Clédat en 1887 (Leroux, éditeur) sous ce titre : Le Nouveau Testament provençal de Lyon traduit au treizième siècle en langue provençale, suivi d'un rituel cathare. Ce rituel est tout émaillé de citations de l'Écriture. « Le dialecte de ce Nouveau Testament est du pur provençal parlé sur la rive droite du Rhône, probablement dans les départements de l'Aude et du Tarn, et particulièrement dans la Haute-Garonne et l'Ariège, où les Albigeois étaient le plus répandus » (COMBA, Histoire des Vaudois d'Italie, I, 220).
Voici, dans ce manuscrit, l'Oraison dominicale (Matthieu 6, 9-13). Le texte est du treizième siècle. Il est traduit sur la Vulgate :
« Le nostre paire qu es els cels sanctificatz sia lo teus noms auenga lo teus regnes e sia faita la tua uolontatz sico el cel et e la terra. E dona a nos lo nostre pa qui es sobre tota causa. E perdona a nos les nostres deutes aisico nos perdonam als nostres deutors e no nos amenes en temtation mais deliura nos de mal ».
Voici le passage Romains 8, 33, 34
« Quals acusara contra les elegitz de Deu ? Deus, loquals justifica. Quals es que condampne ? Jhesu Xrist que moric, sobre que tot loquals resuscitec, loquals es a la destra de Deu, loquals neis prega per nos ».
En 1229, le concile de Toulouse promulgua le canon suivant (canon 14) :
Nous prohibons qu'on permette aux laïques d'avoir les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, à moins que quelqu'un ne désire, par dévotion, posséder un psautier ou un bréviaire pour le service divin, ou les heures de la bienheureuse Vierge. Mais nous leur défendons très rigoureusement (arctissime) d'avoir en langue vulgaire même les livres ci-dessus.
Le même concile établissait le tribunal de l'Inquisition et lui traçait par les lignes suivantes un programme d'action :
On détruira entièrement jusqu'aux maisons, aux plus humbles abris et même aux retraites souterraines des hommes convaincus de posséder les Écritures. On les poursuivra jusque dans les forêts et les antres de la terre. On punira sévèrement même quiconque leur donnera asile.
Voici deux autres décrets de conciles :
Nous avons arrêté que personne ne doit posséder les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament en langue romane, et si quelqu'un les possède, qu'il les livre, dans les huit jours après la promulgation de ce décret, à l'évêque du lieu, pour qu'ils soient brûlés, faute de quoi, qu'il soit clerc ou laïque, il sera tenu pour suspect d'hérésie jusqu'à ce qu'il se soit lavé de tout soupçon (Concile de Tarracon, canon 2. Année 1234).
Vous veillerez entièrement, selon tout ce que vous saurez être juste et légal, à ce que les livres théologiques ne soient pas possédés, même en latin, par des laïques, ni en langue vulgaire par les clercs ; vous veillerez à l'application des peines contre les susnommés (praedictos) et à tout ce qui concerne l'extirpation de l'hérésie et l'implantation de la foi (Concile de Béziers, canon 36. Année 1246) (*).
(*) « Ce fléau avait pris une telle extension, écrit vers 1178 l'abbé Henri de Clairveaux, que ces gens non seulement s'étaient donné des prêtres et des pontifes, mais qu'ils avaient aussi des évangélistes, lesquels, corrompant et annulant la vérité évangélique, leur façonnaient de nouveaux Évangiles. Ils prêchent sur les Évangiles et les épîtres et d'autres Saintes Écritures qu'ils corrompent en les expliquant, comme des docteurs d'erreur incapables d'être disciples de la vérité, puisque la prédication et l'explication des Écritures est absolument interdite aux laïques » (Actes de l'Inquisition, cités par Limborch dans son Histoire de l'Inquisition, chap. VIII).
À la même époque, probablement peu après le concile de Toulouse, un synode, à Reims, auquel nous avons déjà fait allusion, condamne au feu un nommé Echard, coupable d'hérésies qu'accompagnait assurément la lecture de la Bible en langue vulgaire (*).
(*) On connaît ce fait par un sermon que prononça, en 1231, à Paris, Philippe de Grève, un homme terrible aux hérétiques. Le sujet de ce sermon, prononcé un jour de Cène, est le pain, les bons pains et les mauvais pains. Les citations suivantes sont d'un extrême intérêt, car elles montrent l'attitude des docteurs de l'Église contre l'hérésie, aux premiers temps de la lutte, et la manière dont ils citaient l'Écriture.
« Le four du premier pain, dit le prédicateur, c'est l'étude, l'école de la Sainte Écriture. Les boulangers de ce four sont les docteurs de la Sainte Écriture. Le four du second pain est celui de la pénitence, dont les boulangers sont les confesseurs. Le four du troisième pain est le très saint autel (l'Eucharistie), et les boulangers de ce four sont les prêtres.
Mais aujourd'hui, malheur à nous ! car contre ces fours le diable a bâti ses fours à lui, dans l'Albigeois, la Romagne, le Milanais, et chez nous.
Son premier four, c'est la retraite cachée où se donne l'enseignement suspect. Les boulangers de ce four sont les faux prédicateurs. Le pain de ce four, c'est la fausse doctrine, la doctrine secrète. « Les eaux dérobées sont douces et le pain du mystère est agréable » (Proverbes 9, 17). De ces boulangers était le boulanger Échard (Hyechardus) qu'a condamné le synode de Reims. Ses imitateurs sont ceux qui prêchent en secret comme il faisait. « Plusieurs faux prophètes s'élèveront et ils séduiront beaucoup de gens… Si quelqu'un vous dit : Il est ici, ou : Il est là, ne le croyez pas. Si on vous dit : Il est au désert, n'y allez pas » (Matthieu 24, 23). Il faut se défier de ceux qui recherchent la solitude. C'est pour cela que le Seigneur dit dans l'Évangile : « Gardez-vous du levain des pharisiens, qui est l'hypocrisie ». Saint Bernard nous enseigne à réprimander ces gens-là : « Les gens sans instruction sont bornés, dit-il. Il ne faut cependant pas les négliger, ni agir avec eux sans énergie, car leurs discours gagnent de proche en proche, comme le cancer ». Voilà pourquoi le concile de Reims a ordonné de ne plus traduire, comme on l'a fait jusqu'à présent, les Saintes Écritures dans l'idiome français.
Le second four du diable, c'est celui de la confession séductrice. Les boulangers de ce four, ce sont ceux qui méprisent les clefs de l'Église. Quelques-uns abolissent entièrement la confession. D'autres nient sa valeur en disant qu'elle est inutile à ceux qui portent le signe de la Croix. D'autres ne la nient pas, mais en étendent l'efficacité, disant que n'importe qui peut confesser.
Le troisième four du diable, c'est l'assemblée de la société pernicieuse. Les boulangers de ce four sont les semeurs de schismes. Tel était ce Rémois, Echard. C'est de cette assemblée qu'il est dit dans le psaume : « J'ai haï l'assemblée des méchants ».
De ce triple four de la doctrine corrompue, de la confession séductrice, de l'assemblée de la société pernicieuse, ce boulanger rémois a été transféré dans le four de la peine temporelle, et de là dans le four de la géhenne ».
Comme on l'a fait remarquer, un prédicateur ne parle pas avec cette animation de faits anciens. Le supplice d'Echard était tout récent, probablement de 1230. Ce devait être un effet des décisions du concile de Toulouse. Dans une autre homélie, Philippe de Grève dit que Echard et ses compagnons étaient des Pauvres de Lyon, des Vaudois.
(Voir Le Chancelier Philippe, de Charles Langlois, dans la Revue politique et littéraire du 23 novembre 1907).
En 1235, on brûlait des hérétiques à Châlons-sur-Marne. Robert le Bougre, grand inquisiteur de France, et Philippe de Grève, chancelier de l'Église, assistaient à leur supplice.
On voit que l'hérésie avait eu la vie dure en Lorraine, et que, si elle était contrainte de s'affirmer « en secret », la croisade papale de 1211 n'avait pourtant pas réussi à l'annihiler.
La Bible avait pris position, en Lorraine et ailleurs, et on ne devait pas la déloger. Rome n'avait pas su prévoir. Elle arrivait trop tard. On peut lui rendre le témoignage qu'elle essaya de se rattraper dans la suite.
Mais que ce livre lui paraissait donc redoutable ! Quelle déclaration de guerre ! Vous cherchez des preuves du caractère divin de la Bible ? Ne cherchez plus, en voici une, décisive. Contre un assaut pareil, soutenu avec tant de persévérance, de puissance et de cruauté, un livre humain eût-il tenu bon ? Cette enclume qui résiste à tant de marteaux formidables, qui les brise les uns après les autres, ce ne peut être que le Verbe divin.
Re: HISTOIRE DE LA BIBLE EN FRANCE
6 - Chapitre 3 — La Défense
6.1 - Comment la Bible se défendit
Dans les régions où la Bible était répandue, elle se maintint. Elle continua à se rendre indispensable, à nourrir la piété et l'esprit d'indépendance.
Chose remarquable, ce Metz, où la Bible était tellement lue à la fin du douzième siècle, nous a légué deux des plus beaux textes bibliques que l'on possède, l'Évangile et le psautier lorrains, dont les manuscrits ont conservé les noms de trois familles nobles, les d'Esch, les de Barisey, les de Gournay. La famille d'Esch, en particulier, s'est occupée de la Bible française pendant plusieurs générations. Un manuscrit de la Bible, retrouvé à Épinal (*1), contient des notes de toute sorte, écrites de 1395 à 1462 au moins, que ces nobles Messins y jetaient pêle-mêle au hasard de la lecture. Ce manuscrit constitue, pour ainsi dire, le livre de famille des d'Esch. Philippe d'Esch, maitre échevin de Metz en 1461, copia dans cette Bible les psaumes de pénitence en patois lorrain. Un Évangéliaire de 1200 (*2) porte les armes et la devise du fils de Philippe, Jacques d'Esch, échevin de Metz en 1485 (*3). Ces détails montrent que les traditions bibliques se continuèrent à Metz, malgré l'opposition de Bertram, et malgré la croisade d'Innocent III en 1211.
(*1) Bulletin de la Société des anciens textes, 1876, p. 64
(*2) Bibliothèque de l'Arsenal, n° 2083.
(*3) S. BERGER, Op. cit., p. 300.
Un autre trait, qui suffirait à montrer que la Bible ne cessa pas d'être lue à Metz et d'y faire son oeuvre, c'est que cette ville fut un des premiers berceaux de la Réforme.
Vers 1500, une vingtaine d'années avant qu'on parlât de Luther, une dame de Metz causait un jour avec quelques amies réunies chez elle, tandis que son jeune garçon chevauchait sur un bâton à travers la chambre. Tout à coup, les oreilles de l'enfant furent frappées par la voix de sa mère, qui se faisait plus sérieuse, et par les choses extraordinaires qu'elle disait : « L'Antechrist viendra bientôt avec une grande puissance, et il détruira ceux qui se seront convertis à la prédication d'Élie ». Ces paroles furent plusieurs fois répétées. Elles témoignaient d'une connaissance remarquable des Écritures. Cet enfant n'était autre que Pierre Toussain, le futur réformateur du pays de Montbéliard, qui devait prêcher l'Évangile à Metz même, et condamner le bûcher de Servet (*).
(*) Lettre de Toussain à Farel (mss. de Neuchâtel), citée par M. Petavel, La Bible en France, p. 25.
Ainsi, ni les manuscrits bibliques en langue vulgaire, ni la connaissance et l'amour de la Bible n'avaient disparu au sein de la population de Metz. La Bible s'était maintenue.
À l'autre extrémité de la France il en fut de même.
Voici quelques détails sur l'interrogatoire que fit subir l'inquisiteur Geoffroy d'Albis au clerc Pierre de Luzenac, à Carcassonne, le 19 janvier 1308. L'accusé raconte comme quoi deux ministres albigeois, Pierre Autier d'Ax (le chef de la secte) et son fils Jacques, lui ont montré, au bourg de Larnat, chez Arnaud Issaure, un très beau livre, très bien écrit de lettres bolonaises et parfaitement enluminé d'azur et de vermillon, où se trouvaient, à ce qu'ils lui dirent, les Évangiles en roman et les épîtres de saint Paul. « Je leur dis, ajoute Pierre de Luzenac, que la chose ne me plaisait pas, parce que cette Bible était en roman et que j'aurais mieux aimé qu'on fit la lecture en latin ». Jacques Autier, alors, le pria de lui acheter, lorsqu'il irait à Toulouse, une Bible complète pour le prix courant de vingt livres ou environ. Pierre Autier lui fit la même demande. « Je leur répondis que je ne comptais pas aller à Toulouse, parce que j'y avais été mis en prison, mais que je pensais aller à Montpellier ou à Lérida (en Catalogne) pour y étudier, et qu'ils m'envoyassent l'argent en lieu sûr, que je leur enverrais cette Bible de Montpellier, où on en trouve facilement » (*).
(*) Bibles provençales et vaudoises, par S. BERGER, p. 372.
Ce morceau nous parait être du plus haut intérêt ; il montre qu'au quatorzième siècle, malgré l'intervention de Rome, la Bible était un peu partout dans le midi de la France, et qu'on pouvait se la procurer facilement soit à Toulouse, soit à Montpellier, pour un prix relativement modique. Dans le midi comme dans le nord, la Bible, une fois connue, se rendit indispensable. On ne put pas la déloger.
Bien plus, ces traductions françaises ou provençales des Écritures, non seulement ne purent être extirpées du sol qui les avait vues naître, mais encore elles rayonnèrent bien au delà des limites et de la Provence et de la France.
L'étude des vieux manuscrits de la Bible italienne primitive montre d'une manière évidente qu'à la base de la Bible italienne il y a non seulement la Vulgate, mais aussi des traductions françaises et provençales. Une traduction vénitienne trahit comme source, sans que le doute soit possible, une version française. De plus, le texte latin lui-même, qui a servi pour la version italienne, contient plusieurs locutions très rares dans les manuscrits bibliques, mais particulières aux leçons reçues dans le midi de la France. La conclusion s'impose : les premiers qui travaillèrent à la traduction de la Bible en italien sont des missionnaires vaudois venus de France.
Et il en a été de même dans l'Espagne occidentale. Une grande partie de la traduction en catalan et de l'Ancien et du Nouveau Testament procède soit de la Vulgate, soit de la traduction française du treizième siècle. Le plus ancien manuscrit catalan des Évangiles dérive d'une traduction provençale.
Et M. Reuss, auquel nous empruntons ces détails, ajoute : « Qui l'aurait cru, que déjà au moyen âge, la Bible française aurait exercé une influence aussi étendue dans quelques-uns des pays environnants ? »
Jamais, en vérité, ne s'est mieux justifiée cette parole : La vérité est incompressible.
6.2 - Comment la Bible fut défendue
6.2.1 - Par les colporteurs bibliques et les libraires
« Le peuple des Albigeois et des Vaudois qui brava le martyre pour l'amour de la Bible, dit M. Petavel dans La Bible en France, ne devait pas périr entièrement. Le sang qu'ils répandent appelle et prépare la réaction victorieuse du seizième siècle, et ceux d'entre eux qui survivent se réfugient dans les hautes Alpes de la France et du Piémont, qui deviennent le boulevard de la liberté religieuse. Descendaient-ils de leurs vallées dans la plaine, ils distribuaient la Bible sous le manteau ; les poursuivait-on à main armée dans leurs retraites, ils emportaient leurs précieux manuscrits dans des cavernes connues d'eux seuls (*). La mission de ces peuples fut de donner asile à la Bible jusqu'au jour où elle descendrait de ces remparts neigeux pour conquérir le monde ».
(*) Voici l'Oraison dominicale empruntée au Nouveau Testament vaudois (Manuscrit de Zurich, du quinzième siècle, qui, d'après M. Reuss, « a incontestablement servi aux Vaudois des vallées du Piémont »)
« O tu lo nostre payre loqual sies en li cel lo teo nom sia santifica lo teo regne uegna la tua volonta sia faita enayma ilh es fayta et cel sia fayta en terra donna nos encoy lo nostre pan cottidiem. E nos perdonna li nostre pecca enayma nos perdonen a aquilh que an pecca de nos. E non nos menar en temptacion mas deyliora nos de mal. Amen ».
Texte curieux à comparer avec celui de l'Oraison dominicale dans le Nouveau Testament cathare (Voir point 5 chapitre 2).
« Dès le 5 février 1526, écrit M. Matthieu Lelièvre (*), un arrêté du Parlement de Paris, publié à son de trompe par les carrefours, interdisait la possession ou la vente du Nouveau Testament traduit en français. Dès lors la Bible ne put s'imprimer qu'à l'étranger et ne pénétra en France que comme un article de contrebande. Ceux qui l'y introduisaient risquaient leur tête, mais cette considération ne les arrêta jamais. « Par leur entremise, dit un historien catholique, Florimond de Roemond, en peu de temps la France fut peuplée de Nouveaux Testaments à la française ». Ces colporteurs, ou porte-balles, furent la vaillante avant-garde de l'armée évangélique, exposée aux premiers coups et décimée par le feu ».
(*) Portraits et Récits huguenots, p. 274.
« À côté des prédicateurs, écrit M. Lenient, s'organisa l'invincible armée du colportage. Missionnaire d'un nouveau genre, le colporteur descend le cours du Rhin, en traversant Bâle, Strasbourg. Mayence… Du côté de la France, il s'arrête d'abord à Lyon, première étape de la Réforme ; de là il rayonne sur le Charolais, la Bourgogne, la Champagne, et jusqu'aux portes de Paris. Par la longue vallée où fument encore les cendres de Cabrières et de Mérindol, il s'enfonce au coeur du midi, dans les gorges des Cévennes, dans les murs de Nimes et de Montpellier. Infatigable à la marche, cheminant la balle au dos ou trottant sur les pas de son mulet, il s'introduit dans les châteaux, les hôtelleries et les chaumières, apôtre et marchand tout à la fois, vendant et expliquant la Parole de Dieu, séduisant les ignorants comme les habiles par l'appât des gravures et des livres défendus. Cette propagande clandestine eut un effet immense. Ce fut par elle surtout que la satire protestante s'insinua dans les masses et ruina l'antique respect que l'on portait à l'Église romaine » (*).
(*) La Satire en France, p. 161, 162. Pour nous, le colporteur fut plus puissant par la Bible que par la « satire protestante ». Mais cet hommage impartial rendu au colportage biblique méritait d'être relevé.
À peine le Nouveau Testament de Lefèvre d'Étaples, le premier Nouveau Testament traduit en français, est-il imprimé (1523), que les porte-balles font leur apparition. Parmi eux, les Vaudois furent au premier rang, mais ils eurent beaucoup d'imitateurs parmi les réfugiés de Genève, de Lausanne et de Neuchâtel.
Même des grands seigneurs et des hommes de culture se firent colporteurs pour répandre la Bible. « Ils ne pensaient pas déroger, dit M. Matthieu Lelièvre, en chargeant la balle sur leurs épaules. S'il y avait des cordonniers parmi eux, il y avait aussi des gentilshommes. La foi et le zèle égalisaient les conditions sociales ». « Étudiants et gentilshommes, dit Calvin, se travestissent en colporteurs, et, sous l'ombre de vendre leurs marchandises, ils vont offrir à tous fidèles les armes pour le saint combat de la foi. Ils parcourent le royaume, vendant et expliquant les Évangiles ».
Les colporteurs formaient des associations nommées « les amateurs de la très sainte Évangile ». On les trouve en France et hors de France. En 1526, l'évêque de Lausanne faisait rapport au duc de Savoie que « dans le pays de Vaud, bourgeois et manants déclarent tenir pour la Bible de Luther, malgré les menaces de brûler comme faux frères et traîtres hérétiques les Évangélistes prétendus » (*).
(*) Les grands jours de l'Église rélormée, par J. Gaberel.
En 1528, l'évêque de Chambéry écrivait au pape : « Votre Sainteté saura que cette détestable hérésie nous arrive de tous côtés par le moyen des porte-livres. Notre diocèse en aurait été, entièrement perverti si le duc n'eût pas fait décapiter douze seigneurs qui semaient ces Évangiles. Malgré cela, il ne manque pas de babillards qui lisent ces livres et ne veulent les céder à aucun prix d'argent » (*1).
(*) Ibid.
S'il y eut des seigneurs pour faire du colportage biblique, il y eut une princesse pour employer des colporteurs : nous avons nommé Marguerite de Navarre. « Ayant fui, dit Merle d'Aubigné, loin des palais et des cités où soufflait l'esprit persécuteur de Rome et du Parlement, elle s'appliquait surtout à donner un élan nouveau au mouvement évangélique dans ces contrées du Midi. Son activité était inépuisable. Elle envoyait des colporteurs qui s'insinuaient dans les maisons, et, sous prétexte de vendre des bijoux aux damoiselles, leur présentaient des Nouveaux Testaments imprimés en beaux caractères, réglés en rouge, reliés en vélin et dorés sur tranches. « La seule vue de ces livres, dit un historien, inspirait le désir de les lire » (*).
(*) Histoire de la Réforme au temps de Calvin, t. III, p. 27.
Laissons Crespin, résumé par M. Matthieu Lelièvre, nous parler (*) de ces pionniers de l'oeuvre biblique : « Leurs livres ne formaient souvent qu'une partie de leur pacotille, et, comme le pasteur vaudois dont Guillaume de Félice a mis en vers la touchante histoire, ils commençaient à offrir à leurs clients de belles étoffes et des bijoux d'or, avant de leur présenter la « perle de grand prix ». Il faut se souvenir qu'au seizième siècle, comme au moyen âge, le commerce de détail, en dehors des villes, se faisait à peu près exclusivement par le moyen de colporteurs ambulants, qui débitaient toutes sortes de marchandises, y compris les livres. Les autorités ne songeaient donc pas à gêner ces modestes commerçants et durent être assez lentes à découvrir que l'hérésie se dissimulait parfois entre les pièces d'étoffe.
(*) Dans les livres III, IV, V, VII, de l'Histoire des Martyrs.
« Le colportage des Livres saints ne se faisait pas seulement sous forme indirecte. Il y eut des colporteurs bibliques, analogues aux nôtres, pour qui la grande affaire c'était l'évangélisation. Réfugiés à Genève, à Lausanne et à Neuchâtel, pour fuir la persécution qui faisait rage en France, ils étaient troublés en pensant que, de l'autre côté du Jura, les moissons blanchissantes réclamaient des ouvriers. Alors ils partaient, emportant avec eux un ballot de livres, qu'ils dissimulaient de leur mieux, souvent dans une barrique, que les passants supposaient contenir du vin ou du cidre. Ce fut de cette manière que Denis Le Vair, qui avait évangélisé les îles de la Manche, essaya de faire pénétrer en Normandie une charge de livres de l'Écriture. Comme il faisait marché avec un charretier pour le transport de son tonneau, deux officiers de police, flairant une marchandise suspecte, lui demandèrent si ce n'étaient point par hasard des « livres d'hérésie » qu'il transportait ainsi. — Non, répondit Le Vair, ce sont des livres de la Sainte Écriture, contenant toute « vérité ». Il ne cacha pas qu'ils lui appartenaient et l'usage qu'il voulait en faire. Traîné de prison en prison, il fut finalement condamné, par le parlement de Rouen, à être brûlé vif, et il souffrit le martyre avec une admirable constance.
« Comme beaucoup des premiers missionnaires de la Réforme française, Philibert Hamelin avait été prêtre. Converti à l'Évangile à Saintes, il fut jeté en prison en 1546, mais il réussit à s'enfuir à Genève. Il y établit une imprimerie, d'où sortirent plusieurs ouvrages religieux. Mais cet imprimeur avait une âme d'apôtre. Il se reprochait d'avoir déserté son devoir en quittant son pays, et, non content d'y envoyer des colporteurs chargés de répandre la Bible et des livres de controverse, il prit lui-même la balle sur son dos et s'en alla de lieu en lieu répandre la bonne semence. Pourchassé par les autorités qui confisquaient ses livres, il rentrait à Genève pour s'y approvisionner et repartait pour la France. Bernard Palissy, qui fut son ami, nous le montre « s'en allant, un simple bâton à la main, tout seul, sans aucune crainte, et s'efforçant, partout où il passait, d'inciter les hommes à avoir des ministres… ».
Allant par le pays, dit Crespin, il épiait souvent l'heure où les gens des champs prenaient leur réfection au pied d'un arbre ou à l'ombre d'une haie. Et là, feignant de se reposer auprès d'eux, il prenait occasion, par petits moyens et faciles, de les instruire à craindre Dieu, à le prier avant et après leur réfection, d'autant que c'était lui qui leur donnait toutes choses pour l'amour de son Fils Jésus-Christ. Et sur cela, il demandait aux pauvres paysans s'ils ne voulaient pas bien qu'il priât Dieu pour eux. Les uns y prenaient grand plaisir et en étaient édifiés ; les autres étonnés, oyant choses non accoutumées ; quelques-uns lui couraient sus, parce qu'il leur montrait qu'ils étaient en voie de damnation, s'ils ne croyaient à l'Évangile. En recevant leurs malédictions et outrages, il avait souvent cette remontrance en la bouche : « Mes amis, vous ne savez maintenant ce que vous faites, mais un jour vous le saurez, et je prie Dieu de vous en faire la grâce ».
« Le colporteur devint le pasteur des petites communautés évangéliques fondées à Saintes et dans la presqu’île d'Arvert, et dont faisait partie Palissy, le potier de génie. Il y déploya un zèle admirable et fut, selon l'expression de celui-ci, « un prophète, un ange de Dieu, envoyé pour annoncer sa parole et le jugement de condamnation, et dont la vie était si sainte que les autres hommes étaient diables au regard de lui ».
« En rentrant en France, Philibert Hamelin avait fait le sacrifice de sa vie. Arrêté au milieu de ses travaux apostoliques, il fut conduit à Bordeaux, où, après avoir souffert toutes sortes de mauvais traitements, il fut condamné à mort (*). Avant d'aller au supplice, il mangea avec les autres prisonniers, qu'il édifia par sa joie et par ses paroles pleines de foi et d'espérance. En sa qualité d'ancien prêtre, il fut conduit à l'église de Saint-André, où on le dégrada. On le ramena ensuite devant le palais, où devait avoir lieu son supplice. Afin d'empêcher qu'il ne fût entendu de la foule, les trompettes sonnèrent sans cesser ; toutefois, on put voir, à sa contenance, qu'il priait. Après l'avoir étranglé, le bourreau jeta son corps sur un bûcher où il fut réduit en cendres.
(*) Le futur martyr était déjà en prison. Un ami arrive et offre au geôlier une forte somme d'argent pour le laisser échapper. Le geôlier est tenté. Il a l'idée de consulter… Hamelin ! et Hamelin, justifiant cette prodigieuse confiance, unique probablement dans toutes les chroniques de toutes les prisons, lui conseille de refuser et lui dit « qu'il valait mieux qu'il mourût par la main de l'exécuteur que de le mettre en peine pour lui ». Doumergue, Calvin, I, p, 604.
Admirable application du précepte : Faites aux autres ce que vous voulez que les autres vous fassent !
« Au mois de juillet 1551, deux jeunes gens quittaient Genève pour se rendre dans l'Albigeois, d'où ils étaient originaires. L'un, âgé de vingt-deux ans, se nommait Jean Joëry et l'autre était un tout jeune garçon qui lui servait de domestique. Ils portaient un ballot de livres protestants. Arrêtés à Mende, en Languedoc, ils furent traduits devant la justice du lieu et condamnés à être brûlés. Ils en appelèrent au parlement de Toulouse, devant lequel Joëry confessa sa foi avec courage, « rendant bonne raison de tout par l'autorité de l'Écriture ». Son jeune compagnon, encore peu instruit, était parfois embarrassé par les arguties des docteurs ; mais il les renvoyait alors à son maître, et il répondit à ceux qui voulaient ébranler sa confiance en lui : « Je l'ai toujours connu de si bonne et sainte vie que je me tiens pour assuré qu'il m'a enseigné la vérité contenue en la Parole de Dieu ».
« On les conduisit à la place Saint-Georges, où devait périr sur la roue Jean Calas, deux cent onze ans plus tard. Le serviteur fut attaché le premier sur le bûcher, où des moines cherchèrent encore à obtenir de lui une abjuration. Joëry s'empressa de le rejoindre sur les fagots, et, le voyant en larmes, lui dit : « Hé quoi ! mon frère, tu pleures ! Ne sais-tu pas que nous allons voir notre bon Maître et que nous serons bientôt hors des misères de ce monde ? » Le serviteur lui répondit : « Je pleurais parce que vous n'étiez pas avec moi. — Il n'est pas temps de pleurer, reprit Joëry, mais de chanter au Seigneur ! » Et pendant que la flamme commençait à lécher leurs membres, ils entonnèrent un psaume. Joëry, « comme s'il se fût oublié soi-même », se levait contre le poteau tant qu'il pouvait, et se retournait pour lui donner courage. Et ayant aperçu qu'il était passé, il ouvrit la bouche comme pour humer la flamme et la fumée, et baissant le cou, rendit l'esprit » (*).
(*) Matthieu Lelièvre, Messager des Messagers, novembre 1905.
« Étienne de La Forge, riche marchand en la rue Saint-Martin, l'ami de Farel et de Calvin, « avait, dit Crespin, en singulière recommandation l'avancement de l'Évangile, jusques à faire imprimer à ses dépens livres de la Sainte Écriture, lesquels il avançait et mêlait parmi les grandes aumônes qu'il faisait, pour instruire les pauvres ignorants ». Il fut pendu, puis brûlé, au cimetière Saint-Jean, à Paris, le 13 novembre 1534.
« Macé Moreau, arrêté à Troyes et trouvé porteur d'un ballot d'exemplaires de livres saints, fut, lui aussi, soumis à la question. Pendant les tortures qu'on lui infligeait, il dit au juge qui essayait de lui arracher la dénonciation de ses frères : « Juge, tu me tourmentes bien, mais tu n'y gagneras guère ». Au milieu des souffrances, on l'entendit dire : « Ah ! méchante chair, que tu es rebelle ! tu seras toutefois à la fin mâtée ! » Il alla au bûcher en chantant des psaumes, et ses chants ne cessèrent que quand l'ardeur des flammes le suffoqua.
« La question fut également impuissante à vaincre la constance d'un autre colporteur biblique, Nicolas Nail, bien qu'au sortir du banc de torture il eût les membres broyés (*). Amené au parvis Notre-Dame, on voulut le contraindre à s'incliner devant la statue de la Vierge. Ne pouvant exprimer autrement son sentiment, à cause du bâillon qu'il avait dans la bouche, il tourna le dos à l'idole. La populace, émue de rage, voulait le mettre en pièces. Pour la satisfaire, le bourreau aggrava le supplice du bûcher en saupoudrant de soufre le corps du martyr préalablement enduit de graisse, tellement, dit Crespin, que le feu à grand'peine avait pris au bois, que la paille flamboyante saisit la peau du pauvre corps, et ardait au-dessus, sans que la flamme encore pénétrât en dedans ». Le feu ayant brûlé les cordes qui retenaient le bâillon, on entendit s'élever du milieu des flammes la voix du martyr invoquant le nom de Dieu. L'exécution eut lieu sur la place Maubert, en 1553.
(*) On lui mit, dit Crespin, baillon de bois en la bouche, attaché par derrière avec des cordes, et de telle sorte étreint que la bouche de grande violence lui saignait des deux côtés, et la face par grande ouverture de la bouche était hideuse et défigurée. Et combien que la bouche lui fût en cette sorte bouchée, il ne laissait point, par signes et regards continuels au ciel, de donner à connaître l'espérance et la foi qu'il avait.
« L'un des plus vaillants parmi ces colporteurs fut certainement Nicolas Ballon, qui, quoique âgé, fit plusieurs voyages de Genève en France pour y introduire des livres saints. Arrêté à Poitiers, en 1556, il fut condamné à mort. Ayant interjeté appel, il fut conduit à Paris où il fut oublié assez longtemps en prison. Il y passa son temps à instruire les prisonniers et leur apprenait à prier Dieu. Sur l'ordre du roi, la sentence des juges de Poitiers fut confirmée, et Ballon dut être ramené dans cette ville pour y subir son supplice. En route, il réussit à fuir et à atteindre Genève. Mais son zèle était si grand qu'il en repartit peu après avec une charge de livres. À ceux qui essayaient de le détourner de cette résolution, qu'ils taxaient de témérité, il répondait simplement que « Dieu l'avait appelé à cette vocation ». Il ajoutait qu'il n'ignorait pas les périls au-devant desquels il allait, mais que Dieu lui aiderait à en venir à bout, et « qu'intérieurement il se sentait appelé à confesser Jésus-Christ devant les iniques ». Son pressentiment ne le trompait pas ; il fut arrêté à Châlons, ramené à Paris, et brûlé aux Halles. Son jeune serviteur, qui l'aidait dans son oeuvre, fut aussi envoyé au bûcher quelques jours après.
« Souvent on brûlait les Bibles en même temps que ceux qui les avaient distribuées. Étienne Pouillot fut brûlé, en place Maubert, avec une charge de livres sur les épaules. Quelques années plus tard, en 1559, deux bûchers furent allumés en face l'un de l'autre sur cette même place. Sur l'un fut brûlé vif Marin Marie, coupable d'avoir apporté en France une charge de Nouveaux Testaments et de Bibles, et sur l'autre bûcher furent consumés ces livres eux-mêmes. Le même fait se passait fréquemment en Flandre. La sentence de Jacques de Loo portait qu'il sera « brûlé tout vif et consumé en cendres, et par avant seront tous ses livres brûlés en sa présence ».
« À Avignon, qui appartenait au pape, on ne traitait pas mieux la Bible qu'à Lille, soumise au roi d'Espagne. Des prélats s'y promenant un jour après dîner, en compagnie de femmes de mœurs peu sévères, après leur avoir acheté, dans une boutique de la rue au Change, des images et portraits que Crespin dit « déshonnêtes », eurent leur attention attirée par l'étalage d'un petit marchand depuis peu établi à Avignon, qui exposait en vente des Bibles en latin et en français. Il fallait une rare hardiesse pour mettre en vente des Bibles dans la ville des papes. Les prélats lui exprimèrent leur étonnement : « Qui t'a fait si hardi, lui dirent-ils, de déployer une telle marchandise en cette ville ? Ne sais-tu pas que de tels livres sont défendus ? » Le libraire, sans perdre contenance, leur répondit : « La sainte Bible n'est-elle pas aussi bonne pour le moins que ces belles images et peintures que vous avez achetées à ces demoiselles ? » Il n'eut pas sitôt dit cette parole que l'évêque d'Aix, qui était l'un des prélats ainsi pris à partie, s'écria : « Je renonce à ma part de paradis s'il n'est luthérien ». Il ne se trompait pas en estimant que là où se trouvaient réunies la Bible et la sévérité des moeurs, il y avait preuve évidente de protestantisme : « Sur-le-champ, dit Crespin, le pauvre libraire fut empoigné et bien rudement mené en prison. Car, pour faire plaisir aux prélats, une bande de ruffiens et de brigandeaux, qui les accompagnaient, commencèrent à crier : « Au luthérien ! au luthérien ! au feu ! au feu ! » L'un lui baillait un coup de poing, l'autre lui arrachait la barbe, tellement que le pauvre homme était tout plein de sang devant que d'arriver dans la prison ».
« Le lendemain, il fut amené devant les juges, en la présence des évêques, et fut interrogé. Il dit, entre autres choses, à ses juges :
« Vous qui habitez en Avignon, êtes-vous tous seuls de la chrétienté qui ayez en horreur le Testament du Père céleste ? Et pourquoi ne voulez-vous pas permettre que l'instrument et les lettres authentiques de l'alliance de Dieu soient partout publiés et entendus ? Voulez-vous défendre et cacher ce que Jésus-Christ a baillé puissance à ses saints apôtres de publier en toutes langues, afin qu'en tout langage le saint Évangile fût enseigné à toute créature ? Que ne défendez-vous plutôt les livres et les peintures qui sont pleines de paroles déshonnêtes, et même de blasphèmes, pour inciter les hommes aux mauvaises moeurs et à mépriser Dieu ? »
« L'indomptable fidélité du libraire, qui se refusa à faire amende honorable devant les prélats, et leur déclara en face qu'ils étaient plutôt sacrificateurs de Bacchus et de Vénus que vrais pasteurs de l'Église de Jésus-Christ », acheva de le perdre, et il fut envoyé ce jour même au bûcher. Et, pour bien marquer la cause de sa condamnation, on lui attacha deux Bibles au cou, l'une par-devant et l'autre par-derrière. « Ce n'étaient pas là, dit Crespin, de fausses enseignes ; car vraiment le pauvre libraire avait la Parole de Dieu au coeur et en la bouche, et ne cessa, par le chemin et au lieu du supplice, d'exhorter et d’admonester le peuple de lire la sainte Écriture, tellement que plusieurs furent émus à s'enquérir de la vérité ».
« C'est ainsi que les colporteurs bibliques du seizième siècle accomplissaient leur grande mission, et savaient parler, agir, souffrir et mourir au service du Livre où ils avaient trouvé pour eux-mêmes le salut et la paix de l'âme » (*).
(*) Portraits et récits huguenots, par Matthieu Lelièvre, p. 274-282.
Voilà comment la Bible était défendue, ou plutôt voilà comment elle se défendait. Le livre qui inspire à ceux qui le lisent l'invincible passion de le répandre n'est-il pas d'avance « plus que vainqueur ? »
Si l'on demandait : « Ces travaux des colporteurs bibliques ont-ils porté des fruits ? » nous pourrions répondre par une page de Michelet :
« Le premier martyr parisien, dit-il (*), fut un jeune ouvrier d'une vie toute édifiante. Il était paralytique, et on le prit dans son lit.
(*) La Réforme, p. 410, 411.
« Il avait été d'abord un garçon leste et ingambe, vif, farceur, véritable enfant de Paris. Frappé par un accident, il n'en était pas moins resté un grand rieur. Assis devant la porte de son père, qui était un cordonnier, il se moquait des passants. Un homme dont il riait approche, et dit avec douceur : « Mon ami, si Dieu a courbé ton corps, c'est pour redresser ton âme ». Il lui donna un Évangile. Étonné, il prend, lit, relit, devient un autre homme. Son infirmité augmentant, il resta six ans dans son lit, gagnant sa vie à enseigner l'écriture ou à graver sur des armes de prix, ce qui le mettait à même de donner aux pauvres et de les gagner à l'Évangile ».
Michelet continue en citant, non de Bèze, ni Crespin, mais le récit d'un fort zélé catholique : Le Bourgeois de Paris (publié en 1854). L'auteur trouve ces « horreurs admirables ».
« Audict an 1534, 10 novembre, furent condamnées sept personnes à faire amende honorable en un tombereau, tenant une torche ardente, et à être brûlées vives. Le premier desquels fut Barthélemy Milon, fils d'un cordonnier, impotent, qui avoit lesdits placards. Et pour ce, fut brûlé tout vif au cimetière Saint-Jean » (*).
(*) Il faut lire le récit de ce martyre dans Crespin, édition de Toulouse, I, 302.
6.2.2 - Par les imprimeurs
Robert Estienne : Portrait gravé peu avant sa mort.
Parmi les champions de la Bible il faut mentionner ceux qui l'imprimèrent, entre autres Barthélemy Buyer, de Lyon, le premier qui imprima le Nouveau Testament en français, vers 1474 ; Simon de Colines, qui imprima le Nouveau Testament de Lefèvre ; Pierre Wingle, qui imprima la Bible d'Olivétan ; Étienne Dolet, brûlé vif en 1546, dont la devise : Préservez-moi, ô Seigneur, des calomnies des hommes, raconte toute la vie ; Philibert Hamelin, dont il a déjà été question plus haut, et surtout Robert Estienne, ce géant, dont l'historien de Thou a dit : « Robert Estienne laisse loin derrière lui les Alde, Manuce et Froben… Non seulement la France, mais tout le monde chrétien doit plus à Robert qu'au plus courageux des capitaines qui ont reculé ses frontières. Sa seule industrie a fait pour l'honneur et la gloire impérissable de la France plus que tant de hauts faits pendant la guerre ou la paix » (*).
(*) RENOUARD, Annales de l'imprimerie des Estienne.
Robert Estienne (1503-1559) était un imprimeur doublé d'un savant de premier ordre. Il possédait le latin, le grec et l'hébreu. Le latin, il le parlait couramment, et comme il recevait souvent des étrangers auxquels le latin était plus familier que le français, cette langue avait fini par être parlée couramment chez lui, par ses enfants, par sa femme, et même par ses domestiques. On répétait volontiers que dans cette maison, de la cave au grenier chacun parlait latin. On a dit de lui que tous les instants de sa vie furent marqués par quelque service rendu aux lettres. Pas une année ne s'écoulait sans qu'il mit au jour quelque bonne édition des meilleurs ouvrages en littérature ancienne. Et son humilité devait être aussi grande que sa science, à en juger par sa devise, imprimée sur tous ses livres : Noli altum sapere (ne cherche pas ce qui est élevé), citation de Romains 11, 20, d'après la Vulgate.
Ce lettré, dont le savoir était immense et la réputation européenne, mettait les saintes lettres au-dessus de toutes les autres. Voici comment il s'exprime au sujet de la Bible :
Où est-ce qu'il y a plus grande lumière qu'en l'Église de Christ, en laquelle s'administre tous les jours non pas ce que les hommes ont songé et controuvé, mais la pure parole de Dieu, laquelle découvre les impiétés des hommes et leurs péchés, réduit en la voie ceux qui sont errants et vagabonds, propose le salut qui est ordonné de Dieu avant tout temps en un seul Christ rédempteur, et nous amène et confirme en une certaine espérance de la vie éternelle ? (*).
(*) Dans les Censures des théologiens, dont il sera question plus loin.
Cette Parole de Dieu, il semble que sa passion dominante ait été de la donner dans sa pureté, soit d'abord en latin, soit ensuite en français, et cela pour aider à la piété. Voici comment il s'exprime dans la préface de sa Bible latine de 1540, un magnifique grand in-folio :
Ce fut toujours notre dessein d'aider, dans la mesure de nos forces, aux études des hommes pieux, et nous ne cesserons pas d'y aider jusqu'à ce que notre Maître nous redemande, selon son droit, l'âme que nous avons reçue de Lui pour peu de temps.
Il n'avait que dix-neuf ans quand il prépara l'édition du Nouveau Testament latin que fit paraître son beau-père Simon de Colines, imprimeur du roi, en 1522, et qui est la première édition critique des Écritures en France. Il voulait ainsi « aider les hommes pieux » à lire la Parole de Dieu dégagée de ses surcharges humaines.
C'était alors une chose bien nouvelle, dit-il, vu la malignité de ce temps, que de trouver des livres de la Sainte Écriture corrects (*).
6.1 - Comment la Bible se défendit
Dans les régions où la Bible était répandue, elle se maintint. Elle continua à se rendre indispensable, à nourrir la piété et l'esprit d'indépendance.
Chose remarquable, ce Metz, où la Bible était tellement lue à la fin du douzième siècle, nous a légué deux des plus beaux textes bibliques que l'on possède, l'Évangile et le psautier lorrains, dont les manuscrits ont conservé les noms de trois familles nobles, les d'Esch, les de Barisey, les de Gournay. La famille d'Esch, en particulier, s'est occupée de la Bible française pendant plusieurs générations. Un manuscrit de la Bible, retrouvé à Épinal (*1), contient des notes de toute sorte, écrites de 1395 à 1462 au moins, que ces nobles Messins y jetaient pêle-mêle au hasard de la lecture. Ce manuscrit constitue, pour ainsi dire, le livre de famille des d'Esch. Philippe d'Esch, maitre échevin de Metz en 1461, copia dans cette Bible les psaumes de pénitence en patois lorrain. Un Évangéliaire de 1200 (*2) porte les armes et la devise du fils de Philippe, Jacques d'Esch, échevin de Metz en 1485 (*3). Ces détails montrent que les traditions bibliques se continuèrent à Metz, malgré l'opposition de Bertram, et malgré la croisade d'Innocent III en 1211.
(*1) Bulletin de la Société des anciens textes, 1876, p. 64
(*2) Bibliothèque de l'Arsenal, n° 2083.
(*3) S. BERGER, Op. cit., p. 300.
Un autre trait, qui suffirait à montrer que la Bible ne cessa pas d'être lue à Metz et d'y faire son oeuvre, c'est que cette ville fut un des premiers berceaux de la Réforme.
Vers 1500, une vingtaine d'années avant qu'on parlât de Luther, une dame de Metz causait un jour avec quelques amies réunies chez elle, tandis que son jeune garçon chevauchait sur un bâton à travers la chambre. Tout à coup, les oreilles de l'enfant furent frappées par la voix de sa mère, qui se faisait plus sérieuse, et par les choses extraordinaires qu'elle disait : « L'Antechrist viendra bientôt avec une grande puissance, et il détruira ceux qui se seront convertis à la prédication d'Élie ». Ces paroles furent plusieurs fois répétées. Elles témoignaient d'une connaissance remarquable des Écritures. Cet enfant n'était autre que Pierre Toussain, le futur réformateur du pays de Montbéliard, qui devait prêcher l'Évangile à Metz même, et condamner le bûcher de Servet (*).
(*) Lettre de Toussain à Farel (mss. de Neuchâtel), citée par M. Petavel, La Bible en France, p. 25.
Ainsi, ni les manuscrits bibliques en langue vulgaire, ni la connaissance et l'amour de la Bible n'avaient disparu au sein de la population de Metz. La Bible s'était maintenue.
À l'autre extrémité de la France il en fut de même.
Voici quelques détails sur l'interrogatoire que fit subir l'inquisiteur Geoffroy d'Albis au clerc Pierre de Luzenac, à Carcassonne, le 19 janvier 1308. L'accusé raconte comme quoi deux ministres albigeois, Pierre Autier d'Ax (le chef de la secte) et son fils Jacques, lui ont montré, au bourg de Larnat, chez Arnaud Issaure, un très beau livre, très bien écrit de lettres bolonaises et parfaitement enluminé d'azur et de vermillon, où se trouvaient, à ce qu'ils lui dirent, les Évangiles en roman et les épîtres de saint Paul. « Je leur dis, ajoute Pierre de Luzenac, que la chose ne me plaisait pas, parce que cette Bible était en roman et que j'aurais mieux aimé qu'on fit la lecture en latin ». Jacques Autier, alors, le pria de lui acheter, lorsqu'il irait à Toulouse, une Bible complète pour le prix courant de vingt livres ou environ. Pierre Autier lui fit la même demande. « Je leur répondis que je ne comptais pas aller à Toulouse, parce que j'y avais été mis en prison, mais que je pensais aller à Montpellier ou à Lérida (en Catalogne) pour y étudier, et qu'ils m'envoyassent l'argent en lieu sûr, que je leur enverrais cette Bible de Montpellier, où on en trouve facilement » (*).
(*) Bibles provençales et vaudoises, par S. BERGER, p. 372.
Ce morceau nous parait être du plus haut intérêt ; il montre qu'au quatorzième siècle, malgré l'intervention de Rome, la Bible était un peu partout dans le midi de la France, et qu'on pouvait se la procurer facilement soit à Toulouse, soit à Montpellier, pour un prix relativement modique. Dans le midi comme dans le nord, la Bible, une fois connue, se rendit indispensable. On ne put pas la déloger.
Bien plus, ces traductions françaises ou provençales des Écritures, non seulement ne purent être extirpées du sol qui les avait vues naître, mais encore elles rayonnèrent bien au delà des limites et de la Provence et de la France.
L'étude des vieux manuscrits de la Bible italienne primitive montre d'une manière évidente qu'à la base de la Bible italienne il y a non seulement la Vulgate, mais aussi des traductions françaises et provençales. Une traduction vénitienne trahit comme source, sans que le doute soit possible, une version française. De plus, le texte latin lui-même, qui a servi pour la version italienne, contient plusieurs locutions très rares dans les manuscrits bibliques, mais particulières aux leçons reçues dans le midi de la France. La conclusion s'impose : les premiers qui travaillèrent à la traduction de la Bible en italien sont des missionnaires vaudois venus de France.
Et il en a été de même dans l'Espagne occidentale. Une grande partie de la traduction en catalan et de l'Ancien et du Nouveau Testament procède soit de la Vulgate, soit de la traduction française du treizième siècle. Le plus ancien manuscrit catalan des Évangiles dérive d'une traduction provençale.
Et M. Reuss, auquel nous empruntons ces détails, ajoute : « Qui l'aurait cru, que déjà au moyen âge, la Bible française aurait exercé une influence aussi étendue dans quelques-uns des pays environnants ? »
Jamais, en vérité, ne s'est mieux justifiée cette parole : La vérité est incompressible.
6.2 - Comment la Bible fut défendue
6.2.1 - Par les colporteurs bibliques et les libraires
« Le peuple des Albigeois et des Vaudois qui brava le martyre pour l'amour de la Bible, dit M. Petavel dans La Bible en France, ne devait pas périr entièrement. Le sang qu'ils répandent appelle et prépare la réaction victorieuse du seizième siècle, et ceux d'entre eux qui survivent se réfugient dans les hautes Alpes de la France et du Piémont, qui deviennent le boulevard de la liberté religieuse. Descendaient-ils de leurs vallées dans la plaine, ils distribuaient la Bible sous le manteau ; les poursuivait-on à main armée dans leurs retraites, ils emportaient leurs précieux manuscrits dans des cavernes connues d'eux seuls (*). La mission de ces peuples fut de donner asile à la Bible jusqu'au jour où elle descendrait de ces remparts neigeux pour conquérir le monde ».
(*) Voici l'Oraison dominicale empruntée au Nouveau Testament vaudois (Manuscrit de Zurich, du quinzième siècle, qui, d'après M. Reuss, « a incontestablement servi aux Vaudois des vallées du Piémont »)
« O tu lo nostre payre loqual sies en li cel lo teo nom sia santifica lo teo regne uegna la tua volonta sia faita enayma ilh es fayta et cel sia fayta en terra donna nos encoy lo nostre pan cottidiem. E nos perdonna li nostre pecca enayma nos perdonen a aquilh que an pecca de nos. E non nos menar en temptacion mas deyliora nos de mal. Amen ».
Texte curieux à comparer avec celui de l'Oraison dominicale dans le Nouveau Testament cathare (Voir point 5 chapitre 2).
« Dès le 5 février 1526, écrit M. Matthieu Lelièvre (*), un arrêté du Parlement de Paris, publié à son de trompe par les carrefours, interdisait la possession ou la vente du Nouveau Testament traduit en français. Dès lors la Bible ne put s'imprimer qu'à l'étranger et ne pénétra en France que comme un article de contrebande. Ceux qui l'y introduisaient risquaient leur tête, mais cette considération ne les arrêta jamais. « Par leur entremise, dit un historien catholique, Florimond de Roemond, en peu de temps la France fut peuplée de Nouveaux Testaments à la française ». Ces colporteurs, ou porte-balles, furent la vaillante avant-garde de l'armée évangélique, exposée aux premiers coups et décimée par le feu ».
(*) Portraits et Récits huguenots, p. 274.
« À côté des prédicateurs, écrit M. Lenient, s'organisa l'invincible armée du colportage. Missionnaire d'un nouveau genre, le colporteur descend le cours du Rhin, en traversant Bâle, Strasbourg. Mayence… Du côté de la France, il s'arrête d'abord à Lyon, première étape de la Réforme ; de là il rayonne sur le Charolais, la Bourgogne, la Champagne, et jusqu'aux portes de Paris. Par la longue vallée où fument encore les cendres de Cabrières et de Mérindol, il s'enfonce au coeur du midi, dans les gorges des Cévennes, dans les murs de Nimes et de Montpellier. Infatigable à la marche, cheminant la balle au dos ou trottant sur les pas de son mulet, il s'introduit dans les châteaux, les hôtelleries et les chaumières, apôtre et marchand tout à la fois, vendant et expliquant la Parole de Dieu, séduisant les ignorants comme les habiles par l'appât des gravures et des livres défendus. Cette propagande clandestine eut un effet immense. Ce fut par elle surtout que la satire protestante s'insinua dans les masses et ruina l'antique respect que l'on portait à l'Église romaine » (*).
(*) La Satire en France, p. 161, 162. Pour nous, le colporteur fut plus puissant par la Bible que par la « satire protestante ». Mais cet hommage impartial rendu au colportage biblique méritait d'être relevé.
À peine le Nouveau Testament de Lefèvre d'Étaples, le premier Nouveau Testament traduit en français, est-il imprimé (1523), que les porte-balles font leur apparition. Parmi eux, les Vaudois furent au premier rang, mais ils eurent beaucoup d'imitateurs parmi les réfugiés de Genève, de Lausanne et de Neuchâtel.
Même des grands seigneurs et des hommes de culture se firent colporteurs pour répandre la Bible. « Ils ne pensaient pas déroger, dit M. Matthieu Lelièvre, en chargeant la balle sur leurs épaules. S'il y avait des cordonniers parmi eux, il y avait aussi des gentilshommes. La foi et le zèle égalisaient les conditions sociales ». « Étudiants et gentilshommes, dit Calvin, se travestissent en colporteurs, et, sous l'ombre de vendre leurs marchandises, ils vont offrir à tous fidèles les armes pour le saint combat de la foi. Ils parcourent le royaume, vendant et expliquant les Évangiles ».
Les colporteurs formaient des associations nommées « les amateurs de la très sainte Évangile ». On les trouve en France et hors de France. En 1526, l'évêque de Lausanne faisait rapport au duc de Savoie que « dans le pays de Vaud, bourgeois et manants déclarent tenir pour la Bible de Luther, malgré les menaces de brûler comme faux frères et traîtres hérétiques les Évangélistes prétendus » (*).
(*) Les grands jours de l'Église rélormée, par J. Gaberel.
En 1528, l'évêque de Chambéry écrivait au pape : « Votre Sainteté saura que cette détestable hérésie nous arrive de tous côtés par le moyen des porte-livres. Notre diocèse en aurait été, entièrement perverti si le duc n'eût pas fait décapiter douze seigneurs qui semaient ces Évangiles. Malgré cela, il ne manque pas de babillards qui lisent ces livres et ne veulent les céder à aucun prix d'argent » (*1).
(*) Ibid.
S'il y eut des seigneurs pour faire du colportage biblique, il y eut une princesse pour employer des colporteurs : nous avons nommé Marguerite de Navarre. « Ayant fui, dit Merle d'Aubigné, loin des palais et des cités où soufflait l'esprit persécuteur de Rome et du Parlement, elle s'appliquait surtout à donner un élan nouveau au mouvement évangélique dans ces contrées du Midi. Son activité était inépuisable. Elle envoyait des colporteurs qui s'insinuaient dans les maisons, et, sous prétexte de vendre des bijoux aux damoiselles, leur présentaient des Nouveaux Testaments imprimés en beaux caractères, réglés en rouge, reliés en vélin et dorés sur tranches. « La seule vue de ces livres, dit un historien, inspirait le désir de les lire » (*).
(*) Histoire de la Réforme au temps de Calvin, t. III, p. 27.
Laissons Crespin, résumé par M. Matthieu Lelièvre, nous parler (*) de ces pionniers de l'oeuvre biblique : « Leurs livres ne formaient souvent qu'une partie de leur pacotille, et, comme le pasteur vaudois dont Guillaume de Félice a mis en vers la touchante histoire, ils commençaient à offrir à leurs clients de belles étoffes et des bijoux d'or, avant de leur présenter la « perle de grand prix ». Il faut se souvenir qu'au seizième siècle, comme au moyen âge, le commerce de détail, en dehors des villes, se faisait à peu près exclusivement par le moyen de colporteurs ambulants, qui débitaient toutes sortes de marchandises, y compris les livres. Les autorités ne songeaient donc pas à gêner ces modestes commerçants et durent être assez lentes à découvrir que l'hérésie se dissimulait parfois entre les pièces d'étoffe.
(*) Dans les livres III, IV, V, VII, de l'Histoire des Martyrs.
« Le colportage des Livres saints ne se faisait pas seulement sous forme indirecte. Il y eut des colporteurs bibliques, analogues aux nôtres, pour qui la grande affaire c'était l'évangélisation. Réfugiés à Genève, à Lausanne et à Neuchâtel, pour fuir la persécution qui faisait rage en France, ils étaient troublés en pensant que, de l'autre côté du Jura, les moissons blanchissantes réclamaient des ouvriers. Alors ils partaient, emportant avec eux un ballot de livres, qu'ils dissimulaient de leur mieux, souvent dans une barrique, que les passants supposaient contenir du vin ou du cidre. Ce fut de cette manière que Denis Le Vair, qui avait évangélisé les îles de la Manche, essaya de faire pénétrer en Normandie une charge de livres de l'Écriture. Comme il faisait marché avec un charretier pour le transport de son tonneau, deux officiers de police, flairant une marchandise suspecte, lui demandèrent si ce n'étaient point par hasard des « livres d'hérésie » qu'il transportait ainsi. — Non, répondit Le Vair, ce sont des livres de la Sainte Écriture, contenant toute « vérité ». Il ne cacha pas qu'ils lui appartenaient et l'usage qu'il voulait en faire. Traîné de prison en prison, il fut finalement condamné, par le parlement de Rouen, à être brûlé vif, et il souffrit le martyre avec une admirable constance.
« Comme beaucoup des premiers missionnaires de la Réforme française, Philibert Hamelin avait été prêtre. Converti à l'Évangile à Saintes, il fut jeté en prison en 1546, mais il réussit à s'enfuir à Genève. Il y établit une imprimerie, d'où sortirent plusieurs ouvrages religieux. Mais cet imprimeur avait une âme d'apôtre. Il se reprochait d'avoir déserté son devoir en quittant son pays, et, non content d'y envoyer des colporteurs chargés de répandre la Bible et des livres de controverse, il prit lui-même la balle sur son dos et s'en alla de lieu en lieu répandre la bonne semence. Pourchassé par les autorités qui confisquaient ses livres, il rentrait à Genève pour s'y approvisionner et repartait pour la France. Bernard Palissy, qui fut son ami, nous le montre « s'en allant, un simple bâton à la main, tout seul, sans aucune crainte, et s'efforçant, partout où il passait, d'inciter les hommes à avoir des ministres… ».
Allant par le pays, dit Crespin, il épiait souvent l'heure où les gens des champs prenaient leur réfection au pied d'un arbre ou à l'ombre d'une haie. Et là, feignant de se reposer auprès d'eux, il prenait occasion, par petits moyens et faciles, de les instruire à craindre Dieu, à le prier avant et après leur réfection, d'autant que c'était lui qui leur donnait toutes choses pour l'amour de son Fils Jésus-Christ. Et sur cela, il demandait aux pauvres paysans s'ils ne voulaient pas bien qu'il priât Dieu pour eux. Les uns y prenaient grand plaisir et en étaient édifiés ; les autres étonnés, oyant choses non accoutumées ; quelques-uns lui couraient sus, parce qu'il leur montrait qu'ils étaient en voie de damnation, s'ils ne croyaient à l'Évangile. En recevant leurs malédictions et outrages, il avait souvent cette remontrance en la bouche : « Mes amis, vous ne savez maintenant ce que vous faites, mais un jour vous le saurez, et je prie Dieu de vous en faire la grâce ».
« Le colporteur devint le pasteur des petites communautés évangéliques fondées à Saintes et dans la presqu’île d'Arvert, et dont faisait partie Palissy, le potier de génie. Il y déploya un zèle admirable et fut, selon l'expression de celui-ci, « un prophète, un ange de Dieu, envoyé pour annoncer sa parole et le jugement de condamnation, et dont la vie était si sainte que les autres hommes étaient diables au regard de lui ».
« En rentrant en France, Philibert Hamelin avait fait le sacrifice de sa vie. Arrêté au milieu de ses travaux apostoliques, il fut conduit à Bordeaux, où, après avoir souffert toutes sortes de mauvais traitements, il fut condamné à mort (*). Avant d'aller au supplice, il mangea avec les autres prisonniers, qu'il édifia par sa joie et par ses paroles pleines de foi et d'espérance. En sa qualité d'ancien prêtre, il fut conduit à l'église de Saint-André, où on le dégrada. On le ramena ensuite devant le palais, où devait avoir lieu son supplice. Afin d'empêcher qu'il ne fût entendu de la foule, les trompettes sonnèrent sans cesser ; toutefois, on put voir, à sa contenance, qu'il priait. Après l'avoir étranglé, le bourreau jeta son corps sur un bûcher où il fut réduit en cendres.
(*) Le futur martyr était déjà en prison. Un ami arrive et offre au geôlier une forte somme d'argent pour le laisser échapper. Le geôlier est tenté. Il a l'idée de consulter… Hamelin ! et Hamelin, justifiant cette prodigieuse confiance, unique probablement dans toutes les chroniques de toutes les prisons, lui conseille de refuser et lui dit « qu'il valait mieux qu'il mourût par la main de l'exécuteur que de le mettre en peine pour lui ». Doumergue, Calvin, I, p, 604.
Admirable application du précepte : Faites aux autres ce que vous voulez que les autres vous fassent !
« Au mois de juillet 1551, deux jeunes gens quittaient Genève pour se rendre dans l'Albigeois, d'où ils étaient originaires. L'un, âgé de vingt-deux ans, se nommait Jean Joëry et l'autre était un tout jeune garçon qui lui servait de domestique. Ils portaient un ballot de livres protestants. Arrêtés à Mende, en Languedoc, ils furent traduits devant la justice du lieu et condamnés à être brûlés. Ils en appelèrent au parlement de Toulouse, devant lequel Joëry confessa sa foi avec courage, « rendant bonne raison de tout par l'autorité de l'Écriture ». Son jeune compagnon, encore peu instruit, était parfois embarrassé par les arguties des docteurs ; mais il les renvoyait alors à son maître, et il répondit à ceux qui voulaient ébranler sa confiance en lui : « Je l'ai toujours connu de si bonne et sainte vie que je me tiens pour assuré qu'il m'a enseigné la vérité contenue en la Parole de Dieu ».
« On les conduisit à la place Saint-Georges, où devait périr sur la roue Jean Calas, deux cent onze ans plus tard. Le serviteur fut attaché le premier sur le bûcher, où des moines cherchèrent encore à obtenir de lui une abjuration. Joëry s'empressa de le rejoindre sur les fagots, et, le voyant en larmes, lui dit : « Hé quoi ! mon frère, tu pleures ! Ne sais-tu pas que nous allons voir notre bon Maître et que nous serons bientôt hors des misères de ce monde ? » Le serviteur lui répondit : « Je pleurais parce que vous n'étiez pas avec moi. — Il n'est pas temps de pleurer, reprit Joëry, mais de chanter au Seigneur ! » Et pendant que la flamme commençait à lécher leurs membres, ils entonnèrent un psaume. Joëry, « comme s'il se fût oublié soi-même », se levait contre le poteau tant qu'il pouvait, et se retournait pour lui donner courage. Et ayant aperçu qu'il était passé, il ouvrit la bouche comme pour humer la flamme et la fumée, et baissant le cou, rendit l'esprit » (*).
(*) Matthieu Lelièvre, Messager des Messagers, novembre 1905.
« Étienne de La Forge, riche marchand en la rue Saint-Martin, l'ami de Farel et de Calvin, « avait, dit Crespin, en singulière recommandation l'avancement de l'Évangile, jusques à faire imprimer à ses dépens livres de la Sainte Écriture, lesquels il avançait et mêlait parmi les grandes aumônes qu'il faisait, pour instruire les pauvres ignorants ». Il fut pendu, puis brûlé, au cimetière Saint-Jean, à Paris, le 13 novembre 1534.
« Macé Moreau, arrêté à Troyes et trouvé porteur d'un ballot d'exemplaires de livres saints, fut, lui aussi, soumis à la question. Pendant les tortures qu'on lui infligeait, il dit au juge qui essayait de lui arracher la dénonciation de ses frères : « Juge, tu me tourmentes bien, mais tu n'y gagneras guère ». Au milieu des souffrances, on l'entendit dire : « Ah ! méchante chair, que tu es rebelle ! tu seras toutefois à la fin mâtée ! » Il alla au bûcher en chantant des psaumes, et ses chants ne cessèrent que quand l'ardeur des flammes le suffoqua.
« La question fut également impuissante à vaincre la constance d'un autre colporteur biblique, Nicolas Nail, bien qu'au sortir du banc de torture il eût les membres broyés (*). Amené au parvis Notre-Dame, on voulut le contraindre à s'incliner devant la statue de la Vierge. Ne pouvant exprimer autrement son sentiment, à cause du bâillon qu'il avait dans la bouche, il tourna le dos à l'idole. La populace, émue de rage, voulait le mettre en pièces. Pour la satisfaire, le bourreau aggrava le supplice du bûcher en saupoudrant de soufre le corps du martyr préalablement enduit de graisse, tellement, dit Crespin, que le feu à grand'peine avait pris au bois, que la paille flamboyante saisit la peau du pauvre corps, et ardait au-dessus, sans que la flamme encore pénétrât en dedans ». Le feu ayant brûlé les cordes qui retenaient le bâillon, on entendit s'élever du milieu des flammes la voix du martyr invoquant le nom de Dieu. L'exécution eut lieu sur la place Maubert, en 1553.
(*) On lui mit, dit Crespin, baillon de bois en la bouche, attaché par derrière avec des cordes, et de telle sorte étreint que la bouche de grande violence lui saignait des deux côtés, et la face par grande ouverture de la bouche était hideuse et défigurée. Et combien que la bouche lui fût en cette sorte bouchée, il ne laissait point, par signes et regards continuels au ciel, de donner à connaître l'espérance et la foi qu'il avait.
« L'un des plus vaillants parmi ces colporteurs fut certainement Nicolas Ballon, qui, quoique âgé, fit plusieurs voyages de Genève en France pour y introduire des livres saints. Arrêté à Poitiers, en 1556, il fut condamné à mort. Ayant interjeté appel, il fut conduit à Paris où il fut oublié assez longtemps en prison. Il y passa son temps à instruire les prisonniers et leur apprenait à prier Dieu. Sur l'ordre du roi, la sentence des juges de Poitiers fut confirmée, et Ballon dut être ramené dans cette ville pour y subir son supplice. En route, il réussit à fuir et à atteindre Genève. Mais son zèle était si grand qu'il en repartit peu après avec une charge de livres. À ceux qui essayaient de le détourner de cette résolution, qu'ils taxaient de témérité, il répondait simplement que « Dieu l'avait appelé à cette vocation ». Il ajoutait qu'il n'ignorait pas les périls au-devant desquels il allait, mais que Dieu lui aiderait à en venir à bout, et « qu'intérieurement il se sentait appelé à confesser Jésus-Christ devant les iniques ». Son pressentiment ne le trompait pas ; il fut arrêté à Châlons, ramené à Paris, et brûlé aux Halles. Son jeune serviteur, qui l'aidait dans son oeuvre, fut aussi envoyé au bûcher quelques jours après.
« Souvent on brûlait les Bibles en même temps que ceux qui les avaient distribuées. Étienne Pouillot fut brûlé, en place Maubert, avec une charge de livres sur les épaules. Quelques années plus tard, en 1559, deux bûchers furent allumés en face l'un de l'autre sur cette même place. Sur l'un fut brûlé vif Marin Marie, coupable d'avoir apporté en France une charge de Nouveaux Testaments et de Bibles, et sur l'autre bûcher furent consumés ces livres eux-mêmes. Le même fait se passait fréquemment en Flandre. La sentence de Jacques de Loo portait qu'il sera « brûlé tout vif et consumé en cendres, et par avant seront tous ses livres brûlés en sa présence ».
« À Avignon, qui appartenait au pape, on ne traitait pas mieux la Bible qu'à Lille, soumise au roi d'Espagne. Des prélats s'y promenant un jour après dîner, en compagnie de femmes de mœurs peu sévères, après leur avoir acheté, dans une boutique de la rue au Change, des images et portraits que Crespin dit « déshonnêtes », eurent leur attention attirée par l'étalage d'un petit marchand depuis peu établi à Avignon, qui exposait en vente des Bibles en latin et en français. Il fallait une rare hardiesse pour mettre en vente des Bibles dans la ville des papes. Les prélats lui exprimèrent leur étonnement : « Qui t'a fait si hardi, lui dirent-ils, de déployer une telle marchandise en cette ville ? Ne sais-tu pas que de tels livres sont défendus ? » Le libraire, sans perdre contenance, leur répondit : « La sainte Bible n'est-elle pas aussi bonne pour le moins que ces belles images et peintures que vous avez achetées à ces demoiselles ? » Il n'eut pas sitôt dit cette parole que l'évêque d'Aix, qui était l'un des prélats ainsi pris à partie, s'écria : « Je renonce à ma part de paradis s'il n'est luthérien ». Il ne se trompait pas en estimant que là où se trouvaient réunies la Bible et la sévérité des moeurs, il y avait preuve évidente de protestantisme : « Sur-le-champ, dit Crespin, le pauvre libraire fut empoigné et bien rudement mené en prison. Car, pour faire plaisir aux prélats, une bande de ruffiens et de brigandeaux, qui les accompagnaient, commencèrent à crier : « Au luthérien ! au luthérien ! au feu ! au feu ! » L'un lui baillait un coup de poing, l'autre lui arrachait la barbe, tellement que le pauvre homme était tout plein de sang devant que d'arriver dans la prison ».
« Le lendemain, il fut amené devant les juges, en la présence des évêques, et fut interrogé. Il dit, entre autres choses, à ses juges :
« Vous qui habitez en Avignon, êtes-vous tous seuls de la chrétienté qui ayez en horreur le Testament du Père céleste ? Et pourquoi ne voulez-vous pas permettre que l'instrument et les lettres authentiques de l'alliance de Dieu soient partout publiés et entendus ? Voulez-vous défendre et cacher ce que Jésus-Christ a baillé puissance à ses saints apôtres de publier en toutes langues, afin qu'en tout langage le saint Évangile fût enseigné à toute créature ? Que ne défendez-vous plutôt les livres et les peintures qui sont pleines de paroles déshonnêtes, et même de blasphèmes, pour inciter les hommes aux mauvaises moeurs et à mépriser Dieu ? »
« L'indomptable fidélité du libraire, qui se refusa à faire amende honorable devant les prélats, et leur déclara en face qu'ils étaient plutôt sacrificateurs de Bacchus et de Vénus que vrais pasteurs de l'Église de Jésus-Christ », acheva de le perdre, et il fut envoyé ce jour même au bûcher. Et, pour bien marquer la cause de sa condamnation, on lui attacha deux Bibles au cou, l'une par-devant et l'autre par-derrière. « Ce n'étaient pas là, dit Crespin, de fausses enseignes ; car vraiment le pauvre libraire avait la Parole de Dieu au coeur et en la bouche, et ne cessa, par le chemin et au lieu du supplice, d'exhorter et d’admonester le peuple de lire la sainte Écriture, tellement que plusieurs furent émus à s'enquérir de la vérité ».
« C'est ainsi que les colporteurs bibliques du seizième siècle accomplissaient leur grande mission, et savaient parler, agir, souffrir et mourir au service du Livre où ils avaient trouvé pour eux-mêmes le salut et la paix de l'âme » (*).
(*) Portraits et récits huguenots, par Matthieu Lelièvre, p. 274-282.
Voilà comment la Bible était défendue, ou plutôt voilà comment elle se défendait. Le livre qui inspire à ceux qui le lisent l'invincible passion de le répandre n'est-il pas d'avance « plus que vainqueur ? »
Si l'on demandait : « Ces travaux des colporteurs bibliques ont-ils porté des fruits ? » nous pourrions répondre par une page de Michelet :
« Le premier martyr parisien, dit-il (*), fut un jeune ouvrier d'une vie toute édifiante. Il était paralytique, et on le prit dans son lit.
(*) La Réforme, p. 410, 411.
« Il avait été d'abord un garçon leste et ingambe, vif, farceur, véritable enfant de Paris. Frappé par un accident, il n'en était pas moins resté un grand rieur. Assis devant la porte de son père, qui était un cordonnier, il se moquait des passants. Un homme dont il riait approche, et dit avec douceur : « Mon ami, si Dieu a courbé ton corps, c'est pour redresser ton âme ». Il lui donna un Évangile. Étonné, il prend, lit, relit, devient un autre homme. Son infirmité augmentant, il resta six ans dans son lit, gagnant sa vie à enseigner l'écriture ou à graver sur des armes de prix, ce qui le mettait à même de donner aux pauvres et de les gagner à l'Évangile ».
Michelet continue en citant, non de Bèze, ni Crespin, mais le récit d'un fort zélé catholique : Le Bourgeois de Paris (publié en 1854). L'auteur trouve ces « horreurs admirables ».
« Audict an 1534, 10 novembre, furent condamnées sept personnes à faire amende honorable en un tombereau, tenant une torche ardente, et à être brûlées vives. Le premier desquels fut Barthélemy Milon, fils d'un cordonnier, impotent, qui avoit lesdits placards. Et pour ce, fut brûlé tout vif au cimetière Saint-Jean » (*).
(*) Il faut lire le récit de ce martyre dans Crespin, édition de Toulouse, I, 302.
6.2.2 - Par les imprimeurs
Robert Estienne : Portrait gravé peu avant sa mort.
Parmi les champions de la Bible il faut mentionner ceux qui l'imprimèrent, entre autres Barthélemy Buyer, de Lyon, le premier qui imprima le Nouveau Testament en français, vers 1474 ; Simon de Colines, qui imprima le Nouveau Testament de Lefèvre ; Pierre Wingle, qui imprima la Bible d'Olivétan ; Étienne Dolet, brûlé vif en 1546, dont la devise : Préservez-moi, ô Seigneur, des calomnies des hommes, raconte toute la vie ; Philibert Hamelin, dont il a déjà été question plus haut, et surtout Robert Estienne, ce géant, dont l'historien de Thou a dit : « Robert Estienne laisse loin derrière lui les Alde, Manuce et Froben… Non seulement la France, mais tout le monde chrétien doit plus à Robert qu'au plus courageux des capitaines qui ont reculé ses frontières. Sa seule industrie a fait pour l'honneur et la gloire impérissable de la France plus que tant de hauts faits pendant la guerre ou la paix » (*).
(*) RENOUARD, Annales de l'imprimerie des Estienne.
Robert Estienne (1503-1559) était un imprimeur doublé d'un savant de premier ordre. Il possédait le latin, le grec et l'hébreu. Le latin, il le parlait couramment, et comme il recevait souvent des étrangers auxquels le latin était plus familier que le français, cette langue avait fini par être parlée couramment chez lui, par ses enfants, par sa femme, et même par ses domestiques. On répétait volontiers que dans cette maison, de la cave au grenier chacun parlait latin. On a dit de lui que tous les instants de sa vie furent marqués par quelque service rendu aux lettres. Pas une année ne s'écoulait sans qu'il mit au jour quelque bonne édition des meilleurs ouvrages en littérature ancienne. Et son humilité devait être aussi grande que sa science, à en juger par sa devise, imprimée sur tous ses livres : Noli altum sapere (ne cherche pas ce qui est élevé), citation de Romains 11, 20, d'après la Vulgate.
Ce lettré, dont le savoir était immense et la réputation européenne, mettait les saintes lettres au-dessus de toutes les autres. Voici comment il s'exprime au sujet de la Bible :
Où est-ce qu'il y a plus grande lumière qu'en l'Église de Christ, en laquelle s'administre tous les jours non pas ce que les hommes ont songé et controuvé, mais la pure parole de Dieu, laquelle découvre les impiétés des hommes et leurs péchés, réduit en la voie ceux qui sont errants et vagabonds, propose le salut qui est ordonné de Dieu avant tout temps en un seul Christ rédempteur, et nous amène et confirme en une certaine espérance de la vie éternelle ? (*).
(*) Dans les Censures des théologiens, dont il sera question plus loin.
Cette Parole de Dieu, il semble que sa passion dominante ait été de la donner dans sa pureté, soit d'abord en latin, soit ensuite en français, et cela pour aider à la piété. Voici comment il s'exprime dans la préface de sa Bible latine de 1540, un magnifique grand in-folio :
Ce fut toujours notre dessein d'aider, dans la mesure de nos forces, aux études des hommes pieux, et nous ne cesserons pas d'y aider jusqu'à ce que notre Maître nous redemande, selon son droit, l'âme que nous avons reçue de Lui pour peu de temps.
Il n'avait que dix-neuf ans quand il prépara l'édition du Nouveau Testament latin que fit paraître son beau-père Simon de Colines, imprimeur du roi, en 1522, et qui est la première édition critique des Écritures en France. Il voulait ainsi « aider les hommes pieux » à lire la Parole de Dieu dégagée de ses surcharges humaines.
C'était alors une chose bien nouvelle, dit-il, vu la malignité de ce temps, que de trouver des livres de la Sainte Écriture corrects (*).
Re: HISTOIRE DE LA BIBLE EN FRANCE
(*) Dans les Censures des théologiens, dont il sera question plus loin.
Toujours désireux d' « aider », il voulut rendre aussi facile que possible le maniement de la Bible. Nous sommes tous les obligés de Robert Estienne, car c'est à lui que nous devons la division en versets de la Bible. Cette division apparaît pour la première fois dans son Nouveau Testament grec de 1551. Il l'avait faite, raconte son fils Henri, pendant un voyage à cheval de Paris à Lyon (*). En 1552 paraissait le premier Nouveau Testament français (avec le latin en regard) divisé en versets, et en 1553 la première Bible française divisée en versets. Ne retrouve-t-on pas là l'homme qui voulait « aider aux études » des hommes pieux ? Et s'il voulait y aider dans « la mesure de ses forces », il faisait bonne mesure, puisqu'il y travaillait même à cheval.
(*) C'est probablement pour cela qu'elle offre certaines imperfections.
En outre, il imprima au commencement de la Bible un index des citations de l'Ancien Testament dans le Nouveau (il en compte 375, citations ou allusions), et, à la fin, une concordance qui, dans la Bible grand in-folio de 1540, ne compte pas moins de 342 colonnes. Toujours pour « aider », il ajoute en marge du texte des notes explicatives pour lesquelles il obtenait la collaboration d'hommes compétents.
En l'an 1541, dit-il, j'imprimai le Nouveau Testament avec brèves annotations en marge, lesquelles j'avais eues de gens bien savants.
En 1532, il publia en latin, pour faciliter à tous l'accès des Écritures, toujours pour « aider », un résumé (*) de l'enseignement biblique, et, en 1540, le publia en français, pour « être attaché aux parois », et en particulier pour être affiché dans les écoles. C'est un bel exemple de propagande biblique. Cette somme est rédigée dans les termes mêmes de la Bible, sans formules théologiques, ni aucune polémique. « C'est l'oeuvre, a dit M. N. Weiss, non d'un théologien, mais d'un laïque resté tel malgré une culture que bien peu de savants de son temps ont égalée ».
(*) Voici cette Somme, qu'on trouve dans sa Bible de 1532. Nous ne croyons pas qu'on puisse trouver ni un latin plus savoureux, ni un langage plus imprégné de style biblique, plus pénétré d'onction, d'adoration, de respect pour la Bible, et du sentiment tout à fois de la grandeur et de la grâce de Dieu.
Dans la Bible de 1540, on retrouve la même Somme plus développée. Nous en reproduisons cet admirable passage sur Jésus-Christ et sur son oeuvre de salut :
Pour faciliter le maniement de la Bible, il publia aussi une concordance latine et trois harmonies des Évangiles.
Y compris le Nouveau Testament, de 1522, il ne publia pas moins, en trente-sept ans, de 41 éditions des Écritures, dont 11 Bibles (8 latines, 2 hébraïques, 1 française) et 8 Nouveaux Testaments (4 grecs, 2 latins, 1 français-latin, 1 grec-français). Les autres publications étaient des fragments scripturaires (Pentateuque, psautier, Évangiles, harmonies évangéliques, livres de Salomon, etc.), dont sept accompagnant des commentaires de Calvin. Toutes ces éditions sont de purs chefs-d'oeuvre de typographie. Jamais on ne s'est servi de plus beaux caractères, ni d'un plus beau papier. « Ces volumes, grands et petits, d'un si séduisant usage, dit le bibliographe des Estienne, M. Renouard, avaient en quelque sorte ouvert à tous le livre entier des textes sacrés » (*).
(*) Annales de l’imprimerie des Estienne. « Robert Estienne, a dit M. Doumergue, constituait à lui tout seul la première Société biblique de France » (DOUMERGUE, Calvin, 1, 599).
Malheureusement, à partir de la publication du Nouveau Testament de 1522 jusqu'en 1552, l'année où il alla s'établir à Genève, il n'est pas un de ces volumes qui ne lui ait valu des persécutions plus ou moins ouvertes.
Il faut lire dans la préface d'un livre que Robert Estienne publia aussitôt réfugié à Genève : Les Censures des théologiens par lesquelles ils avaient faussement condamné les Bibles imprimées par Robert Estienne, imprimeur du Roi, avec la réponse d'icelui Robert Estienne (*), il faut lire dans cette préface le récit des luttes qu'il eut à soutenir pour la Parole de Dieu. Nous voudrions, par quelques citations de ce pamphlet remarquable, donner une idée des péripéties de cette lutte où la comédie côtoie le drame.
(*) « Un des morceaux les plus éloquents et les plus curieux de cette époque », dit M. LENIENT, dans La Satire en France, p. 159.
Dès la première page, c'est un cri à la fois de délivrance et d'indignation.
Premièrement, qu'avais-je fait, quelle était mon iniquité, quelle offense avais-je faite, pour me persécuter jusques au feu, quand les grandes flammes furent par eux allumées, tellement que tout était embrasé en notre ville l'an MDXXXII, sinon pour ce que j'avais osé imprimer la Bible en grand volume, en laquelle toutes gens de bien et de lettres connaissent ma fidélité et diligence ? Et ce avais-je fait par la permission et conseil des plus anciens de leur collège, dont le privilège du Roy rendait bon témoignage ; lequel je n'eusse jamais impétré, si je n'eusse fait apparoir qu'il plaisait ainsi à messieurs nos maistres. Eux toutefois ayant l'occasion, me demandaient pour me faire exécuter à mort, criant sans fin et sans mesure, à leur façon accoutumée, que j'avais corrompu la Bible. C'était fait de moi si le Seigneur ne m'eût aidé pour montrer de bonne heure que j'avais ce fait par leur autorité…
… Ils criaient qu'il me fallait envoyer au feu pour ce que j'imprimais des livres si corrompus, car ils appelaient corruption tout ce qui était purifié de cette bourbe commune, à laquelle ils étaient accoutumés.
L'an MDXL, j'imprimai derechef la Bible, en laquelle je restituai beaucoup de passages sur l'original d'une copie ancienne, notant en la marge la vraie lecture convenant avec les livres des Hébreux, ajoutant aussi le nom du livre écrit à la main. Et lors derechef furent allumées nouvelles flammes ; car ces prudhommes de censeurs se dégorgèrent à outrance contre tout le livre, auquel ils ne trouvaient la moindre chose qui fût à reprendre, ni qu'ils pussent eux-mêmes redarguer, sinon aux Sommaires, qu'ils appellent, disans en leurs censures qu'ils sentaient leur hérésie. Je poursuis néanmoins, et mets en avant autant qu'il m'était permis par eux, ce que le Seigneur avait mis en mon coeur, étant toutefois intimidé, je le confesse, par leurs outrageuses menaces. J'imprimai donc pour la seconde fois les commandements et la Somme de l'Écriture, chacun en une feuille, de belle et grosse lettre, pour les attacher contre les parois. Qui est-ce qui ne connait les fascheries qu'ils m'ont faites pour cela ? Combien de temps m'a il fallu absenter de ma maison ? Combien de temps ai-je suivi la cour du Roy ? Duquel à la fin j'obtins lettres pour réprimer leur forcenerie, par lesquelles il m'était enjoint d'imprimer lesdits commandements et sommaires tant en Latin comme en Français. Combien de fois m'ont-ils appelé en leur synagogue pour iceux, crians contre moy qu'ils contenaient une doctrine pire que celle de Luther ?
On voit combien les placards destinés à populariser l'enseignement de la Bible avaient soulevé la Sorbonne contre leur auteur. Ils étaient pourtant bien iréniques. La Sorbonne cherche de nouveau noise à Robert Estienne, à cause de la publication, en 1545, d'une Bible pourvue de notes. Il en appelle à du Chastel, évêque de Mâcon (qu'il appelle Castellan), un personnage important, puisqu'il fit l'oraison funèbre de François 1er,
Quand je vis le personnage par trop timide en une si bonne cause, je lui dis que j'imprimerais volontiers à la fin des Bibles toutes les fautes que les théologiens auraient trouvées, avec leur censure, que je n'en aurais point de honte, ni ne me grèverait point, afin que par ce moyen les lecteurs fussent avertis de ne tomber par mégarde en quelque annotation qui ne sentît Jésus-Christ.
Qui ne sentît Jésus-Christ ! Sous quel beau jour nous apparaît l'âme de celui qui écrivait ainsi !
François 1er se mêle de l'affaire. Il invite les théologiens de la Sorbonne, par l'entremise de du Chastel, à envoyer leurs censures. Ils promettent, mais ne s'exécutent pas : ils voudraient d'abord, les rusés, faire condamner les Bibles d'Estienne par la Faculté de Louvain, pour n'avoir pas à donner leur opinion ! Le roi intervient en personne. « Nous vous défendons très expressément, écrit-il, que vous ayez à faire imprimer ledit catalogue (de Louvain) mais procédiez à la correction des fautes de ladite Bible ». Nouveaux délais. François 1er, voyant « que c'étaient des gens de si dur col qu'on ne les pouvait faire fléchir », intervient encore par lettres scellées de son sceau. Mais il meurt sur ces entrefaites. Henri II réitère par huissier les ordres de son père. Les Sorbonnistes essaient de rompre les chiens, ils vont à la cour accuser Estienne. Celui-ci, prévenu, y va de son côté, ne les y trouve plus, les rejoint, se défend, retourne à la cour, et demande à être confronté avec eux devant le conseil secret du roi. La confrontation a lieu. Robert est là comme un nouveau Daniel dans la fosse aux lions.
Étant contraints, ils viennent dix… Ces dix, au nom de tous, me donnent le combat à moi seul. Après que commandement leur est fait, ils produisent leurs articles… Ayant débattu de beaucoup de choses, avec grande risée de toute l'assistance, à cause de leurs noises tumultueuses, pour ce qu'ils discordaient ensemble et étaient jà enflambés l'un contre l'autre, il me fut commandé de répondre sur-le-champ. Je crois qu'en ma défense l'objurgation dont usai sembla bien dure à ces dix ambassadeurs : toutefois, la vérité de la chose contraignit aucuns d'entre eux de témoigner que nos annotations étaient fort utiles. Après que nous eûmes été ouïs de part et d'autre, on nous fait retirer en une garde-robe qui était prochaine. Là vous eussiez vu une pauvre brebis abandonnée au milieu de dix loups, lesquels toutefois étant enclos en ce lieu ne lui eussent osé donner un coup de dent, encore qu'ils en eussent grand appétit. Nous sommes rappelés pour ouïr la sentence des juges. Il leur est prohibé et défendu expressément de n'usurper plus en la matière de la foi, le droit de censurer appartenant aux évêques… Les articles sont baillés aux évêques et cardinaux, commandement leur est fait de les examiner diligemment. Quand les orateurs ouïrent ces choses, ils murmuraient et frémissaient entre eux, que toute l'autorité qu'ils avaient leur est ôtée. Toutefois, en murmurant ils avalent tout bellement leurs complaintes. Tous ceux qui étaient là présents testifiaient qu'étant sortis ils pleuraient… Leur patron les tira à part et leur dit : « Poursuivez comme vous avez fait jusqu'à présent ; votre autorité ne vous est point du tout ôtée, parachevez le reste des articles, mettez-y votre censure, et l'apportez.. ». Étant de retour à Paris, ils firent faire prières solennelles à tout ce saint ordre, comme si leur affaire se fût bien portée. Ils s'en vont à Notre-Dame, ils heullent, ils prêchent. J'étais derrière le prêcheur, sans qu'ils en sussent rien, et espéraient bien qu'on ne dirait plus mot du reste des articles. Cependant ils firent tant que pour un temps la vendition des Bibles cessa…
Les évêques et cardinaux examinent les quarante-six premiers articles envoyés par la Sorbonne, et les approuvent à cinq ou six près. Robert demande communication des autres censures. Le roi les exige, « réitérant commandement et les menaçant sous peines ». Les Sorbonnistes « essayent tous moyens à eux possibles, ils supplient, ils pleurent », demandent que le reste des articles soit envoyé à la chambre ardente, qui s'occupe des hérétiques : c'était la mort, c'était le bûcher.
Quand quelqu'un (du nom duquel je me tais et pour cause) leur eut accordé ce qu'ils demandaient, je suis destiné au sacrifice, sans que le roi en sût rien.. Je demeurai à la cour huit mois entiers à cette poursuite (faire retenir la cause au conseil étroit). À la fin, le Seigneur eut pitié de moi et fléchit le coeur du roi envers moi.
Le roi dessaisit la chambre ardente et exige à nouveau des théologiens leurs censures, en leur enjoignant de laisser la décision « audit Doyen et Docteur ».
Mais la Faculté ne se tient pas pour battue. Elle change ses batteries. Elle s'abouche avec Guiancourt, le confesseur du roi, pour obtenir que Robert soit condamné comme hérétique. « Comment qu'il serait dit qu'un homme mécanique (un artisan) ait vaincu le collège des théologiens ! » Guiancourt fait intervenir des influences, et voilà le roi retourné. Défense de vendre les Bibles, à condition que les articles soient livrés. Robert va rencontrer le roi à Lyon (C'est sans doute dans ce voyage qu'il divise, à cheval, le Nouveau Testament grec en versets). « Quand je lui demandai s'il n'y avait nul remède, il me répondit : « Nul ». Je fus bien triste et lui dis adieu et au pays ». Toutefois, Robert fait encore intervenir du Chastel, qui représente au roi
…que la nature des théologiens était telle, de poursuivre jusques à la mort ceux auxquels ils se sont attachés et contre lesquels ils ont attiré la faveur du roi et des juges par leurs blandissements et mensonges.
Le roi répondit « qu'il ne fallait point laisser le pays… que j'eusse bon courage et que je poursuivisse comme de coutume à faire mon devoir, à orner et embellir son imprimerie… ». Mais pour avoir mes lettres par lesquelles je pusse testifier aux adversaires le bon vouloir du roi envers moi, il me fallut endurer peines et fascheries incroyables par l'espace de trois mois, tant avait puissance l'autorité ou l'importunité de la Sorbonne… Toutefois,le Seigneur vainquit, car après que les lettres eurent été par cinq fois corrigées, à la fin elles furent scellées par le commandement du roi. Je garde les lettres et ne les divulgue point. Incontinent j'entends que dedans trois jours je dois être mis en prison… Alors je produis les lettres du roi.
« Par ces présentes disons et déclarons que notre vouloir et intention est que ledit Robert Estienne notre imprimeur, pour raison de ladite impression par lui faite des annotations de la Bible, Indices, Psautier, et Nouveaux Testaments, et autres livres par lui imprimés, ne soit ou puisse être à présent ni pour l'avenir travaillé, vexé ni molesté en quelque manière, ni convenu par quelques juges que ce soit… Avons réservé et retenu la connaissance d'icelui à nous et à notre personne.. ».
Ces choses ouïes, ils devinrent plus muets que poissons…
Aussitôt Robert s'emploie à imprimer un Nouveau Testament grec, d'où nouvelles luttes avec la Sorbonne. Du Chastel, maintenant, se prononce contre lui. « C'était en espérance de gagner un chapeau de cardinal ». Robert doit comparaître devant la Sorbonne.
C'était certes chose bien nouvelle de voir encore entre tels maîtres Robert Estienne, de la vie duquel on désespérait, vu qu'il avait été absent par si longtemps. On disait qu'il fallait que je fusse retourné en leur grâce, comme les brebis rentrent en grâce avec les loups.
Le Nouveau Testament est interdit.
Le lendemain, je m'en vais à la cour. Je présente au roi, suivant la coutume le Nouveau Testament en la présence des cardinaux et des princes. Castellan apaise la chaleur de son ire et raconte au roi ce que la Faculté avait ordonné… On se mit à rire d'une façon étrange et tous d'une voix de dire : « Quelle impudence, quelle bêtise, quelle témérité !… ». Quand ils virent qu'étant retourné de la cour je mis ce Nouveau Testament en vente, sans nulle crainte, ils s'émerveillèrent de l'audace d'un homme privé et imprimeur contre le décret des théologiens. Et, me voyant que j'étais retiré de leurs mains, afin de les enaigrir par mépris, je m'accordai de leur communiquer tout ce que j'imprimerais ci-après. Dont me tenant enfilé par cette paction ou plutôt nécessité, ils commencèrent à n'avoir plus nulle crainte de moi. Et de moi je n'étais en rien plus assuré d'eux, car je savais bien qu'ils étaient enflambés contre moi d'une haine irréconciliable, et qu'ils bayaient de grand appétit après mon sang. Pourquoi j'ai été contraint de me retirer en lieu plus sûr, d'où je pusse accomplir la promesse que j'avais faite… Car ils pouvaient se jouer du roi à leur appétit… … Je ne pouvais fuir que tout ce qu'imprimerais ne fût sujet à leur censure. … Par ce moyen il m'eût fallu perdre toute la peine que jusqu'à présent je me suis efforcé d'employer en la Sainte Écriture et bonnes lettres, et qu'ai de ferme propos délibéré y dédier jusqu'à la fin de ma vie.
Enfin en sûreté, à Genève (*), Robert Estienne s'exprime ainsi :
Toutes et quantes fois que je réduis en mémoire la guerre que j'ai eue en Sorbonne par l'espace de vingt ans ou environ, je ne puis assez émerveiller comment une si petite et caduque personne comme je suis a eu force pour la soutenir, et toutes les fois qu'il me souvient de ma délivrance, cette voix par laquelle la rédemption de l'Église est célébrée au psaume 126, résonne en mon coeur : « Quand le Seigneur a fait retourner les captifs de Sion, nous avons été comme ceux qui songent ». Semblablement ce que saint Luc a écrit de la délivrance de saint Pierre qui était entre les mains d'Hérode, que sortant de la prison, il suivait son ange, et ne savait point que ce qui se faisait par l'ange fût vrai, mais croyait voir une vision. Mais finalement, étant revenu à moi-même, je dis avec Pierre : je sais maintenant pour vrai que le Seigneur a envoyé son ange et m'a délivré de la main de cette synagogue pharisaïque et de toute l'attente du peuple enseigné par la Sorbonne. Car quand on me voyait agité de toutes parts, combien de fois a-t-on fait le bruit de moi par les places et par les banquets, avec applaudissement. « C'est fait de lui, il est pris, il est enfilé par les théologiens, il ne peut échapper. Quand bien même le roi le voudrait, il ne pourrait ». Je puis bien véritablement affirmer avec David : Si le Seigneur n'eût été pour nous, quand les hommes se soulevaient contre nous, ils nous eussent jadis engloutis tout vifs… Le Seigneur donc soit béni, lequel ne nous a point abandonnés en proie à leurs dents. Notre âme est échappée comme l'oiseau du lac des pipeurs, le lac est rompu et nous sommes échappés. Notre aide est au nom de Dieu, lequel a fait les cieux et la terre.
(*) Ce ne fut pas une petite affaire que de s'y rendre, avec sa nombreuse famille. Il avait six fils, dont l'aîné était âgé de dix-huit ans en 1550, et trois filles. Il les envoya, les uns après les autres, à Genève, par des voies diverses et dans le plus grand mystère, sans qu'ils sussent eux-mêmes, avant d'arriver, où on les conduisait. Il était veuf, et se remaria à Genève avec une personne qui, parait-il, l'avait aidé dans son évasion.
À Genève, Robert « apporta à la Réforme le concours tout-puissant de ses presses, de sa vaste intelligence et de ses relations dans le monde entier… Par ses presses, Genève devint le grand arsenal de la librairie protestante » (*). Il y imprima, outre les Écritures, les Commentaires de Calvin et son Institution chrétienne. Genève voulut l'honorer en lui accordant le droit de bourgeoisie. Il embrassa la religion réformée en 1556. Il mourut, en 1559, à l'âge de cinquante-six ans.
(*) LENIENT, La Satire en France, p. 159,161.
Voici le commencement de son testament, fait en septembre 1559 .
… a dit et déclaré qu'il rend grâces à Dieu de tant de biens et bénéfices qu'il lui a fait et singulièrement de ce qu'il l'a appelé à la connaissance de son Saint Évangile et par icelui donné à connaître le vrai moyen de son salut, qui est par Jésus-Christ, son seul fils. Lequel il a envoyé et a souffert mort et vaincu la mort en mourant pour nous acquérir la vie. Et lequel il supplie augmenter ses grâces en lui jusques à ce qu'il lui plaise prendre son âme pour la mettre en son repos éternel en attendant le jour de la résurrection générale ».
Les lignes suivantes, empruntées au début de sa réponse aux Censures, montrent combien son coeur était rempli de ces « grâces de Jésus-Christ » qu'il désirait voir augmenter en lui. Elles révèlent une noble et belle âme.
On a semé divers propos de moi : à grand'peine s'en trouvait-il de dix l'un qui ne fît un jugement de moi bien odieux. Cependant, toutefois, je n'ai donné mot : pour ce que j'aimais mieux être chargé de fausse infamie pour un temps que d'émouvoir troubles en défendant par trop soigneuse affection mon innocence.
On nous saura gré d'avoir raconté avec quelque détail cette lutte épique, ou plutôt d'avoir laissé Robert Estienne nous la raconter dans son admirable style. Quels coups de pinceau ! C'est une vraie tranche du seizième siècle.
Quel « signe de contradiction » que la Bible ! Comme elle s'impose ! D'elle aussi on pourrait dire :
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N'en défend point nos rois.
6.2.3 - Dans une page de Rabelais
Comme la Bible fait invasion dans le palais des rois, elle fait invasion dans une littérature où, peut-être moins encore qu'au Louvre, on s'attendrait à la trouver.
Rabelais, qui, d'après Calvin, avait à un moment de sa vie « goûté l'Évangile », a sur la Bible, dans Gargantua, un passage remarquable. Son héros désire récompenser un moine qui l'a aidé à gagner une bataille. Celui-ci demande à Gargantua de fonder une « abbaye à son devis ». L'abbaye de Thélème est créée. Rabelais la décrit minutieusement et donne au chapitre LIV l'inscription mise sur la porte d'entrée. Cette inscription énumère ceux qui sont admis dans l'abbaye et ceux qui ne le sont pas. Sont exclus les hypocrites, bigots, mangeurs de populaire, usuriers. Sont admis les nobles chevaliers, dames de haut parage, et… les amis de la Bible. Voici la strophe qui concerne ces derniers.
Cy entrez, vous qui le sainct Évangile
En sens agile annoncez, quoi qu'on gronde.
Céans aurez un refuge et bastille
Contre l'hostile erreur, qui tant postille
Par son faux style empoisonner le monde :
Entrez : qu'on fonde ici la foy profonde,
Puis qu'on confonde et par voix et par rolle (*)
Les ennemis de la saincte parolle.
La parole saincte
Ja ne soit extaincte.
En ce lieu très saint
Chacun en soit ceint ;
Chascune ait enceincte
La parole saincte.
(*) Par écrit. Rolle, c'est rouleau, livre.
Même la plus haute marée ne couvre pas tous les rochers, mais elle les enveloppe, leur jette ses embruns, et remplit plus d'une anfractuosité sur leurs flancs ou à leur sommet. La Bible ne conquit pas, au siècle de la Réforme, tous ceux qu'elle atteignit. Mais même les rocs imprenables, elle les battit de son flot puissant, et ils en gardèrent quelque chose.
6.3 - La Bible armant ses défenseurs, ou le Livre des martyrs
Nous citons encore M. Matthieu Lelièvre : [note Bibliquest : citation jusqu’à la fin de ce point 6.3]
« La Bible fut la grande, je devrais dire l'unique éducatrice de tous nos martyrs du seizième siècle. Ils furent les hommes du Livre. « À quelque rang de la société qu'ils appartinssent, nobles, magistrats ou artisans, ils furent les hommes de la Bible. Le lettré Louis de Berquin et les humbles cardeurs de Meaux trouvèrent également la vérité et la vie dans la lecture du Nouveau Testament. De ces derniers, Crespin nous dit que « les artisans, comme cardeurs, peigneurs et foulons, n'avaient autre exercice en travaillant de leurs mains, que conférer de la Parole de Dieu et se consoler en icelle. Spécialement les jours de dimanche et fêtes étaient employés à lire les Écritures et s'enquérir de la volonté du Seigneur ». Ne nous étonnons pas que cette communauté de Meaux ait été le berceau de notre Réforme française et qu'elle lui ait donné son premier martyr, Jean le Clerc, en 1525, et, vingt ans plus tard, quatorze autres martyrs, brûlés le même jour, et qui moururent en chantant des psaumes.
Dès lors le témoignage rendu à la Bible par les martyrs est unanime.
On ne revient pas de surprise, en lisant les interrogatoires de ces hommes, pour la plupart d'humble naissance, de les entendre défendre les doctrines évangéliques, avec une précision, une vigueur, une habileté que pourraient leur envier des théologiens de profession. Aux prises avec des docteurs catholiques qui avaient à leur disposition à la fois la science et la sophistique des écoles, ils ne pouvaient l'emporter sur eux que par la supériorité de leurs connaissances bibliques, et cette supériorité-là, ils l'eurent incontestable et écrasante. On peut dire d'eux, avec l'Apocalypse : « Ils vainquirent par le sang de l'Agneau et par la parole du témoignage »
Écoutez Pierre Nanilhéres, l'un des cinq escoliers de Lausanne martyrisés à Lyon : « Si notre père charnel nous a laissé une vigne ou un champ par son testament, nous prendrons bien la peine de le lire ou de le faire lire ; et nous ne lirions pas le testament de notre Père céleste ! Si on me condamne à la mort comme hérétique, ajoutait-il, on ne me condamne pas seul, mais la Parole « de Dieu, les apôtres et les saints docteurs ».
Écoutez le témoignage d'un apprenti imprimeur, Jean Morel : « Ma foi est fondée sur la doctrine des prophètes et des apôtres. Et encore que je ne suis pas beaucoup versé ès saintes Lettres, si est-ce que d'icelles j'en puis apprendre ce qui est nécessaire à mon salut, et les lieux que je trouve difficiles, je les passe jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu me donner le moyen de les entendre. Et ainsi je bois le lait que je trouve en la parole de Dieu ».
Écoutez le témoignage de l'illustre magistrat martyr, Anne du Bourg, déclarant aux commissaires chargés d'instruire son procès, qu'il n'a qu'un regret, celui de « n'avoir pas employé à étudier les Écritures saintes le temps qu'il a employé à étudier au droit civil et aux lettres humaines, et qu'il croit qu'ès dits livres, tout notre salut est compris, et que ce serait un grand blasphème de penser que Dieu n'eût été assez sage pour nous faire suffisamment entendre sa volonté en ce qui regarde notre rédemption et réconciliation ».
En feuilletant l'Histoire des Martyrs, on verra presque à chaque page la confirmation de cette parole du Psalmiste : « Ta parole rend les plus simples intelligents » (Psaume 119, 130). Voici une jeune femme, Philippe de Luns, à laquelle ses juges demandent où elle a appris la doctrine pour laquelle elle veut mourir. Elle répond qu' « elle a étudié au Nouveau Testament ». On la presse de questions sur l'autorité que le pape s'attribue : elle répond qu' « elle n'en a rien trouvé au Nouveau Testament, et qu'elle n'y a point lu qu'autre eût autorité de commander en l'Église que Jésus-Christ ». On cherche à l'embarrasser sur d'autres points de la doctrine romaine ; mais elle déclare qu'elle n'a d'autre instructeur que le texte du Nouveau Testament ». C'est sa forteresse imprenable, et elle refuse d'en sortir.
Pour montrer à quel point la lecture habituelle des Saintes Écritures armait pour la lutte les esprits les plus simples et les plus incultes, je citerai deux autres exemples de martyrs, choisis dans la classe la plus abaissée du peuple français sous l'ancien régime, la classe des paysans. Étienne Brun, du Dauphiné, avait été amené à la foi par la lecture du Nouveau Testament. Dans le village de Réortier (Hautes-Alpes), où il habitait, il n'hésitait pas à entrer en discussion avec les prêtres, et il leur fermait la bouche par ses citations bien choisies. Comme ils lui reprochaient son ignorance du latin, ce jeune paysan se procura une Bible latine, et acquit bientôt une connaissance suffisante de cette langue pour pouvoir opposer aux prêtres les textes bibliques d'après la Vulgate. À bout d'arguments, ceux-ci eurent recours à la violence, et firent jeter Brun dans les prisons de l'évêque d'Embrun. Il répondait à ceux qui essayaient de lui arracher un acte de faiblesse, en l'apitoyant sur la triste condition où sa mort laisserait sa femme et ses enfants : « Moyennant que la pâture de l'âme, qui est la Parole de Dieu, ne leur défaille point, je n'ai souci aucun du pain du corps ». « Vous croyez me condamner à la mort », dit-il aux juges qui l'envoyaient au bûcher, « vous vous trompez, c'est à la vie que vous me condamnez ».
Le cas d'un autre paysan, Pierre Chevet, vigneron à Villeparisis, est également remarquable. Il avait tellement lu son Nouveau Testament qu'il le savait « sur le doigt », ainsi parle Crespin. Un moine, qui venait prêcher l'Avent dans ce village, crut avoir facilement raison de cet hérétique et le fit appeler. Chevet vint le trouver, apportant avec lui son Nouveau Testament, dont il sut faire si bon usage, que le prêtre ne trouva d'autre moyen de s'en tirer qu'en le faisant arrêter. On le conduisit à la prison du Châtelet, à Paris. Le prêtre chargé de l'interroger lui demanda s'il croyait à la messe « Est-elle contenue au Nouveau Testament ? » demanda-t-il. Le prêtre avoua que non. « Dans ce cas, je n'y crois pas », répliqua-t-il. Avec une bonhomie pleine de finesse, il expliqua ainsi à ses juges la raison de sa foi au Nouveau Testament. « Quand, dit-il, mon père et ma mère allèrent de vie à trépas, ils m'ordonnèrent exécuteur de leur testament. J'accomplis leur volonté et fis beaucoup plus qu'ils n'avaient ordonné. Mais devinez quand ce vint à rendre compte à mes cohéritiers, s'ils en avouèrent jamais rien, ou s'ils en voulurent jamais rien croire ? Ainsi ne croirais-je point ce qui aura été ajouté au testament de mon Père et Sauveur ».
On lui demanda d'où lui venait tant d'assurance, à lui, pauvre vigneron. Il est écrit, répondit-il : Ils seront tous instruits de Dieu ». Pourquoi ne saurais-je pas ce qui appartient à mon salut, quand j'ai un si bon docteur, l'Esprit de Dieu ? » — « Oses-tu dire », lui demandait-on, « que tu aies l'Esprit de Dieu ? » — « Je suis des enfants de Dieu », répliqua-t-il, « et l'Esprit de Dieu m'est donné pour être l'arrhe de mon adoption » (Cette réponse d'un simple paysan devant la cour de l'évêque de Paris nous montre avec quelle puissance la grande doctrine du testimonium Spiritus sancti, remise en lumière par nos réformateurs, s'était emparée de la conscience des masses). Avec ses geôliers, comme avec ses compagnons de prison, « il ne tenait, dit Chandieu, autre propos que de la Parole de Dieu ». Son zèle fit dire de lui : « Si on l'écoutait, il convertirait tout Paris ». Malgré tous les coups et les mauvais traitements dont on l'accablait en le menant place Maubert, il avait le visage rayonnant de joie, et on l'entendit dire, comme on le dépouillait pour le lier sur le bûcher : « Que je suis heureux ! Que je suis heureux ! »
Devant l'Officialité de Lyon, Denis Peloquin affirma que l'Écriture sainte est « la seule règle de la religion chrétienne ». L'inquisiteur lui fit cette objection : « Mais qui t'a dit que c'est là l'Écriture sainte ? Et comment le sais-tu, sinon que l'Église t'en assure ? » Voyant le piège qu'on lui tendait, Peloquin répondit : « Ce n'est point l'Église qui m'assure, c'est le Saint-Esprit seul qui m'en rend certain et bien assuré en ma conscience, en sorte que je désire de vivre et de mourir en l'obéissance d'icelle, laquelle ne prend point son autorité de l'Église ancienne (ce serait mettre la charrue devant les boeufs), car l'Église est fondée sur la doctrine des prophètes et apôtres de Notre Seigneur Jésus-Christ ».
Les docteurs catholiques contestaient la réalité du témoignage du Saint-Esprit en l'attribuant à Satan. « Ce n'est pas le Saint Esprit, mais le diable, qui te tient en ses lacs », dirent-ils à Jean Morel. Mais celui-ci leur répondit : « Jésus-Christ nous enseigne quelles sont les oeuvres du diable, à savoir envie, paillardise, blasphème, etc. Or voici, je sens dedans moi, quand j'ai telles choses en moi (comme je suis misérable pécheur), que l'Esprit de Christ qui habite en moi m'en reprend et m'incite à demander pardon à Dieu ; puis après m'assure de sa miséricorde. Davantage, je sens à toute heure que je suis poussé et incité à prier Dieu. Voudriez-vous dire que le diable nous pousse à invoquer le nom de Dieu ? » « Quand ils ouïrent parler du Saint-Esprit », ajoute Morel dans la relation de ses interrogatoires, « et qu'ils virent que je parlais d'une plus grande véhémence, ils se mirent à rire et à se moquer de moi et de mon Saint-Esprit, ce qui démontre très bien leur réprobation, et que jamais ils n'ont mangé de la viande spirituelle ».
Le témoignage du Saint-Esprit n'était pas seulement pour nos martyrs la confirmation intime de la vérité des Écritures, c'était encore et tout d'abord l'attestation intérieure de leur salut personnel. Ces chrétiens, qui bravaient la mort avec tant de vaillance, étaient soutenus par la certitude qu'ils avaient de leur salut. « Je dis en vérité, écrivait Jean Trigalet, l'un des martyrs de Chambéry, que l'Esprit de Dieu, docteur intérieur de nos consciences, nous rend un tel témoignage de notre élection, vocation et adoption, de la rémission de nos péchés, de notre réconciliation et justification par la mort et résurrection de notre Seigneur Jésus, qu'oncques de ma vie n'eus telle connaissance de mon salut et assurance par les leçons et sermons que j'ai ouïs en son école, que j'en sens en mon coeur par expérience en cette pratique et probation d'affliction et persécution ».
Voilà formulé, non plus par les théologiens de la Réforme, mais par ses martyrs, le double fondement de la certitude chrétienne et de la vie chrétienne, la Bible et le Saint-Esprit. Ce double témoignage a subi victorieusement l'épreuve de l'expérience ; disons mieux : l'épreuve du feu. Dans la discussion toujours ouverte sur l'autorité en matière de foi, nos martyrs ont le droit d'être entendus, et le témoignage qui s'élève de leurs prisons et de leurs bûchers a bien sa valeur.
Or ils sont unanimes à nous dire ce que disait le ministre Aymon de La Voye aux étudiants de Bordeaux accourus pour le voir mourir : « Mes frères, messieurs les écoliers, je vous en prie, étudiez en l'Évangile ; il n'y a que la Parole de Dieu qui demeure éternellement. Apprenez à connaître la volonté de Dieu, et ne craignez pas ceux qui n'ont puissance que sur le corps et n'ont point de puissance sur l'âme ». Écoutez encore ce qu'écrivait à ses camarades de Genève un candidat au ministère arrêté à Chambéry, au moment où il allait commencer son apostolat en France : « Examinez votre conscience, je vous prie, et regardez quelle ardeur et quel zèle vous avez à la Parole du Seigneur, et vous trouverez, plus que je ne voudrais, qu'il y en a de bien froids. Ruminez la Parole de Dieu, l'ayant ouïe, et fréquentez tellement les prêches et l'Écriture Sainte que vous soyez présentés en offrande d'agréable odeur au Seigneur, et soyez fortifiés en temps d'affliction… »
Toujours désireux d' « aider », il voulut rendre aussi facile que possible le maniement de la Bible. Nous sommes tous les obligés de Robert Estienne, car c'est à lui que nous devons la division en versets de la Bible. Cette division apparaît pour la première fois dans son Nouveau Testament grec de 1551. Il l'avait faite, raconte son fils Henri, pendant un voyage à cheval de Paris à Lyon (*). En 1552 paraissait le premier Nouveau Testament français (avec le latin en regard) divisé en versets, et en 1553 la première Bible française divisée en versets. Ne retrouve-t-on pas là l'homme qui voulait « aider aux études » des hommes pieux ? Et s'il voulait y aider dans « la mesure de ses forces », il faisait bonne mesure, puisqu'il y travaillait même à cheval.
(*) C'est probablement pour cela qu'elle offre certaines imperfections.
En outre, il imprima au commencement de la Bible un index des citations de l'Ancien Testament dans le Nouveau (il en compte 375, citations ou allusions), et, à la fin, une concordance qui, dans la Bible grand in-folio de 1540, ne compte pas moins de 342 colonnes. Toujours pour « aider », il ajoute en marge du texte des notes explicatives pour lesquelles il obtenait la collaboration d'hommes compétents.
En l'an 1541, dit-il, j'imprimai le Nouveau Testament avec brèves annotations en marge, lesquelles j'avais eues de gens bien savants.
En 1532, il publia en latin, pour faciliter à tous l'accès des Écritures, toujours pour « aider », un résumé (*) de l'enseignement biblique, et, en 1540, le publia en français, pour « être attaché aux parois », et en particulier pour être affiché dans les écoles. C'est un bel exemple de propagande biblique. Cette somme est rédigée dans les termes mêmes de la Bible, sans formules théologiques, ni aucune polémique. « C'est l'oeuvre, a dit M. N. Weiss, non d'un théologien, mais d'un laïque resté tel malgré une culture que bien peu de savants de son temps ont égalée ».
(*) Voici cette Somme, qu'on trouve dans sa Bible de 1532. Nous ne croyons pas qu'on puisse trouver ni un latin plus savoureux, ni un langage plus imprégné de style biblique, plus pénétré d'onction, d'adoration, de respect pour la Bible, et du sentiment tout à fois de la grandeur et de la grâce de Dieu.
« Haec docent sacra bibliorum scripta :
« Deum esse qui propter bonitatem suam cuncta creavit, a quo omnia procedunt, sine quo nihil quidquam est, justum et misericordem, quique omnia operetur in omnibus secundum voluntatem suam, cui non liceat dicere quare sic vel sic faciat ;
« Hunc creasse Adam ad imaginem et similitudinem suam, dominumque constituisse omnium creatorum in terra, invidiâque diaboli et Adae inobedientiâ peccatum in hunc mundum intrasse, et per peccatum mortem ; omnesque in Adam et per Adam peccatores esse ;
« Promissum vero Christum Jesum salvatorem ipsi Adae, Abrahae, et reliquis patribus, qui credentes liberaret a peccatis, et tyrannide diaboli, cui subjiciebantur omnes per Adam ;
« Interim, dum expectabatur promissa salus, datam legem a Deo quâ cognoscerent homines peccatum et se esse peccatores : quo fieret ut ardentius sitirent Christi adventum, qui ipsos a peccatis redimeret ;
« Postremo, Christum illum promissum tandem missum a patre eo tempore quod constituerat apud se, eo inquam tempore quo abundabat omnis iniquitas. Missum autem non propter bona cujusquam opera (nam omnes erant peccatores) sed ut verax abundantes gratiae suae divitias quas promiserat exhiberet ;
« Jesus igitur Christus, verus agnus et vera hostia, venit ut nos patri reconciliaret, poenas peccatis nostris debitas in cruce persolvendo, et liberaret a servitute diaboli, in filiosque Dei adoptaret, verâ mentis pace datâ per fidem quam dat nobis pater trahens nos ad filium. Dei enim est donum fides illa quâ credimus Christum in hunc mundum venisse ut nos peccatores salvos faceret, tantaeque efficaciae est ut qui eam habent cupiant omnia caritatis officia, Christum sequentes, omnibus praestare. Nam acceptâ fide datur et spiritus sanctus quo signantur omnes credentes, quique est pignus hereditatis nostrae, et testimonium reddit spiritui nostro quod simus filii Dei, ac diffundit in viscera nostra eam caritatem quam describit Paulus Corinthiis. Propter hanc in Christum fidem quae per caritatem operatur, justificamur : id est pater ipsius (qui et noster effectus est per ipsum) nos pro filiis et justis habet suâ gratiâ non imputans nobis delicta nostra ;
« Venit igitur denique ut nos per ipsum justificati a peccatis et Deo patri sanctificati sive consecrati, abnegatis operibus carnis, libere serviremus ei in justitiâ et sanctitate omnibus diebus nostris, per bona opera (quae preparavit Deus ut ambularemus in illis) ostendentes nos certe ad hanc gratiam vocatos : quae qui non habet, nec fidem in Christum habet ;
Qui post interfectum spiritu oris sui hominem peccati sedebit in majestate suâ, omnes judicaturus et redditurus unicuique propria corporis prout gessit, sive bonum sive malum, dicturusque eis qui a dextris erunt : Venite, benedicti patris mei, possidete paratum vobis regnum a constitutione mundi, sic autem qui a sinistris : discedite a me in ignem aeternum qui paratus est diabolo et angelis suis. Tunc finis erit regnumque Deo et patri tradet.
« Hoc ut cognoscamus, bonitate Dei per Spiritum ejus sanctum tradita sunt nobis haec sacra bibliorum scripta ut cognoscamus inquam et credamus unum esse Deum et quem misit Jesum Christum, utque credentes vitam habeamus in nomine ejus.
« Praeter hoc fundamentum, nemo aliud potest ponere, optatque Paulus eum anathema esse qui aliud annunciaverit, etiam si fuerit angelus de coelo.
« Quoniam ex ipso et per ipsum et in ipso sunt omnia : ipsi honor et gloria in saecula saeculorum ».
Dans la Bible de 1540, on retrouve la même Somme plus développée. Nous en reproduisons cet admirable passage sur Jésus-Christ et sur son oeuvre de salut :
« Ad eum oportet nos accedere et alacri animo ipsum sequi ut nos doceat. Est enim magister noster, mitis et humilis corde, exemplar nostrum, a quo discere oportet normam recte vivendi. Noster praeterea episcopus et summus pontifex, unus mediator Dei et hominum, qui nunc ad dexteram Dei sedet, nobis advocatus factus, orans interpellansque pro nobis, qui procul dubio impetrabit quod vel ab ipso, vel ipsius nomine a patre petierimus, si modo petentes ita illud facturum esse crediderimus. Sic enim promisit. Ne igitur dubitemus, si quando peccaverimus, cum poenitentiâ (ad quam nos initio statim suae praedicationis invitet et incitet) cumque fiduciâ accedere ad thronum gratiae ejus, credentes quod misericordiam consecuturi sumus, Nam ideo venit ut peccatores suâ gratiâ salvos faceret ».
Pour faciliter le maniement de la Bible, il publia aussi une concordance latine et trois harmonies des Évangiles.
Y compris le Nouveau Testament, de 1522, il ne publia pas moins, en trente-sept ans, de 41 éditions des Écritures, dont 11 Bibles (8 latines, 2 hébraïques, 1 française) et 8 Nouveaux Testaments (4 grecs, 2 latins, 1 français-latin, 1 grec-français). Les autres publications étaient des fragments scripturaires (Pentateuque, psautier, Évangiles, harmonies évangéliques, livres de Salomon, etc.), dont sept accompagnant des commentaires de Calvin. Toutes ces éditions sont de purs chefs-d'oeuvre de typographie. Jamais on ne s'est servi de plus beaux caractères, ni d'un plus beau papier. « Ces volumes, grands et petits, d'un si séduisant usage, dit le bibliographe des Estienne, M. Renouard, avaient en quelque sorte ouvert à tous le livre entier des textes sacrés » (*).
(*) Annales de l’imprimerie des Estienne. « Robert Estienne, a dit M. Doumergue, constituait à lui tout seul la première Société biblique de France » (DOUMERGUE, Calvin, 1, 599).
Malheureusement, à partir de la publication du Nouveau Testament de 1522 jusqu'en 1552, l'année où il alla s'établir à Genève, il n'est pas un de ces volumes qui ne lui ait valu des persécutions plus ou moins ouvertes.
Il faut lire dans la préface d'un livre que Robert Estienne publia aussitôt réfugié à Genève : Les Censures des théologiens par lesquelles ils avaient faussement condamné les Bibles imprimées par Robert Estienne, imprimeur du Roi, avec la réponse d'icelui Robert Estienne (*), il faut lire dans cette préface le récit des luttes qu'il eut à soutenir pour la Parole de Dieu. Nous voudrions, par quelques citations de ce pamphlet remarquable, donner une idée des péripéties de cette lutte où la comédie côtoie le drame.
(*) « Un des morceaux les plus éloquents et les plus curieux de cette époque », dit M. LENIENT, dans La Satire en France, p. 159.
Dès la première page, c'est un cri à la fois de délivrance et d'indignation.
Premièrement, qu'avais-je fait, quelle était mon iniquité, quelle offense avais-je faite, pour me persécuter jusques au feu, quand les grandes flammes furent par eux allumées, tellement que tout était embrasé en notre ville l'an MDXXXII, sinon pour ce que j'avais osé imprimer la Bible en grand volume, en laquelle toutes gens de bien et de lettres connaissent ma fidélité et diligence ? Et ce avais-je fait par la permission et conseil des plus anciens de leur collège, dont le privilège du Roy rendait bon témoignage ; lequel je n'eusse jamais impétré, si je n'eusse fait apparoir qu'il plaisait ainsi à messieurs nos maistres. Eux toutefois ayant l'occasion, me demandaient pour me faire exécuter à mort, criant sans fin et sans mesure, à leur façon accoutumée, que j'avais corrompu la Bible. C'était fait de moi si le Seigneur ne m'eût aidé pour montrer de bonne heure que j'avais ce fait par leur autorité…
… Ils criaient qu'il me fallait envoyer au feu pour ce que j'imprimais des livres si corrompus, car ils appelaient corruption tout ce qui était purifié de cette bourbe commune, à laquelle ils étaient accoutumés.
L'an MDXL, j'imprimai derechef la Bible, en laquelle je restituai beaucoup de passages sur l'original d'une copie ancienne, notant en la marge la vraie lecture convenant avec les livres des Hébreux, ajoutant aussi le nom du livre écrit à la main. Et lors derechef furent allumées nouvelles flammes ; car ces prudhommes de censeurs se dégorgèrent à outrance contre tout le livre, auquel ils ne trouvaient la moindre chose qui fût à reprendre, ni qu'ils pussent eux-mêmes redarguer, sinon aux Sommaires, qu'ils appellent, disans en leurs censures qu'ils sentaient leur hérésie. Je poursuis néanmoins, et mets en avant autant qu'il m'était permis par eux, ce que le Seigneur avait mis en mon coeur, étant toutefois intimidé, je le confesse, par leurs outrageuses menaces. J'imprimai donc pour la seconde fois les commandements et la Somme de l'Écriture, chacun en une feuille, de belle et grosse lettre, pour les attacher contre les parois. Qui est-ce qui ne connait les fascheries qu'ils m'ont faites pour cela ? Combien de temps m'a il fallu absenter de ma maison ? Combien de temps ai-je suivi la cour du Roy ? Duquel à la fin j'obtins lettres pour réprimer leur forcenerie, par lesquelles il m'était enjoint d'imprimer lesdits commandements et sommaires tant en Latin comme en Français. Combien de fois m'ont-ils appelé en leur synagogue pour iceux, crians contre moy qu'ils contenaient une doctrine pire que celle de Luther ?
On voit combien les placards destinés à populariser l'enseignement de la Bible avaient soulevé la Sorbonne contre leur auteur. Ils étaient pourtant bien iréniques. La Sorbonne cherche de nouveau noise à Robert Estienne, à cause de la publication, en 1545, d'une Bible pourvue de notes. Il en appelle à du Chastel, évêque de Mâcon (qu'il appelle Castellan), un personnage important, puisqu'il fit l'oraison funèbre de François 1er,
Quand je vis le personnage par trop timide en une si bonne cause, je lui dis que j'imprimerais volontiers à la fin des Bibles toutes les fautes que les théologiens auraient trouvées, avec leur censure, que je n'en aurais point de honte, ni ne me grèverait point, afin que par ce moyen les lecteurs fussent avertis de ne tomber par mégarde en quelque annotation qui ne sentît Jésus-Christ.
Qui ne sentît Jésus-Christ ! Sous quel beau jour nous apparaît l'âme de celui qui écrivait ainsi !
François 1er se mêle de l'affaire. Il invite les théologiens de la Sorbonne, par l'entremise de du Chastel, à envoyer leurs censures. Ils promettent, mais ne s'exécutent pas : ils voudraient d'abord, les rusés, faire condamner les Bibles d'Estienne par la Faculté de Louvain, pour n'avoir pas à donner leur opinion ! Le roi intervient en personne. « Nous vous défendons très expressément, écrit-il, que vous ayez à faire imprimer ledit catalogue (de Louvain) mais procédiez à la correction des fautes de ladite Bible ». Nouveaux délais. François 1er, voyant « que c'étaient des gens de si dur col qu'on ne les pouvait faire fléchir », intervient encore par lettres scellées de son sceau. Mais il meurt sur ces entrefaites. Henri II réitère par huissier les ordres de son père. Les Sorbonnistes essaient de rompre les chiens, ils vont à la cour accuser Estienne. Celui-ci, prévenu, y va de son côté, ne les y trouve plus, les rejoint, se défend, retourne à la cour, et demande à être confronté avec eux devant le conseil secret du roi. La confrontation a lieu. Robert est là comme un nouveau Daniel dans la fosse aux lions.
Étant contraints, ils viennent dix… Ces dix, au nom de tous, me donnent le combat à moi seul. Après que commandement leur est fait, ils produisent leurs articles… Ayant débattu de beaucoup de choses, avec grande risée de toute l'assistance, à cause de leurs noises tumultueuses, pour ce qu'ils discordaient ensemble et étaient jà enflambés l'un contre l'autre, il me fut commandé de répondre sur-le-champ. Je crois qu'en ma défense l'objurgation dont usai sembla bien dure à ces dix ambassadeurs : toutefois, la vérité de la chose contraignit aucuns d'entre eux de témoigner que nos annotations étaient fort utiles. Après que nous eûmes été ouïs de part et d'autre, on nous fait retirer en une garde-robe qui était prochaine. Là vous eussiez vu une pauvre brebis abandonnée au milieu de dix loups, lesquels toutefois étant enclos en ce lieu ne lui eussent osé donner un coup de dent, encore qu'ils en eussent grand appétit. Nous sommes rappelés pour ouïr la sentence des juges. Il leur est prohibé et défendu expressément de n'usurper plus en la matière de la foi, le droit de censurer appartenant aux évêques… Les articles sont baillés aux évêques et cardinaux, commandement leur est fait de les examiner diligemment. Quand les orateurs ouïrent ces choses, ils murmuraient et frémissaient entre eux, que toute l'autorité qu'ils avaient leur est ôtée. Toutefois, en murmurant ils avalent tout bellement leurs complaintes. Tous ceux qui étaient là présents testifiaient qu'étant sortis ils pleuraient… Leur patron les tira à part et leur dit : « Poursuivez comme vous avez fait jusqu'à présent ; votre autorité ne vous est point du tout ôtée, parachevez le reste des articles, mettez-y votre censure, et l'apportez.. ». Étant de retour à Paris, ils firent faire prières solennelles à tout ce saint ordre, comme si leur affaire se fût bien portée. Ils s'en vont à Notre-Dame, ils heullent, ils prêchent. J'étais derrière le prêcheur, sans qu'ils en sussent rien, et espéraient bien qu'on ne dirait plus mot du reste des articles. Cependant ils firent tant que pour un temps la vendition des Bibles cessa…
Les évêques et cardinaux examinent les quarante-six premiers articles envoyés par la Sorbonne, et les approuvent à cinq ou six près. Robert demande communication des autres censures. Le roi les exige, « réitérant commandement et les menaçant sous peines ». Les Sorbonnistes « essayent tous moyens à eux possibles, ils supplient, ils pleurent », demandent que le reste des articles soit envoyé à la chambre ardente, qui s'occupe des hérétiques : c'était la mort, c'était le bûcher.
Quand quelqu'un (du nom duquel je me tais et pour cause) leur eut accordé ce qu'ils demandaient, je suis destiné au sacrifice, sans que le roi en sût rien.. Je demeurai à la cour huit mois entiers à cette poursuite (faire retenir la cause au conseil étroit). À la fin, le Seigneur eut pitié de moi et fléchit le coeur du roi envers moi.
Le roi dessaisit la chambre ardente et exige à nouveau des théologiens leurs censures, en leur enjoignant de laisser la décision « audit Doyen et Docteur ».
Mais la Faculté ne se tient pas pour battue. Elle change ses batteries. Elle s'abouche avec Guiancourt, le confesseur du roi, pour obtenir que Robert soit condamné comme hérétique. « Comment qu'il serait dit qu'un homme mécanique (un artisan) ait vaincu le collège des théologiens ! » Guiancourt fait intervenir des influences, et voilà le roi retourné. Défense de vendre les Bibles, à condition que les articles soient livrés. Robert va rencontrer le roi à Lyon (C'est sans doute dans ce voyage qu'il divise, à cheval, le Nouveau Testament grec en versets). « Quand je lui demandai s'il n'y avait nul remède, il me répondit : « Nul ». Je fus bien triste et lui dis adieu et au pays ». Toutefois, Robert fait encore intervenir du Chastel, qui représente au roi
…que la nature des théologiens était telle, de poursuivre jusques à la mort ceux auxquels ils se sont attachés et contre lesquels ils ont attiré la faveur du roi et des juges par leurs blandissements et mensonges.
Le roi répondit « qu'il ne fallait point laisser le pays… que j'eusse bon courage et que je poursuivisse comme de coutume à faire mon devoir, à orner et embellir son imprimerie… ». Mais pour avoir mes lettres par lesquelles je pusse testifier aux adversaires le bon vouloir du roi envers moi, il me fallut endurer peines et fascheries incroyables par l'espace de trois mois, tant avait puissance l'autorité ou l'importunité de la Sorbonne… Toutefois,le Seigneur vainquit, car après que les lettres eurent été par cinq fois corrigées, à la fin elles furent scellées par le commandement du roi. Je garde les lettres et ne les divulgue point. Incontinent j'entends que dedans trois jours je dois être mis en prison… Alors je produis les lettres du roi.
« Par ces présentes disons et déclarons que notre vouloir et intention est que ledit Robert Estienne notre imprimeur, pour raison de ladite impression par lui faite des annotations de la Bible, Indices, Psautier, et Nouveaux Testaments, et autres livres par lui imprimés, ne soit ou puisse être à présent ni pour l'avenir travaillé, vexé ni molesté en quelque manière, ni convenu par quelques juges que ce soit… Avons réservé et retenu la connaissance d'icelui à nous et à notre personne.. ».
Ces choses ouïes, ils devinrent plus muets que poissons…
Aussitôt Robert s'emploie à imprimer un Nouveau Testament grec, d'où nouvelles luttes avec la Sorbonne. Du Chastel, maintenant, se prononce contre lui. « C'était en espérance de gagner un chapeau de cardinal ». Robert doit comparaître devant la Sorbonne.
C'était certes chose bien nouvelle de voir encore entre tels maîtres Robert Estienne, de la vie duquel on désespérait, vu qu'il avait été absent par si longtemps. On disait qu'il fallait que je fusse retourné en leur grâce, comme les brebis rentrent en grâce avec les loups.
Le Nouveau Testament est interdit.
Le lendemain, je m'en vais à la cour. Je présente au roi, suivant la coutume le Nouveau Testament en la présence des cardinaux et des princes. Castellan apaise la chaleur de son ire et raconte au roi ce que la Faculté avait ordonné… On se mit à rire d'une façon étrange et tous d'une voix de dire : « Quelle impudence, quelle bêtise, quelle témérité !… ». Quand ils virent qu'étant retourné de la cour je mis ce Nouveau Testament en vente, sans nulle crainte, ils s'émerveillèrent de l'audace d'un homme privé et imprimeur contre le décret des théologiens. Et, me voyant que j'étais retiré de leurs mains, afin de les enaigrir par mépris, je m'accordai de leur communiquer tout ce que j'imprimerais ci-après. Dont me tenant enfilé par cette paction ou plutôt nécessité, ils commencèrent à n'avoir plus nulle crainte de moi. Et de moi je n'étais en rien plus assuré d'eux, car je savais bien qu'ils étaient enflambés contre moi d'une haine irréconciliable, et qu'ils bayaient de grand appétit après mon sang. Pourquoi j'ai été contraint de me retirer en lieu plus sûr, d'où je pusse accomplir la promesse que j'avais faite… Car ils pouvaient se jouer du roi à leur appétit… … Je ne pouvais fuir que tout ce qu'imprimerais ne fût sujet à leur censure. … Par ce moyen il m'eût fallu perdre toute la peine que jusqu'à présent je me suis efforcé d'employer en la Sainte Écriture et bonnes lettres, et qu'ai de ferme propos délibéré y dédier jusqu'à la fin de ma vie.
Enfin en sûreté, à Genève (*), Robert Estienne s'exprime ainsi :
Toutes et quantes fois que je réduis en mémoire la guerre que j'ai eue en Sorbonne par l'espace de vingt ans ou environ, je ne puis assez émerveiller comment une si petite et caduque personne comme je suis a eu force pour la soutenir, et toutes les fois qu'il me souvient de ma délivrance, cette voix par laquelle la rédemption de l'Église est célébrée au psaume 126, résonne en mon coeur : « Quand le Seigneur a fait retourner les captifs de Sion, nous avons été comme ceux qui songent ». Semblablement ce que saint Luc a écrit de la délivrance de saint Pierre qui était entre les mains d'Hérode, que sortant de la prison, il suivait son ange, et ne savait point que ce qui se faisait par l'ange fût vrai, mais croyait voir une vision. Mais finalement, étant revenu à moi-même, je dis avec Pierre : je sais maintenant pour vrai que le Seigneur a envoyé son ange et m'a délivré de la main de cette synagogue pharisaïque et de toute l'attente du peuple enseigné par la Sorbonne. Car quand on me voyait agité de toutes parts, combien de fois a-t-on fait le bruit de moi par les places et par les banquets, avec applaudissement. « C'est fait de lui, il est pris, il est enfilé par les théologiens, il ne peut échapper. Quand bien même le roi le voudrait, il ne pourrait ». Je puis bien véritablement affirmer avec David : Si le Seigneur n'eût été pour nous, quand les hommes se soulevaient contre nous, ils nous eussent jadis engloutis tout vifs… Le Seigneur donc soit béni, lequel ne nous a point abandonnés en proie à leurs dents. Notre âme est échappée comme l'oiseau du lac des pipeurs, le lac est rompu et nous sommes échappés. Notre aide est au nom de Dieu, lequel a fait les cieux et la terre.
(*) Ce ne fut pas une petite affaire que de s'y rendre, avec sa nombreuse famille. Il avait six fils, dont l'aîné était âgé de dix-huit ans en 1550, et trois filles. Il les envoya, les uns après les autres, à Genève, par des voies diverses et dans le plus grand mystère, sans qu'ils sussent eux-mêmes, avant d'arriver, où on les conduisait. Il était veuf, et se remaria à Genève avec une personne qui, parait-il, l'avait aidé dans son évasion.
À Genève, Robert « apporta à la Réforme le concours tout-puissant de ses presses, de sa vaste intelligence et de ses relations dans le monde entier… Par ses presses, Genève devint le grand arsenal de la librairie protestante » (*). Il y imprima, outre les Écritures, les Commentaires de Calvin et son Institution chrétienne. Genève voulut l'honorer en lui accordant le droit de bourgeoisie. Il embrassa la religion réformée en 1556. Il mourut, en 1559, à l'âge de cinquante-six ans.
(*) LENIENT, La Satire en France, p. 159,161.
Voici le commencement de son testament, fait en septembre 1559 .
… a dit et déclaré qu'il rend grâces à Dieu de tant de biens et bénéfices qu'il lui a fait et singulièrement de ce qu'il l'a appelé à la connaissance de son Saint Évangile et par icelui donné à connaître le vrai moyen de son salut, qui est par Jésus-Christ, son seul fils. Lequel il a envoyé et a souffert mort et vaincu la mort en mourant pour nous acquérir la vie. Et lequel il supplie augmenter ses grâces en lui jusques à ce qu'il lui plaise prendre son âme pour la mettre en son repos éternel en attendant le jour de la résurrection générale ».
Les lignes suivantes, empruntées au début de sa réponse aux Censures, montrent combien son coeur était rempli de ces « grâces de Jésus-Christ » qu'il désirait voir augmenter en lui. Elles révèlent une noble et belle âme.
On a semé divers propos de moi : à grand'peine s'en trouvait-il de dix l'un qui ne fît un jugement de moi bien odieux. Cependant, toutefois, je n'ai donné mot : pour ce que j'aimais mieux être chargé de fausse infamie pour un temps que d'émouvoir troubles en défendant par trop soigneuse affection mon innocence.
On nous saura gré d'avoir raconté avec quelque détail cette lutte épique, ou plutôt d'avoir laissé Robert Estienne nous la raconter dans son admirable style. Quels coups de pinceau ! C'est une vraie tranche du seizième siècle.
Quel « signe de contradiction » que la Bible ! Comme elle s'impose ! D'elle aussi on pourrait dire :
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N'en défend point nos rois.
6.2.3 - Dans une page de Rabelais
Comme la Bible fait invasion dans le palais des rois, elle fait invasion dans une littérature où, peut-être moins encore qu'au Louvre, on s'attendrait à la trouver.
Rabelais, qui, d'après Calvin, avait à un moment de sa vie « goûté l'Évangile », a sur la Bible, dans Gargantua, un passage remarquable. Son héros désire récompenser un moine qui l'a aidé à gagner une bataille. Celui-ci demande à Gargantua de fonder une « abbaye à son devis ». L'abbaye de Thélème est créée. Rabelais la décrit minutieusement et donne au chapitre LIV l'inscription mise sur la porte d'entrée. Cette inscription énumère ceux qui sont admis dans l'abbaye et ceux qui ne le sont pas. Sont exclus les hypocrites, bigots, mangeurs de populaire, usuriers. Sont admis les nobles chevaliers, dames de haut parage, et… les amis de la Bible. Voici la strophe qui concerne ces derniers.
Cy entrez, vous qui le sainct Évangile
En sens agile annoncez, quoi qu'on gronde.
Céans aurez un refuge et bastille
Contre l'hostile erreur, qui tant postille
Par son faux style empoisonner le monde :
Entrez : qu'on fonde ici la foy profonde,
Puis qu'on confonde et par voix et par rolle (*)
Les ennemis de la saincte parolle.
La parole saincte
Ja ne soit extaincte.
En ce lieu très saint
Chacun en soit ceint ;
Chascune ait enceincte
La parole saincte.
(*) Par écrit. Rolle, c'est rouleau, livre.
Même la plus haute marée ne couvre pas tous les rochers, mais elle les enveloppe, leur jette ses embruns, et remplit plus d'une anfractuosité sur leurs flancs ou à leur sommet. La Bible ne conquit pas, au siècle de la Réforme, tous ceux qu'elle atteignit. Mais même les rocs imprenables, elle les battit de son flot puissant, et ils en gardèrent quelque chose.
6.3 - La Bible armant ses défenseurs, ou le Livre des martyrs
Nous citons encore M. Matthieu Lelièvre : [note Bibliquest : citation jusqu’à la fin de ce point 6.3]
« La Bible fut la grande, je devrais dire l'unique éducatrice de tous nos martyrs du seizième siècle. Ils furent les hommes du Livre. « À quelque rang de la société qu'ils appartinssent, nobles, magistrats ou artisans, ils furent les hommes de la Bible. Le lettré Louis de Berquin et les humbles cardeurs de Meaux trouvèrent également la vérité et la vie dans la lecture du Nouveau Testament. De ces derniers, Crespin nous dit que « les artisans, comme cardeurs, peigneurs et foulons, n'avaient autre exercice en travaillant de leurs mains, que conférer de la Parole de Dieu et se consoler en icelle. Spécialement les jours de dimanche et fêtes étaient employés à lire les Écritures et s'enquérir de la volonté du Seigneur ». Ne nous étonnons pas que cette communauté de Meaux ait été le berceau de notre Réforme française et qu'elle lui ait donné son premier martyr, Jean le Clerc, en 1525, et, vingt ans plus tard, quatorze autres martyrs, brûlés le même jour, et qui moururent en chantant des psaumes.
Dès lors le témoignage rendu à la Bible par les martyrs est unanime.
On ne revient pas de surprise, en lisant les interrogatoires de ces hommes, pour la plupart d'humble naissance, de les entendre défendre les doctrines évangéliques, avec une précision, une vigueur, une habileté que pourraient leur envier des théologiens de profession. Aux prises avec des docteurs catholiques qui avaient à leur disposition à la fois la science et la sophistique des écoles, ils ne pouvaient l'emporter sur eux que par la supériorité de leurs connaissances bibliques, et cette supériorité-là, ils l'eurent incontestable et écrasante. On peut dire d'eux, avec l'Apocalypse : « Ils vainquirent par le sang de l'Agneau et par la parole du témoignage »
Écoutez Pierre Nanilhéres, l'un des cinq escoliers de Lausanne martyrisés à Lyon : « Si notre père charnel nous a laissé une vigne ou un champ par son testament, nous prendrons bien la peine de le lire ou de le faire lire ; et nous ne lirions pas le testament de notre Père céleste ! Si on me condamne à la mort comme hérétique, ajoutait-il, on ne me condamne pas seul, mais la Parole « de Dieu, les apôtres et les saints docteurs ».
Écoutez le témoignage d'un apprenti imprimeur, Jean Morel : « Ma foi est fondée sur la doctrine des prophètes et des apôtres. Et encore que je ne suis pas beaucoup versé ès saintes Lettres, si est-ce que d'icelles j'en puis apprendre ce qui est nécessaire à mon salut, et les lieux que je trouve difficiles, je les passe jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu me donner le moyen de les entendre. Et ainsi je bois le lait que je trouve en la parole de Dieu ».
Écoutez le témoignage de l'illustre magistrat martyr, Anne du Bourg, déclarant aux commissaires chargés d'instruire son procès, qu'il n'a qu'un regret, celui de « n'avoir pas employé à étudier les Écritures saintes le temps qu'il a employé à étudier au droit civil et aux lettres humaines, et qu'il croit qu'ès dits livres, tout notre salut est compris, et que ce serait un grand blasphème de penser que Dieu n'eût été assez sage pour nous faire suffisamment entendre sa volonté en ce qui regarde notre rédemption et réconciliation ».
En feuilletant l'Histoire des Martyrs, on verra presque à chaque page la confirmation de cette parole du Psalmiste : « Ta parole rend les plus simples intelligents » (Psaume 119, 130). Voici une jeune femme, Philippe de Luns, à laquelle ses juges demandent où elle a appris la doctrine pour laquelle elle veut mourir. Elle répond qu' « elle a étudié au Nouveau Testament ». On la presse de questions sur l'autorité que le pape s'attribue : elle répond qu' « elle n'en a rien trouvé au Nouveau Testament, et qu'elle n'y a point lu qu'autre eût autorité de commander en l'Église que Jésus-Christ ». On cherche à l'embarrasser sur d'autres points de la doctrine romaine ; mais elle déclare qu'elle n'a d'autre instructeur que le texte du Nouveau Testament ». C'est sa forteresse imprenable, et elle refuse d'en sortir.
Pour montrer à quel point la lecture habituelle des Saintes Écritures armait pour la lutte les esprits les plus simples et les plus incultes, je citerai deux autres exemples de martyrs, choisis dans la classe la plus abaissée du peuple français sous l'ancien régime, la classe des paysans. Étienne Brun, du Dauphiné, avait été amené à la foi par la lecture du Nouveau Testament. Dans le village de Réortier (Hautes-Alpes), où il habitait, il n'hésitait pas à entrer en discussion avec les prêtres, et il leur fermait la bouche par ses citations bien choisies. Comme ils lui reprochaient son ignorance du latin, ce jeune paysan se procura une Bible latine, et acquit bientôt une connaissance suffisante de cette langue pour pouvoir opposer aux prêtres les textes bibliques d'après la Vulgate. À bout d'arguments, ceux-ci eurent recours à la violence, et firent jeter Brun dans les prisons de l'évêque d'Embrun. Il répondait à ceux qui essayaient de lui arracher un acte de faiblesse, en l'apitoyant sur la triste condition où sa mort laisserait sa femme et ses enfants : « Moyennant que la pâture de l'âme, qui est la Parole de Dieu, ne leur défaille point, je n'ai souci aucun du pain du corps ». « Vous croyez me condamner à la mort », dit-il aux juges qui l'envoyaient au bûcher, « vous vous trompez, c'est à la vie que vous me condamnez ».
Le cas d'un autre paysan, Pierre Chevet, vigneron à Villeparisis, est également remarquable. Il avait tellement lu son Nouveau Testament qu'il le savait « sur le doigt », ainsi parle Crespin. Un moine, qui venait prêcher l'Avent dans ce village, crut avoir facilement raison de cet hérétique et le fit appeler. Chevet vint le trouver, apportant avec lui son Nouveau Testament, dont il sut faire si bon usage, que le prêtre ne trouva d'autre moyen de s'en tirer qu'en le faisant arrêter. On le conduisit à la prison du Châtelet, à Paris. Le prêtre chargé de l'interroger lui demanda s'il croyait à la messe « Est-elle contenue au Nouveau Testament ? » demanda-t-il. Le prêtre avoua que non. « Dans ce cas, je n'y crois pas », répliqua-t-il. Avec une bonhomie pleine de finesse, il expliqua ainsi à ses juges la raison de sa foi au Nouveau Testament. « Quand, dit-il, mon père et ma mère allèrent de vie à trépas, ils m'ordonnèrent exécuteur de leur testament. J'accomplis leur volonté et fis beaucoup plus qu'ils n'avaient ordonné. Mais devinez quand ce vint à rendre compte à mes cohéritiers, s'ils en avouèrent jamais rien, ou s'ils en voulurent jamais rien croire ? Ainsi ne croirais-je point ce qui aura été ajouté au testament de mon Père et Sauveur ».
On lui demanda d'où lui venait tant d'assurance, à lui, pauvre vigneron. Il est écrit, répondit-il : Ils seront tous instruits de Dieu ». Pourquoi ne saurais-je pas ce qui appartient à mon salut, quand j'ai un si bon docteur, l'Esprit de Dieu ? » — « Oses-tu dire », lui demandait-on, « que tu aies l'Esprit de Dieu ? » — « Je suis des enfants de Dieu », répliqua-t-il, « et l'Esprit de Dieu m'est donné pour être l'arrhe de mon adoption » (Cette réponse d'un simple paysan devant la cour de l'évêque de Paris nous montre avec quelle puissance la grande doctrine du testimonium Spiritus sancti, remise en lumière par nos réformateurs, s'était emparée de la conscience des masses). Avec ses geôliers, comme avec ses compagnons de prison, « il ne tenait, dit Chandieu, autre propos que de la Parole de Dieu ». Son zèle fit dire de lui : « Si on l'écoutait, il convertirait tout Paris ». Malgré tous les coups et les mauvais traitements dont on l'accablait en le menant place Maubert, il avait le visage rayonnant de joie, et on l'entendit dire, comme on le dépouillait pour le lier sur le bûcher : « Que je suis heureux ! Que je suis heureux ! »
Devant l'Officialité de Lyon, Denis Peloquin affirma que l'Écriture sainte est « la seule règle de la religion chrétienne ». L'inquisiteur lui fit cette objection : « Mais qui t'a dit que c'est là l'Écriture sainte ? Et comment le sais-tu, sinon que l'Église t'en assure ? » Voyant le piège qu'on lui tendait, Peloquin répondit : « Ce n'est point l'Église qui m'assure, c'est le Saint-Esprit seul qui m'en rend certain et bien assuré en ma conscience, en sorte que je désire de vivre et de mourir en l'obéissance d'icelle, laquelle ne prend point son autorité de l'Église ancienne (ce serait mettre la charrue devant les boeufs), car l'Église est fondée sur la doctrine des prophètes et apôtres de Notre Seigneur Jésus-Christ ».
Les docteurs catholiques contestaient la réalité du témoignage du Saint-Esprit en l'attribuant à Satan. « Ce n'est pas le Saint Esprit, mais le diable, qui te tient en ses lacs », dirent-ils à Jean Morel. Mais celui-ci leur répondit : « Jésus-Christ nous enseigne quelles sont les oeuvres du diable, à savoir envie, paillardise, blasphème, etc. Or voici, je sens dedans moi, quand j'ai telles choses en moi (comme je suis misérable pécheur), que l'Esprit de Christ qui habite en moi m'en reprend et m'incite à demander pardon à Dieu ; puis après m'assure de sa miséricorde. Davantage, je sens à toute heure que je suis poussé et incité à prier Dieu. Voudriez-vous dire que le diable nous pousse à invoquer le nom de Dieu ? » « Quand ils ouïrent parler du Saint-Esprit », ajoute Morel dans la relation de ses interrogatoires, « et qu'ils virent que je parlais d'une plus grande véhémence, ils se mirent à rire et à se moquer de moi et de mon Saint-Esprit, ce qui démontre très bien leur réprobation, et que jamais ils n'ont mangé de la viande spirituelle ».
Le témoignage du Saint-Esprit n'était pas seulement pour nos martyrs la confirmation intime de la vérité des Écritures, c'était encore et tout d'abord l'attestation intérieure de leur salut personnel. Ces chrétiens, qui bravaient la mort avec tant de vaillance, étaient soutenus par la certitude qu'ils avaient de leur salut. « Je dis en vérité, écrivait Jean Trigalet, l'un des martyrs de Chambéry, que l'Esprit de Dieu, docteur intérieur de nos consciences, nous rend un tel témoignage de notre élection, vocation et adoption, de la rémission de nos péchés, de notre réconciliation et justification par la mort et résurrection de notre Seigneur Jésus, qu'oncques de ma vie n'eus telle connaissance de mon salut et assurance par les leçons et sermons que j'ai ouïs en son école, que j'en sens en mon coeur par expérience en cette pratique et probation d'affliction et persécution ».
Voilà formulé, non plus par les théologiens de la Réforme, mais par ses martyrs, le double fondement de la certitude chrétienne et de la vie chrétienne, la Bible et le Saint-Esprit. Ce double témoignage a subi victorieusement l'épreuve de l'expérience ; disons mieux : l'épreuve du feu. Dans la discussion toujours ouverte sur l'autorité en matière de foi, nos martyrs ont le droit d'être entendus, et le témoignage qui s'élève de leurs prisons et de leurs bûchers a bien sa valeur.
Or ils sont unanimes à nous dire ce que disait le ministre Aymon de La Voye aux étudiants de Bordeaux accourus pour le voir mourir : « Mes frères, messieurs les écoliers, je vous en prie, étudiez en l'Évangile ; il n'y a que la Parole de Dieu qui demeure éternellement. Apprenez à connaître la volonté de Dieu, et ne craignez pas ceux qui n'ont puissance que sur le corps et n'ont point de puissance sur l'âme ». Écoutez encore ce qu'écrivait à ses camarades de Genève un candidat au ministère arrêté à Chambéry, au moment où il allait commencer son apostolat en France : « Examinez votre conscience, je vous prie, et regardez quelle ardeur et quel zèle vous avez à la Parole du Seigneur, et vous trouverez, plus que je ne voudrais, qu'il y en a de bien froids. Ruminez la Parole de Dieu, l'ayant ouïe, et fréquentez tellement les prêches et l'Écriture Sainte que vous soyez présentés en offrande d'agréable odeur au Seigneur, et soyez fortifiés en temps d'affliction… »
Re: HISTOIRE DE LA BIBLE EN FRANCE
7 - Chapitre 4 — La Bible chez les Rois
Quand on visite le musée de la Bibliothèque nationale, à Paris, on y remarque de superbes volumes, la plupart des in-folio admirablement enluminés et illustrés, qui sont les Évangiles de Charlemagne, les Évangiles de Louis le Débonnaire, les deux Bibles de Charles le Chauve, les Évangiles de Lothaire, la Bible de Blanche de Castille, la Bible de saint Louis, le psautier de saint Louis, la Bible de Jeanne d'Évreux, fille de Louis X, la Bible de Philippe le Bel, une Bible copiée par ordre du roi Jean le Bon, la Bible de Charles V, le psautier du duc de Berry, la Bible de Louis XI, la Bible de Philippe le Hardi. Et maints autres rois, princes ou princesses, dont la Bible n'est pas exposée dans ces vitrines, ont témoigné, eux aussi, comme nous le constaterons, leur intérêt pour la Bible (*).
(*) Nous n'élevons pas au rang de saints les rois qui ont possédé la Bible et ont paru l'apprécier. Cependant, comme cet intérêt pour la Bible ne se retrouve pas chez tous, il a sans doute quelque valeur chez ceux qui en ont fait preuve. Est-il besoin de dire que, à nos yeux, cet intérêt que quelques rois ont manifesté pour la Bible les honore beaucoup plus qu'il n'honore la Bible ? Ce sont les rois qui ont besoin de la Bible, et non la Bible qui a besoin des rois. Mais, par l'écho qu'elle éveille chez les grands aussi bien que chez les petits, la Bible nous apparaît comme le livre par excellence, comme le livre humain entre tous. On pourra dire : Il n'est pas étonnant que la Bible ait eu sa place dans les palais : c'était le seul livre populaire, illustré, et même, au début, le seul livre. Chez plusieurs, évidemment, l'intérêt pour la Bible ne fut guère que d'ordre littéraire. Mais d'où vient que ce soit précisément la Bible, et non pas Homère ou Virgile, qui ait été ce livre si populaire ?
« Défendue par elle-même, défendue par les colporteurs bibliques, la Bible, dit M. Petavel, trouva une autre défense sur le trône des rois ». « Nos rois, dit Richard Simon, ont toujours été curieux de lire la Bible en leur langue maternelle » (*). L'Église avait beau interdire la lecture et la diffusion de la Bible, nul n'osa empêcher les rois de la lire, ni, quand cela leur plut, de la faire traduire et de la répandre.
(*) Histoire critique des versions du Nouveau Testament, chap. II.
Nous avons déjà parlé de l'amour qu'eurent pour la Bible Charlemagne, Louis le Débonnaire, Robert le Pieux, et la soeur de Philippe-Auguste, Marie de Champagne.
Saint Louis (1215-1270) fut, comme on peut le penser, un ami de la Bible. Il emportait dans ses expéditions les livres sacrés. Sa Bible, qu'on voit à la Bibliothèque nationale (*1), la Bible même où il cherchait des consolations pour supporter tous les malheurs qui l'accablaient sur une terre étrangère (*2), est une petite Bible in-12, une vraie Bible de poche, faite d'après les instructions du roi, et destinée à pouvoir accompagner partout son possesseur. Au camp, il l'expliquait à ceux de ses officiers qui ne savaient pas le latin (*3). C'est sous son règne que paraît la première traduction de la Bible en français, faite par l'Université de Paris, entre 1226 et 1250.
(*1) Musée, armoire XX, no 229. Cette Bible a 646 pages. L'écriture est d'une finesse et d'une netteté merveilleuses.
(*2) Magasin pittoresque, 1833, page 181. Il est évident que c'est cette Bible qui fut le vade-mecum du roi, car cet exemplaire est unique et ne pouvait guère ne pas l'être.
(*3) E. PETAVEL. Op. cit., p. 31.
« Le quatorzième siècle, dit M. S. Berger, est, dans l'histoire de la Bible française, l'âge des princes » (*1). Deux femmes figurent en tête de cette belle série. La première personne, dans la famille royale, qui soit connue pour avoir possédé une Bible française, est la fille de Charles Martel, roi de Hongrie, la deuxième femme de Louis X le Hutin, la reine Clémence de Hongrie, morte en 1328 (*2).
(*1) La Bible française au moyen âge, p. 221.
(*2) DOUET D'ARCQ, Nouveau recueil de comptes d'argenterie des rois de France, 1874, p. 64 (Cité par S. Berger).
Et la première personne dans la famille royale qui ait pris l'initiative d'une traduction des livres saints est encore une reine, Jeanne de Bourgogne, femme de Philippe V de Valois. Elle fit faire une traduction des Évangiles et des Épîtres par Jean de Vignay, hospitalier de saint Jacques. On lit à la fin du manuscrit :
Ci finissent les Épitres et Évangiles, translatées de latin en français, selon l'usage de Paris. Et les translata frère Jehan du Vignay à la requête de Madame la reine de Bourgogne, femme jadis de Philippe de Valois, roi de France, au temps qu'il vivait. Ce fut fait l'an de grâce 1326, au mois de mai, 13e jour entrant. Deo gratias (*).
(*) Note qui se trouve à la fin du manuscrit 22.890 de la Bibliothèque nationale (fonds français). La comparaison avec un autre exemplaire de la même traduction montre, d'après M. L. Delisle, que cette reine était non la veuve de Philippe VI, mais sa première femme, morte en 1348.
« Cet amour pour la Bible, dit M. S. Berger, ne cessera pas, jusqu'à la Réforme, d'inspirer les reines et les grandes princesses de la cour de France » (*).
(*) Op. cit., p. 229.
Le roi Jean le Bon (1350-1364) est le premier roi de France qui ait attaché de l'importance à la Bible française. Il en fit commencer une traduction qui, malheureusement, fut interrompue par la bataille de Poitiers (1356). Dans la suite, pendant de longues années, une pléiade de traducteurs, d'écrivains et de peintres, travaillèrent à cette Bible. On y travaillait encore en 1410, mais elle ne fut jamais achevée. L'amour pour la Bible, chez le roi Jean, devait être bien profond, car, à la bataille de Poitiers (1356), il avait avec lui sa Bible de chevet (*1). Elle fut prise par les Anglais avec le butin. Un roi qui emporte sa Bible, et une grosse Bible, à la guerre, ce n'est pas banal. Cette Bible est aujourd'hui au Musée britannique (*2). C'est un magnifique exemplaire.
(*1) Cette expression est de M. S. Berger. Op. cit., p. 292.
(*2) 19 D II. On lit sur la feuille de garde : Cest livre fust pris ové le roy de Ffraunce a la bataille de Peyters…
Charles V (1337-1380) hérita de son père, Jean le Bon, l'amour pour la Bible. Il fit réviser la traduction qui était en usage de son temps. Il portait toujours avec lui un exemplaire de cette Bible, en deux volumes petit in-quarto, écrite d'une belle écriture, avec miniatures rehaussées d'or et de vermillon. Il y faisait tous les jours sa lecture, tête nue et à genoux, et la lisait tout entière dans l'année. Il en donna plusieurs exemplaires à divers seigneurs et dames de la cour, la fit copier en divers dialectes, afin, dit Christine de Pisan, que « dans toutes les provinces du royaume, chacun pût profiter de ces saints écrits » (*). De plus, il avait en vue le bien de ses successeurs.
(*) DUMOULIN, L'Origine et les progrès de la monarchie française, p. 133.
Nonobstant que bien entendit le latin, dit Christine de Pisan, et que jà ne fût besoin qu'on lui exposât, de si grand providence fut, pour le grand amour qu'il avait à ses successeurs, que, au temps à venir les voulut pourvoir d'enseignements et sciences introduisibles à toutes vertus ; dont, pour cette cause, fit, par solennels maîtres suffisants en toutes sciences et arts, translater de latin en français tous les plus notables livres : si, la Bible, etc (*).
(*) Histoire de Charles V, par CHRISTINE DE PISAN, Ille partie, chap. XII. Cité par M. L. Delisle dans le Cabinet des Manuscrits, I, 38.
C'est Charles V qui fonda la Bibliothèque royale. Elle atteignit sous son règne 910 volumes. Trois étages de la tour de la Fauconnerie, au Louvre, qu'on appela tour de la librairie, lui étaient consacrés. L'amour de la Bible et le souci de l'instruction ont toujours marché de pair.
Ce désir de répandre la Bible et de la laisser à ses successeurs ne justifierait-il pas, à lui seul, le surnom de Charles V, le Sage ? (*).
(*) Nous avons au moins trois Bibles faites pour Charles V, l'une quand il était encore dauphin, et dans l'inventaire de ses livres on trouve quinze Bibles françaises et cinq psautiers (S. BERCER, op. cit., 293).
Les successeurs de Charles V conservèrent avec soin la Bible dont il s'était servi et se la transmirent de l'un à l'autre. Après l'Apocalypse, il reste sur la dernière page une colonne et demie en blanc. Dans cet espace resté libre on trouve les autographes suivants :
Cette Bible est à nous, Charles V ème de notre nom, roy de France ; et est en deux volumes, et la fismes faire et parfaire. CHARLES.
Cette Bible est au duc de Berry, et fut au roy Charles son frère. JEHEAN.
Cette Bible est à nous, Henry III de ce nom, roy de France et de Pologne. HENRI.
Cette Bible est à nous. Louis XIII.
Cette Bible est à nous. Louis XIIII.
Le nom d'Henri IV (qui la fit relier) se lit sur le plat en caractères d'or (*).
(*) Cette Bible est exposée — ouverte à la page où se trouvent les autographes des rois — au musée de la Bibliothèque nationale, armoire X, no 7.
L'amour de Jean le Bon pour la Bible se retrouve non seulement chez Charles V, mais chez ses autres fils, Louis d'Orléans, Jean de Berry, Philippe le Hardi.
Le duc Louis d'Orléans († 1407), chef de la maison d'Orléans-Valois, et après lui son fils († 1464), dépensèrent beaucoup d'argent pour faire travailler à la Bible du roi Jean, dont nous avons déjà parlé (*).
(*) Voici le reçu de l'un des copistes qui travaillèrent à cette Bible. Il y en a d'autres semblables :
« Sachent tuit que je, Symon Domont, maistre es arts et étudiant en théologie, confesse avoir eu et reçu de M. S. le duc d'Orléans par les mains de Godefroy le Fèvre, la somme de vint escuz d'or pour labourer en la translacion et exposicion d'une Bible en françois laquelle fit commencer le roi Jehean, que Dieu absoille. En tesmoïng de ce j'ay escript ceste cédule de ma propre main. Le 5e jour de janvier l'an 1397».
Dans l'inventaire des objets ayant appartenu au duc Jean de Berry, on relève :
Une belle Bible en français en deux volumes, 400 livres tournois (environ 6.400 francs).
Une belle Bible en latin bien historiée (c'est-à-dire illustrée), 375 livres (environ 5.625 francs).
Une belle Bible en français, 250 livres (environ 4.250 francs).
Une très belle Bible en français, très richement historiée, quatre fermoirs d'or, 300 livres (environ 4.500 francs).
Une Bible, 200 livres parisis (environ 2.000 francs).
Bible historial, laquelle mon dit Seigneur donna au mois de juin 1410 à noble et puissant seigneur Belleville de Montagu, 100 écus (environ 1.000 francs).
Petite Bible en latin, 32 livres parisis (environ 320 francs).
Un psautier français, 80 livres parisis (environ 800 francs) (*).
(*) On voit aussi à la Bibliothèque nationale (manuscrits français, no 919), le livre des grandes heures du duc de Berri (heures de Notre-Dame, de la Croix, du Saint-Esprit, entremêlées de psaumes), admirablement enluminé. L'image qui revient le plus souvent (147 fois) est celle d'un cygne d'une blancheur immaculée qui se fait une blessure à la poitrine et dont on voit le sang couler. Sans doute image du Christ, parfaitement pur, qui verse pour nous son sang.
Ces heures sont précédées d'un calendrier. Au haut et au bas de chacune de ces douze pages, il y a une image. Celle du bas représente, à gauche, un édifice, à droite deux hommes dont le second prend au premier un manteau blanc dont celui-ci est revêtu. L'édifice s'écroule et l'écroulement est plus prononcé à mesure que les images se succèdent. Le premier personnage semble aider à la ruine de l'édifice et passe au second une pierre retirée de l'édifice croulant. Le premier personnage est un prophète, le second est un apôtre. L'édifice qui tombe, c'est l'ancienne alliance. Le prophète aide à la ruine. La prophétie n'a-t-elle pas annoncé une alliance nouvelle qui remplacerait l'ancienne ? Toutefois, la pierre tendue par le prophète à l'apôtre indique qu'il y a dans l'ancienne alliance quelque chose qui ne doit pas périr, que Christ est venu non pour abolir mais pour accomplir. Le manteau blanc que l'apôtre prend au prophète, n'est-ce pas l'image du don prophétique qui se transmet, peut-être aussi de la robe de noces, de la justice du royaume ? Ce n'est pas tout. Ces deux personnages parlent (on lit leurs paroles sur des banderoles qu'ils tiennent à la main). Que disent-ils ? Chaque apôtre prononce la phrase du symbole des apôtres que la légende — alors tenue pour historique — lui attribue, et chaque prophète prononce une parole empruntée au livre de l'Écriture qui porte son nom, une parole qui répond à la parole du symbole prononcée par l'apôtre (Une erreur d'exécution a mis Sophonie à la place de Malachie, Malachie à la place Michée, Michée à la place de Sophonie). Dans l'image du haut, on voit Paul enseigner la foule, et prononcer une parole, empruntée à ses épîtres, qui répond aux articles du symbole. Ainsi les prophètes, les douze, et Paul, louent ensemble Dieu et confessent ensemble la foi.
Il y avait donc, dans la nuit du moyen âge, des hommes qui aimaient et qui connaissaient leur Bible. Ce livre, achevé en 1409, est d'une exécution admirable, soit pour le texte, soit pour les images. Sa valeur artistique est immense. Dans l'inventaire des objets du duc de Berri, il est estimé à 4.000 livres tournois (au moins 60.000 francs).
Dans le Livre des petites heures du duc de Berry, achevé en 1402, on retrouve un calendrier accompagné des mêmes images que le calendrier des grandes heures, avec les mêmes erreurs d'exécution pour les prophètes, et d'autres dans les passages de Paul. Cet exemplaire, moins grand et moins enluminé que l'autre, a cependant plus de valeur encore, à cause des images que l'on trouve entremêlées avec les prières, et qui représentent les scènes de la vie de Jésus-Christ (Manuscrits français, n° 18014).
Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, paya 600 écus d'or (6.000 francs), ainsi que le portent les registres de la Chambre des comptes de Dijon, une Bible moralisée (c'est-à-dire dont le texte est entremêlé de moralités, commentaires traitant un peu de tout). Elle a plus de 5.000 gravures. Cette Bible est un des plus beaux trésors de notre Bibliothèque nationale (*).
(*) On la voit au musée de la Bibliothèque nationale, armoire X, no 34.
L'intérêt de Philippe le Hardi pour la Bible se maintint chez ses descendants, car la bibliothèque des ducs de Bourgogne comptait, à la mort de Philippe le Bon, arrière-petit-fils de Philippe le Hardi, 23 Bibles françaises, 5 Bibles latines, 4 Bibles moralisées.
Dans un inventaire des biens des ducs de Bourgogne, on lit : 250 écus d'or pour une Bible en latin et une autre Bible.
Puisque ces princes prodiguaient tant d'argent pour la Bible — et cela dans un temps où l'argent avait dix ou vingt fois plus de valeur qu'aujourd'hui, — assurément ils devaient l'aimer. Et quoi de plus touchant que cet amour du roi Jean le Bon pour la Bible qui revit dans ses quatre fils, et se perpétue dans la branche aînée pendant deux générations, dans la branche cadette pendant quatre générations ?
Dans l'histoire de Charles VII apparaît un incident curieux. Il s'agit d'une Bible qui vint plus tard en la possession des ducs de Bourgogne, et à propos de laquelle on lit dans l'inventaire des livres de ceux-ci :
Et au regard d'une Bible neufve, translatée en français, historiée en lettres de forme et à grans lettres et nombre d'or, le roi étant au chastel de Blois logié, au mois de mars 1427, envoya quérir ladite Bible devers Maistre Pierre Sauvaige faignant de y vouloir lire et passer le temps, par ung sien sommelier de corps, nommé Waste, laquelle Bible le roi n'a voulu depuis rendre, ne faire rendre, pour poursuite qui en ait été faite par ledit seigneur de Mortemar, maistre Pierre Sauvage et autres jusqu'à présent…
Ainsi ce roi empruntait une Bible et ne voulait pas la rendre ! Pourquoi ? Était-ce pour s'édifier ? N'était-ce pas plutôt parce que la reliure et les enluminures du livre saint le tentaient ? Même alors, il y aurait dans cet incident une preuve du prix que l'on attachait à la Bible en haut lieu, car on ne relie richement que les livres dont on reconnaît la valeur. Ajoutons, pour l'honneur du roi, que cette Bible, comme l'indique une note en marge, finit par être restituée.
Le roi Charles VIII (1470-1498), à son tour, fit faire une révision de la traduction de la Bible et la fit imprimer tout entière en français, « afin, dit Lefèvre d'Étaples, qu'il pût en avoir pâture spirituelle, et pareillement ceux qui étaient sous son royaume ».
C'est vers 1487 que Charles VIII prit cette initiative. Il avait donc environ dix-sept ans (*). Cet ordre donné par un roi adolescent n'est-il pas un événement remarquable dans les annales de l'histoire biblique ? Cette Bible parut vers 1496.
(*) Cette date est indiquée par Lefèvre d'Étaples, qui, dans la préface de son Nouveau Testament de 1523, s'exprime ainsi… « auquel désir (de la vraie et vivifiante doctrine) passés trente-six ans ou environ, fut incité le très noble roi Charles, huitième du nom, à la requête duquel la Sainte Bible fut entièrement mise en langue vulgaire… »
À la même époque, et aussi par le vouloir et le commandement du Roi », le psautier fut imprimé chez Pierre le Rouge, libraire du roi.
Voici comment s'exprimait le traducteur dans sa préface :
Considérant que dès la votre première enfance, comme plein de bonne doctrine et abreuvé du fleuve de sapience, avez aimé et sur toute rien (chose) parfaitement désiré venir à la connaissance des choses, à voir livres d'histoires et nobles faits ; mêmement encore dont trop plus êtes à louer, les difficultés et nobles trésors de la Sainte Écriture, comme dévot imitateur de vos aïeux et ancêtres les glorieux et saints rois de France, Monseigneur saint Charles et saint Louis, qui, par fervent désir, ont aimé recueillir des jardins de l'Écriture sainte les fleurs délicieuses et bons mots pour en faire sceptre de perpétuelle mémoire et diadème de perfection.
Trente-six ans plus tard, c'est de nouveau une princesse, Marguerite de Navarre, soeur de François 1er, qui intervient en faveur de la Bible, et le roi lui-même suit son exemple. Dans l'épître qui précède la seconde partie de son Nouveau Testament, paru par fragments en 1523, Lefèvre d'Étaples dit que c'est à l'invitation des « nobles coeurs et chrétiens désirs des plus hautes et puissantes dames et princesses du royaume (Louise de Savoie, mère du roi, et Marguerite de Navarre, soeur du roi), qui l'ont fait imprimer pour leur édification et consolation et de ceux du royaume », qu'est due la publication de son Nouveau Testament. Les quatre Évangiles parurent en juin. La Sorbonne voulut s'opposer à la publication du reste du Nouveau Testament, mais François 1er, sous l'influence de sa soeur, résista à la Sorbonne, et en janvier 1524 le Nouveau Testament parut en entier, imprimé chez Simon de Colines, imprimeur du roi, beau-père de Robert Estienne. Son succès fut très grand. Il fallut le réimprimer deux fois en deux mois. L'évêque Briçonnet, à Meaux, le distribuait à ses frais, « n'épargnant ni or ni argent pour donner livres à ceux qui désiraient d'y entendre » (*). La Sorbonne s'exaspéra. Profitant de la captivité du roi en Espagne, les juges inquisiteurs condamnèrent le Nouveau Testament de Lefèvre au feu, puis se firent autoriser par le Parlement à faire comparaître Lefèvre lui-même. Celui-ci s'attendait à être brûlé à son tour. Du fond de sa captivité, sur les instances de Marguerite qui l'avait rejoint à Madrid et l'avait soigné, malade, François 1er intervint une seconde fois et enjoignit qu'on ne passât pas outre jusqu'à son retour en France. Il « trouvait mauvais, écrivait-il, qu'on osât susciter des chagrins à un homme en si bonne odeur de piété et de savoir dans l'Europe entière ». Le Parlement, d'ailleurs, ne tint pas compte de l'ordre du roi, et le procès continua. Mais Lefèvre avait fui. Il était à Strasbourg, sain et sauf.
(*) Crespin, livre troisième ; Jacques PAVANES.
« L'Église sévit avec d'autant plus de rage contre les livres dont elle n'a pu atteindre l'auteur. Le lundi 5 février 1526, un mois avant le retour de François 1er, le son de la trompe se faisait entendre dans tous les carrefours de Paris et, plus tard, de ceux de Sens, d'Orléans, d'Auxerre, de Meaux, de Tours, de Bourges, d'Angers, de Poitiers, de Troyes, de Lyon, de Mâcon, etc., en tous bailliages, sénéchaussées, prévôtés, vicomtés et terres du royaume. La trompe ayant cessé, le héraut criait par ordre du Parlement : « Défense à toutes personnes d'exposer, ni translater de latin en français les Épîtres de saint Paul, l'Apocalypse, ni autres livres. Que désormais nuls imprimeurs n'ayent plus à imprimer aucuns livres de Luther. Que nul ne parle des ordonnances de l'Église, ni des images, sinon ainsi que la sainte Église l'a ordonné. Que tous livres de la sainte Bible, translatés en français, soient vidés désormais de ceux qui les possédaient, et apportés dans huit jours aux greffes de la cour. Et que tous prélats, curés, et vicaires défendent à leurs paroissiens d'avoir le moindre doute sur la foi catholique ». Traductions, impressions, explications, le doute même, étaient prohibés (*).
(*) PETAVEL, Op. cit., p. 71. La citation est du Journal d'un Bourgeois de Paris
Jamais, dans aucun pays, les deux partis en présence n'avaient proclamé avec plus de netteté leurs devises contraires. « Vive la Bible ! » crient les évangéliques, les Lefèvre, les Farel, les Robert Estienne… « La Bible en prison ! » crie le Parlement. « La Bible au feu ! » crie la Sorbonne. Tel est le duel (*).
(*) Calvin, par DOUMERGUE, I, p. 105.
Au procès de Briçonnet, en 1525, le président Liset requiert, à cause « des erreurs et scandales venus à occasion des translations en vulgaire divulgation », en attendant que le roi en ait ordonné, tous lesdits livres en français être mis en une chambre à part fermant à double clef, dont l'évêque de Meaux en aura une et l'autre sera portée en la cour de céans, et que la cour ordonne à tous ceux du diocèse de Meaux, sur telles peines que ladite cour avisera, apporter lesdits livres en lieu que sera avisé… » (*).
(*) Calvin, par DOUMERGUE, I, p. 105.
En 1533 et en 1534, la Sorbonne, poussée par son aveugle fureur contre la Bible, voulut faire supprimer l'imprimerie elle-même. Sous son influence, en 1534, François 1er défendit « d'imprimer aucune chose sous peine de la hart ». Toutes les boutiques des libraires devaient être fermées. Le Parlement refusa d'enregistrer cet ordre (*).
(*) RENOUARD, Annales de l'imprimerie des Estienne, p. 293.
Lorsque François 1er fut de retour, en 1527, il rappela Lefèvre et le nomma à Blois, tout ensemble conservateur de la bibliothèque et précepteur de ses deux filles et de son fils. Mais, en 1530, ce roi versatile, excité par les prêtres, menace du feu Lefèvre, ainsi que Gérard Roussel, s'ils ne ramènent pas sa soeur à la foi catholique (*).
(*) Non solum tacet rex, sed et minatur ignem doctissimis Gerardo Rufo et Jacobo Fabri et aliis, nisi dissuaserint sorori quod persuaserunt (Lettre d'Œcolampade à Zavingle, 4 mai 1530).
Marguerite de Navarre demande et obtient un congé pour Lefèvre, et lui offre un asile à Nérac. Lefèvre ne quitta plus la cour de Marguerite. Il y mourut, et Marguerite le fit enterrer à l'Église de Nérac, sous un marbre préparé pour sa propre sépulture.
Cette intervention de Marguerite de Navarre ne fut pas sans héroïsme. Pour avoir pris la défense du Nouveau Testament, elle avait été publiquement menacée d'être enfermée dans un sac et jetée à la Seine (*).
(*) PETAVEL, Op. cit. p. 34.
François 1er, qui avait protégé Lefèvre d'Étaples, protégea aussi Robert Estienne, le célèbre imprimeur de la Bible. « Il ne cessa, dit une pièce du temps, de le protéger contre les envieux et les malveillants, et ne cessa de le protéger avec bienveillance de toutes sortes de manières ». C'est aux frais de François 1er que furent imprimées les deux belles éditions de la Bible hébraïque de 1539-1541 et de 1545. Henri II également protégea Robert Estienne (*). Voici comment Robert Estienne lui-même, réfugié à Genève, parle de cette protection royale : « Ce m'était chose fort honorable que le roi m'ayant bien daigné constituer son imprimeur, m'a toujours tenu sous sa protection à l'encontre de tous mes envieux et malveillants et n'a cessé de me secourir bénignement et en toutes sortes ».
(*) Voir point 6.2.2.
Henri IV ne fit pas faire de traduction de la Bible, mais le P. Besse, en 1608, lui dédia sa révision de la Bible de Louvain.
En 1643, nous voyons de nouveau un roi, Louis XIII, prendre l'initiative d'une traduction de la Bible (*) et en charger, comme son ancêtre Charles V, un laïque, un avocat au Parlement de Paris, Jacques Corbin. La traduction fut faite sur la Vulgate, et en un style dur et barbare, dit le P. Simon. La Sorbonne ne voulut pas donner son approbation. Les docteurs de Poitiers furent plus accommodants, et donnèrent la leur.
(*) La Sainte Bible, lisons-nous sur le titre de la Bible traduite par Corbin, revue et corrigée par le très exprès commandement du roi.
Il n'est pas jusqu'à Louis XIV qui ne concourût, à sa manière, à l'oeuvre biblique. Il fit imprimer à ses frais vingt mille exemplaires du Nouveau Testament de Sacy, pour les répandre parmi les huguenots, en vue de leur conversion (*).
(*) Fénelon, dans sa mission auprès des hérétiques en Saintonge (1686), proposait, comme un des moyens à employer pour les ramener à l'Église, de leur distribuer des Nouveaux Testaments « avec profusion », car « si on leur ôte leurs livres sans leur en donner, ils diront que les ministres leur avaient bien dit que nous ne voulions pas laisser lire la Bible, de peur qu'on ne vit la condamnation de nos superstitions et de nos idolàtries » (Cité par M. Jules Lemaître, dans sa troisième leçon sur Fénelon).
Ces rois, amis de la Bible, qui ta lisent, la traduisent, l'impriment, la répandent, la défendent, n'est-ce pas un spectacle extraordinaire ? Tous, certes, n'eurent pas la piété de Louis IX ou de Charles V. Leur attitude n'en est que plus remarquable. La prophétie : des rois seront tes nourriciers, faite à Israël, s'est réalisée aussi pour le livre qui nous vient d'Israël.
Que la Bible ait parfois accompli chez ses augustes possesseurs une véritable oeuvre spirituelle, cela ressort de l'étude d'un manuscrit des sept psaumes pénitentiaux que fit copier pour son usage personnel le roi Charles III de Navarre, dit le Noble. Ce titre, le Noble, est bien justifié par la touchante prière du roi pour ses amis, et même pour ses ennemis, que l'on trouve en tête de ce psautier.
Ô Sire, doux Dieu, aie merci de moi… Je ne te réclame pas de peu de chose, Sire… Que tu veuilles regarder en pitié les âmes du roi Charles le Quint (Charles V), du duc Philippe de Bourgogne… Que tous rois, princes chrétiens, et par espetial ceux du sang royal de France et de tous leurs parents et affins veuillez avoir en ta sainte garde, c'est à savoir le roi Charles de France (Charles VI)… le roi Charles de Navarre, par lequel commandement et volonté cette présente oeuvre est faite, laquelle au profit de son âme soit, le duc Jean de Berry, le duc Jean de Bourgogne, le duc Louis de Bourbon, leurs enfants, leurs frères, et tous ceux de leur lignage (*).
(*) Les VII Pseaumes en françoys, allégorisées, Ashburnam-Place, Fonds Barrois, 203.
« Voici donc un ouvrage écrit entre 1404 et 1410, dit M. S. Berger (*), aux frais du roi de Navarre et d'après ses volontés, et dans lequel il a ordonné d'insérer une prière en faveur de ceux qui, pendant la vie de son père, avaient été les objets de sa haine la plus cruelle » (Charles V de France et Philippe de Bourgogne avaient fait au père de Charles III de Navarre une guerre sans merci). Qu'un homme, surtout un roi, prie pour ses ennemis, et y soit amené par la lecture de la Bible, c'est un fait assez rare pour mériter d'être signalé. Il fait bon voir l'épée de l'Esprit besogner jusque sur le trône.
(*) Op. cit., page 296.
Napoléon 1er fit toujours une place à la bible parmi ses livres. « Il était grand liseur et préoccupé de réalité plus que de forme. La forme littéraire était pour lui une « monture ». « Elle ne lui dit rien sans la pierre précieuse, et l'offusque même lorsqu'elle attire l'oeil plus que la pierre précieuse qu'elle est destinée à enchâsser ». Il avait trois bibliothèques, une à Trianon, une à la Malmaison, une aux Tuileries, qui avaient été constituées d'après ses indications très précises. Il en avait écarté les ouvrages de philosophie et de morale religieuse, mais il n'en avait pas écarté la Bible (*), au contraire. Au Trianon se trouvait la Bible de Sacy en douze volumes ; à la Malmaison, la même Bible sur vélin ; aux Tuileries, l'Histoire de Jésus-Christ de Ligny.
(*) La Bible l'avait toujours intéressé, à en juger par le trait suivant. C'est M. le pasteur F. Chaponnière, de Genève, qui nous l'a raconté, en nous indiquant les diverses personnes par lesquelles le récit avait été transmis. Un des professeurs de théologie de M. Chaponnière y faisait allusion dans un de ses cours comme à un fait connu.
Passant par Genève, en novembre 1797, lorsqu'il se rendait au congrès de Rastadt, Bonaparte visita la bibliothèque de la ville. Les honneurs lui en furent faits par le bibliothécaire, le pasteur Jean-Amé-Martin Gourjas, le même qui devait prendre la tête de la délégation des Églises réformées de France au sacre de Napoléon. On exhiba un manuscrit biblique, dont l'antiquité fut aussitôt discutée. « Il faudrait savoir, dit Bonaparte, s'il contient le passage des trois témoins ». Puis, s'apercevant de l'ébahissement que causait aux assistants cette compétence d'un militaire en fait de critique biblique, il reprit : « Messieurs, je sais beaucoup plus de choses qu'on ne le pense généralement ». « Je n'ai aucun doute, nous écrit M. Chaponnière, sur l'authenticité du mot ».
Très amateur de livres, Napoléon avait pour ses guerres une bibliothèque de campagne. Elle était logée dans des caisses d'acajou recouvertes de cuir et garnies de drap vert. Les livres y étaient placés comme sur les rayons d'une bibliothèque. Un catalogue indiquait pour chaque ouvrage le numéro de la caisse. Ayant remarqué qu'il manquait dans cette bibliothèque plusieurs ouvrages importants, et ayant appris qu'on n'avait pu les y placer à cause de la grandeur du format, il conçut à diverses reprises le projet, qui ne fut jamais exécuté, de faire imprimer pour son usage une bibliothèque dont il traça lui-même le plan. D'abord il voulut la porter à mille volumes dont quarante de religion, et parmi ceux-ci « le premier devait être l'Ancien et le Nouveau Testament, en prenant les meilleures traductions ». Plus tard il voulut la porter à 3.000 volumes, dans lesquels, disait-il, « il faudrait faire rentrer Strabon, les cartes anciennes de Deauville, la Bible, quelque histoire de l'Église » (*).
(*) Tous ces détails ont été fournis par Barbier, fils du bibliothécaire de Napoléon. On les trouve dans des articles de M.Mouravit, sur Napoléon bibliophile, parus dans la Revue Iconobibliographique de 1903 à 1905.
Ce projet, en ce qui concerne la Bible, fut-il réalisé ? La bibliothèque de campagne de Napoléon 1er contint-elle le saint volume ? On peut répondre oui, et cela d'après un document très précis, contenu dans le portefeuille du baron Fain, premier secrétaire du cabinet de l'Empereur. Ce portefeuille, trouvé à Charleroi le 18 juillet 1815, le jour même de la bataille de Waterloo, par un officier belge, contenait la description de la bibliothèque de huit cents volumes que l'empereur avait fait placer dans ses bagages. Or, le volume inscrit en tête de ce catalogue est une Bible in-18 en huit volumes, vraisemblablement la Bible de Corbin, de 1643 (*). Le second était un exemplaire d'Homère.
(*) Détails empruntés à la brochure Portefeuille de Buonaparte (La Haye, 1815). Voir dans la Famille du 5 août 1900 l'article de M. J. Cart sur la Bibliothèque de campagne de l'empereur Napoléon 1er.
La Bible accompagna Napoléon à l’île d'Elbe. On a retrouvé une Bible italienne qu'il lut et annota pendant son séjour dans cette île. Et la Bible l'accompagna aussi à Sainte-Hélène, où d'après Madame de Montholon, il lut l'Ancien Testament, tout l'Évangile, et les Actes des apôtres. Il professait une grande admiration pour saint Paul. Le général de Montholon écrivait le 19 août 1819 : « La lecture à la mode, à Longwood, est l'Évangile, Bossuet, Massillon, Fléchier, Bourdaloue ».
Ce qui prouverait, à défaut de ces témoignages, que Napoléon avait apporté la Bible à Sainte-Hélène, c'est que, avant de mourir, il fit choisir dans sa bibliothèque d'exil une série de 399 volumes à l'intention du roi de Rome, et dans la quatrième caisse se trouvait une Bible de Sacy en huit volumes in-18 (*).
(*) Napoléon bibliophile (Revue Iconobibliographique).
On sait de bonne source que des chrétiens tinrent à lui faire parvenir la Parole de Dieu dans son exil, et que ce don ne fut pas sans résultat.
Dans l'automne de 1819, le vieil abbé Bonavita, en chemin pour rejoindre Napoléon à Sainte-Hélène, s'arrêtait quelques jours à Londres. Un ami, qui avait fait sa connaissance en Belgique, l'y accompagnait, et l'aidait à faire quelques achats. Cet ami faisait partie de la Société biblique britannique et étrangère. Par son entremise, le comité de la Société confia à l'abbé, pour être offert en son nom au prisonnier de Sainte-Hélène, un magnifique exemplaire du Nouveau Testament, relié en maroquin vert. L'abbé se chargea de la commission et assura son ami que l'empereur apprécierait hautement ce livre et le lirait assidûment.
Cependant un réveil religieux, résultat de la diffusion de la Bible, s'était produit vers le même moment à Sainte-Hélène. Non seulement les habitants de l'île, mais plusieurs soldats de la garnison assistaient régulièrement à des réunions de prière et d'édification. Parmi ces derniers se trouvaient quelques-uns des soldats chargés de garder Napoléon à Longwood. Chrétiens dévoués, pleins de foi en l'efficacité de la prière, ils priaient ardemment en faveur de leur prisonnier, demandant à Dieu de bénir pour le salut de son âme son humiliation et ses souffrances. Aussi, avec quelle émotion apprirent-ils, après la mort de l'empereur, que la grâce qu'ils avaient demandée pour lui paraissait lui avoir été accordée, que Napoléon avait lu le Nouveau Testament, qu'il n'en parlait qu'avec respect, et que dans ses souffrances, le nom du Sauveur revenait fréquemment sur ses lèvres (*).
(*) W. CANTON, History of the British and Foreign Bible Society, page 33. Citation des Monthly Extracts de la Société, 1841, pages 205-206.
On lira avec intérêt la fin de l'article de M. Cart, déjà cité :
« À la date des 7 et 8 juin, Napoléon eut avec ses compagnons d'exil un long entretien sur la religion. Il affirma avec une grande véhémence que tout proclamait l'existence de Dieu. Avec un accent de regret, il reconnaissait ce qui lui manquait en fait de piété : « Quelle serait donc ma jouissance, disait-il, si le charme d'un avenir futur se présentait à moi pour couronner la fin de ma vie ? »
« Cet entretien se termina d'une façon significative ; l'empereur fit chercher l'Évangile, et, le prenant au commencement, il ne s'arrêta qu'après le discours de Jésus sur la Montagne. Il se disait ravi, extasié de la pureté, du sublime, de la beauté d'une telle morale, et tous ses compagnons d'infortune l'étaient pareillement. Quelques jours plus tard, exprimant l'idée qu'il pourrait arriver à une foi plus positive, il disait : « Dieu le veuille ! Je n'y résiste assurément pas, et je ne demande pas mieux ; je conçois que ce doit être un grand et vrai bonheur ! »
« Voici ce qui nous parait plus significatif encore. Un jour, vers la fin de sa vie, l'empereur, s'entretenant avec le général Bertrand, s'efforçait de lui démontrer la divinité de Jésus-Christ ; une fois admise, disait-il, cette divinité donnait à la doctrine chrétienne la précision et la clarté de l'algèbre. « L'Évangile possède une vertu secrète, je ne sais quoi d'efficace, une chaleur qui agit sur l'entendement et qui charme le coeur… L'Évangile n'est pas un livre, c'est un être vivant, avec une action, avec une puissance qui envahit tout ce qui s'oppose à son extension. Le voici sur cette table, ce livre par excellence (et ici l'empereur le toucha avec respect), je ne me lasse pas de le lire et toujours avec le même plaisir ». — « Le Christ parle, et désormais les générations lui appartiennent par des liens plus étroits, plus intimes que ceux du sang, par une union plus sacrée, plus impérieuse que quelque union que ce soit. Il allume la flamme d'un amour qui fait mourir l'amour de soi, qui prévaut sur tout autre amour. À ce miracle de sa volonté, comment ne pas reconnaître le Verbe créateur du monde ? » — « Tous ceux qui croient sincèrement en lui ressentent cet amour admirable, surnaturel, supérieur ; phénomène inexplicable, impossible à la raison et aux forces de l'homme. Moi, Napoléon, c'est ce que j'admire davantage, parce que j'y ai pensé souvent. Et c'est ce qui me prouve absolument la divinité du Christ ! »
« L'empereur avait cessé de parler. Le général Bertrand gardait un silence qui pouvait passer pour un aveu tacite d'incrédulité, ou, tout au moins, de doute. Alors, Napoléon lui adressa cette brusque apostrophe : « Vous ne comprenez pas que Jésus-Christ est Dieu ? Eh bien ! j'ai eu tort de vous faire général ».
« Le 5 mai 1821 devait être le jour de la mort du grand exilé. Quelques jours auparavant, le 21 avril, il avait fait appeler son aumônier : « Je suis né, lui dit-il, dans la religion catholique ; je veux remplir les devoirs qu'elle impose et recevoir les secours qu'elle administre ! »
« Cet acte de l'empereur mourant pourrait-il être interprété comme un désaveu de convictions ou de vues plus élevées, plus spirituelles ? En aucune façon ! En tenant compte de l'éducation reçue et des habitudes de toute une vie, nous n'en persistons pas moins à espérer que ce grand génie n'a pas passé dans l'éternité sans avoir été mis ici-bas en un contact plus individuel et plus intime avec Celui dont il proclamait si hautement la divinité et dont il parlait en termes si magnifiques. Le poète se serait trompé en supposant que Napoléon, agonisant sur le rocher de Sainte-Hélène, aurait hésité à prononcer le nom du Dieu qui pardonne. Il a fait mieux encore, il lui a rendu un admirable hommage ».
Quand on visite le musée de la Bibliothèque nationale, à Paris, on y remarque de superbes volumes, la plupart des in-folio admirablement enluminés et illustrés, qui sont les Évangiles de Charlemagne, les Évangiles de Louis le Débonnaire, les deux Bibles de Charles le Chauve, les Évangiles de Lothaire, la Bible de Blanche de Castille, la Bible de saint Louis, le psautier de saint Louis, la Bible de Jeanne d'Évreux, fille de Louis X, la Bible de Philippe le Bel, une Bible copiée par ordre du roi Jean le Bon, la Bible de Charles V, le psautier du duc de Berry, la Bible de Louis XI, la Bible de Philippe le Hardi. Et maints autres rois, princes ou princesses, dont la Bible n'est pas exposée dans ces vitrines, ont témoigné, eux aussi, comme nous le constaterons, leur intérêt pour la Bible (*).
(*) Nous n'élevons pas au rang de saints les rois qui ont possédé la Bible et ont paru l'apprécier. Cependant, comme cet intérêt pour la Bible ne se retrouve pas chez tous, il a sans doute quelque valeur chez ceux qui en ont fait preuve. Est-il besoin de dire que, à nos yeux, cet intérêt que quelques rois ont manifesté pour la Bible les honore beaucoup plus qu'il n'honore la Bible ? Ce sont les rois qui ont besoin de la Bible, et non la Bible qui a besoin des rois. Mais, par l'écho qu'elle éveille chez les grands aussi bien que chez les petits, la Bible nous apparaît comme le livre par excellence, comme le livre humain entre tous. On pourra dire : Il n'est pas étonnant que la Bible ait eu sa place dans les palais : c'était le seul livre populaire, illustré, et même, au début, le seul livre. Chez plusieurs, évidemment, l'intérêt pour la Bible ne fut guère que d'ordre littéraire. Mais d'où vient que ce soit précisément la Bible, et non pas Homère ou Virgile, qui ait été ce livre si populaire ?
« Défendue par elle-même, défendue par les colporteurs bibliques, la Bible, dit M. Petavel, trouva une autre défense sur le trône des rois ». « Nos rois, dit Richard Simon, ont toujours été curieux de lire la Bible en leur langue maternelle » (*). L'Église avait beau interdire la lecture et la diffusion de la Bible, nul n'osa empêcher les rois de la lire, ni, quand cela leur plut, de la faire traduire et de la répandre.
(*) Histoire critique des versions du Nouveau Testament, chap. II.
Nous avons déjà parlé de l'amour qu'eurent pour la Bible Charlemagne, Louis le Débonnaire, Robert le Pieux, et la soeur de Philippe-Auguste, Marie de Champagne.
Saint Louis (1215-1270) fut, comme on peut le penser, un ami de la Bible. Il emportait dans ses expéditions les livres sacrés. Sa Bible, qu'on voit à la Bibliothèque nationale (*1), la Bible même où il cherchait des consolations pour supporter tous les malheurs qui l'accablaient sur une terre étrangère (*2), est une petite Bible in-12, une vraie Bible de poche, faite d'après les instructions du roi, et destinée à pouvoir accompagner partout son possesseur. Au camp, il l'expliquait à ceux de ses officiers qui ne savaient pas le latin (*3). C'est sous son règne que paraît la première traduction de la Bible en français, faite par l'Université de Paris, entre 1226 et 1250.
(*1) Musée, armoire XX, no 229. Cette Bible a 646 pages. L'écriture est d'une finesse et d'une netteté merveilleuses.
(*2) Magasin pittoresque, 1833, page 181. Il est évident que c'est cette Bible qui fut le vade-mecum du roi, car cet exemplaire est unique et ne pouvait guère ne pas l'être.
(*3) E. PETAVEL. Op. cit., p. 31.
« Le quatorzième siècle, dit M. S. Berger, est, dans l'histoire de la Bible française, l'âge des princes » (*1). Deux femmes figurent en tête de cette belle série. La première personne, dans la famille royale, qui soit connue pour avoir possédé une Bible française, est la fille de Charles Martel, roi de Hongrie, la deuxième femme de Louis X le Hutin, la reine Clémence de Hongrie, morte en 1328 (*2).
(*1) La Bible française au moyen âge, p. 221.
(*2) DOUET D'ARCQ, Nouveau recueil de comptes d'argenterie des rois de France, 1874, p. 64 (Cité par S. Berger).
Et la première personne dans la famille royale qui ait pris l'initiative d'une traduction des livres saints est encore une reine, Jeanne de Bourgogne, femme de Philippe V de Valois. Elle fit faire une traduction des Évangiles et des Épîtres par Jean de Vignay, hospitalier de saint Jacques. On lit à la fin du manuscrit :
Ci finissent les Épitres et Évangiles, translatées de latin en français, selon l'usage de Paris. Et les translata frère Jehan du Vignay à la requête de Madame la reine de Bourgogne, femme jadis de Philippe de Valois, roi de France, au temps qu'il vivait. Ce fut fait l'an de grâce 1326, au mois de mai, 13e jour entrant. Deo gratias (*).
(*) Note qui se trouve à la fin du manuscrit 22.890 de la Bibliothèque nationale (fonds français). La comparaison avec un autre exemplaire de la même traduction montre, d'après M. L. Delisle, que cette reine était non la veuve de Philippe VI, mais sa première femme, morte en 1348.
« Cet amour pour la Bible, dit M. S. Berger, ne cessera pas, jusqu'à la Réforme, d'inspirer les reines et les grandes princesses de la cour de France » (*).
(*) Op. cit., p. 229.
Le roi Jean le Bon (1350-1364) est le premier roi de France qui ait attaché de l'importance à la Bible française. Il en fit commencer une traduction qui, malheureusement, fut interrompue par la bataille de Poitiers (1356). Dans la suite, pendant de longues années, une pléiade de traducteurs, d'écrivains et de peintres, travaillèrent à cette Bible. On y travaillait encore en 1410, mais elle ne fut jamais achevée. L'amour pour la Bible, chez le roi Jean, devait être bien profond, car, à la bataille de Poitiers (1356), il avait avec lui sa Bible de chevet (*1). Elle fut prise par les Anglais avec le butin. Un roi qui emporte sa Bible, et une grosse Bible, à la guerre, ce n'est pas banal. Cette Bible est aujourd'hui au Musée britannique (*2). C'est un magnifique exemplaire.
(*1) Cette expression est de M. S. Berger. Op. cit., p. 292.
(*2) 19 D II. On lit sur la feuille de garde : Cest livre fust pris ové le roy de Ffraunce a la bataille de Peyters…
Charles V (1337-1380) hérita de son père, Jean le Bon, l'amour pour la Bible. Il fit réviser la traduction qui était en usage de son temps. Il portait toujours avec lui un exemplaire de cette Bible, en deux volumes petit in-quarto, écrite d'une belle écriture, avec miniatures rehaussées d'or et de vermillon. Il y faisait tous les jours sa lecture, tête nue et à genoux, et la lisait tout entière dans l'année. Il en donna plusieurs exemplaires à divers seigneurs et dames de la cour, la fit copier en divers dialectes, afin, dit Christine de Pisan, que « dans toutes les provinces du royaume, chacun pût profiter de ces saints écrits » (*). De plus, il avait en vue le bien de ses successeurs.
(*) DUMOULIN, L'Origine et les progrès de la monarchie française, p. 133.
Nonobstant que bien entendit le latin, dit Christine de Pisan, et que jà ne fût besoin qu'on lui exposât, de si grand providence fut, pour le grand amour qu'il avait à ses successeurs, que, au temps à venir les voulut pourvoir d'enseignements et sciences introduisibles à toutes vertus ; dont, pour cette cause, fit, par solennels maîtres suffisants en toutes sciences et arts, translater de latin en français tous les plus notables livres : si, la Bible, etc (*).
(*) Histoire de Charles V, par CHRISTINE DE PISAN, Ille partie, chap. XII. Cité par M. L. Delisle dans le Cabinet des Manuscrits, I, 38.
C'est Charles V qui fonda la Bibliothèque royale. Elle atteignit sous son règne 910 volumes. Trois étages de la tour de la Fauconnerie, au Louvre, qu'on appela tour de la librairie, lui étaient consacrés. L'amour de la Bible et le souci de l'instruction ont toujours marché de pair.
Ce désir de répandre la Bible et de la laisser à ses successeurs ne justifierait-il pas, à lui seul, le surnom de Charles V, le Sage ? (*).
(*) Nous avons au moins trois Bibles faites pour Charles V, l'une quand il était encore dauphin, et dans l'inventaire de ses livres on trouve quinze Bibles françaises et cinq psautiers (S. BERCER, op. cit., 293).
Les successeurs de Charles V conservèrent avec soin la Bible dont il s'était servi et se la transmirent de l'un à l'autre. Après l'Apocalypse, il reste sur la dernière page une colonne et demie en blanc. Dans cet espace resté libre on trouve les autographes suivants :
Cette Bible est à nous, Charles V ème de notre nom, roy de France ; et est en deux volumes, et la fismes faire et parfaire. CHARLES.
Cette Bible est au duc de Berry, et fut au roy Charles son frère. JEHEAN.
Cette Bible est à nous, Henry III de ce nom, roy de France et de Pologne. HENRI.
Cette Bible est à nous. Louis XIII.
Cette Bible est à nous. Louis XIIII.
Le nom d'Henri IV (qui la fit relier) se lit sur le plat en caractères d'or (*).
(*) Cette Bible est exposée — ouverte à la page où se trouvent les autographes des rois — au musée de la Bibliothèque nationale, armoire X, no 7.
L'amour de Jean le Bon pour la Bible se retrouve non seulement chez Charles V, mais chez ses autres fils, Louis d'Orléans, Jean de Berry, Philippe le Hardi.
Le duc Louis d'Orléans († 1407), chef de la maison d'Orléans-Valois, et après lui son fils († 1464), dépensèrent beaucoup d'argent pour faire travailler à la Bible du roi Jean, dont nous avons déjà parlé (*).
(*) Voici le reçu de l'un des copistes qui travaillèrent à cette Bible. Il y en a d'autres semblables :
« Sachent tuit que je, Symon Domont, maistre es arts et étudiant en théologie, confesse avoir eu et reçu de M. S. le duc d'Orléans par les mains de Godefroy le Fèvre, la somme de vint escuz d'or pour labourer en la translacion et exposicion d'une Bible en françois laquelle fit commencer le roi Jehean, que Dieu absoille. En tesmoïng de ce j'ay escript ceste cédule de ma propre main. Le 5e jour de janvier l'an 1397».
Dans l'inventaire des objets ayant appartenu au duc Jean de Berry, on relève :
Une belle Bible en français en deux volumes, 400 livres tournois (environ 6.400 francs).
Une belle Bible en latin bien historiée (c'est-à-dire illustrée), 375 livres (environ 5.625 francs).
Une belle Bible en français, 250 livres (environ 4.250 francs).
Une très belle Bible en français, très richement historiée, quatre fermoirs d'or, 300 livres (environ 4.500 francs).
Une Bible, 200 livres parisis (environ 2.000 francs).
Bible historial, laquelle mon dit Seigneur donna au mois de juin 1410 à noble et puissant seigneur Belleville de Montagu, 100 écus (environ 1.000 francs).
Petite Bible en latin, 32 livres parisis (environ 320 francs).
Un psautier français, 80 livres parisis (environ 800 francs) (*).
(*) On voit aussi à la Bibliothèque nationale (manuscrits français, no 919), le livre des grandes heures du duc de Berri (heures de Notre-Dame, de la Croix, du Saint-Esprit, entremêlées de psaumes), admirablement enluminé. L'image qui revient le plus souvent (147 fois) est celle d'un cygne d'une blancheur immaculée qui se fait une blessure à la poitrine et dont on voit le sang couler. Sans doute image du Christ, parfaitement pur, qui verse pour nous son sang.
Ces heures sont précédées d'un calendrier. Au haut et au bas de chacune de ces douze pages, il y a une image. Celle du bas représente, à gauche, un édifice, à droite deux hommes dont le second prend au premier un manteau blanc dont celui-ci est revêtu. L'édifice s'écroule et l'écroulement est plus prononcé à mesure que les images se succèdent. Le premier personnage semble aider à la ruine de l'édifice et passe au second une pierre retirée de l'édifice croulant. Le premier personnage est un prophète, le second est un apôtre. L'édifice qui tombe, c'est l'ancienne alliance. Le prophète aide à la ruine. La prophétie n'a-t-elle pas annoncé une alliance nouvelle qui remplacerait l'ancienne ? Toutefois, la pierre tendue par le prophète à l'apôtre indique qu'il y a dans l'ancienne alliance quelque chose qui ne doit pas périr, que Christ est venu non pour abolir mais pour accomplir. Le manteau blanc que l'apôtre prend au prophète, n'est-ce pas l'image du don prophétique qui se transmet, peut-être aussi de la robe de noces, de la justice du royaume ? Ce n'est pas tout. Ces deux personnages parlent (on lit leurs paroles sur des banderoles qu'ils tiennent à la main). Que disent-ils ? Chaque apôtre prononce la phrase du symbole des apôtres que la légende — alors tenue pour historique — lui attribue, et chaque prophète prononce une parole empruntée au livre de l'Écriture qui porte son nom, une parole qui répond à la parole du symbole prononcée par l'apôtre (Une erreur d'exécution a mis Sophonie à la place de Malachie, Malachie à la place Michée, Michée à la place de Sophonie). Dans l'image du haut, on voit Paul enseigner la foule, et prononcer une parole, empruntée à ses épîtres, qui répond aux articles du symbole. Ainsi les prophètes, les douze, et Paul, louent ensemble Dieu et confessent ensemble la foi.
Jérémie dit : Il a créé la terre par sa puissance, il a étendu les cieux (10, 12). | Pierre : Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre. | Paul : Celui qui a créé toutes choses, c'est Dieu (Héb. 3, 4). |
David : L'Éternel m'a dit : tu es mon fils (Ps. 2, 7). | André : Je crois en Jésus-Christ, son Fils unique, notre Seigneur, | Il a été déclaré Fils de Dieu avec puissance (Rom. 1, 4). |
Ésaïe : Voici, la vierge sera enceinte (7, 14). | Jacques le Majeur : qui a été conçu du Saint-Esprit et qui est né de la Vierge Marie. | Dieu a envoyé son Fils, né d'une femme (Gal. 4, 4). |
Zacharie : Ils verront celui qu'ils ont percé (12, 10). | Saint-Jean : Il a souffert sous Ponce-Pilate, il a été crucifié. | Il a été crucifié à cause de sa faiblesse (2 Cor. 13, 4 ) |
Osée : Ô mort, je serai ta mort ! Ô enfer, je serai ta destruction ! (13, 14. Vulgate). | Thomas : Il est mort, il a été enseveli, il est descendu aux enfers. | Il est ressuscité pour notre justification (Rom. 4, 25). |
Amos : Qui effectuerait son ascension au ciel ? (9, 2). | Jacques le Mineur : Il est remonté au ciel, il s'est assis à la droite de Dieu, le Père tout-puissant. | Il est monté au-dessus de tous les cieux, afin de remplir toutes choses (Éph. 4, 7). |
Sophonie : Je m'approcherai de vous pour le jugement (Mal. 3, 5). | Philippe : De là il viendra pour juger les vivants et les morts. | Il doit juger les vivants et les morts (2 Tim. 4, 1). |
Joël : Je répandrai mon Esprit sur toute chair (2, 28). | Barthélemy : Je crois au Saint-Esprit. | … Le Saint-Esprit qui nous a été donné (Rom. 5, 5) |
Michée : Ils invoqueront tous le nom de l'Éternel (Soph. 3, 9). | Matthieu : Je crois la Sainte Église universelle, la communion des Saints, | Il est la tête du de l'Église corps (Col. 1, 18). |
Malachie : Tu jetteras au fond de la mer tous leurs péchés (Michée 7, 19). | Simon : la rémission des péchés, | Nous avons la rédemption par son sang, la rémission des péchés (Éph. 1, 7). |
Ézéchiel : Je vous ferai sortir de vos sépulcres, ô mon peuple (37, 12). | Thaddée : la résurrection de la chair, | Nous ressusciterons tous (I Cor. 15, 31. Vulgate). |
Daniel : Ils se réveilleront, les uns pour la vie éternelle (12, 2). | Matthias : et la vie éternelle. | L'espérance de la vie éternelle promise par le Dieu qui ne ment point (Tite 1, 2). |
Il y avait donc, dans la nuit du moyen âge, des hommes qui aimaient et qui connaissaient leur Bible. Ce livre, achevé en 1409, est d'une exécution admirable, soit pour le texte, soit pour les images. Sa valeur artistique est immense. Dans l'inventaire des objets du duc de Berri, il est estimé à 4.000 livres tournois (au moins 60.000 francs).
Dans le Livre des petites heures du duc de Berry, achevé en 1402, on retrouve un calendrier accompagné des mêmes images que le calendrier des grandes heures, avec les mêmes erreurs d'exécution pour les prophètes, et d'autres dans les passages de Paul. Cet exemplaire, moins grand et moins enluminé que l'autre, a cependant plus de valeur encore, à cause des images que l'on trouve entremêlées avec les prières, et qui représentent les scènes de la vie de Jésus-Christ (Manuscrits français, n° 18014).
Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, paya 600 écus d'or (6.000 francs), ainsi que le portent les registres de la Chambre des comptes de Dijon, une Bible moralisée (c'est-à-dire dont le texte est entremêlé de moralités, commentaires traitant un peu de tout). Elle a plus de 5.000 gravures. Cette Bible est un des plus beaux trésors de notre Bibliothèque nationale (*).
(*) On la voit au musée de la Bibliothèque nationale, armoire X, no 34.
L'intérêt de Philippe le Hardi pour la Bible se maintint chez ses descendants, car la bibliothèque des ducs de Bourgogne comptait, à la mort de Philippe le Bon, arrière-petit-fils de Philippe le Hardi, 23 Bibles françaises, 5 Bibles latines, 4 Bibles moralisées.
Dans un inventaire des biens des ducs de Bourgogne, on lit : 250 écus d'or pour une Bible en latin et une autre Bible.
Puisque ces princes prodiguaient tant d'argent pour la Bible — et cela dans un temps où l'argent avait dix ou vingt fois plus de valeur qu'aujourd'hui, — assurément ils devaient l'aimer. Et quoi de plus touchant que cet amour du roi Jean le Bon pour la Bible qui revit dans ses quatre fils, et se perpétue dans la branche aînée pendant deux générations, dans la branche cadette pendant quatre générations ?
Dans l'histoire de Charles VII apparaît un incident curieux. Il s'agit d'une Bible qui vint plus tard en la possession des ducs de Bourgogne, et à propos de laquelle on lit dans l'inventaire des livres de ceux-ci :
Et au regard d'une Bible neufve, translatée en français, historiée en lettres de forme et à grans lettres et nombre d'or, le roi étant au chastel de Blois logié, au mois de mars 1427, envoya quérir ladite Bible devers Maistre Pierre Sauvaige faignant de y vouloir lire et passer le temps, par ung sien sommelier de corps, nommé Waste, laquelle Bible le roi n'a voulu depuis rendre, ne faire rendre, pour poursuite qui en ait été faite par ledit seigneur de Mortemar, maistre Pierre Sauvage et autres jusqu'à présent…
Ainsi ce roi empruntait une Bible et ne voulait pas la rendre ! Pourquoi ? Était-ce pour s'édifier ? N'était-ce pas plutôt parce que la reliure et les enluminures du livre saint le tentaient ? Même alors, il y aurait dans cet incident une preuve du prix que l'on attachait à la Bible en haut lieu, car on ne relie richement que les livres dont on reconnaît la valeur. Ajoutons, pour l'honneur du roi, que cette Bible, comme l'indique une note en marge, finit par être restituée.
Le roi Charles VIII (1470-1498), à son tour, fit faire une révision de la traduction de la Bible et la fit imprimer tout entière en français, « afin, dit Lefèvre d'Étaples, qu'il pût en avoir pâture spirituelle, et pareillement ceux qui étaient sous son royaume ».
C'est vers 1487 que Charles VIII prit cette initiative. Il avait donc environ dix-sept ans (*). Cet ordre donné par un roi adolescent n'est-il pas un événement remarquable dans les annales de l'histoire biblique ? Cette Bible parut vers 1496.
(*) Cette date est indiquée par Lefèvre d'Étaples, qui, dans la préface de son Nouveau Testament de 1523, s'exprime ainsi… « auquel désir (de la vraie et vivifiante doctrine) passés trente-six ans ou environ, fut incité le très noble roi Charles, huitième du nom, à la requête duquel la Sainte Bible fut entièrement mise en langue vulgaire… »
À la même époque, et aussi par le vouloir et le commandement du Roi », le psautier fut imprimé chez Pierre le Rouge, libraire du roi.
Voici comment s'exprimait le traducteur dans sa préface :
Considérant que dès la votre première enfance, comme plein de bonne doctrine et abreuvé du fleuve de sapience, avez aimé et sur toute rien (chose) parfaitement désiré venir à la connaissance des choses, à voir livres d'histoires et nobles faits ; mêmement encore dont trop plus êtes à louer, les difficultés et nobles trésors de la Sainte Écriture, comme dévot imitateur de vos aïeux et ancêtres les glorieux et saints rois de France, Monseigneur saint Charles et saint Louis, qui, par fervent désir, ont aimé recueillir des jardins de l'Écriture sainte les fleurs délicieuses et bons mots pour en faire sceptre de perpétuelle mémoire et diadème de perfection.
Trente-six ans plus tard, c'est de nouveau une princesse, Marguerite de Navarre, soeur de François 1er, qui intervient en faveur de la Bible, et le roi lui-même suit son exemple. Dans l'épître qui précède la seconde partie de son Nouveau Testament, paru par fragments en 1523, Lefèvre d'Étaples dit que c'est à l'invitation des « nobles coeurs et chrétiens désirs des plus hautes et puissantes dames et princesses du royaume (Louise de Savoie, mère du roi, et Marguerite de Navarre, soeur du roi), qui l'ont fait imprimer pour leur édification et consolation et de ceux du royaume », qu'est due la publication de son Nouveau Testament. Les quatre Évangiles parurent en juin. La Sorbonne voulut s'opposer à la publication du reste du Nouveau Testament, mais François 1er, sous l'influence de sa soeur, résista à la Sorbonne, et en janvier 1524 le Nouveau Testament parut en entier, imprimé chez Simon de Colines, imprimeur du roi, beau-père de Robert Estienne. Son succès fut très grand. Il fallut le réimprimer deux fois en deux mois. L'évêque Briçonnet, à Meaux, le distribuait à ses frais, « n'épargnant ni or ni argent pour donner livres à ceux qui désiraient d'y entendre » (*). La Sorbonne s'exaspéra. Profitant de la captivité du roi en Espagne, les juges inquisiteurs condamnèrent le Nouveau Testament de Lefèvre au feu, puis se firent autoriser par le Parlement à faire comparaître Lefèvre lui-même. Celui-ci s'attendait à être brûlé à son tour. Du fond de sa captivité, sur les instances de Marguerite qui l'avait rejoint à Madrid et l'avait soigné, malade, François 1er intervint une seconde fois et enjoignit qu'on ne passât pas outre jusqu'à son retour en France. Il « trouvait mauvais, écrivait-il, qu'on osât susciter des chagrins à un homme en si bonne odeur de piété et de savoir dans l'Europe entière ». Le Parlement, d'ailleurs, ne tint pas compte de l'ordre du roi, et le procès continua. Mais Lefèvre avait fui. Il était à Strasbourg, sain et sauf.
(*) Crespin, livre troisième ; Jacques PAVANES.
« L'Église sévit avec d'autant plus de rage contre les livres dont elle n'a pu atteindre l'auteur. Le lundi 5 février 1526, un mois avant le retour de François 1er, le son de la trompe se faisait entendre dans tous les carrefours de Paris et, plus tard, de ceux de Sens, d'Orléans, d'Auxerre, de Meaux, de Tours, de Bourges, d'Angers, de Poitiers, de Troyes, de Lyon, de Mâcon, etc., en tous bailliages, sénéchaussées, prévôtés, vicomtés et terres du royaume. La trompe ayant cessé, le héraut criait par ordre du Parlement : « Défense à toutes personnes d'exposer, ni translater de latin en français les Épîtres de saint Paul, l'Apocalypse, ni autres livres. Que désormais nuls imprimeurs n'ayent plus à imprimer aucuns livres de Luther. Que nul ne parle des ordonnances de l'Église, ni des images, sinon ainsi que la sainte Église l'a ordonné. Que tous livres de la sainte Bible, translatés en français, soient vidés désormais de ceux qui les possédaient, et apportés dans huit jours aux greffes de la cour. Et que tous prélats, curés, et vicaires défendent à leurs paroissiens d'avoir le moindre doute sur la foi catholique ». Traductions, impressions, explications, le doute même, étaient prohibés (*).
(*) PETAVEL, Op. cit., p. 71. La citation est du Journal d'un Bourgeois de Paris
Jamais, dans aucun pays, les deux partis en présence n'avaient proclamé avec plus de netteté leurs devises contraires. « Vive la Bible ! » crient les évangéliques, les Lefèvre, les Farel, les Robert Estienne… « La Bible en prison ! » crie le Parlement. « La Bible au feu ! » crie la Sorbonne. Tel est le duel (*).
(*) Calvin, par DOUMERGUE, I, p. 105.
Au procès de Briçonnet, en 1525, le président Liset requiert, à cause « des erreurs et scandales venus à occasion des translations en vulgaire divulgation », en attendant que le roi en ait ordonné, tous lesdits livres en français être mis en une chambre à part fermant à double clef, dont l'évêque de Meaux en aura une et l'autre sera portée en la cour de céans, et que la cour ordonne à tous ceux du diocèse de Meaux, sur telles peines que ladite cour avisera, apporter lesdits livres en lieu que sera avisé… » (*).
(*) Calvin, par DOUMERGUE, I, p. 105.
En 1533 et en 1534, la Sorbonne, poussée par son aveugle fureur contre la Bible, voulut faire supprimer l'imprimerie elle-même. Sous son influence, en 1534, François 1er défendit « d'imprimer aucune chose sous peine de la hart ». Toutes les boutiques des libraires devaient être fermées. Le Parlement refusa d'enregistrer cet ordre (*).
(*) RENOUARD, Annales de l'imprimerie des Estienne, p. 293.
Lorsque François 1er fut de retour, en 1527, il rappela Lefèvre et le nomma à Blois, tout ensemble conservateur de la bibliothèque et précepteur de ses deux filles et de son fils. Mais, en 1530, ce roi versatile, excité par les prêtres, menace du feu Lefèvre, ainsi que Gérard Roussel, s'ils ne ramènent pas sa soeur à la foi catholique (*).
(*) Non solum tacet rex, sed et minatur ignem doctissimis Gerardo Rufo et Jacobo Fabri et aliis, nisi dissuaserint sorori quod persuaserunt (Lettre d'Œcolampade à Zavingle, 4 mai 1530).
Marguerite de Navarre demande et obtient un congé pour Lefèvre, et lui offre un asile à Nérac. Lefèvre ne quitta plus la cour de Marguerite. Il y mourut, et Marguerite le fit enterrer à l'Église de Nérac, sous un marbre préparé pour sa propre sépulture.
Cette intervention de Marguerite de Navarre ne fut pas sans héroïsme. Pour avoir pris la défense du Nouveau Testament, elle avait été publiquement menacée d'être enfermée dans un sac et jetée à la Seine (*).
(*) PETAVEL, Op. cit. p. 34.
François 1er, qui avait protégé Lefèvre d'Étaples, protégea aussi Robert Estienne, le célèbre imprimeur de la Bible. « Il ne cessa, dit une pièce du temps, de le protéger contre les envieux et les malveillants, et ne cessa de le protéger avec bienveillance de toutes sortes de manières ». C'est aux frais de François 1er que furent imprimées les deux belles éditions de la Bible hébraïque de 1539-1541 et de 1545. Henri II également protégea Robert Estienne (*). Voici comment Robert Estienne lui-même, réfugié à Genève, parle de cette protection royale : « Ce m'était chose fort honorable que le roi m'ayant bien daigné constituer son imprimeur, m'a toujours tenu sous sa protection à l'encontre de tous mes envieux et malveillants et n'a cessé de me secourir bénignement et en toutes sortes ».
(*) Voir point 6.2.2.
Henri IV ne fit pas faire de traduction de la Bible, mais le P. Besse, en 1608, lui dédia sa révision de la Bible de Louvain.
En 1643, nous voyons de nouveau un roi, Louis XIII, prendre l'initiative d'une traduction de la Bible (*) et en charger, comme son ancêtre Charles V, un laïque, un avocat au Parlement de Paris, Jacques Corbin. La traduction fut faite sur la Vulgate, et en un style dur et barbare, dit le P. Simon. La Sorbonne ne voulut pas donner son approbation. Les docteurs de Poitiers furent plus accommodants, et donnèrent la leur.
(*) La Sainte Bible, lisons-nous sur le titre de la Bible traduite par Corbin, revue et corrigée par le très exprès commandement du roi.
Il n'est pas jusqu'à Louis XIV qui ne concourût, à sa manière, à l'oeuvre biblique. Il fit imprimer à ses frais vingt mille exemplaires du Nouveau Testament de Sacy, pour les répandre parmi les huguenots, en vue de leur conversion (*).
(*) Fénelon, dans sa mission auprès des hérétiques en Saintonge (1686), proposait, comme un des moyens à employer pour les ramener à l'Église, de leur distribuer des Nouveaux Testaments « avec profusion », car « si on leur ôte leurs livres sans leur en donner, ils diront que les ministres leur avaient bien dit que nous ne voulions pas laisser lire la Bible, de peur qu'on ne vit la condamnation de nos superstitions et de nos idolàtries » (Cité par M. Jules Lemaître, dans sa troisième leçon sur Fénelon).
Ces rois, amis de la Bible, qui ta lisent, la traduisent, l'impriment, la répandent, la défendent, n'est-ce pas un spectacle extraordinaire ? Tous, certes, n'eurent pas la piété de Louis IX ou de Charles V. Leur attitude n'en est que plus remarquable. La prophétie : des rois seront tes nourriciers, faite à Israël, s'est réalisée aussi pour le livre qui nous vient d'Israël.
Que la Bible ait parfois accompli chez ses augustes possesseurs une véritable oeuvre spirituelle, cela ressort de l'étude d'un manuscrit des sept psaumes pénitentiaux que fit copier pour son usage personnel le roi Charles III de Navarre, dit le Noble. Ce titre, le Noble, est bien justifié par la touchante prière du roi pour ses amis, et même pour ses ennemis, que l'on trouve en tête de ce psautier.
Ô Sire, doux Dieu, aie merci de moi… Je ne te réclame pas de peu de chose, Sire… Que tu veuilles regarder en pitié les âmes du roi Charles le Quint (Charles V), du duc Philippe de Bourgogne… Que tous rois, princes chrétiens, et par espetial ceux du sang royal de France et de tous leurs parents et affins veuillez avoir en ta sainte garde, c'est à savoir le roi Charles de France (Charles VI)… le roi Charles de Navarre, par lequel commandement et volonté cette présente oeuvre est faite, laquelle au profit de son âme soit, le duc Jean de Berry, le duc Jean de Bourgogne, le duc Louis de Bourbon, leurs enfants, leurs frères, et tous ceux de leur lignage (*).
(*) Les VII Pseaumes en françoys, allégorisées, Ashburnam-Place, Fonds Barrois, 203.
« Voici donc un ouvrage écrit entre 1404 et 1410, dit M. S. Berger (*), aux frais du roi de Navarre et d'après ses volontés, et dans lequel il a ordonné d'insérer une prière en faveur de ceux qui, pendant la vie de son père, avaient été les objets de sa haine la plus cruelle » (Charles V de France et Philippe de Bourgogne avaient fait au père de Charles III de Navarre une guerre sans merci). Qu'un homme, surtout un roi, prie pour ses ennemis, et y soit amené par la lecture de la Bible, c'est un fait assez rare pour mériter d'être signalé. Il fait bon voir l'épée de l'Esprit besogner jusque sur le trône.
(*) Op. cit., page 296.
Napoléon 1er fit toujours une place à la bible parmi ses livres. « Il était grand liseur et préoccupé de réalité plus que de forme. La forme littéraire était pour lui une « monture ». « Elle ne lui dit rien sans la pierre précieuse, et l'offusque même lorsqu'elle attire l'oeil plus que la pierre précieuse qu'elle est destinée à enchâsser ». Il avait trois bibliothèques, une à Trianon, une à la Malmaison, une aux Tuileries, qui avaient été constituées d'après ses indications très précises. Il en avait écarté les ouvrages de philosophie et de morale religieuse, mais il n'en avait pas écarté la Bible (*), au contraire. Au Trianon se trouvait la Bible de Sacy en douze volumes ; à la Malmaison, la même Bible sur vélin ; aux Tuileries, l'Histoire de Jésus-Christ de Ligny.
(*) La Bible l'avait toujours intéressé, à en juger par le trait suivant. C'est M. le pasteur F. Chaponnière, de Genève, qui nous l'a raconté, en nous indiquant les diverses personnes par lesquelles le récit avait été transmis. Un des professeurs de théologie de M. Chaponnière y faisait allusion dans un de ses cours comme à un fait connu.
Passant par Genève, en novembre 1797, lorsqu'il se rendait au congrès de Rastadt, Bonaparte visita la bibliothèque de la ville. Les honneurs lui en furent faits par le bibliothécaire, le pasteur Jean-Amé-Martin Gourjas, le même qui devait prendre la tête de la délégation des Églises réformées de France au sacre de Napoléon. On exhiba un manuscrit biblique, dont l'antiquité fut aussitôt discutée. « Il faudrait savoir, dit Bonaparte, s'il contient le passage des trois témoins ». Puis, s'apercevant de l'ébahissement que causait aux assistants cette compétence d'un militaire en fait de critique biblique, il reprit : « Messieurs, je sais beaucoup plus de choses qu'on ne le pense généralement ». « Je n'ai aucun doute, nous écrit M. Chaponnière, sur l'authenticité du mot ».
Très amateur de livres, Napoléon avait pour ses guerres une bibliothèque de campagne. Elle était logée dans des caisses d'acajou recouvertes de cuir et garnies de drap vert. Les livres y étaient placés comme sur les rayons d'une bibliothèque. Un catalogue indiquait pour chaque ouvrage le numéro de la caisse. Ayant remarqué qu'il manquait dans cette bibliothèque plusieurs ouvrages importants, et ayant appris qu'on n'avait pu les y placer à cause de la grandeur du format, il conçut à diverses reprises le projet, qui ne fut jamais exécuté, de faire imprimer pour son usage une bibliothèque dont il traça lui-même le plan. D'abord il voulut la porter à mille volumes dont quarante de religion, et parmi ceux-ci « le premier devait être l'Ancien et le Nouveau Testament, en prenant les meilleures traductions ». Plus tard il voulut la porter à 3.000 volumes, dans lesquels, disait-il, « il faudrait faire rentrer Strabon, les cartes anciennes de Deauville, la Bible, quelque histoire de l'Église » (*).
(*) Tous ces détails ont été fournis par Barbier, fils du bibliothécaire de Napoléon. On les trouve dans des articles de M.Mouravit, sur Napoléon bibliophile, parus dans la Revue Iconobibliographique de 1903 à 1905.
Ce projet, en ce qui concerne la Bible, fut-il réalisé ? La bibliothèque de campagne de Napoléon 1er contint-elle le saint volume ? On peut répondre oui, et cela d'après un document très précis, contenu dans le portefeuille du baron Fain, premier secrétaire du cabinet de l'Empereur. Ce portefeuille, trouvé à Charleroi le 18 juillet 1815, le jour même de la bataille de Waterloo, par un officier belge, contenait la description de la bibliothèque de huit cents volumes que l'empereur avait fait placer dans ses bagages. Or, le volume inscrit en tête de ce catalogue est une Bible in-18 en huit volumes, vraisemblablement la Bible de Corbin, de 1643 (*). Le second était un exemplaire d'Homère.
(*) Détails empruntés à la brochure Portefeuille de Buonaparte (La Haye, 1815). Voir dans la Famille du 5 août 1900 l'article de M. J. Cart sur la Bibliothèque de campagne de l'empereur Napoléon 1er.
La Bible accompagna Napoléon à l’île d'Elbe. On a retrouvé une Bible italienne qu'il lut et annota pendant son séjour dans cette île. Et la Bible l'accompagna aussi à Sainte-Hélène, où d'après Madame de Montholon, il lut l'Ancien Testament, tout l'Évangile, et les Actes des apôtres. Il professait une grande admiration pour saint Paul. Le général de Montholon écrivait le 19 août 1819 : « La lecture à la mode, à Longwood, est l'Évangile, Bossuet, Massillon, Fléchier, Bourdaloue ».
Ce qui prouverait, à défaut de ces témoignages, que Napoléon avait apporté la Bible à Sainte-Hélène, c'est que, avant de mourir, il fit choisir dans sa bibliothèque d'exil une série de 399 volumes à l'intention du roi de Rome, et dans la quatrième caisse se trouvait une Bible de Sacy en huit volumes in-18 (*).
(*) Napoléon bibliophile (Revue Iconobibliographique).
On sait de bonne source que des chrétiens tinrent à lui faire parvenir la Parole de Dieu dans son exil, et que ce don ne fut pas sans résultat.
Dans l'automne de 1819, le vieil abbé Bonavita, en chemin pour rejoindre Napoléon à Sainte-Hélène, s'arrêtait quelques jours à Londres. Un ami, qui avait fait sa connaissance en Belgique, l'y accompagnait, et l'aidait à faire quelques achats. Cet ami faisait partie de la Société biblique britannique et étrangère. Par son entremise, le comité de la Société confia à l'abbé, pour être offert en son nom au prisonnier de Sainte-Hélène, un magnifique exemplaire du Nouveau Testament, relié en maroquin vert. L'abbé se chargea de la commission et assura son ami que l'empereur apprécierait hautement ce livre et le lirait assidûment.
Cependant un réveil religieux, résultat de la diffusion de la Bible, s'était produit vers le même moment à Sainte-Hélène. Non seulement les habitants de l'île, mais plusieurs soldats de la garnison assistaient régulièrement à des réunions de prière et d'édification. Parmi ces derniers se trouvaient quelques-uns des soldats chargés de garder Napoléon à Longwood. Chrétiens dévoués, pleins de foi en l'efficacité de la prière, ils priaient ardemment en faveur de leur prisonnier, demandant à Dieu de bénir pour le salut de son âme son humiliation et ses souffrances. Aussi, avec quelle émotion apprirent-ils, après la mort de l'empereur, que la grâce qu'ils avaient demandée pour lui paraissait lui avoir été accordée, que Napoléon avait lu le Nouveau Testament, qu'il n'en parlait qu'avec respect, et que dans ses souffrances, le nom du Sauveur revenait fréquemment sur ses lèvres (*).
(*) W. CANTON, History of the British and Foreign Bible Society, page 33. Citation des Monthly Extracts de la Société, 1841, pages 205-206.
On lira avec intérêt la fin de l'article de M. Cart, déjà cité :
« À la date des 7 et 8 juin, Napoléon eut avec ses compagnons d'exil un long entretien sur la religion. Il affirma avec une grande véhémence que tout proclamait l'existence de Dieu. Avec un accent de regret, il reconnaissait ce qui lui manquait en fait de piété : « Quelle serait donc ma jouissance, disait-il, si le charme d'un avenir futur se présentait à moi pour couronner la fin de ma vie ? »
« Cet entretien se termina d'une façon significative ; l'empereur fit chercher l'Évangile, et, le prenant au commencement, il ne s'arrêta qu'après le discours de Jésus sur la Montagne. Il se disait ravi, extasié de la pureté, du sublime, de la beauté d'une telle morale, et tous ses compagnons d'infortune l'étaient pareillement. Quelques jours plus tard, exprimant l'idée qu'il pourrait arriver à une foi plus positive, il disait : « Dieu le veuille ! Je n'y résiste assurément pas, et je ne demande pas mieux ; je conçois que ce doit être un grand et vrai bonheur ! »
« Voici ce qui nous parait plus significatif encore. Un jour, vers la fin de sa vie, l'empereur, s'entretenant avec le général Bertrand, s'efforçait de lui démontrer la divinité de Jésus-Christ ; une fois admise, disait-il, cette divinité donnait à la doctrine chrétienne la précision et la clarté de l'algèbre. « L'Évangile possède une vertu secrète, je ne sais quoi d'efficace, une chaleur qui agit sur l'entendement et qui charme le coeur… L'Évangile n'est pas un livre, c'est un être vivant, avec une action, avec une puissance qui envahit tout ce qui s'oppose à son extension. Le voici sur cette table, ce livre par excellence (et ici l'empereur le toucha avec respect), je ne me lasse pas de le lire et toujours avec le même plaisir ». — « Le Christ parle, et désormais les générations lui appartiennent par des liens plus étroits, plus intimes que ceux du sang, par une union plus sacrée, plus impérieuse que quelque union que ce soit. Il allume la flamme d'un amour qui fait mourir l'amour de soi, qui prévaut sur tout autre amour. À ce miracle de sa volonté, comment ne pas reconnaître le Verbe créateur du monde ? » — « Tous ceux qui croient sincèrement en lui ressentent cet amour admirable, surnaturel, supérieur ; phénomène inexplicable, impossible à la raison et aux forces de l'homme. Moi, Napoléon, c'est ce que j'admire davantage, parce que j'y ai pensé souvent. Et c'est ce qui me prouve absolument la divinité du Christ ! »
« L'empereur avait cessé de parler. Le général Bertrand gardait un silence qui pouvait passer pour un aveu tacite d'incrédulité, ou, tout au moins, de doute. Alors, Napoléon lui adressa cette brusque apostrophe : « Vous ne comprenez pas que Jésus-Christ est Dieu ? Eh bien ! j'ai eu tort de vous faire général ».
« Le 5 mai 1821 devait être le jour de la mort du grand exilé. Quelques jours auparavant, le 21 avril, il avait fait appeler son aumônier : « Je suis né, lui dit-il, dans la religion catholique ; je veux remplir les devoirs qu'elle impose et recevoir les secours qu'elle administre ! »
« Cet acte de l'empereur mourant pourrait-il être interprété comme un désaveu de convictions ou de vues plus élevées, plus spirituelles ? En aucune façon ! En tenant compte de l'éducation reçue et des habitudes de toute une vie, nous n'en persistons pas moins à espérer que ce grand génie n'a pas passé dans l'éternité sans avoir été mis ici-bas en un contact plus individuel et plus intime avec Celui dont il proclamait si hautement la divinité et dont il parlait en termes si magnifiques. Le poète se serait trompé en supposant que Napoléon, agonisant sur le rocher de Sainte-Hélène, aurait hésité à prononcer le nom du Dieu qui pardonne. Il a fait mieux encore, il lui a rendu un admirable hommage ».
Re: HISTOIRE DE LA BIBLE EN FRANCE
8 - Chapitre 5 — La Bible chez les Grands
Ce n'est pas seulement chez les rois que nous trouvons la Bible. Pendant le quatorzième et le quinzième siècle, il n'est presque pas un château de grande maison, en France ou dans les pays voisins, où n'ait figuré quelque Bible manuscrite enrichie de miniatures de toute beauté. Toutes ces Bibles portent la signature des nobles qui les ont possédées.
Une Bible porte la signature de Charles d'Albret, connétable de France, mort à Azincourt (1415). Sur une autre on trouve les noms d'un grand nombre de princes de la famille d'Albret, jusqu'à Henri IV. Sur une autre on lit le nom du duc de Berri († 1416), fils du roi Jean le Bon, et le nom du duc de Nemours († 1477). Une autre Bible appartint successivement à Jean Harpedenne, au maréchal de Vieilleville, à un d'Epinay, à un de Villeroy, à des Habert de Montmort, au dernier duc de Bouillon (18° siècle), à Philippe de la Tour d'Auvergne. Parmi les grands seigneurs qui ont laissé sur leurs Bibles leur signature, ou, plus rarement, leurs armes, on peut citer encore Béraud III de Clermont († 1426), Tanneguy du Chatel († 1449), Guillaume de La Beaume, seigneur d'Illeins, chevalier de la Toison d'or, gouverneur de la Bresse et des deux Bourgognes (seconde moitié du 15° siècle), Philippe sans terre, duc de Savoie († 1497), Jean, duc de Bourbon († 1488), Pierre, duc de Bourbon, († 1503), Charles de Croy († 1527), qui fut le parrain de Charles-Quint, Philippe de Clèves († 1528), les Luxembourg, les Laval, les Lévis, les Villars, les Crèvecoeur, et, dans la petite noblesse, un « honorable homme, Pierre de Costellin, chevalier » (14° siècle), qui donna la Bible à sa mère. Une place d'honneur appartient dans cette énumération aux nobles et aux bourgeois de Metz. Nous avons dit plus haut que l'Évangéliaire et le psautier lorrains nous ont conservé les noms des familles d'Esch, de Barisey et de Gournay, et que le manuscrit où les d'Esch ont inscrit des notes de toute nature constitue en quelque sorte leur livre de famille.
Ce dernier trait n'est pas isolé. Depuis le 16° siècle, parmi les protestants, beaucoup de parents, comme chacun sait, inscrivent dans leur Bible les événements de l'histoire de la famille. Mais en cela les protestants n'ont pas innové. Plus d'une fois, en effet, au moyen âge, on voit la Bible utilisée comme livre de famille. N'est-ce pas là un des traits les plus intéressants de l'histoire de la Bible en France ?
« C'est une étude attrayante, dit M. S. Berger, que celle de tous ces blasons et de ces devises qui, pour celui qui sait les lire, attestent que le propriétaire d'une Bible a tenu à ce que les emblèmes de ses parents fussent joints sur les pages de sa Bible à celui de sa femme et au sien : peut-être plus d'une Bible ainsi ornée est-elle une Bible de mariage donnée par le mari à sa compagne.
« Telle est peut-être la grande Bible anglo-normande de notre Bibliothèque nationale (*), où l'on voit à côté des armes du baron de Welles, très grand seigneur anglais du 14° siècle, et de sa femme Maud, fille de lord Ros, celles de leurs parents à l'un et à l'autre. Telles sont également les Bibles des Crèvecoeur, des Lévis et des Derval. À la fin du moyen âge, nous voyons la famille de Pompadour marquer sur les pages blanches de la Bible, à partir de 1490 et jusqu'en 1582, toutes les naissances qui la réjouissent. Les noms des enfants y figurent toujours accompagnés de ceux de leurs parrains.
(*) Fonds français, n° 1
« Mais on peut remonter beaucoup plus haut. En 1341, une châtelaine bretonne, Marguerite d'Auvajour, femme de Hervé de Léon, inscrit sur sa Bible la naissance d'un fils. C'est un véritable acte de naissance, plus détaillé que nos actes modernes. Il se termine par ces mots, qui sont une prière : « Qu'il vive aussi longtemps que Mathusalem, qu'il soit sage comme Salomon, robuste comme Samson, sauvé comme saint Pierre ! Amen. Amen ». Cette mère, évidemment, connaissait et aimait la Bible » (*).
(*) S. BERGER, la Bible française au moyen âge, p. 303, 304 (chapitre : Propriétaires, auquel sont empruntés les éléments du présent chapitre de cet ouvrage).
Mais, comme Bible de famille manuscrite, aucune n'est plus intéressante et plus belle qu'une Bible franc-comtoise qui date environ de l'an 1500. Elle est en deux magnifiques in-folio de 55 cm x 42 cm. Les feuilles sont d'un beau parchemin. Le texte est en trois colonnes par page. En tête du volume I, il y a les armes de Simon de Rye, en tête du volume II, les mêmes armes, avec celles des de La Baume. En feuilletant la Bible, on remarque souvent, au bas des pages, de gracieuses banderoles, avec les noms des deux époux en belles majuscules gothiques : Simon de Rye, Jehanne de La Baume. Parfois il s'y ajoute : Jhesus Maria, et parfois la devise : À Dieu te fie, il faut morir. De temps en temps il y a dans les marges, à droite ou à gauche, de belles enluminures, au milieu desquelles on remarque les initiales S et J, unies par des lacs d'amour. Quel admirable monument d'une vie conjugale, d'une vie de famille idéale !
Mariés en 1497 au château de Marbos en Bresse, Simon de Rye et Jeanne de LaBaume moururent, elle en 1517 et lui en 1518. Mais dans ces vingt ans ils eurent dix-huit enfants ! On le sait d'après l'épitaphe de la mère, ainsi conçue :
Elle connut douze fois les douleurs de l'enfantement, et six fois donna le jour à des jumeaux, et répandit dans tout le monde, avec ses dix-huit enfants, un nombre infini de petits-enfants.
Simon et Jeanne reposent tous deux, depuis bientôt quatre siècles, dans le choeur de l'Église des cordeliers à Dôle.
Jeanne de La Baume était d'une famille où la Bible était en honneur. Son père était ce Guillaume de La Baume, gouverneur de la Bresse et des deux Bourgognes, que nous avons mentionné plus haut comme possesseur d'une Bible. Qui sait si ce n'est pas elle qui eut l'idée de faire copier, en vue de l'éducation de ses nombreux enfants, la Bible dont nous parlons ? En tous cas, l'étude attentive de cette Bible ne permet guère de douter qu'elle ait été destinée à être un instrument d'éducation.
Ainsi, on trouve la zoologie enfantine du moyen âge exposée sous forme d'un commentaire des derniers chapitres de Job. On lit à propos de Job 40, 10, ce passage naïf :
Unicorne, que par un autre nom se nomme rhinocéros, est une bête à quatre pieds et ait une seule corne au front, et quelque chose qu'il en attent (atteint), ou il le balance à terre, ou il le tresparce (transperce) et est ennemi des éliphants, car il le perce au ventre et le fait acheoir (choir) et est de si grant force que ne peut être pris par nul art de veneurs. Ceux qui ont écrit des natures des bêtes dient que quand on le veut prendre, on fait orner une pucelle et s'en vient aux lieux où il est accoutumé de converser et estent son giron (ses genoux) et quand le unicorne le sent, il s'en vient et met jus (bas) toute sa cruauté, et met son chef sur le giron de la vierge, et puis s'endort et ainsi le prend-on.
On trouve aussi dans cette Bible, après la litanie qui suit le psautier, un catéchisme. C'est le seul exemple d'un catéchisme imprimé avec la Bible, et ce catéchisme ne se retrouve pas ailleurs. La première partie développe trois points : « La loi écrite contient trois choses, les commandements, sacrements et promesses ». Puis vient la morale, qui débute ainsi :
Les Douze abusion du siècle. La première est le sage sans oeuvre, le vieillard sans religion, le jeune homme sans obéissance, le riche sans aumône, la femme sans chasteté, seigneur sans vertu, chrétien contentieux, le pauvre orgueilleux, roi félon, évêque négligent, peuple sans discipline et peuple sans lois : par ceux est suffoquée justice.
Citons, de la litanie, cette belle prière :
Sire Dieu, piteux et oyable, nous requérons suppliant ta débonnaireté que tu par les mérites et intercessions de la benoite Vierge Marie… il te plaise de donner débonnaireté à nous ici et en tous lieux ton saint ange, garde et défense, charité mutuelle à ceux qui sont en désaccord, aux féalx (fidèles) vraie foi, et aux féalx trépassés vie et repos perdurable, tu qui règnes avec Dieu le Père et le Fils et le Saint-Esprit aux siècles des siècles. Amen.
Toute cette Bible est enrichie de commentaires qui ne se lisent pas ailleurs et sont souvent excellents.
Voici le curieux commentaire sur Psaume 102, 7. Je suis comme le pélican du désert, comme la chevotte au haut de la maison.
Notez que ici est la voix de Jésus-Christ. Le pélican est un oysel qui habite aux lieux déserts où nul homme n'habite, lequel comme les physiciens disait occit ses poussins après ce que ils sont nés. Mais au tiers jours il se sert de son bec ou costel et aussi par son sang les ressuscite et nourrit. Semblablement Jésus-Christ pour la réparation de l'humain lignage prit chair et habitait au désert de ce monde. Semblablement pour la réparation il fut fait comme une chevotte (chouette) c'est-à-dire qu'il aima la mort. La chevotte est un oiseau qui aime la nuit et vole toujours la nuit et non mie de jour et habite en haut des maisons. Pourquoi Jésus-Christ dit mêmement : J'habite en haut de la maison, c'est-à-dire entre les pharisiens… et suis fait comme la chevotte, c'est-à-dire haineux à tous, car on dit que quand cet oiseau chante par la nuit que il signifie la mort d'aucun et pour ce il est haineux à tous. Pareillement Jésus-Christ fut en la haine des Juifs et tenaient toutes ses paroles pour excommuniées et malédictes.
Ce morceau, d'une exégèse fantastique (dont ni le moyen âge ni les catholiques n'ont eu le monopole), est intéressant parce que nous y voyons le commentateur inconnu donner la place centrale à Jésus-Christ et à sa mort sanglante. Puissions-nous, avec notre sens historique plus développé, lire la Bible avec la même préoccupation d'y entendre la voix de Jésus-Christ !
Cette Bible est ornée d'images soignées qui attestent la piété naïve du temps. Tous les détails du volume montrent qu'il a été fait "C.." amore. C'est une des plus belles et des plus curieuses Bibles qui existent. Elle nous apparaît comme un monument magnifique et touchant de l'amour que, dans tous les siècles, la Parole de Dieu a inspiré aux fidèles, et de la place qu'elle s'est faite dans leur vie et à leur foyer (*)
(*) Ces deux volumes se trouvent à la Bibliothèque nationale, aux manuscrits (fonds français), sous les n° 15370 et 15371. Nul ami de la Bible ne peut les feuilleter sans émotion. — Voir, pour plus de détails : Une Bible franc-comtoise en l'an 1500, de S. BERGER.
Ce n'est pas seulement chez les rois que nous trouvons la Bible. Pendant le quatorzième et le quinzième siècle, il n'est presque pas un château de grande maison, en France ou dans les pays voisins, où n'ait figuré quelque Bible manuscrite enrichie de miniatures de toute beauté. Toutes ces Bibles portent la signature des nobles qui les ont possédées.
Une Bible porte la signature de Charles d'Albret, connétable de France, mort à Azincourt (1415). Sur une autre on trouve les noms d'un grand nombre de princes de la famille d'Albret, jusqu'à Henri IV. Sur une autre on lit le nom du duc de Berri († 1416), fils du roi Jean le Bon, et le nom du duc de Nemours († 1477). Une autre Bible appartint successivement à Jean Harpedenne, au maréchal de Vieilleville, à un d'Epinay, à un de Villeroy, à des Habert de Montmort, au dernier duc de Bouillon (18° siècle), à Philippe de la Tour d'Auvergne. Parmi les grands seigneurs qui ont laissé sur leurs Bibles leur signature, ou, plus rarement, leurs armes, on peut citer encore Béraud III de Clermont († 1426), Tanneguy du Chatel († 1449), Guillaume de La Beaume, seigneur d'Illeins, chevalier de la Toison d'or, gouverneur de la Bresse et des deux Bourgognes (seconde moitié du 15° siècle), Philippe sans terre, duc de Savoie († 1497), Jean, duc de Bourbon († 1488), Pierre, duc de Bourbon, († 1503), Charles de Croy († 1527), qui fut le parrain de Charles-Quint, Philippe de Clèves († 1528), les Luxembourg, les Laval, les Lévis, les Villars, les Crèvecoeur, et, dans la petite noblesse, un « honorable homme, Pierre de Costellin, chevalier » (14° siècle), qui donna la Bible à sa mère. Une place d'honneur appartient dans cette énumération aux nobles et aux bourgeois de Metz. Nous avons dit plus haut que l'Évangéliaire et le psautier lorrains nous ont conservé les noms des familles d'Esch, de Barisey et de Gournay, et que le manuscrit où les d'Esch ont inscrit des notes de toute nature constitue en quelque sorte leur livre de famille.
Ce dernier trait n'est pas isolé. Depuis le 16° siècle, parmi les protestants, beaucoup de parents, comme chacun sait, inscrivent dans leur Bible les événements de l'histoire de la famille. Mais en cela les protestants n'ont pas innové. Plus d'une fois, en effet, au moyen âge, on voit la Bible utilisée comme livre de famille. N'est-ce pas là un des traits les plus intéressants de l'histoire de la Bible en France ?
« C'est une étude attrayante, dit M. S. Berger, que celle de tous ces blasons et de ces devises qui, pour celui qui sait les lire, attestent que le propriétaire d'une Bible a tenu à ce que les emblèmes de ses parents fussent joints sur les pages de sa Bible à celui de sa femme et au sien : peut-être plus d'une Bible ainsi ornée est-elle une Bible de mariage donnée par le mari à sa compagne.
« Telle est peut-être la grande Bible anglo-normande de notre Bibliothèque nationale (*), où l'on voit à côté des armes du baron de Welles, très grand seigneur anglais du 14° siècle, et de sa femme Maud, fille de lord Ros, celles de leurs parents à l'un et à l'autre. Telles sont également les Bibles des Crèvecoeur, des Lévis et des Derval. À la fin du moyen âge, nous voyons la famille de Pompadour marquer sur les pages blanches de la Bible, à partir de 1490 et jusqu'en 1582, toutes les naissances qui la réjouissent. Les noms des enfants y figurent toujours accompagnés de ceux de leurs parrains.
(*) Fonds français, n° 1
« Mais on peut remonter beaucoup plus haut. En 1341, une châtelaine bretonne, Marguerite d'Auvajour, femme de Hervé de Léon, inscrit sur sa Bible la naissance d'un fils. C'est un véritable acte de naissance, plus détaillé que nos actes modernes. Il se termine par ces mots, qui sont une prière : « Qu'il vive aussi longtemps que Mathusalem, qu'il soit sage comme Salomon, robuste comme Samson, sauvé comme saint Pierre ! Amen. Amen ». Cette mère, évidemment, connaissait et aimait la Bible » (*).
(*) S. BERGER, la Bible française au moyen âge, p. 303, 304 (chapitre : Propriétaires, auquel sont empruntés les éléments du présent chapitre de cet ouvrage).
Mais, comme Bible de famille manuscrite, aucune n'est plus intéressante et plus belle qu'une Bible franc-comtoise qui date environ de l'an 1500. Elle est en deux magnifiques in-folio de 55 cm x 42 cm. Les feuilles sont d'un beau parchemin. Le texte est en trois colonnes par page. En tête du volume I, il y a les armes de Simon de Rye, en tête du volume II, les mêmes armes, avec celles des de La Baume. En feuilletant la Bible, on remarque souvent, au bas des pages, de gracieuses banderoles, avec les noms des deux époux en belles majuscules gothiques : Simon de Rye, Jehanne de La Baume. Parfois il s'y ajoute : Jhesus Maria, et parfois la devise : À Dieu te fie, il faut morir. De temps en temps il y a dans les marges, à droite ou à gauche, de belles enluminures, au milieu desquelles on remarque les initiales S et J, unies par des lacs d'amour. Quel admirable monument d'une vie conjugale, d'une vie de famille idéale !
Mariés en 1497 au château de Marbos en Bresse, Simon de Rye et Jeanne de LaBaume moururent, elle en 1517 et lui en 1518. Mais dans ces vingt ans ils eurent dix-huit enfants ! On le sait d'après l'épitaphe de la mère, ainsi conçue :
Elle connut douze fois les douleurs de l'enfantement, et six fois donna le jour à des jumeaux, et répandit dans tout le monde, avec ses dix-huit enfants, un nombre infini de petits-enfants.
Simon et Jeanne reposent tous deux, depuis bientôt quatre siècles, dans le choeur de l'Église des cordeliers à Dôle.
Jeanne de La Baume était d'une famille où la Bible était en honneur. Son père était ce Guillaume de La Baume, gouverneur de la Bresse et des deux Bourgognes, que nous avons mentionné plus haut comme possesseur d'une Bible. Qui sait si ce n'est pas elle qui eut l'idée de faire copier, en vue de l'éducation de ses nombreux enfants, la Bible dont nous parlons ? En tous cas, l'étude attentive de cette Bible ne permet guère de douter qu'elle ait été destinée à être un instrument d'éducation.
Ainsi, on trouve la zoologie enfantine du moyen âge exposée sous forme d'un commentaire des derniers chapitres de Job. On lit à propos de Job 40, 10, ce passage naïf :
Unicorne, que par un autre nom se nomme rhinocéros, est une bête à quatre pieds et ait une seule corne au front, et quelque chose qu'il en attent (atteint), ou il le balance à terre, ou il le tresparce (transperce) et est ennemi des éliphants, car il le perce au ventre et le fait acheoir (choir) et est de si grant force que ne peut être pris par nul art de veneurs. Ceux qui ont écrit des natures des bêtes dient que quand on le veut prendre, on fait orner une pucelle et s'en vient aux lieux où il est accoutumé de converser et estent son giron (ses genoux) et quand le unicorne le sent, il s'en vient et met jus (bas) toute sa cruauté, et met son chef sur le giron de la vierge, et puis s'endort et ainsi le prend-on.
On trouve aussi dans cette Bible, après la litanie qui suit le psautier, un catéchisme. C'est le seul exemple d'un catéchisme imprimé avec la Bible, et ce catéchisme ne se retrouve pas ailleurs. La première partie développe trois points : « La loi écrite contient trois choses, les commandements, sacrements et promesses ». Puis vient la morale, qui débute ainsi :
Les Douze abusion du siècle. La première est le sage sans oeuvre, le vieillard sans religion, le jeune homme sans obéissance, le riche sans aumône, la femme sans chasteté, seigneur sans vertu, chrétien contentieux, le pauvre orgueilleux, roi félon, évêque négligent, peuple sans discipline et peuple sans lois : par ceux est suffoquée justice.
Citons, de la litanie, cette belle prière :
Sire Dieu, piteux et oyable, nous requérons suppliant ta débonnaireté que tu par les mérites et intercessions de la benoite Vierge Marie… il te plaise de donner débonnaireté à nous ici et en tous lieux ton saint ange, garde et défense, charité mutuelle à ceux qui sont en désaccord, aux féalx (fidèles) vraie foi, et aux féalx trépassés vie et repos perdurable, tu qui règnes avec Dieu le Père et le Fils et le Saint-Esprit aux siècles des siècles. Amen.
Toute cette Bible est enrichie de commentaires qui ne se lisent pas ailleurs et sont souvent excellents.
Voici le curieux commentaire sur Psaume 102, 7. Je suis comme le pélican du désert, comme la chevotte au haut de la maison.
Notez que ici est la voix de Jésus-Christ. Le pélican est un oysel qui habite aux lieux déserts où nul homme n'habite, lequel comme les physiciens disait occit ses poussins après ce que ils sont nés. Mais au tiers jours il se sert de son bec ou costel et aussi par son sang les ressuscite et nourrit. Semblablement Jésus-Christ pour la réparation de l'humain lignage prit chair et habitait au désert de ce monde. Semblablement pour la réparation il fut fait comme une chevotte (chouette) c'est-à-dire qu'il aima la mort. La chevotte est un oiseau qui aime la nuit et vole toujours la nuit et non mie de jour et habite en haut des maisons. Pourquoi Jésus-Christ dit mêmement : J'habite en haut de la maison, c'est-à-dire entre les pharisiens… et suis fait comme la chevotte, c'est-à-dire haineux à tous, car on dit que quand cet oiseau chante par la nuit que il signifie la mort d'aucun et pour ce il est haineux à tous. Pareillement Jésus-Christ fut en la haine des Juifs et tenaient toutes ses paroles pour excommuniées et malédictes.
Ce morceau, d'une exégèse fantastique (dont ni le moyen âge ni les catholiques n'ont eu le monopole), est intéressant parce que nous y voyons le commentateur inconnu donner la place centrale à Jésus-Christ et à sa mort sanglante. Puissions-nous, avec notre sens historique plus développé, lire la Bible avec la même préoccupation d'y entendre la voix de Jésus-Christ !
Cette Bible est ornée d'images soignées qui attestent la piété naïve du temps. Tous les détails du volume montrent qu'il a été fait "C.." amore. C'est une des plus belles et des plus curieuses Bibles qui existent. Elle nous apparaît comme un monument magnifique et touchant de l'amour que, dans tous les siècles, la Parole de Dieu a inspiré aux fidèles, et de la place qu'elle s'est faite dans leur vie et à leur foyer (*)
(*) Ces deux volumes se trouvent à la Bibliothèque nationale, aux manuscrits (fonds français), sous les n° 15370 et 15371. Nul ami de la Bible ne peut les feuilleter sans émotion. — Voir, pour plus de détails : Une Bible franc-comtoise en l'an 1500, de S. BERGER.
Re: HISTOIRE DE LA BIBLE EN FRANCE
9 - Chapitre 6 — De la fin du 12° au commencement du 14° siècle
L' « HISTORIA SCHOLASTICA » — L' « AURORA » — LA BIBLE DE L'UNIVERSITÉ — LA BIBLE DE GUIART DESMOULINS
Après avoir vu la Bible attaquée par Rome, défendue par elle-même, par les colporteurs, par les rois, par les grands, revenons aux versions bibliques pour suivre le progrès de la traduction de la Bible en France. Nous reprenons à la fin du douzième siècle. C'est alors que parait (en latin) la première Bible historiale, si l'on peut appeler cela une Bible.
Nous ne saurions mieux faire que de reproduire une partie de l'étude de M. Ed. Reuss sur les Bibles au moyen âge.
« La méthode adoptée plus généralement, pour ne pas dire exclusivement, depuis le seizième siècle, celle des traductions littérales, qui n'ajoutent rien au texte primitif, ni n'en retranchent rien non plus, cette méthode était bien rarement suivie dans les travaux bibliques en langue vulgaire pendant la période qui nous occupe. Ce n'est guère que dans des essais partiels que nous la voyons observée. Les habitudes ecclésiastiques, scolastiques, pédagogiques, de ces temps-là, n'en demandaient pas davantage, d'autant plus que les savants eux-mêmes et le clergé, qui se servaient du texte latin, n'en faisaient qu'un usage restreint…
« À défaut de traductions littérales, le moyen âge en avait d'autres plus goûtées et plus répandues, nous voulons parler des Bibles historiées (*), glosées et versifiées. Nous disons Bibles, quoiqu'il fût plus commode de ne pas employer ce terme qui nous rappelle de suite la collection complète des Écritures, tandis qu'il ne s'agit, dans la plupart des cas, que de l'une ou de l'autre partie du recueil sacré.
(*) On dit plutôt historiales. Une Bible historiée est une Bible illustrée. Une Bible historiale est une Bible en histoires, c'est-à-dire les histoires de la Bible.
« Les Bibles historiées forment la partie la plus intéressante de l'histoire biblique du moyen âge, au point de vue de la science, des moeurs et de l'enseignement. Le nom même que nous donnons à cette espèce d'ouvrages fait voir qu'il est ici moins question de traductions proprement dites que de narrations dont le sujet est tiré de la Bible, et nous comprenons qu'en thèse générale les parties directement didactiques du texte en seront exclues… Dans les livres historiques proprement dits aussi, il y a des parties qui sont passées sous silence, par exemple les lois comprises dans le Pentateuque… Nous nous servons également d'ouvrages de ce genre. Mais les Bibles historiées du moyen âge se distinguent essentiellement des nôtres en ce que, pour le fond même de leurs récits, elles ne s'attachent pas fidèlement au texte de l'Écriture ; elles aiment, au contraire, à enrichir et à orner ce dernier par l'addition de tous les trésors de la tradition… Il y a plus : la Bible devant être le répertoire de toute la science historique que l'on possédait, on y insérait, à l'endroit convenable, ce qu'on savait de l'histoire profane des vieux temps, bien entendu avec tout aussi peu de discernement pour le vrai et le faux que dans la partie sacrée…
« Je passe aux Bibles glosées. L'axiome posé par notre théologie protestante du seizième siècle, que la Bible est partout parfaitement intelligible à tout le monde, était inconnu aux théologiens du moyen âge, qui croyaient, au contraire, qu'elle avait besoin d'explications pour être mise à la portée du grand nombre. Ces explications pouvaient paraître d'autant plus nécessaires que les traductions littérales même étaient dans le cas d'employer un grand nombre de termes étrangers à l'usage de la vie commune… Ces termes, ainsi que beaucoup de faits et de rites, devaient, dans le commencement, être interprétés, soit par d'autres plus connus, soit par des notices qui les mettaient à la portée des moins instruits. C'est là l'origine d'un bon nombre de petites gloses insérées dans les textes des plus anciennes versions en langue vulgaire… Mais on ne se bornait pas à ces explications de petite dimension. Le moyen âge aimait surtout les gloses plus étendues, la plupart destinées à révéler le sens profond et mystique des livres saints. Les anciens Pères avaient amassé un trésor inépuisable dans ce genre d'interprétation, et les siècles de la décadence se contentaient généralement d'extraits plus ou moins riches de leurs travaux. Dès avant l'époque de Charlemagne, les savants qui voulaient ainsi travailler à l'édification des clercs s'imposaient modestement la loi de glaner dans les livres de leurs prédécesseurs plutôt que de chercher à produire du nouveau, et plusieurs collections de gloses ainsi compilées eurent une grande réputation jusqu'à l'époque de la Renaissance. Nous ne saurions nous étonner que ces gloses, qui, pour bien des lecteurs, formaient presque la chose essentielle dans la Bible, furent souvent comprises dans le travail des traducteurs. Elles se mettaient en marge, s'il y avait là assez de place pour elles ; plus souvent on les insérait dans le texte même sans aucune distinction, l'autorité dont jouissaient les Pères justifiant suffisamment un pareil honneur…
« Dans plusieurs ouvrages bibliques français, les deux méthodes que nous venons de caractériser sont combinées et en partie même suivies conjointement avec celle d'une pure et simple traduction littérale.
« Quant aux Bibles versifiées… la littérature biblique en langue vulgaire a généralement commencé par des essais poétiques. L'histoire sainte tant de l'Ancien Testament que de l'Évangile a fourni ample matière à de pieux prêtres dès le septième siècle … » (*)
(*) Fragments littéraires et critiques, IV, 1852.
La première Bible historiale fut l'oeuvre d'un nommé Pierre, ecclésiastique de Troyes, en Champagne, qui devint en 1164, sous le règne de Louis VII, professeur de théologie et chancelier universitaire à Paris. C'était un des premiers érudits de son époque. On l'avait surnommé Comestor (*), le Mangeur, à cause de sa mémoire prodigieuse, qu'il appliquait surtout aux choses de la Bible. Il se retira en 1169 dans l'abbaye de Saint-Victor, et y composa son grand ouvrage, Historia scholastica, une sorte d'encyclopédie biblique.
(*) Voici son épitaphe, composée par lui-même :
Petrus eram quem petra tegit, dictusque comestor
Nunc comedor. Vivus docui nec cesso docere
Mortuus, ut dicat qui me videt incineratum :
Quod sumus iste fuit, erimus quandoque quod hic est.
« Dans sa dédicace, dit M. Reuss, l'auteur dit en peu de mots qu'il entreprend d'écrire l'histoire sainte à la demande de ses amis et collègues, qui, fatigués des recherches à faire dans les Bibles complètes et glosées, telles qu'on les avait alors, réclamaient un livre substantiel, sûr et facile à manier. Cédant à leurs instances, il s'est mis à l'oeuvre en se faisant un devoir de ne pas s'écarter de la tradition des Pères, malgré les attraits de la nouveauté ; en d'autres termes, il avoue n'avoir voulu être qu'un simple compilateur. C'est ainsi qu'il conduit le ruisseau de l'histoire depuis la cosmographie de Moïse jusqu'à l'ascension du Sauveur, en réservant l'océan des mystères (c'est-à-dire l'interprétation allégorique, ou, comme nous dirions aujourd'hui, le côté théologique des choses) à de plus doctes que lui. Il annonce encore que son ruisseau fera, chemin faisant, quelques petites rigoles ou flaques d'eau à côté de la route, par l'addition incidente du synchronisme de l'histoire païenne » (*).
(*) Op. cit., VI, 1857.
Comestor prend donc toute la partie narrative, élaguant le reste, et l'agrémente de toutes sortes de digressions. Il parle de tout. Il insère l'histoire ancienne dans l'Ancien Testament et l'histoire contemporaine dans le Nouveau. Il cite Josèphe qui assure avoir vu de ses yeux la statue de la femme de Lot ; il décrit le boeuf Apis ; à propos de la création de l'homme, il réfute Platon ; à l'occasion de Samson, il parle d'Hercule et de l'enlèvement des Sabines.
Les écrivains et les philosophes n'y sont pas oubliés à côté des rois, et les batailles et révolutions y laissent encore de la place pour les éclipses et les aérolithes. Il donne l'étymologie de chaque mot. Voici un passage sur le soleil et la lune.
Et est li solaus (sol quasi solus lucens) apelés solaus aussi com seus (seul) luisans, car il luist seus. Et li lune (luna quasi luminum una) est appelée lune aussi com des lumières une. Li solaus et la lune, sont apelé grant luminaire pour le grandeur qu'ils ont es corps et en lumière, et en regart des étoiles. Car ils sont si grant c'on dist que li solaus est VIII fois plus grant que li terre. Et si dist on que lune est plus grande que li terre. Par le lune et les estoiles vaut Dieu enluminer le nuit, qu'elle ne fust trop laide, et pour chou que chie (ceux) qui vont par nuit, si com maronnier (marinier) et autre erreur de nuit, eussent aucune (quelque) clarté.
Voici, dans la Bible de Comestor, un des passages les plus importants de l'Écriture, l'Oraison dominicale. Cette citation donnera une idée de la méthode suivie. La traduction est de M. Reuss.
Dans ce sermon, le Seigneur inséra l'Oraison dominicale qui a huit parties. La première est une captation de bienveillance. Elle est suivie de sept demandes adressées à Dieu le Père, que nous prions de nous donner notre pain supersubstantiel, c'est-à-dire le Fils. Car Christ aussi nous a enseigné de prier Dieu en son nom. Les trois premières demandes regardent la vie future. Ainsi que ton nom soit sanctifié, c'est-à-dire affermi en nous. Dans cette vie, le nom du Père est pour ainsi dire mobile chez les enfants. Car Judas aussi fut une fois enfant de Dieu, et une fois il ne le fut pas. C'est pour éloigner cette possibilité que l'apôtre a dit : J'ai peur de n'être moi-même pas trouvé à l'épreuve. C'est dans la patrie que se montrent les enfants, et Dieu sera invariablement leur père. Que ton règne vienne, c'est-à-dire pour te voir, de manière que ce soit un règne dans le règne. Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel, cela veut dire : de même que l'Église céleste ne peut rien vouloir que ce qu'elle sait être ta volonté, de même celle qui combat encore sur la terre doit y être soumise. Les quatre qui suivent regardent l'état militant (militiam) de la présente vie. Donne-nous aujourd'hui notre pain supersubstantiel, c'est-à-dire au-dessus de toutes les substances, et qui est notre pain sur l'autel. Ou bien ce sont deux mots dans ce sens. Donne-nous aujourd'hui dans le temps présent notre pain, savoir Christ qui est le propre des fidèles et cela par-dessus le pain ou en dehors du pain substantiel, c'est-à-dire nécessaire pour notre entretien, comme il y avait : donne-nous les deux pains, celui de l'âme et celui du corps. Luc a mis quotidien, ce qui est expliqué simplement de la nourriture. Le grec a epiousion, l'hébreu, sogolla, c'est-à-dire principal ou excellent ou particulier. Peut-être que Luc en voyant que Matthieu avait sogolla qui veut dire particulier a-t-il dit quotidien. Puis le traducteur grec de Matthieu, voyant qu'il avait dit sogolla, ce qui veut dire excellent, mit epiousion. Les trois suivantes sont claires. Amen. En hébreu on met à la fin un de ces trois mots, amen, sela, salem, qui signifient vraiment, toujours, paix.
C'était, on le voit, comme le crépuscule de la critique biblique. Cet ouvrage, paru vers 1180, eut une vogue extraordinaire. « Pierre Comestor, dit M. S. Berger, avait au plus haut degré le sens populaire et le sens de l'histoire. Il avait su choisir heureusement ses extraits, mais surtout il avait saisi avec beaucoup de finesse le lien qui unit la Bible à l'histoire profane comme à l'histoire de l'Église » (*1). Le succès de l'Historia scholastica fut tel qu'on n'appelait plus son auteur que le Maître, le maître en histoires. Délayée, tronquée, la Bible conservait encore sa puissance unique de rayonnement. Après l'invention de l'imprimerie, cet ouvrage fut un des premiers imprimés à cause des bénéfices que l'on escomptait, et qui ne manquèrent pas. Il fut édité à Reutlingen, à Augsbourg, à Strasbourg, à Haguenau, à Cologne, plusieurs fois à Paris et à Lyon, et même à Venise en 1728 (*2)
(*1) Op. cit., p. 187.
(*2) Les manuscrits de l'Historia scholastica sont presque sans nombre, tant en province qu'à Paris. Mentionnons entre autres à la Bibliothèque nationale, au fonds latin, le manuscrit 16.943, qui est daté de 1183 (un des plus anciens, sinon le plus ancien), et les manuscrits 5.096-5121, 5.502-5.505, du 13° siècle.
Le texte ci-dessus est un fac-similé, reproduit d'après une planche de la Paléographie de M. Prou (Picard, éditeur, 82, rue Bonaparte, Paris), d'un fragment du chapitre 118 de l'Historia scholastica de Pierre Comestor, emprunté au manuscrit de 1183 (voir page précédente, note 2). En voici la transcription et la traduction.
TRANSCRIPTION
[1] -puli, donec clarificatus est Jesus. Quod gloriose [2] susceptus Dominus flevit super civitatem. [3] Et cum appropinquaret Jesus ad des- [4] -censum montis oliveti, multi des- [5] -cendentium cum eo substernebant [6] vestimenta sua in via, alii cedebant rames de [7] arboribus et sternebant in via. Turba autem [8] multa que venerat ad diem festum et pueri [9] et plebecula Hierosolomorum tollentes ramos oli- [10] -varum processerunt ei obviam. Et qui precede- [11] -bant et qui sequebantur, clamabant Osanna [12] filio David. Et est Osanna ebreum verbum composi- [13] -tum ex corrupto et integro. Osi enim sonat [14] salva vel salvifica ; anna est interjectio obsecran- [15] -tis sicut pape ammirantis ; que quia in la- [16] -tino eloquio non habetur, pro ea posuit Hieronimus [17] noster « obsecro ». Est Osanna quasi osi anna, salva [18] obsecro, et est una dictio, ut diximus, vel due [19] per elirim (*) prolate. Filio est una dictio et construetur…
(*) Faute de copiste, pour elipsim.
TRADUCTION
Les disciples… jusqu'à ce que Jésus fût glorifié.
De ce que le Seigneur, glorieusement engendré, pleura sur la ville.
Comme Jésus s'approchait de la descente du mont des Oliviers, beaucoup de ceux qui descendaient avec lui étendaient leurs habits sur la route. D'autres coupaient des branches d'arbres et les étendaient sur la route. Mais une foule nombreuse était venue pour le jour de la fête, et les enfants et le menu peuple de Jérusalem portant des rameaux d'oliviers marchaient devant lui. Et ceux qui marchaient devant, et ceux qui suivaient, criaient : Osanna au fils de David. Et Osanna est un mot hébreu composé d'un fragment et d'un entier. Osi, en effet, veut dire sauve ou conserve ; anna est l'interjection de l'adjuration comme papae celle de l'étonnement ; pour cette [interjection et] parce qu'elle n'existe pas dans la langue latine, Jérome a employé notre « obsecro ». Osanna est comme Osi anna, sauve, je t'adjure, et c'est une seule expression, comme nous avons dit, ou deux [expressions] produites par ellipse. Filio est une seule expression et est construite…
À côté de Comestor, il faut citer Pierre de Riga, chanoine de l'abbaye de Saint-Denis à Reims, mort en 1209, auteur d'un poème biblique latin de quinze mille vers. Il l'appela Aurora, soit parce que son oeuvre, où il cherchait à éclairer le sens historique par le sens allégorique, devait dissiper les ombres et les obscurités du texte, soit parce que, n'ayant pu arriver qu'avec beaucoup de peine à la fin de son travail, il disait à son oeuvre, en quittant ce monde, ce que l'ange disait à Jacob : Aurora est, dimitte me (Laisse-moi aller, car l'aurore se lève). Quel labeur ! et quelle joie dans la perspective du repos ! Son ouvrage fut complété par Gilles, de Paris, qui fut précepteur de Louis VIII.
Moins connue aujourd'hui que l'Histoire scolastique, cette oeuvre a eu, durant le moyen âge, une vogue presque aussi grande. Plus d'un demi siècle après avoir paru, elle était encore entre les mains de tous les écoliers. Ce qui le prouve, c'est que Roger Bacon (1210-1294) s'exprimait ainsi au sujet de cette popularité, qu'il déplorait :
« Il serait bien préférable de faire réciter aux enfants et de leur faire écrire en prose, non pas toute la Bible, mais les Évangiles, les épîtres et les livres de Salomon » (*). Le rôle exagéré que jouait l'allégorie dans cet ouvrage suffirait à justifier l'opinion de Bacon.
(*) Abbé TROCHON, Essai sur l'Histoire de la Bible, p. 60 et 61. L'Aurora se trouve à la Bibliothèque nationale, fonds latin, n° 10321, 16244, 16703, etc.
Entre 1226 et 1250, sous le règne de saint Louis, paraît la première traduction proprement dite de la Bible en français, la Bible de l'Université de Paris (*), traduite par plusieurs auteurs restés anonymes. Voici un spécimen de son style :
(*) Manuscrit 899 (fonds français) de la Bibliothèque nationale. Cette copie date de l'an environ 1250. Elle est incomplète. Les n° 6 et 7 du même fonds sont une copie complète, mais postérieure. Les citations qui suivent sont empruntées au manuscrit 899.
Genèse 22. Après que ces choses furent fetes, Dex essaia Abraham et il dist : Abraham ! Abraham ! II respondi : Ge suis ci. Pren, fist Dex, Ysaac ton fill que tu aimes, et va en la terre de promission, si me le sacrefie sus une des montaingnes que je te monstrerrai. Abraham se leva de nuiz, si appareilla son asne et mena o lui II vaslez et Ysaac son fils. Et quant il ot copez les fuz a fere le sacrifice, il ala au leu que Dex li avoit comande. Quand vint au tierz jour, il leva les eulz, si vit le leu de loing. Il dist à ses serjanz : Attendez ci o l'asne, et ge et li enfes irons bon erre trusque ça devant, et quant nos aurons aore nos retornerons à vos. Il porta les fuz del sacrefice, et les mist sur Ysaac son fill, et il portoit en ses mains le feu et le glaive. Et si comme ils alloient ensemble, Ysaac dit à son pere : Beau père ! Il respondi : Fill, que veulx tu ? Vez cï, dit-il, le feu et les busches. Ou est ce que nos devons sacrefier ? Abraham dist : Filz, Dex porverra bien le sacrefice.
Luc 15. Uns hom avoit II filz. Li plus juenes dist à son pere : Pere, done moi ma porcion del chatel qui m'afiert. Et li peres divisa sa substance, et dona à celui sa part. Et dedenz brief tens, toutes choses assenblees ensemble, li plus juenes filz ala fors del païs en loingtienne region, et despendi iluec sa substance en vivant luxurieusement o les foles femmes. Et apres ce qu'il ot tout folement despendu, il fu famine en cele region. Lors comença il a avoir sofrete. Et il ala et s'acovenança a I citoiens de cele region, et il l'envoia en sa vile por pestre les porceaus. Et il covoitoit a emplir son ventre de ce que li porcel menjoient et nus hom li donoit. Et il, reperant a soi meismes, dist : O, tant de serjanz ont habondamment del pain en la meson de mon pere, et ge peris ici de faim ! Ge m'en partirai d'ici, et irai a mon pere, et li dirai . Pere, ge ai pechié devant Deu et devant toi, ge ne suis pas dignes que ge soie apelez tes filz, mes fai moi come a un de tes serjanz mercenneres (Serjanz mercenneres est serjanz qui est acovenancie a servir desi a terme nomme por le loier qu'il en doit recevoir). Et cil se leva et vint a son pere. Quand il estoit encore loing, son pere le vit, et fu meuz de misericorde (ce est a dire il ot pitie de lui ot fut meuz de cuer a fere li misericerde) et il acorut et li chaï sor le col, et le besa. Lors li dist li filz : Pere, je ai peschié devant Deu et devant toi, ne ge ne sui ja mie dignes d'estre apelez tes filz. Lors dist li peres a ses serviteurs : Aportez tost avant la plus chiere vesteure, et le vestez, et li metez anel en sa main, et chaucement en ses piez et amenez le veel engressie et l'ociez, et menjons et fesons feste. Car icist mien filz avoit este mort, et il est revescuz, et il estoit perduz, et or est retrovez. Et tuit comencierent a mengier.
La traduction est inégale et témoigne parfois d'un certain sans gêne. Le traducteur fait des aveux naïfs :
Exode 10, 4. Ge amenrai demain par toute la contrée mes bestes qui sont appelées locustes en latin, et ge ne sais pas le françois.
Cette Bible jouit auprès de la noblesse d'une faveur si considérable qu'elle eut, comme les chansons de geste les plus en honneur, des rajeunissements successifs.
C'est dans cette Bible qu'apparaît pour la première fois la division en chapitres, due à Étienne Langton de Cantorbéry (mort en 1228), qui enseigna à Paris et fut chanoine de Notre-Dame.
À la fin du treizième siècle, en 1289, sous le règne de Philippe le Bel, paraît une nouvelle traduction française de la Bible, celle de Guiart des Moulins, chanoine de Saint-Pierre-d'Aire, en Artois (aujourd'hui dans le Pas-de-Calais). Il entreprit ce travail sur les instances d'un ami, « pour faire entendre aux personnes laïques les histoires des Écritures anciennes et occuper les clercs à sainte étude au sortir des offices ». C'est une Bible historiale et glosée.
Voici quelques lignes de sa préface :
Pour ce que le diable qui chaque jour empêche, détourne et souille les coeurs des hommes par oisiveté et par mille lacs qu'il a tendus pour nous prendre… ne cesse de guetter comment il nous puisse mener à pécher, pour nos âmes entraîner en son puant enfer avec lui, il est de notre devoir à nous clercs et prêtres de la sainte Église qui devons être lumière du monde, que nous, après nos heures et nos oraisons, nous nous exercions à quelque bonne oeuvre faire… Si devons sur toute chose fuir l'oisiveté et nous exercer toujours à faire quelque bonne oeuvre qui à Dieu plaise et au diable soit contraire et ennuyeuse.
L'ouvrage commence par un prologue sur le triple sens de l'Écriture, où l'Écriture est l'objet d'une belle comparaison.
En palais de roi et d'empereur appartient qu'il y ait trois mansions, un auditoire où il fait ses jugements et donne à chacun son droit, une chambre en laquelle il repose, une salle en laquelle il donne ses mangers. En cette manière, l'empereur qui commande au vent et à la mer, a le monde pour auditoire, où toutes choses sont faites à son commandement et à sa volonté. De quoi il est écrit : Coelum et terram implebo, et selon ce il est appelé sire.
Là est notre Seigneur. L'âme du juste il a pour chambre. Car il se délecte à reposer en lui et être avec les fils des hommes. Et selon ce il est appelé époux, ou l'âme de chacun juste épouse.
La sainte Écriture a il pour salle en laquelle il abreuve et enivre les siens et les rend sobres. De quoi il est écrit : In domo domini ambulabimus. Nous allons ensemble et d'un accord en la maison de notre Seigneur. C'est en la sainte Écriture.
Puis il continue (nous résumons) : cette salle a trois parties, fondement, paroi, couverture. Ainsi dans l'Écriture l'histoire est le fondement ; la paroi, c'est l'allégorie ; la couverture, c'est la tropologie, qui fait entendre clairement ce que l'allégorie dit obscurément, qui montre ce que nous devons faire par l'exemple de ce qui devant est fait au fondement.
Ceci est bien recherché, mais il est intéressant de voir l'auteur aboutir ainsi à l'application morale.
La traduction de Guiart tient le milieu entre la Bible de Comestor et celle de l'Université de Paris. Elle est plus sobre que celle du maître des histoires, quoique Guiart conserve le passage sur le soleil et la lune. La partie biblique est augmentée, les additions profanes sont diminuées.
Guiart ajouta à l'oeuvre de Comestor un Job abrégé et les Proverbes. Il ne traduisit pas le psautier, parce qu'il l'était déjà. Voici un spécimen de sa traduction
Exode 20 : Je sui Nostre Sires tes Dieux, qui te menay hors de le terre d'Egypte et de la maison de servage. N'aies mie aultres dieux que mi… Ne fai nules ydoles…, et si ne fai nulle sanlanche du chiel la deseure ne de la tere cha desous ne des coses qui sont es ewes, et ne les aeure mie.
Je sui Nostre Sires tes Dieux, fors et jalous, et visitans les pechies des peres sour les fieux tressi en le tierche et quarte generation de cheux qui me heent, et faisans misericorde a cheux qui m'aiment et guardent mes commandemens… Tu ne prendras mie le non de ten Dieu en vain… car Nostre Sires ne laissera mie sans vengier celui qui juerra le non de Nostre Seigneur sen Dieu pour nient. Souviegne toi de saintefier et guarder le jour de samedi. Tu ouverras vi jours en la semaine, et le vii ème jour du sabbat Nostre Seigneur ten Dieu ne feras tu nule oevre, ne tes fieux, ne ta fille, ne tes sergans, ne t'auchiele, ne tes chevaux, ne sus estraignes qui soit en ta maison…
Luc 15 : De rechief uns hom eut II fieux, et li plus joues dist au pere : Done me me partie de men avoir. Et li peres partit tantost à ses enfans. Et en pau de jour aprez, assanla li plus jones tout sen avoir, si s'en ala hors du païs molt loïng, et despendi tout sen avoir en mauvaise vie et orde et en luxure. Quant il eut tout despendu, une grant famine vint el païs le u il habitoit, si commencha a avoir disette. Dont se lieva il pour servir a ung bourgois du païs, et il le mena en une sieue villette garder et paistre ses porcheaus, et li chetis par grant famine convoitoit a emplir son ventre de le viande que li porchiel mangoient, mais nulz ne l'en donnoit. Dont revint il a lui meisme, si dist : Ha las, com grant plente de sergans il a en le maison men pere, qui habondent en grant plente de pain, et je peris chi de faim ! Je m'en irai a men pere et lui dirai : Peres, j'ai pechiet ou chiel et par devant ti, je ne suis mie dignes d'estre appellés tes fieux, fai me en te maison aussi com ung de tes sergans. Dont s'en a la il a son pere, et ainsi qu'il estoit encore auques loing, ses peres le vit venir, si le connut, si en eut grant pitié et courut a lui et chaï sour sen col et le baisa. Dont lui dist ses fieux : Peres, j'ai pechiet on chiel et par devant ti, je ne sui mie dignes d'estre appelés tes fieux. Dont dist li peres a ses sergans : Apportez tost avant une nueve robe, si le vestes et lui mettés ung anel ou doit et auchementé en ses piés, et amenés ung veel encrassiet et l'ochies, si le mangeons a joie. Car mes fieux qui estoit mors est ravesquis, il estoit peris, ore est trouves. Lors alerent il mangier a grant feste.
Voici, relevés par Al. Reuss dans l'exemplaire de la Bible de Guiart qui se trouve à la bibliothèque de Strasbourg, deux exemples des gloses du moyen âge. Tous les exemplaires ne contiennent pas les mêmes gloses
Genèse 3, 18 : À cele eure meismes que adam pecha. Ce fu a eure de midi. A cele eure meismes fu notre sires penduz en la croix pour reacinbre (racheter) le pechie & leure que adam fut mis hors de paradis ce fut a nonne. A cele heure souffrir ih'ucrist mort por ouvrir nos paradis qui nos estoit clos de adam.
Genèse 3, 19: La t're fu M...... & non pas leue : por ce que home mania du fruit de la t're seur deffans, mes il ne but pas de leue & por ce que par eue ce est le baptesme par quoi li pechiez deuoiz estre lauez qui fu fet du fruit de la t’re, & ainsi les bestes de la t're on plus de maudicous que celes des eues, por ce que il vivent de la t're qui fu M...... & de ce avint il que ih 'ucrist apres sa resurrection mania du poisson & ne mania pas des bestes de la t’re.
Cette dernière glose est d'Alcuin.
Moins de dix-huit ans après son apparition, la Bible de Guiart fut complétée d'après la Bible de l'Université de Paris. Chose curieuse, ce manuscrit (*) complété a été écrit par un prisonnier. Il porte cette suscription
En l'an 1312, cet ouvrage a été transcrit par Robert de la Marche, clerc, dans une prison de Paris, dont veuille le délivrer le Dieu qui rend justice aux bons ! Amen, Te Deum laudamus.
(*) II est au Musée britannique. I A XX.
Ainsi, au quatorzième siècle, on employait à copier la Bible un clerc détenu. En marge du manuscrit on trouve des notes d'une écriture différente de celle du copiste : c'étaient les commandes de miniatures. Voici celle qui précède le livre de Daniel. Elle trahit les conceptions naïves et enfantines de l'époque : « Un saint en une fosse o deux lions et qui gratte les testes aus lions ».
Patronnée à ses débuts par les souverains de France, cette Bible eut, à la fin du treizième siècle, un crédit sans égal. « C'est en sa compagnie, dit M. S. Berger, que la Bible du treizième siècle, celle de l'Université, a fait sa fortune ». « On peut placer ce livre, dit un autre savant, M. Berger de Xivrey, parmi ceux qui ont obtenu le plus de succès, puisqu'il fut la lecture de tout le monde en France pendant quatre siècles » (*1). On s'en servait à Genève quand les Réformateurs y arrivèrent (*2)
(*1) Étude sur le texte et le style du Nouveau Testament, p. 52.
(*2) Les numéros 152, 155, 160, de la Bibliothèque nationale, et le numéro 532 de la Bibliothèque Mazarine, ainsi que le n° 19 D III de la Bibliothèque du Musée britannique, sont des exemplaires de la Bible de Guiart Desmoulins. Le roi d'Angleterre Édouard IV posséda un exemplaire de cette Bible en quatre volumes, dont un est perdu et dont les trois autres sont au Musée britannique (18 D IX et X, et 15 D I).
Mentionnons encore, au treizième siècle (*1), une traduction, ou plutôt une paraphrase du psautier en français, vers 1210, par Pierre, évêque de Paris (*2)
(*1) Abbé TROCHON, op. Cit., p. 76-80.
(*2) Bibliothèque Nationale, manuscrits français, 1761.
À la fin du siècle, un autre psautier, traduction littérale, sans gloses (*)
(*) Ibid., 2431.
À la fin du siècle, la traduction des épîtres et des évangiles qu'on lit à l'office divin, faite pour Philippe le Hardi, qui n'entendait pas le latin, par son confesseur, le frère Laurent, un dominicain.
Un résumé, en latin, des récits bibliques, intitulé Virtutum vitiorumque exempla ex universo divinae scripture promptuario desumta, oeuvre de Nicolas de Hanapes, qui mourut patriarche de Jérusalem en 1291. Cet ouvrage, qui comptait cent trente-quatre chapitres, fut extrêmement populaire. Après l'invention de l'imprimerie, il fut imprimé sous le nom curieux de Biblia pauperum (Bible des pauvres), sans doute parce que ces récits, très résumés, étaient vite lus et facilement compris, et parce que les éditeurs, pour en rendre l'usage plus commode, les avaient rangés par ordre alphabétique.
Nous dirons un mot, en terminant ce chapitre, des travaux dont le texte biblique fut l'objet au treizième siècle (*)
(*) Abbé Trochon, op. cit., p. 66, sg.
Vers 1226, l'Université de Paris fit réviser le texte de la Vulgate, et les Dominicains firent, à leur tour, réviser le texte des Bibles de leur Ordre en 1236 et en 1248. Le travail se fit sous la direction de Hugues de Saint-Cher. Les Franciscains se livrèrent à des travaux semblables sous la direction du grand Roger Bacon. Ce dernier insistait sur la nécessité de l'étude de l'hébreu et du grec, et jugeait sévèrement les papes qui ne s'étaient pas préoccupés, comme le pape Damase, de faire faire, dans l'intérêt des fidèles, de nouvelles traductions des Écritures. Ces travaux de révision du texte biblique donnèrent naissance aux Correctoria Bibliae, commentaires critiques sur les variantes, les divisions, les particularités grammaticales du texte. Les Franciscains avaient leur Correctorium, les Dominicains avaient le leur (*). Il y avait le Correctorium de Sens.
(*) Bibliothèque Nationale, manuscrits latins, 15554.
C'est aussi au treizième siècle que paraissent les premières concordances bibliques. On les doit à Hugues de Saint-Cher. C'est lui qui se proposa, le premier, de rassembler tous les textes où un même mot est employé, et de les disposer dans un ordre alphabétique. Cinq cents frères prêcheurs l'aidèrent dans ce travail.
En 1250, Hugues de Saint Cher donna une nouvelle édition de son travail, où les textes n'étaient plus seulement indiqués, mais reproduits en entier (*).
(*) C'est la Concordantia anglicana, ainsi nommée parce qu'elle fut principalement l'oeuvre des Dominicains anglais, qui résidaient alors à Paris.
Ce savant composa un commentaire, les Postilles (*) sur toute l'Écriture sainte, qui, de 1498 à 1669, fut imprimé onze fois.
(*) Sans doute du latin post illa, parce que les commentateurs commençaient par ces mots leurs diverses gloses.
L' « HISTORIA SCHOLASTICA » — L' « AURORA » — LA BIBLE DE L'UNIVERSITÉ — LA BIBLE DE GUIART DESMOULINS
Après avoir vu la Bible attaquée par Rome, défendue par elle-même, par les colporteurs, par les rois, par les grands, revenons aux versions bibliques pour suivre le progrès de la traduction de la Bible en France. Nous reprenons à la fin du douzième siècle. C'est alors que parait (en latin) la première Bible historiale, si l'on peut appeler cela une Bible.
Nous ne saurions mieux faire que de reproduire une partie de l'étude de M. Ed. Reuss sur les Bibles au moyen âge.
« La méthode adoptée plus généralement, pour ne pas dire exclusivement, depuis le seizième siècle, celle des traductions littérales, qui n'ajoutent rien au texte primitif, ni n'en retranchent rien non plus, cette méthode était bien rarement suivie dans les travaux bibliques en langue vulgaire pendant la période qui nous occupe. Ce n'est guère que dans des essais partiels que nous la voyons observée. Les habitudes ecclésiastiques, scolastiques, pédagogiques, de ces temps-là, n'en demandaient pas davantage, d'autant plus que les savants eux-mêmes et le clergé, qui se servaient du texte latin, n'en faisaient qu'un usage restreint…
« À défaut de traductions littérales, le moyen âge en avait d'autres plus goûtées et plus répandues, nous voulons parler des Bibles historiées (*), glosées et versifiées. Nous disons Bibles, quoiqu'il fût plus commode de ne pas employer ce terme qui nous rappelle de suite la collection complète des Écritures, tandis qu'il ne s'agit, dans la plupart des cas, que de l'une ou de l'autre partie du recueil sacré.
(*) On dit plutôt historiales. Une Bible historiée est une Bible illustrée. Une Bible historiale est une Bible en histoires, c'est-à-dire les histoires de la Bible.
« Les Bibles historiées forment la partie la plus intéressante de l'histoire biblique du moyen âge, au point de vue de la science, des moeurs et de l'enseignement. Le nom même que nous donnons à cette espèce d'ouvrages fait voir qu'il est ici moins question de traductions proprement dites que de narrations dont le sujet est tiré de la Bible, et nous comprenons qu'en thèse générale les parties directement didactiques du texte en seront exclues… Dans les livres historiques proprement dits aussi, il y a des parties qui sont passées sous silence, par exemple les lois comprises dans le Pentateuque… Nous nous servons également d'ouvrages de ce genre. Mais les Bibles historiées du moyen âge se distinguent essentiellement des nôtres en ce que, pour le fond même de leurs récits, elles ne s'attachent pas fidèlement au texte de l'Écriture ; elles aiment, au contraire, à enrichir et à orner ce dernier par l'addition de tous les trésors de la tradition… Il y a plus : la Bible devant être le répertoire de toute la science historique que l'on possédait, on y insérait, à l'endroit convenable, ce qu'on savait de l'histoire profane des vieux temps, bien entendu avec tout aussi peu de discernement pour le vrai et le faux que dans la partie sacrée…
« Je passe aux Bibles glosées. L'axiome posé par notre théologie protestante du seizième siècle, que la Bible est partout parfaitement intelligible à tout le monde, était inconnu aux théologiens du moyen âge, qui croyaient, au contraire, qu'elle avait besoin d'explications pour être mise à la portée du grand nombre. Ces explications pouvaient paraître d'autant plus nécessaires que les traductions littérales même étaient dans le cas d'employer un grand nombre de termes étrangers à l'usage de la vie commune… Ces termes, ainsi que beaucoup de faits et de rites, devaient, dans le commencement, être interprétés, soit par d'autres plus connus, soit par des notices qui les mettaient à la portée des moins instruits. C'est là l'origine d'un bon nombre de petites gloses insérées dans les textes des plus anciennes versions en langue vulgaire… Mais on ne se bornait pas à ces explications de petite dimension. Le moyen âge aimait surtout les gloses plus étendues, la plupart destinées à révéler le sens profond et mystique des livres saints. Les anciens Pères avaient amassé un trésor inépuisable dans ce genre d'interprétation, et les siècles de la décadence se contentaient généralement d'extraits plus ou moins riches de leurs travaux. Dès avant l'époque de Charlemagne, les savants qui voulaient ainsi travailler à l'édification des clercs s'imposaient modestement la loi de glaner dans les livres de leurs prédécesseurs plutôt que de chercher à produire du nouveau, et plusieurs collections de gloses ainsi compilées eurent une grande réputation jusqu'à l'époque de la Renaissance. Nous ne saurions nous étonner que ces gloses, qui, pour bien des lecteurs, formaient presque la chose essentielle dans la Bible, furent souvent comprises dans le travail des traducteurs. Elles se mettaient en marge, s'il y avait là assez de place pour elles ; plus souvent on les insérait dans le texte même sans aucune distinction, l'autorité dont jouissaient les Pères justifiant suffisamment un pareil honneur…
« Dans plusieurs ouvrages bibliques français, les deux méthodes que nous venons de caractériser sont combinées et en partie même suivies conjointement avec celle d'une pure et simple traduction littérale.
« Quant aux Bibles versifiées… la littérature biblique en langue vulgaire a généralement commencé par des essais poétiques. L'histoire sainte tant de l'Ancien Testament que de l'Évangile a fourni ample matière à de pieux prêtres dès le septième siècle … » (*)
(*) Fragments littéraires et critiques, IV, 1852.
La première Bible historiale fut l'oeuvre d'un nommé Pierre, ecclésiastique de Troyes, en Champagne, qui devint en 1164, sous le règne de Louis VII, professeur de théologie et chancelier universitaire à Paris. C'était un des premiers érudits de son époque. On l'avait surnommé Comestor (*), le Mangeur, à cause de sa mémoire prodigieuse, qu'il appliquait surtout aux choses de la Bible. Il se retira en 1169 dans l'abbaye de Saint-Victor, et y composa son grand ouvrage, Historia scholastica, une sorte d'encyclopédie biblique.
(*) Voici son épitaphe, composée par lui-même :
Petrus eram quem petra tegit, dictusque comestor
Nunc comedor. Vivus docui nec cesso docere
Mortuus, ut dicat qui me videt incineratum :
Quod sumus iste fuit, erimus quandoque quod hic est.
« Dans sa dédicace, dit M. Reuss, l'auteur dit en peu de mots qu'il entreprend d'écrire l'histoire sainte à la demande de ses amis et collègues, qui, fatigués des recherches à faire dans les Bibles complètes et glosées, telles qu'on les avait alors, réclamaient un livre substantiel, sûr et facile à manier. Cédant à leurs instances, il s'est mis à l'oeuvre en se faisant un devoir de ne pas s'écarter de la tradition des Pères, malgré les attraits de la nouveauté ; en d'autres termes, il avoue n'avoir voulu être qu'un simple compilateur. C'est ainsi qu'il conduit le ruisseau de l'histoire depuis la cosmographie de Moïse jusqu'à l'ascension du Sauveur, en réservant l'océan des mystères (c'est-à-dire l'interprétation allégorique, ou, comme nous dirions aujourd'hui, le côté théologique des choses) à de plus doctes que lui. Il annonce encore que son ruisseau fera, chemin faisant, quelques petites rigoles ou flaques d'eau à côté de la route, par l'addition incidente du synchronisme de l'histoire païenne » (*).
(*) Op. cit., VI, 1857.
Comestor prend donc toute la partie narrative, élaguant le reste, et l'agrémente de toutes sortes de digressions. Il parle de tout. Il insère l'histoire ancienne dans l'Ancien Testament et l'histoire contemporaine dans le Nouveau. Il cite Josèphe qui assure avoir vu de ses yeux la statue de la femme de Lot ; il décrit le boeuf Apis ; à propos de la création de l'homme, il réfute Platon ; à l'occasion de Samson, il parle d'Hercule et de l'enlèvement des Sabines.
Les écrivains et les philosophes n'y sont pas oubliés à côté des rois, et les batailles et révolutions y laissent encore de la place pour les éclipses et les aérolithes. Il donne l'étymologie de chaque mot. Voici un passage sur le soleil et la lune.
Et est li solaus (sol quasi solus lucens) apelés solaus aussi com seus (seul) luisans, car il luist seus. Et li lune (luna quasi luminum una) est appelée lune aussi com des lumières une. Li solaus et la lune, sont apelé grant luminaire pour le grandeur qu'ils ont es corps et en lumière, et en regart des étoiles. Car ils sont si grant c'on dist que li solaus est VIII fois plus grant que li terre. Et si dist on que lune est plus grande que li terre. Par le lune et les estoiles vaut Dieu enluminer le nuit, qu'elle ne fust trop laide, et pour chou que chie (ceux) qui vont par nuit, si com maronnier (marinier) et autre erreur de nuit, eussent aucune (quelque) clarté.
Voici, dans la Bible de Comestor, un des passages les plus importants de l'Écriture, l'Oraison dominicale. Cette citation donnera une idée de la méthode suivie. La traduction est de M. Reuss.
Dans ce sermon, le Seigneur inséra l'Oraison dominicale qui a huit parties. La première est une captation de bienveillance. Elle est suivie de sept demandes adressées à Dieu le Père, que nous prions de nous donner notre pain supersubstantiel, c'est-à-dire le Fils. Car Christ aussi nous a enseigné de prier Dieu en son nom. Les trois premières demandes regardent la vie future. Ainsi que ton nom soit sanctifié, c'est-à-dire affermi en nous. Dans cette vie, le nom du Père est pour ainsi dire mobile chez les enfants. Car Judas aussi fut une fois enfant de Dieu, et une fois il ne le fut pas. C'est pour éloigner cette possibilité que l'apôtre a dit : J'ai peur de n'être moi-même pas trouvé à l'épreuve. C'est dans la patrie que se montrent les enfants, et Dieu sera invariablement leur père. Que ton règne vienne, c'est-à-dire pour te voir, de manière que ce soit un règne dans le règne. Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel, cela veut dire : de même que l'Église céleste ne peut rien vouloir que ce qu'elle sait être ta volonté, de même celle qui combat encore sur la terre doit y être soumise. Les quatre qui suivent regardent l'état militant (militiam) de la présente vie. Donne-nous aujourd'hui notre pain supersubstantiel, c'est-à-dire au-dessus de toutes les substances, et qui est notre pain sur l'autel. Ou bien ce sont deux mots dans ce sens. Donne-nous aujourd'hui dans le temps présent notre pain, savoir Christ qui est le propre des fidèles et cela par-dessus le pain ou en dehors du pain substantiel, c'est-à-dire nécessaire pour notre entretien, comme il y avait : donne-nous les deux pains, celui de l'âme et celui du corps. Luc a mis quotidien, ce qui est expliqué simplement de la nourriture. Le grec a epiousion, l'hébreu, sogolla, c'est-à-dire principal ou excellent ou particulier. Peut-être que Luc en voyant que Matthieu avait sogolla qui veut dire particulier a-t-il dit quotidien. Puis le traducteur grec de Matthieu, voyant qu'il avait dit sogolla, ce qui veut dire excellent, mit epiousion. Les trois suivantes sont claires. Amen. En hébreu on met à la fin un de ces trois mots, amen, sela, salem, qui signifient vraiment, toujours, paix.
C'était, on le voit, comme le crépuscule de la critique biblique. Cet ouvrage, paru vers 1180, eut une vogue extraordinaire. « Pierre Comestor, dit M. S. Berger, avait au plus haut degré le sens populaire et le sens de l'histoire. Il avait su choisir heureusement ses extraits, mais surtout il avait saisi avec beaucoup de finesse le lien qui unit la Bible à l'histoire profane comme à l'histoire de l'Église » (*1). Le succès de l'Historia scholastica fut tel qu'on n'appelait plus son auteur que le Maître, le maître en histoires. Délayée, tronquée, la Bible conservait encore sa puissance unique de rayonnement. Après l'invention de l'imprimerie, cet ouvrage fut un des premiers imprimés à cause des bénéfices que l'on escomptait, et qui ne manquèrent pas. Il fut édité à Reutlingen, à Augsbourg, à Strasbourg, à Haguenau, à Cologne, plusieurs fois à Paris et à Lyon, et même à Venise en 1728 (*2)
(*1) Op. cit., p. 187.
(*2) Les manuscrits de l'Historia scholastica sont presque sans nombre, tant en province qu'à Paris. Mentionnons entre autres à la Bibliothèque nationale, au fonds latin, le manuscrit 16.943, qui est daté de 1183 (un des plus anciens, sinon le plus ancien), et les manuscrits 5.096-5121, 5.502-5.505, du 13° siècle.
Le texte ci-dessus est un fac-similé, reproduit d'après une planche de la Paléographie de M. Prou (Picard, éditeur, 82, rue Bonaparte, Paris), d'un fragment du chapitre 118 de l'Historia scholastica de Pierre Comestor, emprunté au manuscrit de 1183 (voir page précédente, note 2). En voici la transcription et la traduction.
TRANSCRIPTION
[1] -puli, donec clarificatus est Jesus. Quod gloriose [2] susceptus Dominus flevit super civitatem. [3] Et cum appropinquaret Jesus ad des- [4] -censum montis oliveti, multi des- [5] -cendentium cum eo substernebant [6] vestimenta sua in via, alii cedebant rames de [7] arboribus et sternebant in via. Turba autem [8] multa que venerat ad diem festum et pueri [9] et plebecula Hierosolomorum tollentes ramos oli- [10] -varum processerunt ei obviam. Et qui precede- [11] -bant et qui sequebantur, clamabant Osanna [12] filio David. Et est Osanna ebreum verbum composi- [13] -tum ex corrupto et integro. Osi enim sonat [14] salva vel salvifica ; anna est interjectio obsecran- [15] -tis sicut pape ammirantis ; que quia in la- [16] -tino eloquio non habetur, pro ea posuit Hieronimus [17] noster « obsecro ». Est Osanna quasi osi anna, salva [18] obsecro, et est una dictio, ut diximus, vel due [19] per elirim (*) prolate. Filio est una dictio et construetur…
(*) Faute de copiste, pour elipsim.
TRADUCTION
Les disciples… jusqu'à ce que Jésus fût glorifié.
De ce que le Seigneur, glorieusement engendré, pleura sur la ville.
Comme Jésus s'approchait de la descente du mont des Oliviers, beaucoup de ceux qui descendaient avec lui étendaient leurs habits sur la route. D'autres coupaient des branches d'arbres et les étendaient sur la route. Mais une foule nombreuse était venue pour le jour de la fête, et les enfants et le menu peuple de Jérusalem portant des rameaux d'oliviers marchaient devant lui. Et ceux qui marchaient devant, et ceux qui suivaient, criaient : Osanna au fils de David. Et Osanna est un mot hébreu composé d'un fragment et d'un entier. Osi, en effet, veut dire sauve ou conserve ; anna est l'interjection de l'adjuration comme papae celle de l'étonnement ; pour cette [interjection et] parce qu'elle n'existe pas dans la langue latine, Jérome a employé notre « obsecro ». Osanna est comme Osi anna, sauve, je t'adjure, et c'est une seule expression, comme nous avons dit, ou deux [expressions] produites par ellipse. Filio est une seule expression et est construite…
À côté de Comestor, il faut citer Pierre de Riga, chanoine de l'abbaye de Saint-Denis à Reims, mort en 1209, auteur d'un poème biblique latin de quinze mille vers. Il l'appela Aurora, soit parce que son oeuvre, où il cherchait à éclairer le sens historique par le sens allégorique, devait dissiper les ombres et les obscurités du texte, soit parce que, n'ayant pu arriver qu'avec beaucoup de peine à la fin de son travail, il disait à son oeuvre, en quittant ce monde, ce que l'ange disait à Jacob : Aurora est, dimitte me (Laisse-moi aller, car l'aurore se lève). Quel labeur ! et quelle joie dans la perspective du repos ! Son ouvrage fut complété par Gilles, de Paris, qui fut précepteur de Louis VIII.
Moins connue aujourd'hui que l'Histoire scolastique, cette oeuvre a eu, durant le moyen âge, une vogue presque aussi grande. Plus d'un demi siècle après avoir paru, elle était encore entre les mains de tous les écoliers. Ce qui le prouve, c'est que Roger Bacon (1210-1294) s'exprimait ainsi au sujet de cette popularité, qu'il déplorait :
« Il serait bien préférable de faire réciter aux enfants et de leur faire écrire en prose, non pas toute la Bible, mais les Évangiles, les épîtres et les livres de Salomon » (*). Le rôle exagéré que jouait l'allégorie dans cet ouvrage suffirait à justifier l'opinion de Bacon.
(*) Abbé TROCHON, Essai sur l'Histoire de la Bible, p. 60 et 61. L'Aurora se trouve à la Bibliothèque nationale, fonds latin, n° 10321, 16244, 16703, etc.
Entre 1226 et 1250, sous le règne de saint Louis, paraît la première traduction proprement dite de la Bible en français, la Bible de l'Université de Paris (*), traduite par plusieurs auteurs restés anonymes. Voici un spécimen de son style :
(*) Manuscrit 899 (fonds français) de la Bibliothèque nationale. Cette copie date de l'an environ 1250. Elle est incomplète. Les n° 6 et 7 du même fonds sont une copie complète, mais postérieure. Les citations qui suivent sont empruntées au manuscrit 899.
Genèse 22. Après que ces choses furent fetes, Dex essaia Abraham et il dist : Abraham ! Abraham ! II respondi : Ge suis ci. Pren, fist Dex, Ysaac ton fill que tu aimes, et va en la terre de promission, si me le sacrefie sus une des montaingnes que je te monstrerrai. Abraham se leva de nuiz, si appareilla son asne et mena o lui II vaslez et Ysaac son fils. Et quant il ot copez les fuz a fere le sacrifice, il ala au leu que Dex li avoit comande. Quand vint au tierz jour, il leva les eulz, si vit le leu de loing. Il dist à ses serjanz : Attendez ci o l'asne, et ge et li enfes irons bon erre trusque ça devant, et quant nos aurons aore nos retornerons à vos. Il porta les fuz del sacrefice, et les mist sur Ysaac son fill, et il portoit en ses mains le feu et le glaive. Et si comme ils alloient ensemble, Ysaac dit à son pere : Beau père ! Il respondi : Fill, que veulx tu ? Vez cï, dit-il, le feu et les busches. Ou est ce que nos devons sacrefier ? Abraham dist : Filz, Dex porverra bien le sacrefice.
Luc 15. Uns hom avoit II filz. Li plus juenes dist à son pere : Pere, done moi ma porcion del chatel qui m'afiert. Et li peres divisa sa substance, et dona à celui sa part. Et dedenz brief tens, toutes choses assenblees ensemble, li plus juenes filz ala fors del païs en loingtienne region, et despendi iluec sa substance en vivant luxurieusement o les foles femmes. Et apres ce qu'il ot tout folement despendu, il fu famine en cele region. Lors comença il a avoir sofrete. Et il ala et s'acovenança a I citoiens de cele region, et il l'envoia en sa vile por pestre les porceaus. Et il covoitoit a emplir son ventre de ce que li porcel menjoient et nus hom li donoit. Et il, reperant a soi meismes, dist : O, tant de serjanz ont habondamment del pain en la meson de mon pere, et ge peris ici de faim ! Ge m'en partirai d'ici, et irai a mon pere, et li dirai . Pere, ge ai pechié devant Deu et devant toi, ge ne suis pas dignes que ge soie apelez tes filz, mes fai moi come a un de tes serjanz mercenneres (Serjanz mercenneres est serjanz qui est acovenancie a servir desi a terme nomme por le loier qu'il en doit recevoir). Et cil se leva et vint a son pere. Quand il estoit encore loing, son pere le vit, et fu meuz de misericorde (ce est a dire il ot pitie de lui ot fut meuz de cuer a fere li misericerde) et il acorut et li chaï sor le col, et le besa. Lors li dist li filz : Pere, je ai peschié devant Deu et devant toi, ne ge ne sui ja mie dignes d'estre apelez tes filz. Lors dist li peres a ses serviteurs : Aportez tost avant la plus chiere vesteure, et le vestez, et li metez anel en sa main, et chaucement en ses piez et amenez le veel engressie et l'ociez, et menjons et fesons feste. Car icist mien filz avoit este mort, et il est revescuz, et il estoit perduz, et or est retrovez. Et tuit comencierent a mengier.
La traduction est inégale et témoigne parfois d'un certain sans gêne. Le traducteur fait des aveux naïfs :
Exode 10, 4. Ge amenrai demain par toute la contrée mes bestes qui sont appelées locustes en latin, et ge ne sais pas le françois.
Cette Bible jouit auprès de la noblesse d'une faveur si considérable qu'elle eut, comme les chansons de geste les plus en honneur, des rajeunissements successifs.
C'est dans cette Bible qu'apparaît pour la première fois la division en chapitres, due à Étienne Langton de Cantorbéry (mort en 1228), qui enseigna à Paris et fut chanoine de Notre-Dame.
À la fin du treizième siècle, en 1289, sous le règne de Philippe le Bel, paraît une nouvelle traduction française de la Bible, celle de Guiart des Moulins, chanoine de Saint-Pierre-d'Aire, en Artois (aujourd'hui dans le Pas-de-Calais). Il entreprit ce travail sur les instances d'un ami, « pour faire entendre aux personnes laïques les histoires des Écritures anciennes et occuper les clercs à sainte étude au sortir des offices ». C'est une Bible historiale et glosée.
Voici quelques lignes de sa préface :
Pour ce que le diable qui chaque jour empêche, détourne et souille les coeurs des hommes par oisiveté et par mille lacs qu'il a tendus pour nous prendre… ne cesse de guetter comment il nous puisse mener à pécher, pour nos âmes entraîner en son puant enfer avec lui, il est de notre devoir à nous clercs et prêtres de la sainte Église qui devons être lumière du monde, que nous, après nos heures et nos oraisons, nous nous exercions à quelque bonne oeuvre faire… Si devons sur toute chose fuir l'oisiveté et nous exercer toujours à faire quelque bonne oeuvre qui à Dieu plaise et au diable soit contraire et ennuyeuse.
L'ouvrage commence par un prologue sur le triple sens de l'Écriture, où l'Écriture est l'objet d'une belle comparaison.
En palais de roi et d'empereur appartient qu'il y ait trois mansions, un auditoire où il fait ses jugements et donne à chacun son droit, une chambre en laquelle il repose, une salle en laquelle il donne ses mangers. En cette manière, l'empereur qui commande au vent et à la mer, a le monde pour auditoire, où toutes choses sont faites à son commandement et à sa volonté. De quoi il est écrit : Coelum et terram implebo, et selon ce il est appelé sire.
Là est notre Seigneur. L'âme du juste il a pour chambre. Car il se délecte à reposer en lui et être avec les fils des hommes. Et selon ce il est appelé époux, ou l'âme de chacun juste épouse.
La sainte Écriture a il pour salle en laquelle il abreuve et enivre les siens et les rend sobres. De quoi il est écrit : In domo domini ambulabimus. Nous allons ensemble et d'un accord en la maison de notre Seigneur. C'est en la sainte Écriture.
Puis il continue (nous résumons) : cette salle a trois parties, fondement, paroi, couverture. Ainsi dans l'Écriture l'histoire est le fondement ; la paroi, c'est l'allégorie ; la couverture, c'est la tropologie, qui fait entendre clairement ce que l'allégorie dit obscurément, qui montre ce que nous devons faire par l'exemple de ce qui devant est fait au fondement.
Ceci est bien recherché, mais il est intéressant de voir l'auteur aboutir ainsi à l'application morale.
La traduction de Guiart tient le milieu entre la Bible de Comestor et celle de l'Université de Paris. Elle est plus sobre que celle du maître des histoires, quoique Guiart conserve le passage sur le soleil et la lune. La partie biblique est augmentée, les additions profanes sont diminuées.
Guiart ajouta à l'oeuvre de Comestor un Job abrégé et les Proverbes. Il ne traduisit pas le psautier, parce qu'il l'était déjà. Voici un spécimen de sa traduction
Exode 20 : Je sui Nostre Sires tes Dieux, qui te menay hors de le terre d'Egypte et de la maison de servage. N'aies mie aultres dieux que mi… Ne fai nules ydoles…, et si ne fai nulle sanlanche du chiel la deseure ne de la tere cha desous ne des coses qui sont es ewes, et ne les aeure mie.
Je sui Nostre Sires tes Dieux, fors et jalous, et visitans les pechies des peres sour les fieux tressi en le tierche et quarte generation de cheux qui me heent, et faisans misericorde a cheux qui m'aiment et guardent mes commandemens… Tu ne prendras mie le non de ten Dieu en vain… car Nostre Sires ne laissera mie sans vengier celui qui juerra le non de Nostre Seigneur sen Dieu pour nient. Souviegne toi de saintefier et guarder le jour de samedi. Tu ouverras vi jours en la semaine, et le vii ème jour du sabbat Nostre Seigneur ten Dieu ne feras tu nule oevre, ne tes fieux, ne ta fille, ne tes sergans, ne t'auchiele, ne tes chevaux, ne sus estraignes qui soit en ta maison…
Luc 15 : De rechief uns hom eut II fieux, et li plus joues dist au pere : Done me me partie de men avoir. Et li peres partit tantost à ses enfans. Et en pau de jour aprez, assanla li plus jones tout sen avoir, si s'en ala hors du païs molt loïng, et despendi tout sen avoir en mauvaise vie et orde et en luxure. Quant il eut tout despendu, une grant famine vint el païs le u il habitoit, si commencha a avoir disette. Dont se lieva il pour servir a ung bourgois du païs, et il le mena en une sieue villette garder et paistre ses porcheaus, et li chetis par grant famine convoitoit a emplir son ventre de le viande que li porchiel mangoient, mais nulz ne l'en donnoit. Dont revint il a lui meisme, si dist : Ha las, com grant plente de sergans il a en le maison men pere, qui habondent en grant plente de pain, et je peris chi de faim ! Je m'en irai a men pere et lui dirai : Peres, j'ai pechiet ou chiel et par devant ti, je ne suis mie dignes d'estre appellés tes fieux, fai me en te maison aussi com ung de tes sergans. Dont s'en a la il a son pere, et ainsi qu'il estoit encore auques loing, ses peres le vit venir, si le connut, si en eut grant pitié et courut a lui et chaï sour sen col et le baisa. Dont lui dist ses fieux : Peres, j'ai pechiet on chiel et par devant ti, je ne sui mie dignes d'estre appelés tes fieux. Dont dist li peres a ses sergans : Apportez tost avant une nueve robe, si le vestes et lui mettés ung anel ou doit et auchementé en ses piés, et amenés ung veel encrassiet et l'ochies, si le mangeons a joie. Car mes fieux qui estoit mors est ravesquis, il estoit peris, ore est trouves. Lors alerent il mangier a grant feste.
Voici, relevés par Al. Reuss dans l'exemplaire de la Bible de Guiart qui se trouve à la bibliothèque de Strasbourg, deux exemples des gloses du moyen âge. Tous les exemplaires ne contiennent pas les mêmes gloses
Genèse 3, 18 : À cele eure meismes que adam pecha. Ce fu a eure de midi. A cele eure meismes fu notre sires penduz en la croix pour reacinbre (racheter) le pechie & leure que adam fut mis hors de paradis ce fut a nonne. A cele heure souffrir ih'ucrist mort por ouvrir nos paradis qui nos estoit clos de adam.
Genèse 3, 19: La t're fu M...... & non pas leue : por ce que home mania du fruit de la t're seur deffans, mes il ne but pas de leue & por ce que par eue ce est le baptesme par quoi li pechiez deuoiz estre lauez qui fu fet du fruit de la t’re, & ainsi les bestes de la t're on plus de maudicous que celes des eues, por ce que il vivent de la t're qui fu M...... & de ce avint il que ih 'ucrist apres sa resurrection mania du poisson & ne mania pas des bestes de la t’re.
Cette dernière glose est d'Alcuin.
Moins de dix-huit ans après son apparition, la Bible de Guiart fut complétée d'après la Bible de l'Université de Paris. Chose curieuse, ce manuscrit (*) complété a été écrit par un prisonnier. Il porte cette suscription
En l'an 1312, cet ouvrage a été transcrit par Robert de la Marche, clerc, dans une prison de Paris, dont veuille le délivrer le Dieu qui rend justice aux bons ! Amen, Te Deum laudamus.
(*) II est au Musée britannique. I A XX.
Ainsi, au quatorzième siècle, on employait à copier la Bible un clerc détenu. En marge du manuscrit on trouve des notes d'une écriture différente de celle du copiste : c'étaient les commandes de miniatures. Voici celle qui précède le livre de Daniel. Elle trahit les conceptions naïves et enfantines de l'époque : « Un saint en une fosse o deux lions et qui gratte les testes aus lions ».
Patronnée à ses débuts par les souverains de France, cette Bible eut, à la fin du treizième siècle, un crédit sans égal. « C'est en sa compagnie, dit M. S. Berger, que la Bible du treizième siècle, celle de l'Université, a fait sa fortune ». « On peut placer ce livre, dit un autre savant, M. Berger de Xivrey, parmi ceux qui ont obtenu le plus de succès, puisqu'il fut la lecture de tout le monde en France pendant quatre siècles » (*1). On s'en servait à Genève quand les Réformateurs y arrivèrent (*2)
(*1) Étude sur le texte et le style du Nouveau Testament, p. 52.
(*2) Les numéros 152, 155, 160, de la Bibliothèque nationale, et le numéro 532 de la Bibliothèque Mazarine, ainsi que le n° 19 D III de la Bibliothèque du Musée britannique, sont des exemplaires de la Bible de Guiart Desmoulins. Le roi d'Angleterre Édouard IV posséda un exemplaire de cette Bible en quatre volumes, dont un est perdu et dont les trois autres sont au Musée britannique (18 D IX et X, et 15 D I).
Mentionnons encore, au treizième siècle (*1), une traduction, ou plutôt une paraphrase du psautier en français, vers 1210, par Pierre, évêque de Paris (*2)
(*1) Abbé TROCHON, op. Cit., p. 76-80.
(*2) Bibliothèque Nationale, manuscrits français, 1761.
À la fin du siècle, un autre psautier, traduction littérale, sans gloses (*)
(*) Ibid., 2431.
À la fin du siècle, la traduction des épîtres et des évangiles qu'on lit à l'office divin, faite pour Philippe le Hardi, qui n'entendait pas le latin, par son confesseur, le frère Laurent, un dominicain.
Un résumé, en latin, des récits bibliques, intitulé Virtutum vitiorumque exempla ex universo divinae scripture promptuario desumta, oeuvre de Nicolas de Hanapes, qui mourut patriarche de Jérusalem en 1291. Cet ouvrage, qui comptait cent trente-quatre chapitres, fut extrêmement populaire. Après l'invention de l'imprimerie, il fut imprimé sous le nom curieux de Biblia pauperum (Bible des pauvres), sans doute parce que ces récits, très résumés, étaient vite lus et facilement compris, et parce que les éditeurs, pour en rendre l'usage plus commode, les avaient rangés par ordre alphabétique.
Nous dirons un mot, en terminant ce chapitre, des travaux dont le texte biblique fut l'objet au treizième siècle (*)
(*) Abbé Trochon, op. cit., p. 66, sg.
Vers 1226, l'Université de Paris fit réviser le texte de la Vulgate, et les Dominicains firent, à leur tour, réviser le texte des Bibles de leur Ordre en 1236 et en 1248. Le travail se fit sous la direction de Hugues de Saint-Cher. Les Franciscains se livrèrent à des travaux semblables sous la direction du grand Roger Bacon. Ce dernier insistait sur la nécessité de l'étude de l'hébreu et du grec, et jugeait sévèrement les papes qui ne s'étaient pas préoccupés, comme le pape Damase, de faire faire, dans l'intérêt des fidèles, de nouvelles traductions des Écritures. Ces travaux de révision du texte biblique donnèrent naissance aux Correctoria Bibliae, commentaires critiques sur les variantes, les divisions, les particularités grammaticales du texte. Les Franciscains avaient leur Correctorium, les Dominicains avaient le leur (*). Il y avait le Correctorium de Sens.
(*) Bibliothèque Nationale, manuscrits latins, 15554.
C'est aussi au treizième siècle que paraissent les premières concordances bibliques. On les doit à Hugues de Saint-Cher. C'est lui qui se proposa, le premier, de rassembler tous les textes où un même mot est employé, et de les disposer dans un ordre alphabétique. Cinq cents frères prêcheurs l'aidèrent dans ce travail.
En 1250, Hugues de Saint Cher donna une nouvelle édition de son travail, où les textes n'étaient plus seulement indiqués, mais reproduits en entier (*).
(*) C'est la Concordantia anglicana, ainsi nommée parce qu'elle fut principalement l'oeuvre des Dominicains anglais, qui résidaient alors à Paris.
Ce savant composa un commentaire, les Postilles (*) sur toute l'Écriture sainte, qui, de 1498 à 1669, fut imprimé onze fois.
(*) Sans doute du latin post illa, parce que les commentateurs commençaient par ces mots leurs diverses gloses.
Re: HISTOIRE DE LA BIBLE EN FRANCE
10 - Chapitre 7 — 14° siècle — La Bible de Jean de SY — La Bible de Raoul de Presles
Au quatorzième siècle, la Bible a été traduite plusieurs fois en langage picard, comme l'attestent divers fragments de manuscrits.
Dans la première moitié de ce siècle parait une traduction de la Bible en anglo-normand (*).
(*) N° 1 des manuscrits français de la Bibliothèque nationale.
Puis vient la traduction de Jean de Sy, faite sous les auspices de Jean le Bon, et qu'interrompit la bataille de Poitiers. C'est grand dommage, car, dit M. Berger, « ce que nous en avons est si remarquable que le moyen âge n'en aurait pas produit qui lui fût comparable, si elle eût été achevée » (*1). Le fragment qui nous en reste est de 1355 (*2). Il ne comprend que le Pentateuque, sauf les sept premiers chapitres de la Genèse. Voici deux fragments de cette traduction :
(*1) Op. cit., p. 238.
(*2) No 15397 des manuscrits français de la Bibliothèque nationale.
Genèse 22, 1-10 : Lesquels choses puis que elles sont faites (c'est ces aliances), Diex tempta Abraham et dist a lui : Abraham, Abraham ! Et il repondi : Je sui. Et il li dist : Oste ton enfant un né, que tu aimes, Ysaac, et va en terre de vision et la l'offre en sacrifice sus une des montaingnes que je te arai monstrée. Doncques Abraham, soy levant de nuit, encella son asne menant avec soi II varlés et Ysaac son fil. Et comme il eust trenchie des busches pour le sacrefice, il ala ou lieu ou Dieu li avait commande. Mais au tiers jour, eslevez ses iez, il vit loing I lieu et dist a ces enfans : Attendes ci avec l'asne, je et li enfens jusques la hastans, puis que nous aurons la aoure (adoré), nous retournerons a vous ; et porta les busches du sacrefice, il les mist sur Ysaac son fil, mais il portoit en ses mains le feu et l'espee. Et comme eulx II allassent ensemble, Ysaac dist à son père : Pere mi, et il, respondens, dit Fil, que vueus tu ? Et il dist : Vesci feu et busches, et ou est la victime du sacrefice ? Abraham li dist : Diex porverra a soy la victime du sacrefice, mi fil. Donc ils aloient ensamble, et vindrent au lieu que Diex li avoit monstre, ouquel il edefia I autel et composa et ordena les busches dessus, et comme il eust lie ensamble Ysaac, il le mist sus le moie desbusches et estandi la main et prit le glaive a ce qu'il immolast son fil…
Nombres 16, 20-34 : Et nostre Sire dit à Moyse commande à tout le pueple quil soit separes des tabernacle Chore Dathan et Abyron. Et Moyse se leva et sen ala a Dathan et Abyron et mile guens le plus mellars disrael et dist a la tourbe : ales vous en des tabernacles des hommes sans pitié, et ne vueilles touchier les choses qui appartiennent a eulx que vous ne soies envelopes en leurs pechïes, et comme ils sen fussent ales de leur tabernacles par le circuil Dathan et Abyron issus hors estoient alentree de leur pavillons avec leur femmes et leur enfans et toute leur frequence c'est leur famille : Et Moyse dist en ce vous sares que notre sire mait envoie que je feisse toutes ces choses que regardes, et que je ne les ai pas de propre cuer pronuncees. Se il seront mors de mort acoustumees des hommes, et plaie les ara visite de laquele et les autres suelent etre visites nostre sire ve mara pas envoie. Mais si nostre Sire ara fait nouvelle chose que la terre ouvrans se bouche les englotisse et toutes les choses qui a euls appartiennent et vivens seront descendus en enfer. vous sares qu'il aront blasme notre Seigneur. Donc tantost comme il cessa a parler la terre est derrompue dessous leur piez, et ouvrans la bouche devora iceuls avec leur tabernacles et toute la substance d'iceuls, et descendirent vivens en enfer couverts de terre et périrent du milieu de la multitude, mais toute Israel qui est par environ senfoui pour la clameur des perissans…
À la fin du quatorzième siècle, en 1377, parait une nouvelle traduction. Trois traits en font une Bible unique. Elle fut faite sur l'initiative d'un roi, Charles V. Elle fut faite par un laïque, Raoul de Presles, avocat au Parlement de Paris. Et ce qui attira l'attention du roi sur cet avocat et le désigna à son choix, ce fut un traité composé par lui contre le pouvoir temporel des papes ! Ce traité, écrit en latin, plut tellement au roi qu'il pria Raoul de Presles de le traduire en français (*). Lorsqu'il lui demanda d'entreprendre la traduction de la Bible, Raoul de Presles hésita longtemps avant de se décider. Voici un extrait de sa préface, vraiment exquise. On verra comment il s'excuse d'avoir osé, lui laïque, entreprendre une telle oeuvre.
(*) E. PETAVEL, Op. cit., p. 44.
Mon très souverain et très redoubté Seigneur, quand vous me commandâtes à translater la Bible en français, je mis en délibération lequel serait plus fort à moi ou du faire ou du refuser. Car je considérais la grandeur de l'oeuvre et mon petit engin, d'une part, et, d'autre part je considérais qu'il n'était rien que je vous pusse ni dusse refuser. Je considérais de rechef mon âge et l'adverse fortune de ma maladie… Mais tandis que je débatais ceste question en moi-même, je me recordai que j'avais lu en un livre que nature humaine est comme le fer, lequel, si on ne le met en oeuvre, il s'use, et si l'on n'en use point, il s'enrouille et se gate. Et toutefois se dégate il moins quand l'on en use que quand l'on le laisse gésir. Et pour cette cause l'entrepris et aimai mieux à moi user en exercitant que moi consumer en ociosité… Et ne tiens nul à arrogance ce que je l'ai entrepris ; car votre commandement m'en excusera en tout et pour tout. Après je supplie à tous… qu'ils veuillent supporter mes deffautes, et ce qu'ils y trouveront de bien, ils le veuillent attribuer à Notre Seigneur duquel tout bien vient.
Voici quelques extraits de la traduction de Raoul de Presles :
1 Samuel 3 : Samuel doncques admenistroit a Nostre Seigneur devant Hely, et la parolle de Nostre Seigneur estoit precieuse, ne n'estoit point, en ce temps, de vision manifeste. Or advint que ung jour que Hely se gisoit en son lit, et sa veue estoit troublée, ne povoit voir la lumière de Nostre Seigneur avant qu'elle feust estainte. Et Samuel se dormoit ou temple de Nostre Seigneur ou estoit l'arche, et Nostre Seigneur l'appela… Lors entendi Hely que Nostre Seigneur appelloit l'enfant, si ly dit : Va, dist il, et te dor, et se l'en t'appelle plus, tu diras : Sire, parle, car ton sergent te oit.
Matthieu 5, 1-12 : Et quant Ihesuscrit vit les tourbes, il monta en une montaigne, et quant il se fut assis, en ouvrant sa bouche, que par avant l'avait ouverte en la loy par la bouche des Prophetes, selon ce que dit monseigneur saint Augustin sur ce pas, et les ensoignoit en disant : Ceulx qui sont poures d'esprit sont beneures, car le royaume des cieulx est à eulx. Ceulx qui sont debonnaires sont eureux, car ceulx cy possideront la terre. Ceux qui pleurent pour leurs pechies par vraie contriccion sont beneures, pource qu'ils seront confortes.
Ceulx qui desirent justice, aussi comme ceulx qui ont faim et soif desirent a menger, sont beneures, pource qu'ils seront saoules. Ceulx qui sont misericors seront beneures, pource qu'ils oront misericorde. Ceulx qui ont le cuer net seront beneures, pource qu'ils verront Dieu. Ceux qui sont paisibles sont beneures, pource qu'ils seront appellez filz de Dieu. Ceulx qui souffrent persecucion pour justice sont beneures pource que le royaume des cieulx est leur. Vous seres bieneures quant les gens vous maudiront et diront tout mal contre vous en menttant, pour moy. Esleesses vous et vous esjouissez en ce jour, pource que vostre loyer est grand es cieulx. Car ainsi persecuterent ilz les Prophetes qui furent devant vous.
Voici l'Oraison dominicale :
Vous prieres donc par ceste maniere : Nostre Pere qui es es cieulx, ton nom soit sainctifie. Ton royaume adviengne. Ta voulente soit faitte aussi en la terre comme ou ciel. Donne nous aujourd'uy nostre pain supersustanciel, qui seurmonte toute vie corporelle et donne vie pardurable. Et nous laisse noz debtes, si comme nous les laissons à nos debteurs. Et ne nous maine pas en temptacion, mais nous delivre de mal. Ainsi soit il (*).
(*) Il y a plusieurs exemplaires de la Bible de Raoul de Presles à la Bibliothèque nationale. En particulier les n- 153, 158, 20065 et 20066 (deux superbes volumes de près d'un demi-mètre de hauteur, le plus bel exemplaire de cette Bible), 22885 et 22886 (Fonds français).
Chose remarquable, l'oeuvre biblique accomplie en France au quatorzième siècle fut invoquée en Angleterre comme une raison de laisser libre cours à la Bible. En 1390, un bill présenté au Parlement proposait d'interdire la Bible de Wiclef. Le duc de Lancaster combattit ce bill en termes énergiques, et dans son discours invoqua l'exemple de la France : « Nous ne voulons pas, dit-il, devenir la lie des nations, car nous voyons d'autres peuples posséder la loi de Dieu dans leur propre langue » (*).
(*) Introd. de Horne, t. V, p. 82. Cité par E. Petavel, Op. cit., p. 51.
Au quatorzième siècle, la Bible a été traduite plusieurs fois en langage picard, comme l'attestent divers fragments de manuscrits.
Dans la première moitié de ce siècle parait une traduction de la Bible en anglo-normand (*).
(*) N° 1 des manuscrits français de la Bibliothèque nationale.
Puis vient la traduction de Jean de Sy, faite sous les auspices de Jean le Bon, et qu'interrompit la bataille de Poitiers. C'est grand dommage, car, dit M. Berger, « ce que nous en avons est si remarquable que le moyen âge n'en aurait pas produit qui lui fût comparable, si elle eût été achevée » (*1). Le fragment qui nous en reste est de 1355 (*2). Il ne comprend que le Pentateuque, sauf les sept premiers chapitres de la Genèse. Voici deux fragments de cette traduction :
(*1) Op. cit., p. 238.
(*2) No 15397 des manuscrits français de la Bibliothèque nationale.
Genèse 22, 1-10 : Lesquels choses puis que elles sont faites (c'est ces aliances), Diex tempta Abraham et dist a lui : Abraham, Abraham ! Et il repondi : Je sui. Et il li dist : Oste ton enfant un né, que tu aimes, Ysaac, et va en terre de vision et la l'offre en sacrifice sus une des montaingnes que je te arai monstrée. Doncques Abraham, soy levant de nuit, encella son asne menant avec soi II varlés et Ysaac son fil. Et comme il eust trenchie des busches pour le sacrefice, il ala ou lieu ou Dieu li avait commande. Mais au tiers jour, eslevez ses iez, il vit loing I lieu et dist a ces enfans : Attendes ci avec l'asne, je et li enfens jusques la hastans, puis que nous aurons la aoure (adoré), nous retournerons a vous ; et porta les busches du sacrefice, il les mist sur Ysaac son fil, mais il portoit en ses mains le feu et l'espee. Et comme eulx II allassent ensemble, Ysaac dist à son père : Pere mi, et il, respondens, dit Fil, que vueus tu ? Et il dist : Vesci feu et busches, et ou est la victime du sacrefice ? Abraham li dist : Diex porverra a soy la victime du sacrefice, mi fil. Donc ils aloient ensamble, et vindrent au lieu que Diex li avoit monstre, ouquel il edefia I autel et composa et ordena les busches dessus, et comme il eust lie ensamble Ysaac, il le mist sus le moie desbusches et estandi la main et prit le glaive a ce qu'il immolast son fil…
Nombres 16, 20-34 : Et nostre Sire dit à Moyse commande à tout le pueple quil soit separes des tabernacle Chore Dathan et Abyron. Et Moyse se leva et sen ala a Dathan et Abyron et mile guens le plus mellars disrael et dist a la tourbe : ales vous en des tabernacles des hommes sans pitié, et ne vueilles touchier les choses qui appartiennent a eulx que vous ne soies envelopes en leurs pechïes, et comme ils sen fussent ales de leur tabernacles par le circuil Dathan et Abyron issus hors estoient alentree de leur pavillons avec leur femmes et leur enfans et toute leur frequence c'est leur famille : Et Moyse dist en ce vous sares que notre sire mait envoie que je feisse toutes ces choses que regardes, et que je ne les ai pas de propre cuer pronuncees. Se il seront mors de mort acoustumees des hommes, et plaie les ara visite de laquele et les autres suelent etre visites nostre sire ve mara pas envoie. Mais si nostre Sire ara fait nouvelle chose que la terre ouvrans se bouche les englotisse et toutes les choses qui a euls appartiennent et vivens seront descendus en enfer. vous sares qu'il aront blasme notre Seigneur. Donc tantost comme il cessa a parler la terre est derrompue dessous leur piez, et ouvrans la bouche devora iceuls avec leur tabernacles et toute la substance d'iceuls, et descendirent vivens en enfer couverts de terre et périrent du milieu de la multitude, mais toute Israel qui est par environ senfoui pour la clameur des perissans…
À la fin du quatorzième siècle, en 1377, parait une nouvelle traduction. Trois traits en font une Bible unique. Elle fut faite sur l'initiative d'un roi, Charles V. Elle fut faite par un laïque, Raoul de Presles, avocat au Parlement de Paris. Et ce qui attira l'attention du roi sur cet avocat et le désigna à son choix, ce fut un traité composé par lui contre le pouvoir temporel des papes ! Ce traité, écrit en latin, plut tellement au roi qu'il pria Raoul de Presles de le traduire en français (*). Lorsqu'il lui demanda d'entreprendre la traduction de la Bible, Raoul de Presles hésita longtemps avant de se décider. Voici un extrait de sa préface, vraiment exquise. On verra comment il s'excuse d'avoir osé, lui laïque, entreprendre une telle oeuvre.
(*) E. PETAVEL, Op. cit., p. 44.
Mon très souverain et très redoubté Seigneur, quand vous me commandâtes à translater la Bible en français, je mis en délibération lequel serait plus fort à moi ou du faire ou du refuser. Car je considérais la grandeur de l'oeuvre et mon petit engin, d'une part, et, d'autre part je considérais qu'il n'était rien que je vous pusse ni dusse refuser. Je considérais de rechef mon âge et l'adverse fortune de ma maladie… Mais tandis que je débatais ceste question en moi-même, je me recordai que j'avais lu en un livre que nature humaine est comme le fer, lequel, si on ne le met en oeuvre, il s'use, et si l'on n'en use point, il s'enrouille et se gate. Et toutefois se dégate il moins quand l'on en use que quand l'on le laisse gésir. Et pour cette cause l'entrepris et aimai mieux à moi user en exercitant que moi consumer en ociosité… Et ne tiens nul à arrogance ce que je l'ai entrepris ; car votre commandement m'en excusera en tout et pour tout. Après je supplie à tous… qu'ils veuillent supporter mes deffautes, et ce qu'ils y trouveront de bien, ils le veuillent attribuer à Notre Seigneur duquel tout bien vient.
Voici quelques extraits de la traduction de Raoul de Presles :
1 Samuel 3 : Samuel doncques admenistroit a Nostre Seigneur devant Hely, et la parolle de Nostre Seigneur estoit precieuse, ne n'estoit point, en ce temps, de vision manifeste. Or advint que ung jour que Hely se gisoit en son lit, et sa veue estoit troublée, ne povoit voir la lumière de Nostre Seigneur avant qu'elle feust estainte. Et Samuel se dormoit ou temple de Nostre Seigneur ou estoit l'arche, et Nostre Seigneur l'appela… Lors entendi Hely que Nostre Seigneur appelloit l'enfant, si ly dit : Va, dist il, et te dor, et se l'en t'appelle plus, tu diras : Sire, parle, car ton sergent te oit.
Matthieu 5, 1-12 : Et quant Ihesuscrit vit les tourbes, il monta en une montaigne, et quant il se fut assis, en ouvrant sa bouche, que par avant l'avait ouverte en la loy par la bouche des Prophetes, selon ce que dit monseigneur saint Augustin sur ce pas, et les ensoignoit en disant : Ceulx qui sont poures d'esprit sont beneures, car le royaume des cieulx est à eulx. Ceulx qui sont debonnaires sont eureux, car ceulx cy possideront la terre. Ceux qui pleurent pour leurs pechies par vraie contriccion sont beneures, pource qu'ils seront confortes.
Ceulx qui desirent justice, aussi comme ceulx qui ont faim et soif desirent a menger, sont beneures, pource qu'ils seront saoules. Ceulx qui sont misericors seront beneures, pource qu'ils oront misericorde. Ceulx qui ont le cuer net seront beneures, pource qu'ils verront Dieu. Ceux qui sont paisibles sont beneures, pource qu'ils seront appellez filz de Dieu. Ceulx qui souffrent persecucion pour justice sont beneures pource que le royaume des cieulx est leur. Vous seres bieneures quant les gens vous maudiront et diront tout mal contre vous en menttant, pour moy. Esleesses vous et vous esjouissez en ce jour, pource que vostre loyer est grand es cieulx. Car ainsi persecuterent ilz les Prophetes qui furent devant vous.
Voici l'Oraison dominicale :
Vous prieres donc par ceste maniere : Nostre Pere qui es es cieulx, ton nom soit sainctifie. Ton royaume adviengne. Ta voulente soit faitte aussi en la terre comme ou ciel. Donne nous aujourd'uy nostre pain supersustanciel, qui seurmonte toute vie corporelle et donne vie pardurable. Et nous laisse noz debtes, si comme nous les laissons à nos debteurs. Et ne nous maine pas en temptacion, mais nous delivre de mal. Ainsi soit il (*).
(*) Il y a plusieurs exemplaires de la Bible de Raoul de Presles à la Bibliothèque nationale. En particulier les n- 153, 158, 20065 et 20066 (deux superbes volumes de près d'un demi-mètre de hauteur, le plus bel exemplaire de cette Bible), 22885 et 22886 (Fonds français).
Chose remarquable, l'oeuvre biblique accomplie en France au quatorzième siècle fut invoquée en Angleterre comme une raison de laisser libre cours à la Bible. En 1390, un bill présenté au Parlement proposait d'interdire la Bible de Wiclef. Le duc de Lancaster combattit ce bill en termes énergiques, et dans son discours invoqua l'exemple de la France : « Nous ne voulons pas, dit-il, devenir la lie des nations, car nous voyons d'autres peuples posséder la loi de Dieu dans leur propre langue » (*).
(*) Introd. de Horne, t. V, p. 82. Cité par E. Petavel, Op. cit., p. 51.
Re: HISTOIRE DE LA BIBLE EN FRANCE
11 - Chapitre 8 — 15° siècle : Le Nouveau Testament de Barthélémy Buyer — La Bible de Jean de Rely
Vers le milieu du quinzième siècle, Gutenberg invente l'imprimerie. En 1456, le premier livre imprimé sort de presse, et ce livre c'est la Bible, la Bible latine (*1). En 1469 se fonde la première imprimerie qu'on ait vue à Paris. Sept ans après, en 1476, paraît la première Bible imprimée (*2) en France. C'était une Bible latine. Il fallut encore attendre environ vingt ans pour voir paraître, sur l'initiative de Charles VIII, la première Bible imprimée en français. Mais vers 1476, un simple particulier, un provincial, devance le roi, et imprime le Nouveau Testament à Lyon. Ce particulier était Barthélemy Buyer. En 1472, il attira chez lui un imprimeur liégeois, Guillaume le Roy, et fit les frais de ses premiers travaux. Désireux, nouveau Valdo dans la ville de Valdo, de répandre l'Écriture en langue vulgaire, il publia le Nouveau Testament avec la collaboration de deux religieux augustins, le frère Julien Macho et le docteur Pierre Farget (*3), qui, d'après M. Reuss, reproduisirent une traduction antérieure.
(*1) On en voit deux exemplaires, de véritables chefs-d'oeuvre, sous le nom de Bible Mazarine, au musée de la Bibliothèque nationale de Paris, armoire XXIX, 58, 59. C'est la Bible connue sous le nom de Bible de quarante-deux lignes. Un peu plus tard, Gutenberg, avec l'aide de Pfister, imprima la Bible de trente-six lignes.
(*2) Par Gering, Crantz et Friburger, au Soleil d'Or, rue Saint-Jacques (Bibliothèque nationale, musée, armoire XXVIII, n° 248).
(*3) La Bibliothèque nationale possède trois exemplaires de ce Nouveau Testament (A. 538, 538 bis, 539). Ce sont des volumes petit in-4, admirablement imprimés, sur fort beau papier.
Voici, dans ce Nouveau Testament, l'Oraison dominicale
Nostre pere qui es au ciel ton nom soit sanctifie ton regne adviengne ta voulente soit faicte en terre si comme elle est au ciel sire donnes nous au iour duy nostre pain de chascun iour et nous pardonnes noz peches ainsi comme pardonnons à ceulx qui nous meffont et ne nous maine mie en temptacion cest a dire ne souffre mye que nous soions temptes mais deliure nous de mal Amen Amen vault autant a dire comme ce soit fait Ailleurs ou il est escript en leuvangile Amen amen dito vobis Lors amen est a dire je vos dy vraiyement.
Exode 36, 37, 38, dans la Bible de Gutenberg, dite de trente-six lignes (Voir note 1 au début de ce chapitre).
Voici l'histoire de Zachée (Luc 19, 1-10).
Jhus issant alors par iherico et un homme q'avoit nom zachée et estoit prince des publicans et estoit riche crut veoir ihesus et il ne pouvoit pour la turbe car il estoit de petite stature lors corut il devant et monta en ung arbre qui est appelé sigamor q'1 le peut veoir. Et quand ihesus vint la il regarda en hault et lui dit zachée descens en bas legierement car il me couvient auiourdhui demourer en ta maison. Et incontinent il descendit et le receut a grant joie en la maison. Et quand tous virent ce ilz murmurerent disans quil estoit alle a homme pécheur. Et zachée estant devant nostre Seigneur lui dit Sire vesci la moitie de mes biens q ie donne aux pouvres et se iay voullu auscune chose a aultruie ie rends à quatre doubles. ihesus lui dit salud est fait hui en ceste maison pource que le filz d'abraham y est descendu. Le filz de l'homme vint saulver ce qui estoit peri.
Un peu plus tard, peut-être en 1477, Guillaume le Roy, toujours patronné par Barthélemy Buyer, imprima à Lyon, sous la surveillance de Julien Macho et de Pierre Farget, la Bible historiale dans un texte modifié, c'est-à-dire un abrégé paraphrastique de l'Ancien et du Nouveau Testament, attribué à Guillaume Lemenand (*1). Peu après, peut-être la même année, le même volume était réimprimé (*2). En une douzaine d'années, Barthélemy Buyer ne publia pas moins de sept éditions des Écritures (*3).
(*) Dans le catalogue général des Incunables de M. Pellechet (no 2555), qui indique ce volume comme le no 133 de la bibliothèque de Poitiers.
(*2) Sous ce titre curieux :
Cy commence l'exposition et la vraye déclaration de la bible tant du viel que du nouel testament principalement suz toutes les ystoires principales dudit viel et nouel testament. Nouellement faite par ung très excellent clerc lequel par sa science fut pape. Et après la translacion a este veu et corret de poent en poent par vénérable docteur maist iulien de l'ordre des augustins de lion sur le rosne (Bibliothèque nationale A, 272). Est-ce ce Lemenand « qui par sa science fut pape » ? Tous les livres saints publiés par Barthélemy Buyer l'ont été évidemment dans cette version-là.
(*3) Deux Nouveaux Testaments, deux Bibles, trois Anciens Testaments (Catalogue général des Incunables, déjà cité. Nos 2555-59, 2563-64)
Ainsi l'impression de la Bible (soit de la Bible latine du Soleil d'or ci-dessus mentionnée, soit du Nouveau Testament de Barthélemy Buyer, soit de l'Exposition imprimée par Guillaume le Roy) se confond avec les premières origines de l'imprimerie en France (*).
(*) Le premier livre imprimé en France, en 1470, fut Gasparini Bergamensis epistolae (Lettres de Gasparino Barzizi de Bergame), à cause de son élégante latinité ; le second, Gasparini Orthographia, traité de l'orthographe latine ; le troisième, un Salluste ; le quatrième, les Orationes de Bessarion, ecclésiastique qui prêchait l'union contre les Turcs ; le cinquième, la Rhétorique de Fichet ; le sixième, la Rhétorique de Cicéron. Tous ces ouvrages furent imprimés par Michel Friburger et ses ouvriers, Ulrich Gering et Martin Crantz. Ils avaient été appelés à Paris par Heynlin et par G. Fichet, docteur de la Sorbonne, qui les installa à la Sorbonne même. En 1475, ils se transportèrent à la rue Saint-Jacques et appelèrent leur imprimerie le Soleil d'or. Leur chef-d'oeuvre fut la Bible latine de 1476.
Vers 1496 parait, chez Antoine Vérard (*1), la première Bible complète imprimée en français, par les soins de Jean de Rely, confesseur du roi, archidiacre de Notre-Dame, et ensuite évêque d'Angers. Lefèvre d'Étaples a qualifié Jean de Rely de « grand annonciateur de la parole de Dieu ». Cette Bible fut préparée à la requête du roi Charles VIII, encore adolescent (il était né en 1480). Elle reproduit à peu de chose près le texte de la Bible historiale alors en usage. Il n'y a guère que l'orthographe qui diffère (*2). Ses éditeurs appelèrent cette Bible « la grant Bible » pour la distinguer d'une Bible moins complète, qui ne contenait que les parties historiques de l'Ancien Testament et qu'on appelait « la Bible des simples gens ».
(*1) Antoine Vérard publia en 1486 des Heures royales où on lit ce qui suit :
Jesus soit en ma teste et mon entendement
Jesus soit en mes yeulx et mon regardement
Jesus soit en ma bouche et en mon parlement
Jesus soit en mon cueur et en mon pensement
Jesus soit en ma vie et en mon trespassement
Amen.
Qui du tout son cueur met en Dieu
Il a son cueur et si a Dieu
Et qui le met en autre lieu
Il pert son cueur et si pert Dieu.
(CLAUDIN, Histoire de l'Imprimerie en France au quinzième et au seizième siècle).
(*2) La bibliothèque de Genève possède l'édition de 1521.
Voici quelques lignes de la préface du premier volume :
Pauvres pécheurs, aveuglés de bien faire, qui vivez en ce monde et avez les coeurs mondains et molz à mal faire, considérez que Dieu ne veut pas la mort des pécheurs, mais qu'ils vivent et se convertissent. Pour ce, ayez les yeux ouverts, que le diable ne vous prenne en ses lacs. Vous prêtres et gens d'Église, qui êtes oiseux après votre service, connaissez-vous pas que le diable assault les humains de tentations quand il les trouve oiseux ? Par quoi est-il nécessaire de le fuir sur toutes choses et faire bonnes oeuvres agréables à Dieu et déplaisantes au diable d'enfer. Et pour ce que oisiveté est ennemie de l'âme, il est nécessaire à toutes gens oiseux, par manière de passe-temps, lire quelque belle histoire ou autre livre de science divine.
… Et a été la translation faite non pas pour les clercs, mais pour les laïcs et simples religieux… aussi pour autres bonnes personnes qui vivent selon la loi de Jésus-Christ, lesquels, par le moyen de ce livre pourront nourrir leurs âmes de divine histoire, et enseigner plusieurs gens simples et ignorants.
Dans ces lignes, dit M. Petavel, « le fond des idées est de Guiars, mais la forme est plus nette et plus incisive ». La préface du second volume est entièrement originale. Elle est si belle, par le parfum de sa piété naïve et par le charme de son vieux langage qu'il vaut la peine de la reproduire tout entière. Nul ne regrettera de l'avoir lue jusqu'au bout. On remarquera toutefois qu'elle préconise le salut par les oeuvres.
Pour inciter tous bons chrétiens à parvenir au chemin de la gloire éternelle, il est requis voir et ouïr la parole de Notre Seigneur Jésus-Christ. Et ne suffit pas encore la voir ou ouïr, mais la faut entendre et mettre en effet et retenir de bon coeur ; parquoi ceux qui facilement ne le peuvent comprendre en oyant dire, il leur est requis le voir ; c'est assavoir le lire et ruminer, tellement qu'on y puisse prendre viande et pâture à l'âme. Ceux qui ne le peuvent voir ni lire, par faute qu'ils n'ont point été endoctrinés ès lectures en leur jeunesse, il leur est nécessité de le ouïr, et, en ce faisant, ils mettront oisiveté hors de leurs entendements, et prendront substantacions divines, pour efforcer leurs corps et leurs âmes en bonnes vertus. Vous donc, humains, qui vivez sous la garde et puissance du Roi éternel, venez ; et qui voulez, après mort, vivre au royaume des cieux, vous pouvez voir, en ce second volume et ouïr choses divines et anciennes, pour émouvoir vos coeurs qui sont endurcis ès choses mondaines et diaboliques, et pouvez trouver le chemin du royaume devant dit, auquel royaume toute nature humaine se doit appliquer et avoir désir d'y entrer, considérant que le Roi qui, à présent, y est en corps et en âme, nous a créé ; ayans toujours la face et le regard vers Lui et vers son royaume. Outre plus, il nous a donné exemple comment nous devons aller en son dit royaume, pour les biens et plaisirs qui y sont. Pour ce, qui y veut aller, il faut entrer en la grâce du Roi éternel, par vaillance, c'est-à-dire par bien faire ; car le Roi est doux et miséricordieux. Il nous vaut mieux occuper en divine Écriture qu'il ne fait ès romans parlant d'amours et de batailles, qui sont pleins de menteries. Vous trouverez ici les faits de Salomon, tous fondés en bonne doctrine ; puis les prophéties de divines paroles et le Livre des Macchabées, où sont contenues plusieurs batailles et destructions de villes et de pays, pour les péchés des peuples. Après, sont les Épîtres et Évangiles, contenant plusieurs belles doctrines, avec la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ ; et après ce, est finalement l'Apocalypse où sont moult belles visions que vit saint Jean l'évangéliste, en exil en l'Isle. Vous ne pouvez donc pas être excusés de l'ignorance de notre foi, car vous avez des livres plusieurs, qui vous montrent la manière de bien vivre en ce monde, qui est le vrai chemin et droite sente pour aller au royaume devant dit ; c'est à dire, assavoir, en la gloire de Paradis, à laquelle nous mène, par sa grâce et miséricorde, la sainte Trinité, qui est Père et Fils et Saint-Esprit en une même essence. Amen.
L'intention du traducteur, et du roi qui l'inspirait, de donner par cette traduction la Bible au peuple chrétien pour enseigner les simples et les ignorants, mérite d'être soulignée.
Voici une partie de la traduction de Luc 15 :
Ung homme estoit qui avoit deux fils. Le plus jeune dist à son pere : Pere, donne moy ma portion du chasteau qui m'affiert. Et le père divisa sa substance et donna à chascun sa part. Et dedens brief temps, toutes choses assemblees ensemble, le plus jeune filz alla hors du pays en loingtaine region, et despendit illec toute sa substance en vivant luxurieusement avec les femmes… Et lui retournant à soy mesmes, dist : … Je me partiray d'ici et iray à mon pere et lui diray : Pere, j'ay peché devant Dieu et devant toy, ne je ne suis mie digne d'estre appele ton filz, mais faitz moi comme ung de tes servans moissonniers. Et il se leva et vint à son pere. Quand il estoit encore loin, son pere le vit, et fut meu de miséricorde, et luy court et lui cheut sur le col et le baisa… Lors dist le pere a ses servans : Apportez tost la plus chere vesture, et le vestez… il estoit perdu et il est retoruve.
Cette Bible atteignait en 1545, à Paris, en tout cas sa dixième et peut-être sa seizième édition.
En même temps que la Bible de Jean de Rely, parurent à part, aussi sur le désir du roi, les psaumes (*). Le traducteur et commentateur fait preuve de hardiesse en se demandant si tous les psaumes sont de David, et en répondant par la négative. Il estime que le psaume I a été composé par Esdras, en manière de prologue.
(*) PETAVEL, Op. cit., 54.
La Bible de Jean de Rely, touchante par son inspiration, donnait malheureusement la parole de Dieu fortement mélangée de superfétations et d'altérations humaines. Non seulement elle avait gardé plusieurs des additions de Pierre Comestor, mais encore les contresens y abondaient tellement que des parties entières, notamment les épîtres de Paul, étaient inintelligibles. « L'épître aux Romains, dit M. Petavel, cette clef des Écritures, comme l'appelle Chrysostome, était couverte d'une rouille si épaisse que l'usage en était rendu très difficile, sinon impossible ».
Il y avait pis encore : « Qu'on se figure, dit M. Nisard (*1), que trente ans avant l'apparition du livre de Calvin (l'Institution), il n'y avait en France pour toute Bible qu'une sorte d'interprétation grossière où la glose était mêlée au texte, et faisait accorder la parole sacrée avec tous les abus de l'Église romaine. Au temps même de François 1er, on lisait dans le Nouveau Testament : evertit domum (il renverse la maison) pour everrit domum (il balaie) ; hereticum de vita (à mort l'hérétique) pour hereticum devita (évite l'hérétique) (*2).
(*1) Histoire de la Littérature française, I, 307.
(*2) Luc 15, 8 ; Tite 3, 10.
Il est vrai que c'était la Vulgate d'alors qui était responsable de ces erreurs. Mais la Bible de Jean de Rely donnait des cornes à Moïse, ce qui, dit Olivétan, excitait les railleries des docteurs juifs. Suivant elle, « la poudre du veau d'or que Moïse fit mêler à l'eau bue par les Israélites s'était arrêtée sur les barbes de ceux qui avaient adoré l'image, ce qui fut la marque à laquelle on les reconnut ». Et lorsque nos premiers parents furent chassés du Paradis « lors leur fist notre Seigneur cottes de piaux de bestes mortes pour leur montrer qu'ils étaient mortels, et les en vestit en disant par manière de dérision et de moquerie : « Voici Adam qui est fait comme l'un de nous » (*).
(*) PETAVEL, op, cit., 64.
« D'autre part, dit M. Petavel, on est surpris de rencontrer dans ces Bibles d'avant la Réforme des annotations telles que celles-ci, qui semblent être quelques lambeaux des écrits de saint Augustin :
Ce que l'Esprit et l'Épouse disent : Venez, cela signifie que la Trinité et la Sainte Église nous sermonnent à entendre cette Écriture et à la mettre en oeuvre, et ceux qui l'entendent sermonnent les autres, et ce qui est dit : Qui a soif vienne, signifie que celui qui désire la gloire du ciel par vraie foi la doit mettre en pratique, et ne se fier pas en ses mérites, mais en grâce ».
« Ici la glose n'a d'autre tort que d'occuper la place du texte qui, dans l'Apocalypse, est aux trois quarts supprimé » (*).
(*) Ibid., p. 63.
Les âmes droites, avides de vérité et de salut, surent, sans aucun doute, trouver dans cette version le message divin, comme l'abeille laisse dans la fleur le poison et y aspire le suc dont elle fera le miel.
Une réforme était nécessaire. Le premier qui s'y employa fut Lefèvre d'Étaples.
Vers le milieu du quinzième siècle, Gutenberg invente l'imprimerie. En 1456, le premier livre imprimé sort de presse, et ce livre c'est la Bible, la Bible latine (*1). En 1469 se fonde la première imprimerie qu'on ait vue à Paris. Sept ans après, en 1476, paraît la première Bible imprimée (*2) en France. C'était une Bible latine. Il fallut encore attendre environ vingt ans pour voir paraître, sur l'initiative de Charles VIII, la première Bible imprimée en français. Mais vers 1476, un simple particulier, un provincial, devance le roi, et imprime le Nouveau Testament à Lyon. Ce particulier était Barthélemy Buyer. En 1472, il attira chez lui un imprimeur liégeois, Guillaume le Roy, et fit les frais de ses premiers travaux. Désireux, nouveau Valdo dans la ville de Valdo, de répandre l'Écriture en langue vulgaire, il publia le Nouveau Testament avec la collaboration de deux religieux augustins, le frère Julien Macho et le docteur Pierre Farget (*3), qui, d'après M. Reuss, reproduisirent une traduction antérieure.
(*1) On en voit deux exemplaires, de véritables chefs-d'oeuvre, sous le nom de Bible Mazarine, au musée de la Bibliothèque nationale de Paris, armoire XXIX, 58, 59. C'est la Bible connue sous le nom de Bible de quarante-deux lignes. Un peu plus tard, Gutenberg, avec l'aide de Pfister, imprima la Bible de trente-six lignes.
(*2) Par Gering, Crantz et Friburger, au Soleil d'Or, rue Saint-Jacques (Bibliothèque nationale, musée, armoire XXVIII, n° 248).
(*3) La Bibliothèque nationale possède trois exemplaires de ce Nouveau Testament (A. 538, 538 bis, 539). Ce sont des volumes petit in-4, admirablement imprimés, sur fort beau papier.
Voici, dans ce Nouveau Testament, l'Oraison dominicale
Nostre pere qui es au ciel ton nom soit sanctifie ton regne adviengne ta voulente soit faicte en terre si comme elle est au ciel sire donnes nous au iour duy nostre pain de chascun iour et nous pardonnes noz peches ainsi comme pardonnons à ceulx qui nous meffont et ne nous maine mie en temptacion cest a dire ne souffre mye que nous soions temptes mais deliure nous de mal Amen Amen vault autant a dire comme ce soit fait Ailleurs ou il est escript en leuvangile Amen amen dito vobis Lors amen est a dire je vos dy vraiyement.
Exode 36, 37, 38, dans la Bible de Gutenberg, dite de trente-six lignes (Voir note 1 au début de ce chapitre).
Voici l'histoire de Zachée (Luc 19, 1-10).
Jhus issant alors par iherico et un homme q'avoit nom zachée et estoit prince des publicans et estoit riche crut veoir ihesus et il ne pouvoit pour la turbe car il estoit de petite stature lors corut il devant et monta en ung arbre qui est appelé sigamor q'1 le peut veoir. Et quand ihesus vint la il regarda en hault et lui dit zachée descens en bas legierement car il me couvient auiourdhui demourer en ta maison. Et incontinent il descendit et le receut a grant joie en la maison. Et quand tous virent ce ilz murmurerent disans quil estoit alle a homme pécheur. Et zachée estant devant nostre Seigneur lui dit Sire vesci la moitie de mes biens q ie donne aux pouvres et se iay voullu auscune chose a aultruie ie rends à quatre doubles. ihesus lui dit salud est fait hui en ceste maison pource que le filz d'abraham y est descendu. Le filz de l'homme vint saulver ce qui estoit peri.
Un peu plus tard, peut-être en 1477, Guillaume le Roy, toujours patronné par Barthélemy Buyer, imprima à Lyon, sous la surveillance de Julien Macho et de Pierre Farget, la Bible historiale dans un texte modifié, c'est-à-dire un abrégé paraphrastique de l'Ancien et du Nouveau Testament, attribué à Guillaume Lemenand (*1). Peu après, peut-être la même année, le même volume était réimprimé (*2). En une douzaine d'années, Barthélemy Buyer ne publia pas moins de sept éditions des Écritures (*3).
(*) Dans le catalogue général des Incunables de M. Pellechet (no 2555), qui indique ce volume comme le no 133 de la bibliothèque de Poitiers.
(*2) Sous ce titre curieux :
Cy commence l'exposition et la vraye déclaration de la bible tant du viel que du nouel testament principalement suz toutes les ystoires principales dudit viel et nouel testament. Nouellement faite par ung très excellent clerc lequel par sa science fut pape. Et après la translacion a este veu et corret de poent en poent par vénérable docteur maist iulien de l'ordre des augustins de lion sur le rosne (Bibliothèque nationale A, 272). Est-ce ce Lemenand « qui par sa science fut pape » ? Tous les livres saints publiés par Barthélemy Buyer l'ont été évidemment dans cette version-là.
(*3) Deux Nouveaux Testaments, deux Bibles, trois Anciens Testaments (Catalogue général des Incunables, déjà cité. Nos 2555-59, 2563-64)
Ainsi l'impression de la Bible (soit de la Bible latine du Soleil d'or ci-dessus mentionnée, soit du Nouveau Testament de Barthélemy Buyer, soit de l'Exposition imprimée par Guillaume le Roy) se confond avec les premières origines de l'imprimerie en France (*).
(*) Le premier livre imprimé en France, en 1470, fut Gasparini Bergamensis epistolae (Lettres de Gasparino Barzizi de Bergame), à cause de son élégante latinité ; le second, Gasparini Orthographia, traité de l'orthographe latine ; le troisième, un Salluste ; le quatrième, les Orationes de Bessarion, ecclésiastique qui prêchait l'union contre les Turcs ; le cinquième, la Rhétorique de Fichet ; le sixième, la Rhétorique de Cicéron. Tous ces ouvrages furent imprimés par Michel Friburger et ses ouvriers, Ulrich Gering et Martin Crantz. Ils avaient été appelés à Paris par Heynlin et par G. Fichet, docteur de la Sorbonne, qui les installa à la Sorbonne même. En 1475, ils se transportèrent à la rue Saint-Jacques et appelèrent leur imprimerie le Soleil d'or. Leur chef-d'oeuvre fut la Bible latine de 1476.
Vers 1496 parait, chez Antoine Vérard (*1), la première Bible complète imprimée en français, par les soins de Jean de Rely, confesseur du roi, archidiacre de Notre-Dame, et ensuite évêque d'Angers. Lefèvre d'Étaples a qualifié Jean de Rely de « grand annonciateur de la parole de Dieu ». Cette Bible fut préparée à la requête du roi Charles VIII, encore adolescent (il était né en 1480). Elle reproduit à peu de chose près le texte de la Bible historiale alors en usage. Il n'y a guère que l'orthographe qui diffère (*2). Ses éditeurs appelèrent cette Bible « la grant Bible » pour la distinguer d'une Bible moins complète, qui ne contenait que les parties historiques de l'Ancien Testament et qu'on appelait « la Bible des simples gens ».
(*1) Antoine Vérard publia en 1486 des Heures royales où on lit ce qui suit :
Jesus soit en ma teste et mon entendement
Jesus soit en mes yeulx et mon regardement
Jesus soit en ma bouche et en mon parlement
Jesus soit en mon cueur et en mon pensement
Jesus soit en ma vie et en mon trespassement
Amen.
Qui du tout son cueur met en Dieu
Il a son cueur et si a Dieu
Et qui le met en autre lieu
Il pert son cueur et si pert Dieu.
(CLAUDIN, Histoire de l'Imprimerie en France au quinzième et au seizième siècle).
(*2) La bibliothèque de Genève possède l'édition de 1521.
Voici quelques lignes de la préface du premier volume :
Pauvres pécheurs, aveuglés de bien faire, qui vivez en ce monde et avez les coeurs mondains et molz à mal faire, considérez que Dieu ne veut pas la mort des pécheurs, mais qu'ils vivent et se convertissent. Pour ce, ayez les yeux ouverts, que le diable ne vous prenne en ses lacs. Vous prêtres et gens d'Église, qui êtes oiseux après votre service, connaissez-vous pas que le diable assault les humains de tentations quand il les trouve oiseux ? Par quoi est-il nécessaire de le fuir sur toutes choses et faire bonnes oeuvres agréables à Dieu et déplaisantes au diable d'enfer. Et pour ce que oisiveté est ennemie de l'âme, il est nécessaire à toutes gens oiseux, par manière de passe-temps, lire quelque belle histoire ou autre livre de science divine.
… Et a été la translation faite non pas pour les clercs, mais pour les laïcs et simples religieux… aussi pour autres bonnes personnes qui vivent selon la loi de Jésus-Christ, lesquels, par le moyen de ce livre pourront nourrir leurs âmes de divine histoire, et enseigner plusieurs gens simples et ignorants.
Dans ces lignes, dit M. Petavel, « le fond des idées est de Guiars, mais la forme est plus nette et plus incisive ». La préface du second volume est entièrement originale. Elle est si belle, par le parfum de sa piété naïve et par le charme de son vieux langage qu'il vaut la peine de la reproduire tout entière. Nul ne regrettera de l'avoir lue jusqu'au bout. On remarquera toutefois qu'elle préconise le salut par les oeuvres.
Pour inciter tous bons chrétiens à parvenir au chemin de la gloire éternelle, il est requis voir et ouïr la parole de Notre Seigneur Jésus-Christ. Et ne suffit pas encore la voir ou ouïr, mais la faut entendre et mettre en effet et retenir de bon coeur ; parquoi ceux qui facilement ne le peuvent comprendre en oyant dire, il leur est requis le voir ; c'est assavoir le lire et ruminer, tellement qu'on y puisse prendre viande et pâture à l'âme. Ceux qui ne le peuvent voir ni lire, par faute qu'ils n'ont point été endoctrinés ès lectures en leur jeunesse, il leur est nécessité de le ouïr, et, en ce faisant, ils mettront oisiveté hors de leurs entendements, et prendront substantacions divines, pour efforcer leurs corps et leurs âmes en bonnes vertus. Vous donc, humains, qui vivez sous la garde et puissance du Roi éternel, venez ; et qui voulez, après mort, vivre au royaume des cieux, vous pouvez voir, en ce second volume et ouïr choses divines et anciennes, pour émouvoir vos coeurs qui sont endurcis ès choses mondaines et diaboliques, et pouvez trouver le chemin du royaume devant dit, auquel royaume toute nature humaine se doit appliquer et avoir désir d'y entrer, considérant que le Roi qui, à présent, y est en corps et en âme, nous a créé ; ayans toujours la face et le regard vers Lui et vers son royaume. Outre plus, il nous a donné exemple comment nous devons aller en son dit royaume, pour les biens et plaisirs qui y sont. Pour ce, qui y veut aller, il faut entrer en la grâce du Roi éternel, par vaillance, c'est-à-dire par bien faire ; car le Roi est doux et miséricordieux. Il nous vaut mieux occuper en divine Écriture qu'il ne fait ès romans parlant d'amours et de batailles, qui sont pleins de menteries. Vous trouverez ici les faits de Salomon, tous fondés en bonne doctrine ; puis les prophéties de divines paroles et le Livre des Macchabées, où sont contenues plusieurs batailles et destructions de villes et de pays, pour les péchés des peuples. Après, sont les Épîtres et Évangiles, contenant plusieurs belles doctrines, avec la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ ; et après ce, est finalement l'Apocalypse où sont moult belles visions que vit saint Jean l'évangéliste, en exil en l'Isle. Vous ne pouvez donc pas être excusés de l'ignorance de notre foi, car vous avez des livres plusieurs, qui vous montrent la manière de bien vivre en ce monde, qui est le vrai chemin et droite sente pour aller au royaume devant dit ; c'est à dire, assavoir, en la gloire de Paradis, à laquelle nous mène, par sa grâce et miséricorde, la sainte Trinité, qui est Père et Fils et Saint-Esprit en une même essence. Amen.
L'intention du traducteur, et du roi qui l'inspirait, de donner par cette traduction la Bible au peuple chrétien pour enseigner les simples et les ignorants, mérite d'être soulignée.
Voici une partie de la traduction de Luc 15 :
Ung homme estoit qui avoit deux fils. Le plus jeune dist à son pere : Pere, donne moy ma portion du chasteau qui m'affiert. Et le père divisa sa substance et donna à chascun sa part. Et dedens brief temps, toutes choses assemblees ensemble, le plus jeune filz alla hors du pays en loingtaine region, et despendit illec toute sa substance en vivant luxurieusement avec les femmes… Et lui retournant à soy mesmes, dist : … Je me partiray d'ici et iray à mon pere et lui diray : Pere, j'ay peché devant Dieu et devant toy, ne je ne suis mie digne d'estre appele ton filz, mais faitz moi comme ung de tes servans moissonniers. Et il se leva et vint à son pere. Quand il estoit encore loin, son pere le vit, et fut meu de miséricorde, et luy court et lui cheut sur le col et le baisa… Lors dist le pere a ses servans : Apportez tost la plus chere vesture, et le vestez… il estoit perdu et il est retoruve.
Cette Bible atteignait en 1545, à Paris, en tout cas sa dixième et peut-être sa seizième édition.
En même temps que la Bible de Jean de Rely, parurent à part, aussi sur le désir du roi, les psaumes (*). Le traducteur et commentateur fait preuve de hardiesse en se demandant si tous les psaumes sont de David, et en répondant par la négative. Il estime que le psaume I a été composé par Esdras, en manière de prologue.
(*) PETAVEL, Op. cit., 54.
La Bible de Jean de Rely, touchante par son inspiration, donnait malheureusement la parole de Dieu fortement mélangée de superfétations et d'altérations humaines. Non seulement elle avait gardé plusieurs des additions de Pierre Comestor, mais encore les contresens y abondaient tellement que des parties entières, notamment les épîtres de Paul, étaient inintelligibles. « L'épître aux Romains, dit M. Petavel, cette clef des Écritures, comme l'appelle Chrysostome, était couverte d'une rouille si épaisse que l'usage en était rendu très difficile, sinon impossible ».
Il y avait pis encore : « Qu'on se figure, dit M. Nisard (*1), que trente ans avant l'apparition du livre de Calvin (l'Institution), il n'y avait en France pour toute Bible qu'une sorte d'interprétation grossière où la glose était mêlée au texte, et faisait accorder la parole sacrée avec tous les abus de l'Église romaine. Au temps même de François 1er, on lisait dans le Nouveau Testament : evertit domum (il renverse la maison) pour everrit domum (il balaie) ; hereticum de vita (à mort l'hérétique) pour hereticum devita (évite l'hérétique) (*2).
(*1) Histoire de la Littérature française, I, 307.
(*2) Luc 15, 8 ; Tite 3, 10.
Il est vrai que c'était la Vulgate d'alors qui était responsable de ces erreurs. Mais la Bible de Jean de Rely donnait des cornes à Moïse, ce qui, dit Olivétan, excitait les railleries des docteurs juifs. Suivant elle, « la poudre du veau d'or que Moïse fit mêler à l'eau bue par les Israélites s'était arrêtée sur les barbes de ceux qui avaient adoré l'image, ce qui fut la marque à laquelle on les reconnut ». Et lorsque nos premiers parents furent chassés du Paradis « lors leur fist notre Seigneur cottes de piaux de bestes mortes pour leur montrer qu'ils étaient mortels, et les en vestit en disant par manière de dérision et de moquerie : « Voici Adam qui est fait comme l'un de nous » (*).
(*) PETAVEL, op, cit., 64.
« D'autre part, dit M. Petavel, on est surpris de rencontrer dans ces Bibles d'avant la Réforme des annotations telles que celles-ci, qui semblent être quelques lambeaux des écrits de saint Augustin :
Ce que l'Esprit et l'Épouse disent : Venez, cela signifie que la Trinité et la Sainte Église nous sermonnent à entendre cette Écriture et à la mettre en oeuvre, et ceux qui l'entendent sermonnent les autres, et ce qui est dit : Qui a soif vienne, signifie que celui qui désire la gloire du ciel par vraie foi la doit mettre en pratique, et ne se fier pas en ses mérites, mais en grâce ».
« Ici la glose n'a d'autre tort que d'occuper la place du texte qui, dans l'Apocalypse, est aux trois quarts supprimé » (*).
(*) Ibid., p. 63.
Les âmes droites, avides de vérité et de salut, surent, sans aucun doute, trouver dans cette version le message divin, comme l'abeille laisse dans la fleur le poison et y aspire le suc dont elle fera le miel.
Une réforme était nécessaire. Le premier qui s'y employa fut Lefèvre d'Étaples.
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