Métaphysique
Page 1 sur 1
Métaphysique
Métaphysique
Sans une saine métaphysique toute la philosophie peut dévier et tomber dans un certain nombre d'erreurs.
La métaphysique étant la plus haute des sciences philosophiques, elle demeure capitale pour ensuite aborder la théologie.
Dans une période ou la métaphysique est complètement abandonnée, il convient de la retrouver et de la faire retrouver. L'homme ne peut se passer de métaphysique... S'il n'en a pas une solide, il s'attachera à des systèmes philosophiques douteux qui fausseront toute sa notion du réel. Car l'enjeu est bien là, le réel. Faute de métaphysique, les philosophes et théologiens modernes s'abandonnent à l'idéalisme et au subjectivisme.
À la physique, qui étudie la nature, on oppose souvent la métaphysique.
Celle-ci est définie soit comme la science des réalités qui ne tombent pas sous le sens, des êtres immatériels et invisibles (ainsi l'âme et Dieu), soit comme la connaissance de ce que les choses sont en elles-mêmes, par opposition aux apparences qu'elles présentent. Dans les deux cas, la métaphysique porte sur ce qui est au-delà de la nature, de la ϕ́υσις, ou, si l'on préfère, du monde tel qu'il nous est donné, et tel que les sciences positives le conçoivent et l'étudient.
Mais, précisément, ce qui est au-delà de la nature n'est-il pas inconnaissable ?
L'ambition de fonder une métaphysique passe donc, aux yeux de beaucoup, pour chimérique, et le mot de métaphysique qui, selon certains philosophes, tel Descartes, désigne la connaissance à la fois fondamentale et suprême, est pris, par d'autres, en un sens dépréciatif. Dire qu'une question est métaphysique, n'est-ce pas avouer qu'elle est insoluble, et que ceux qui se consacrent à son étude ne pourront jamais nous offrir que verbiage et divagations ?
Il est donc d'abord nécessaire de considérer historiquement ce qu'a été la métaphysique, de préciser les sens divers que le terme a reçus, d'examiner les attitudes que les différents penseurs ont adoptées en ce qui concerne cette connaissance, effective ou prétendue. On pourra alors se demander si la métaphysique peut garder, à l'heure actuelle, un sens et une valeur.
Sans une saine métaphysique toute la philosophie peut dévier et tomber dans un certain nombre d'erreurs.
La métaphysique étant la plus haute des sciences philosophiques, elle demeure capitale pour ensuite aborder la théologie.
Dans une période ou la métaphysique est complètement abandonnée, il convient de la retrouver et de la faire retrouver. L'homme ne peut se passer de métaphysique... S'il n'en a pas une solide, il s'attachera à des systèmes philosophiques douteux qui fausseront toute sa notion du réel. Car l'enjeu est bien là, le réel. Faute de métaphysique, les philosophes et théologiens modernes s'abandonnent à l'idéalisme et au subjectivisme.
À la physique, qui étudie la nature, on oppose souvent la métaphysique.
Celle-ci est définie soit comme la science des réalités qui ne tombent pas sous le sens, des êtres immatériels et invisibles (ainsi l'âme et Dieu), soit comme la connaissance de ce que les choses sont en elles-mêmes, par opposition aux apparences qu'elles présentent. Dans les deux cas, la métaphysique porte sur ce qui est au-delà de la nature, de la ϕ́υσις, ou, si l'on préfère, du monde tel qu'il nous est donné, et tel que les sciences positives le conçoivent et l'étudient.
Mais, précisément, ce qui est au-delà de la nature n'est-il pas inconnaissable ?
L'ambition de fonder une métaphysique passe donc, aux yeux de beaucoup, pour chimérique, et le mot de métaphysique qui, selon certains philosophes, tel Descartes, désigne la connaissance à la fois fondamentale et suprême, est pris, par d'autres, en un sens dépréciatif. Dire qu'une question est métaphysique, n'est-ce pas avouer qu'elle est insoluble, et que ceux qui se consacrent à son étude ne pourront jamais nous offrir que verbiage et divagations ?
Il est donc d'abord nécessaire de considérer historiquement ce qu'a été la métaphysique, de préciser les sens divers que le terme a reçus, d'examiner les attitudes que les différents penseurs ont adoptées en ce qui concerne cette connaissance, effective ou prétendue. On pourra alors se demander si la métaphysique peut garder, à l'heure actuelle, un sens et une valeur.
Re: Métaphysique
Philosophie et métaphysique : l'origine grecque
La philosophie occidentale prend naissance en Grèce aux VIe et Ve siècles av. J.-C. C'est une investigation rationnelle du cosmos (ou monde comme totalité ordonnée), mettant à distance - sans les renier pour autant - les explications mythiques de la tradition religieuse polythéiste grecque, dont Homère et Hésiode sont les éminents représentants.
Une telle investigation rationnelle signale l'émergence du souci d'explication scientifique du monde, dans sa totalité comme dans ses parties. En ce sens, science et philosophie sont une seule et même activité, manifestant la puissance et l'autonomie de la raison humaine.
C'est dans ce sillage de la philosophie grecque des VIe et Ve siècles que se constitue la métaphysique. Platon (428-347 av. J.-C.), élève de Socrate (470-399 av. J.-C.), élabore par écrit la première grande pensée métaphysique occidentale. Toutes les métaphysiques ultérieures peuvent y être référées, comme à leur source originaire.
Ainsi le philosophe contemporain Heidegger (1889-1976) déclare que, depuis le Ve siècle av. J.-C., toute la philosophie occidentale est en son fond platonisme, c'est-à-dire pensée métaphysique modelée par la pensée platonicienne.
Le platonisme ou la mise en place des traits caractéristiques de la métaphysique occidentale
Platon héritier des philosophes présocratiques (Héraclite, Parménide) d'une part, et, d'autre part, disciple de Socrate (mort en 399 av. J.-C.) met en place une série de distinctions formant un ensemble cohérent et caractéristique.
à. La distinction de deux plans de réalité
b. La distinction de l'âme immortelle et du corps mortel
Dans cette perspective, il y aurait, d'une part, une réalité perçue par les sens, c'est-à-dire par le corps, et, d'autre part, une réalité perçue par l'âme, c'est-à-dire saisie par la raison seule.
Cette distinction va de pair avec la valorisation de l'activité rationnelle, autrement dit de l'activité de l'âme. La nature de l'âme et la nature du corps sont radicalement différentes ; en effet, seule l'âme est en mesure, du fait de sa nature divine, d'échapper à la mort.
Socrate, dans l'ouvrage de Platon intitulé le Phédon, explique à ses disciples que, l'âme étant immortelle, le philosophe n'a pas à redouter la mort.
Ainsi est décrit, pour les siècles à venir, le sage métaphysicien : il ne craint pas la mort physique, aspire à la liberté spirituelle, et lutte, pendant son existence d'homme, pour inscrire dans le monde humain la vérité philosophique.
c. La distinction de la science et de l'opinion
Par l'entremise du corps et des jugements liés au corps, l'homme n'accède jamais à la vérité pleine et entière. Il n'atteint que l'opinion : savoir instable, subjectif, approximatif, bref, relatifet trompeur.
Pour constituer la science, l'être humain doit s'élever jusqu'à la connaissance des essences. Cette élévation nécessite d'exercer l'âme à se libérer des entraves du corps et despréjugés liés aux impressions sensibles. L'activité philosophique met en évidence un tel effort.
d. La distinction entre passions et raison
Le métaphysicien contrôle ses émotions et ses passions, met à distance les désirs impérieux du corps, et s'exerce, sa vie durant, à cultiver la puissance de son âme : la raison doit l'emporter sur les passions et le jugement vrai sur les préjugés.
La métaphysique implique donc non seulement une recherche de la science comme savoir vrai, mais aussi une volonté de perfectionnement moral, de maîtrise de soi.
La métaphysique en question
Toutes ces distinctions métaphysiques seront mises en cause, au sein même de la culture occidentale, tant par des philosophes que par des hommes de science. Notons particulièrement quelques grandes contestations.
Emmanuel Kant (1724-1804) dénoncera l'illusion d'une connaissance humaine par « raison pure » : raison qui, selon les métaphysiciens, serait capable, sans recours à l'expérience sensible, de connaître les essences. Il conteste l'idéal métaphysique issu du platonisme et effectue l'examen critique du pouvoir de la raison humaine.
Auguste Comte (1798-1857), impressionné par la puissance des sciences et par les réalisations qu'elles permettent, déclare que la métaphysique est dépassée, révolue. Connaître ne consiste pas à saisir les essences, mais à repérer, ordonner, et systématiser les lois qui régissent les faits. La connaissance scientifique remplit cette fonction. La philosophie ne disparaît pas pour autant : au philosophe métaphysicien se substitue le philosophe épistémologue. Il porte sa réflexion sur les principes, méthodes et concepts présents dans le champ scientifique.
Friedrich Nietzsche (1844-1900), faisant le procès de la rationalité tant grecque que chrétienne, contestera avec virulence toutes les valeurs spirituelles et morales léguées par la métaphysique. Sa dénonciation de tous les idéaux métaphysiques comme autant de préjugés au service d'une volonté de puissance maladive jettera la suspicion sur l'édifice entier de la culture occidentale. Il montre l'importance du langage dans l'édification du réseau des argumentations métaphysiques. Cette philosophie marque de son empreinte la pensée contemporaine.
La philosophie occidentale prend naissance en Grèce aux VIe et Ve siècles av. J.-C. C'est une investigation rationnelle du cosmos (ou monde comme totalité ordonnée), mettant à distance - sans les renier pour autant - les explications mythiques de la tradition religieuse polythéiste grecque, dont Homère et Hésiode sont les éminents représentants.
Une telle investigation rationnelle signale l'émergence du souci d'explication scientifique du monde, dans sa totalité comme dans ses parties. En ce sens, science et philosophie sont une seule et même activité, manifestant la puissance et l'autonomie de la raison humaine.
C'est dans ce sillage de la philosophie grecque des VIe et Ve siècles que se constitue la métaphysique. Platon (428-347 av. J.-C.), élève de Socrate (470-399 av. J.-C.), élabore par écrit la première grande pensée métaphysique occidentale. Toutes les métaphysiques ultérieures peuvent y être référées, comme à leur source originaire.
Ainsi le philosophe contemporain Heidegger (1889-1976) déclare que, depuis le Ve siècle av. J.-C., toute la philosophie occidentale est en son fond platonisme, c'est-à-dire pensée métaphysique modelée par la pensée platonicienne.
Le platonisme ou la mise en place des traits caractéristiques de la métaphysique occidentale
Platon héritier des philosophes présocratiques (Héraclite, Parménide) d'une part, et, d'autre part, disciple de Socrate (mort en 399 av. J.-C.) met en place une série de distinctions formant un ensemble cohérent et caractéristique.
à. La distinction de deux plans de réalité
- Le plan sensible
C'est le plan des existences sensibles, soumises à la naissance, à la mort, au changement, au Temps. - Le plan intelligible
C'est le plan des essences, c'est-à-dire des réalités immuables, intemporelles, éternelles.
b. La distinction de l'âme immortelle et du corps mortel
Dans cette perspective, il y aurait, d'une part, une réalité perçue par les sens, c'est-à-dire par le corps, et, d'autre part, une réalité perçue par l'âme, c'est-à-dire saisie par la raison seule.
Cette distinction va de pair avec la valorisation de l'activité rationnelle, autrement dit de l'activité de l'âme. La nature de l'âme et la nature du corps sont radicalement différentes ; en effet, seule l'âme est en mesure, du fait de sa nature divine, d'échapper à la mort.
Socrate, dans l'ouvrage de Platon intitulé le Phédon, explique à ses disciples que, l'âme étant immortelle, le philosophe n'a pas à redouter la mort.
Ainsi est décrit, pour les siècles à venir, le sage métaphysicien : il ne craint pas la mort physique, aspire à la liberté spirituelle, et lutte, pendant son existence d'homme, pour inscrire dans le monde humain la vérité philosophique.
c. La distinction de la science et de l'opinion
Par l'entremise du corps et des jugements liés au corps, l'homme n'accède jamais à la vérité pleine et entière. Il n'atteint que l'opinion : savoir instable, subjectif, approximatif, bref, relatifet trompeur.
Pour constituer la science, l'être humain doit s'élever jusqu'à la connaissance des essences. Cette élévation nécessite d'exercer l'âme à se libérer des entraves du corps et despréjugés liés aux impressions sensibles. L'activité philosophique met en évidence un tel effort.
d. La distinction entre passions et raison
Le métaphysicien contrôle ses émotions et ses passions, met à distance les désirs impérieux du corps, et s'exerce, sa vie durant, à cultiver la puissance de son âme : la raison doit l'emporter sur les passions et le jugement vrai sur les préjugés.
La métaphysique implique donc non seulement une recherche de la science comme savoir vrai, mais aussi une volonté de perfectionnement moral, de maîtrise de soi.
La métaphysique en question
Toutes ces distinctions métaphysiques seront mises en cause, au sein même de la culture occidentale, tant par des philosophes que par des hommes de science. Notons particulièrement quelques grandes contestations.
Emmanuel Kant (1724-1804) dénoncera l'illusion d'une connaissance humaine par « raison pure » : raison qui, selon les métaphysiciens, serait capable, sans recours à l'expérience sensible, de connaître les essences. Il conteste l'idéal métaphysique issu du platonisme et effectue l'examen critique du pouvoir de la raison humaine.
Auguste Comte (1798-1857), impressionné par la puissance des sciences et par les réalisations qu'elles permettent, déclare que la métaphysique est dépassée, révolue. Connaître ne consiste pas à saisir les essences, mais à repérer, ordonner, et systématiser les lois qui régissent les faits. La connaissance scientifique remplit cette fonction. La philosophie ne disparaît pas pour autant : au philosophe métaphysicien se substitue le philosophe épistémologue. Il porte sa réflexion sur les principes, méthodes et concepts présents dans le champ scientifique.
Friedrich Nietzsche (1844-1900), faisant le procès de la rationalité tant grecque que chrétienne, contestera avec virulence toutes les valeurs spirituelles et morales léguées par la métaphysique. Sa dénonciation de tous les idéaux métaphysiques comme autant de préjugés au service d'une volonté de puissance maladive jettera la suspicion sur l'édifice entier de la culture occidentale. Il montre l'importance du langage dans l'édification du réseau des argumentations métaphysiques. Cette philosophie marque de son empreinte la pensée contemporaine.
Re: Métaphysique
La métaphysique et les sciences
Les nouveaux enjeux
Claudine Tiercelin
Texte intégral
1À bien des égards, l’époque semble révolue de la métaphysique comme « reine des sciences ». Même si « l’homme fait de la métaphysique comme il respire[ltr]1[/ltr] », il est devenu presque naturel, surtout depuis le virage kantien, de considérer que c’est aux sciences de nous dire de quoi le monde est fait et partant (du moins le croit-on) ce qu’il est. La métaphysique, quant à elle, ne pourrait rien nous apprendre de la réalité objective : au mieux peut-elle nous informer sur certains traits nécessaires de ce que nous pensons à son sujet. Aussi, réfléchir aux relations entre la métaphysique et les sciences, est-ce assurément évoquer leurs liens tendus tout au long de l’histoire et donc le bien fondé, pour l’une comme pour l’autre, de certains rappels à l’ordre. C’est suggérer ensuite, pour éviter scientisme et apriorisme, quelques règles simples de bonne conduite. C’est parier enfin, du moins si l’on veut écarter un idéalisme qui menace pareillement savants et métaphysiciens, sur la double possibilité du réalisme scientifique comme tel et d’une métaphysique scientifique capable de nous dire, sans rien avoir à envier aux sciences, ce qui est vrai, certes, de ce que nous pensons de la réalité, mais aussi et surtout de la réalité en soi[ltr]2[/ltr]. Tels sont, me semble-t-il, les enjeux majeurs qui se posent aujourd’hui non seulement au philosophe et à l’historien des sciences et au métaphysicien (au sens traditionnel que l’on est habitué à donner à ces termes en France) mais au philosophe tout court, auquel incidemment certains problèmes cruciaux touchant au langage, à la connaissance ou encore à l’éthique ne devraient jamais apparaître, à plus ou moins long terme, comme absolument étrangers.
[ltr]1. Métaphysique et science : une histoire mouvementée[/ltr]
2Je commencerai donc par quelques brefs rappels sur cette histoire mouvementée, qui ne date pas d’hier, des relations entre la métaphysique et les sciences. One ne le sait que trop en effet : science et métaphysique ne font pas bon ménage. Plutôt que de se demander de quoi le monde est fait (d’eau, d’air, de feu ?), à l’inverse des physiciens (Empédocle, Thalès ou Anaximène) uniquement soucieux des causes matérielles, Aristote préféra s’interroger sur « un savoir encore plus élevé que celui du physicien[ltr]3[/ltr] », sur les causes premières, sur ce qui est connu avant toute autre science, partant, sur ce qui est en tant seulement qu’il est. Ainsi est venue au jour la métaphysique, terme dont on sait par ailleurs (j’avais eu l’occasion il y a une vingtaine d’années de le rappeler en détail) qu’il n’est pas celui d’Aristote, mais le produit d’un accident de l’histoire, dû à la classification de certains textes du Stagirite censés se trouver « après la physique[ltr]4[/ltr] ».
3À l’époque moderne, la science a, dit-on souvent, pris sa revanche sur cette science des premiers principes, sur cette philosophie première ; et elle a pris son envol grâce à un désossage de la réalité et une répartition des rôles. Au métaphysicien et/ou théologien, les causes, essences et autres qualités occultes, la réalité inaccessible, inconnaissable et donc aussi inintelligible. Mais peu importe au fond : qui aurait envie désormais de lui voler « la question du sens de l’être » ? Au savant, la découverte ou plutôt la construction enthousiasmante de la réalité objective par idéalisations diverses : réduction du réel physique à son écriture mathématique, de la qualité à la quantité et à la mesure ; rejet de la finalité en faveur du mécanisme ; domestication des intuitions communes dans un maillage serré de concepts, de lois expérimentales mais aussi de techniques. Au diable les causes ! L’apparence phénoménale est subsumée sous des lois et des fonctions. Calculer, prédire, mais aussi bricoler, tels sont les maîtres mots. Pourquoi cette substance brûle-t-elle en dégageant une flamme jaune? Parce que tous les corps de cette espèce (sel de sodium) le font, explique le modèle déductif nomologique (D-N) de Hempel : une loi de couverture intervient dans l'explanans et, moyennant telles ou telles circonstances, on déduit l'explanandum de l'explanans.
4On se souvient du « compromis » proposé par Osiander à Copernic, des conseils de prudence de Bellarmin à Galilée : ne donnez pas un sens réaliste à vos théories, elles ne sont ni vraies ni fausses (la Bible reste ainsi seule détentrice du vrai, et vous n’aurez pas à craindre le bûcher…) ; ce sont des instruments intellectuellement économes (déduits de quelques principes mathématiques) destinés à mesurer des faits empiriques et à représenter aussi simplement, complètement et exactement que possible un ensemble de lois expérimentales,mais sans donner d'explication profonde de la réalité. « Sauver les phénomènes », cela veut dire aussi : préférez les mythes ou les démonstrations des « mathématiciens » (Platon) aux syllogismes des logiciens et aux expérimentations des « physiciens » et autres dissections de naturalistes (Aristote). Berkeley, Mach, puis Duhem (aujourd’hui, Van Fraassen) reprendront en chœur l’injonction. L’anti-réalisme, sous les divers atours qu’il a su revêtir – phénoménisme, conventionnalisme, instrumentalisme, pragmatisme et, pour finir, empirisme constructif – est évidemment plus ancien (et souvent plus pervers) que le positivisme, qu’il soit comtien ou logique. Mais, dira-t-on, n’est-ce pas le prix à payer pour l’autonomie de la « philosophie naturelle », pour cette « extraterritorialité », cette « immunité diplomatique de la physique à l’égard de la métaphysique » qu’évoquait Frédéric Nef en 2009 dans son Traité d’ontologie[ltr]5[/ltr] ?. Désormais la science, et la physique en premier lieu, sera donc notre principale (voire seule) source d’information sur la réalité.
5Comment contester les succès ainsi obtenus ? Comment oublier (ce qui est plus fréquent, tant ils sont décriés) que les positivistes, ainsi que le rappelait récemment encore Jacques Bouveresse, sont bien aussi les fils des Lumières[ltr]6[/ltr] ? La science, c’est d’abord le public, le communicable[ltr]7[/ltr], martelait Schlick, la connaissance et la maîtrise de la nature rendues possibles par le biais d’instruments de mesure et de symboles abstraits qui assurent la désignation et la coordination rationnelle entre lois et théories[ltr]8[/ltr]. La métaphysique a bien, elle aussi, un contenu, mais il n’est pas théorique et ne renvoie pas à des états de choses (Darstellungen von Sachverhalten). C’est prendre à tort « ce qui ne peut être que le contenu d'une appréhension (kennen) pour le contenu possible d'une connaissance (Erkenntnis)[ltr]9[/ltr] ». Il faut donc une démarcation stricte entre les deux domaines (scientifique et métaphysique) d’investigation du réel. Et mieux vaut, pour finir, rejeter la métaphysique comme science et la reléguer, avec ses « simili-énoncés », au domaine de la poésie, du sentiment de la vie (Lebensgefühl[ltr]10[/ltr]) ou de l’expérience immédiate vécue[ltr]11[/ltr].
6Ne relèveront dès lors de la science et ne seront susceptibles d’être vrais que les énoncés empiriques dont les conséquences logiques seront déduites et, directement ou indirectement, justifiées par l’observation. Le principe ontologiquement neutre de l’unité des sciences pose une double condition, mais purement épistémologique : il y a un seul et unique ensemble de phénomènes (puisque la base observationnelle est la même) ; tous les énoncés scientifiques s’expriment ou sont en principe traduisibles en un langage unique. L’hétérogénéité des phénomènes et des sciences n’est donc qu’apparente ou, au mieux, pragmatique : est par là laissée en suspens (plutôt du reste que niée) la question (métaphysique) de savoir si oui ou non la réalité comporte des degrés ou niveaux hiérarchiques de complexité parfaitement réductibles. Quant aux systèmes métaphysiques, ils sont un « substitut de la théologie au niveau de la pensée conceptuelle et systématique », des « poèmes conceptuels » qui « contribuent à enrichir la vie, mais pas la connaissance », dira Carnap. Il faut leur donner la valeur « d’œuvres d'art, non de vérités », et encore : car, contrairement à l’art, ils constituent un moyen inadéquat de « rendre le sentiment de la vie[ltr]12[/ltr] ». Wittgenstein ira plus loin : ce qui relève de la connaissance doit pouvoir se dire ; le reste ne peut qu'être montré. Les énoncés de la métaphysique ne sont pas seulement anti-scientifiques ; ils sont dénués de sens. De simples « savants ratés », les métaphysiciens ? Des « musiciens sans talent musical[ltr]13[/ltr] » ? Des charlatans confinés au royaume de l'incertain, des hypothèses les plus générales[ltr]14[/ltr] ? Il semblerait que oui : ce dont a besoin une « philosophie scientifique, écrit en 1957 Hans Reichenbach, c’est d’une réorientation des désirs philosophiques[ltr]15[/ltr] ».
Les nouveaux enjeux
Claudine Tiercelin
Texte intégral
- 1 E. Meyerson, « Philosophie de la nature et philosophie de l’intellect », Revue de Métaphysique, t. [ltr](...)[/ltr]
- 2 E.J. Lowe, The Possibility of Metaphysics : Substance, Identity and Time, Oxford UP, 1998, p. 3.
1À bien des égards, l’époque semble révolue de la métaphysique comme « reine des sciences ». Même si « l’homme fait de la métaphysique comme il respire[ltr]1[/ltr] », il est devenu presque naturel, surtout depuis le virage kantien, de considérer que c’est aux sciences de nous dire de quoi le monde est fait et partant (du moins le croit-on) ce qu’il est. La métaphysique, quant à elle, ne pourrait rien nous apprendre de la réalité objective : au mieux peut-elle nous informer sur certains traits nécessaires de ce que nous pensons à son sujet. Aussi, réfléchir aux relations entre la métaphysique et les sciences, est-ce assurément évoquer leurs liens tendus tout au long de l’histoire et donc le bien fondé, pour l’une comme pour l’autre, de certains rappels à l’ordre. C’est suggérer ensuite, pour éviter scientisme et apriorisme, quelques règles simples de bonne conduite. C’est parier enfin, du moins si l’on veut écarter un idéalisme qui menace pareillement savants et métaphysiciens, sur la double possibilité du réalisme scientifique comme tel et d’une métaphysique scientifique capable de nous dire, sans rien avoir à envier aux sciences, ce qui est vrai, certes, de ce que nous pensons de la réalité, mais aussi et surtout de la réalité en soi[ltr]2[/ltr]. Tels sont, me semble-t-il, les enjeux majeurs qui se posent aujourd’hui non seulement au philosophe et à l’historien des sciences et au métaphysicien (au sens traditionnel que l’on est habitué à donner à ces termes en France) mais au philosophe tout court, auquel incidemment certains problèmes cruciaux touchant au langage, à la connaissance ou encore à l’éthique ne devraient jamais apparaître, à plus ou moins long terme, comme absolument étrangers.
[ltr]1. Métaphysique et science : une histoire mouvementée[/ltr]
- 3 Aristote, Met. , 3, 1005a 33-34.
- 4 Aristote, Met. A, 3, 983a 25 ; Met. E, 1, 1026a 10 ; Met. , 11, 1019a 5 ; Met. A, 8, 989a 19. Voir [ltr](...)[/ltr]
2Je commencerai donc par quelques brefs rappels sur cette histoire mouvementée, qui ne date pas d’hier, des relations entre la métaphysique et les sciences. One ne le sait que trop en effet : science et métaphysique ne font pas bon ménage. Plutôt que de se demander de quoi le monde est fait (d’eau, d’air, de feu ?), à l’inverse des physiciens (Empédocle, Thalès ou Anaximène) uniquement soucieux des causes matérielles, Aristote préféra s’interroger sur « un savoir encore plus élevé que celui du physicien[ltr]3[/ltr] », sur les causes premières, sur ce qui est connu avant toute autre science, partant, sur ce qui est en tant seulement qu’il est. Ainsi est venue au jour la métaphysique, terme dont on sait par ailleurs (j’avais eu l’occasion il y a une vingtaine d’années de le rappeler en détail) qu’il n’est pas celui d’Aristote, mais le produit d’un accident de l’histoire, dû à la classification de certains textes du Stagirite censés se trouver « après la physique[ltr]4[/ltr] ».
3À l’époque moderne, la science a, dit-on souvent, pris sa revanche sur cette science des premiers principes, sur cette philosophie première ; et elle a pris son envol grâce à un désossage de la réalité et une répartition des rôles. Au métaphysicien et/ou théologien, les causes, essences et autres qualités occultes, la réalité inaccessible, inconnaissable et donc aussi inintelligible. Mais peu importe au fond : qui aurait envie désormais de lui voler « la question du sens de l’être » ? Au savant, la découverte ou plutôt la construction enthousiasmante de la réalité objective par idéalisations diverses : réduction du réel physique à son écriture mathématique, de la qualité à la quantité et à la mesure ; rejet de la finalité en faveur du mécanisme ; domestication des intuitions communes dans un maillage serré de concepts, de lois expérimentales mais aussi de techniques. Au diable les causes ! L’apparence phénoménale est subsumée sous des lois et des fonctions. Calculer, prédire, mais aussi bricoler, tels sont les maîtres mots. Pourquoi cette substance brûle-t-elle en dégageant une flamme jaune? Parce que tous les corps de cette espèce (sel de sodium) le font, explique le modèle déductif nomologique (D-N) de Hempel : une loi de couverture intervient dans l'explanans et, moyennant telles ou telles circonstances, on déduit l'explanandum de l'explanans.
- 5 F. Nef, Traité d’Ontologie, Gallimard 2009, p. 139.
4On se souvient du « compromis » proposé par Osiander à Copernic, des conseils de prudence de Bellarmin à Galilée : ne donnez pas un sens réaliste à vos théories, elles ne sont ni vraies ni fausses (la Bible reste ainsi seule détentrice du vrai, et vous n’aurez pas à craindre le bûcher…) ; ce sont des instruments intellectuellement économes (déduits de quelques principes mathématiques) destinés à mesurer des faits empiriques et à représenter aussi simplement, complètement et exactement que possible un ensemble de lois expérimentales,mais sans donner d'explication profonde de la réalité. « Sauver les phénomènes », cela veut dire aussi : préférez les mythes ou les démonstrations des « mathématiciens » (Platon) aux syllogismes des logiciens et aux expérimentations des « physiciens » et autres dissections de naturalistes (Aristote). Berkeley, Mach, puis Duhem (aujourd’hui, Van Fraassen) reprendront en chœur l’injonction. L’anti-réalisme, sous les divers atours qu’il a su revêtir – phénoménisme, conventionnalisme, instrumentalisme, pragmatisme et, pour finir, empirisme constructif – est évidemment plus ancien (et souvent plus pervers) que le positivisme, qu’il soit comtien ou logique. Mais, dira-t-on, n’est-ce pas le prix à payer pour l’autonomie de la « philosophie naturelle », pour cette « extraterritorialité », cette « immunité diplomatique de la physique à l’égard de la métaphysique » qu’évoquait Frédéric Nef en 2009 dans son Traité d’ontologie[ltr]5[/ltr] ?. Désormais la science, et la physique en premier lieu, sera donc notre principale (voire seule) source d’information sur la réalité.
- 6 J. Bouveresse, Essais VI, Les Lumières des positivistes, Agone, 2012.
- 7 M. Schlick, « Le vécu, la connaissance la métaphysique », in A. Soulez & I. Sebestik (dir.), Manife [ltr](...)[/ltr]
- 8 Voir P. Duhem, La théorie physique, Paris, Alcan, 1906, surtout p. 21, 27, 249-255, 269-270.
- 9 M. Schlick, op.cit., p. 183 ; cf. Tiercelin, 1995, op.cit., p. 468-473.
- 10 R. Carnap, « Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage », in Soulez & Sebe [ltr](...)[/ltr]
- 11 M. Schlick, op.cit., p. 193-195. Sur tout ceci, cf. Tiercelin, 1995, op.cit., p. 460sq.
5Comment contester les succès ainsi obtenus ? Comment oublier (ce qui est plus fréquent, tant ils sont décriés) que les positivistes, ainsi que le rappelait récemment encore Jacques Bouveresse, sont bien aussi les fils des Lumières[ltr]6[/ltr] ? La science, c’est d’abord le public, le communicable[ltr]7[/ltr], martelait Schlick, la connaissance et la maîtrise de la nature rendues possibles par le biais d’instruments de mesure et de symboles abstraits qui assurent la désignation et la coordination rationnelle entre lois et théories[ltr]8[/ltr]. La métaphysique a bien, elle aussi, un contenu, mais il n’est pas théorique et ne renvoie pas à des états de choses (Darstellungen von Sachverhalten). C’est prendre à tort « ce qui ne peut être que le contenu d'une appréhension (kennen) pour le contenu possible d'une connaissance (Erkenntnis)[ltr]9[/ltr] ». Il faut donc une démarcation stricte entre les deux domaines (scientifique et métaphysique) d’investigation du réel. Et mieux vaut, pour finir, rejeter la métaphysique comme science et la reléguer, avec ses « simili-énoncés », au domaine de la poésie, du sentiment de la vie (Lebensgefühl[ltr]10[/ltr]) ou de l’expérience immédiate vécue[ltr]11[/ltr].
- 12 R. Carnap, op.cit., p. 176.
- 13 R. Carnap, op.cit., p. 177.
- 14 M. Schlick, op.cit., p. 193.
- 15 H. Reichenbach, The Philosophy of Space and Time, New York, Dover, 1957, p. 305.
6Ne relèveront dès lors de la science et ne seront susceptibles d’être vrais que les énoncés empiriques dont les conséquences logiques seront déduites et, directement ou indirectement, justifiées par l’observation. Le principe ontologiquement neutre de l’unité des sciences pose une double condition, mais purement épistémologique : il y a un seul et unique ensemble de phénomènes (puisque la base observationnelle est la même) ; tous les énoncés scientifiques s’expriment ou sont en principe traduisibles en un langage unique. L’hétérogénéité des phénomènes et des sciences n’est donc qu’apparente ou, au mieux, pragmatique : est par là laissée en suspens (plutôt du reste que niée) la question (métaphysique) de savoir si oui ou non la réalité comporte des degrés ou niveaux hiérarchiques de complexité parfaitement réductibles. Quant aux systèmes métaphysiques, ils sont un « substitut de la théologie au niveau de la pensée conceptuelle et systématique », des « poèmes conceptuels » qui « contribuent à enrichir la vie, mais pas la connaissance », dira Carnap. Il faut leur donner la valeur « d’œuvres d'art, non de vérités », et encore : car, contrairement à l’art, ils constituent un moyen inadéquat de « rendre le sentiment de la vie[ltr]12[/ltr] ». Wittgenstein ira plus loin : ce qui relève de la connaissance doit pouvoir se dire ; le reste ne peut qu'être montré. Les énoncés de la métaphysique ne sont pas seulement anti-scientifiques ; ils sont dénués de sens. De simples « savants ratés », les métaphysiciens ? Des « musiciens sans talent musical[ltr]13[/ltr] » ? Des charlatans confinés au royaume de l'incertain, des hypothèses les plus générales[ltr]14[/ltr] ? Il semblerait que oui : ce dont a besoin une « philosophie scientifique, écrit en 1957 Hans Reichenbach, c’est d’une réorientation des désirs philosophiques[ltr]15[/ltr] ».
Re: Métaphysique
2. Le vertige scientiste
7Essayons alors, en un deuxième temps de caractériser ce vertige scientiste. On peut sans trop de peine repérer le scientiste. Il va mettre à toutes les sauces les mots « science », « scientifique », « scientifiquement » ; adopter des tics de la terminologie « technique », sans tenir compte aucun de son utilité réelle ; être obsédé par la démarcation, par l’étanchéité à assurer entre la « vraie » science, the real thing et les imposteurs « pseudo-scientifiques » ; s’employer à identifier « la » méthode « scientifique », censée expliquer les succès des sciences ; chercher dans celles-ci des réponses à des questions qui ne sont pas de leur ressort ; dénigrer enfin ou nier la légitimité ou valeur d’autres types de recherche ou d’activités humaines, telles que la poésie ou l’art16.
8Mais prenons y garde : il serait aussi erroné de réduire le positivisme à du pur scientisme que de voir dans le scientisme la chasse gardée des positivistes. Ce serait exonérer à bon compte les métaphysiciens eux-mêmes. Or c’est précisément ce dont témoigne l’histoire la plus récente de la métaphysique : pour certains métaphysiciens, toute chose pourrait désormais « passer à la trappe ». Every Thing Must Go, pour reprendre le titre d’un ouvrage récent17. La motivation de la métaphysique résiderait exclusivement dans les tentatives d’unification des hypothèses et des théories « prises au sérieux par la science contemporaine18 ». La seule métaphysique qui vaille serait celle qui s’effectue « au sein de la physique19», ainsi que le suggère aussi Tim Maudlin, visant donc, in fine, sa propre disparition.
9Il est vrai que l’on est assez vite, en métaphysique, suspecté de « scientisme » : ainsi, furent d’emblée accusées de « scientistes » ces « ontologies » formalistes et réductionnistes à la Quine, auxquelles on reprochait non pas tant, du reste, leur respect de la science, de l’épistémologie ou de la logique, qu’une fermeture à des traits jugés inéliminables de la philosophie de l’esprit et de la philosophie du langage ordinaire20. Cela reste le cas aux yeux de philosophes plus friands de Wittgenstein, d’Austin ou, plus récemment, de Putnam, Même pour ceux qui, à l’instar de Peter Strawson, cherchent encore à développer une métaphysique d’inspiration kantienne mais passée au filtre – tournant linguistique oblige – de la philosophie du langage21, l’aspiration à une métaphysique autre que « descriptive », à prétention révisionniste ou explicative, n’est pas loin de frôler la démesure, la naïveté et le ridicule.
10Est-il vain d’espérer, loin de ces attitudes, un peu plus de raison ou même d’optimisme, contrairement donc au pessimisme, récemment affiché encore, du sceptique humien Barry Stroud22.
11Repartons encore de l’histoire : lorsque voient le jour, vers les années 1970, des métaphysiques allant jusqu’à admettre des essences, des espèces naturelles ou des désignateurs rigides, point n’est certes question pour leurs défenseurs (David Lewis, Saul Kripke) de rejeter la science au nom de la métaphysique. Il s’agit même plutôt, par la métaphysique, de réagir à ce qui apparaît bientôt comme une dérive relativiste et sociologique de la science elle-même, suscitée par les problèmes aigus d’interprétation sur la continuité ou non de la signification, que soulèvent Quine ou Putnam, mais aussi en histoire des sciences des auteurs comme Kuhn ou Feyerabend. Personne, en revanche, ne songe à contester le principe explicatif de clôture causale et nomologique de la physique (dont les lois sont universelles et fondamentales), auquel se soumettent, du reste, les sciences spéciales, ni davantage celui d’un physicalisme ontologique et même épistémologique minimal, si l’on entend par là l’idée, somme toute banale (ne la contesteraient plus guère que les créationnistes), selon laquelle toutes les choses qui existent en ce monde sont des morceaux de matière ou des structures issues de leurs agrégats, qui se comportent tous conformément aux lois de la physique. Assez souvent aussi, même si cela va moins de soi ou s’opère dans la nuance (comme c’est le cas chez Putnam), on estime que les objets des théories scientifiques victorieuses ont une réalité indépendante de l’esprit (dût-elle rester conceptuellement relative), que les théories scientifiques majeures sont littéralement vraies et pas seulement utiles ou conformes à la description que permet l’expérience ; bref, on adopte plutôt le réalisme scientifique.
12Dans le même temps, qualifier ces ontologies de « scientistes » serait aller vite en besogne, et oublier l’objectif de ces élèves puis détracteurs du positivisme logique que seront en particulier Quine ou le Putnam des années 1970 : ce dont il s’agit pour eux, c’est de commencer par dédramatiser les relations entre la métaphysique et les sciences, mettre l’option « réaliste » sous l’égide d’un « principe d’indispensabilité » pragmatique, et rendre l’ontologie « inoffensive » en l’enrégimentant dans la notation quantificationnelle adéquate. Rejeter aussi les dualismes inopérants (analytique et synthétique), envisager qu’il puisse y avoir du nécessaire a posteriori et du contingent a priori ; opérer bientôt une révision de nos modèles de l’explication (le modèle D-N) ; remettre en cause les clivages entre explication et compréhension, sciences de l’esprit et sciences de la nature. Si l’on affirme que la philosophie n’est que la continuation de la science par d’autres moyens, et que les seuls doutes théoriques sont les doutes scientifiques (pour reprendre le mot de Quine), c’est aussi pour rappeler, simultanément, les limites du scientisme, lequel est contraire, précisément, à l’esprit comme à la réalité de la science et de l’attitude scientifique proprement dites.
13Car le concept de « science » lui-même, on l’oublie trop souvent, a changé ; et celui de « connaissance », du reste, aussi. On est loin du concept « impérial » (encore présent chez Kant) de système achevé, apodictique, universel et nécessaire, loin encore de l’absoluité de certains concepts (espace, temps, être), Depuis un certain temps déjà, l’accent est plutôt mis sur la nature probabiliste des lois, de la matière, de la causalité. Connaissance rime moins avec certitude ou vérification qu’avec approximation, méthode par essais et erreurs, conjectures, falsification et faillibilisme, rendant d’ailleurs constante la menace sceptique et faisant peser sur l’ontologie, celle de la relativité. Ce qui est définitionnel de la « science » – ne cessait de rappeler l’immense Charles Sanders Peirce dont on célèbre cette année le centenaire de la mort –, c’est d’être, bien plus qu’un corps de connaissance ou une doctrine, une activité de découverte, une poursuite de savoir plutôt qu’un savoir, en un mot une enquête (inquiry) qui, au demeurant, exige du chercheur un certain nombre de vertus bien particulières23. Aussi évoquais-je d’emblée les liens entre science, connaissance et éthique. Qu’est-ce qui interdirait, en effet, de concevoir sur le modèle de l’enquête, et non plus tant sur celui de la croyance vraie justifiée ou de l’épistémologie des vertus, la connaissance en général, jusques et y compris donc, comme je l’ai suggéré, la connaissance métaphysique24 ? Or le but d’une enquête, système socratique de questions et de réponses, de doutes et de croyances, est de fixer ces dernières, non de fournir une vérité absolue et définitive25.
14De même, en métaphysique, dogmes et systèmes ne sont guère plus de mise. Quel métaphysicien contemporain serait encore obnubilé par la recherche de vérités éternelles, universelles et de surplomb ? On cherche moins à proposer un système qu’à mettre en évidence, pour parler comme Johann Friedrich Herbart, les « points principaux26 » de ce en quoi devrait pouvoir consister une métaphysique digne de ce nom, et, de plus en plus, à comprendre la relation qui est la nôtre avec le réel – ce que l’on ne peut faire qu’en partant de l’endroit où l’on est, et non pas de « nulle part » (Thomas Nagel, Hilary Putnam).
15Voilà qui devrait déjà nous permettre de dégager certains enjeux. De telles évolutions conceptuelles bien réelles donnent en effet au scientifique comme au métaphysicien de nouvelles obligations : au métaphysicien, tout d’abord, celle de mieux définir les relations entre la connaissance dont il peut se prévaloir et celle qui caractérise les autres domaines du savoir. Quiconque cherche à déterminer en quoi peut consister une connaissance métaphysique ou une métaphysique scientifique (ce que je tiendrai désormais pour deux appellations interchangeables, je vais m’en expliquer) devra donc s’interroger, par exemple sur le type de croyances, de « vérités », de justifications auquel nous avons éventuellement affaire en métaphysique. S’agit-il de croyances dont la vérité dériverait du sens commun ? De vérités scientifiquement établies, partant, nécessairement contraires à « l’image manifeste » que nous renvoie le monde ? Ou bien de croyances d’un tout autre ordre ? Dans un cas comme dans l’autre, quelles raisons, quelles justifications avons-nous d’entretenir ces croyances, de privilégier telle ou telle conception de la vérité, de juger la connaissance des choses qu’elle nous livre concevable seulement, ou possible, voire nécessaire27 ?
16C’est bien, en tout cas, l’ancien élève de Reichenbach, Hilary Putnam, qui nous aura ici montré le chemin, en soulignant successivement que la frontière est ténue entre sciences empiriques et sciences censées ne pas l’être (entendons, la logique et les mathématiques) ; qu’il nous faut rejeter la dichotomie positiviste entre termes observationnels et termes théoriques ; nuancer, voire refuser la distinction entre fait et valeur ; revoir, en particulier, notre modèle scientiste de l’esprit mis en place par les jeunes sciences cognitives (des théories de l’identité du mental et du physique aux modèles fonctionnalistes dont il fut pourtant l’un des promoteurs), et cesser de réduire la rationalité à celle en vigueur dans les sciences, au premier rang desquelles la physique ; revenir enfin sur l’image que nous nous faisons de « la » science, sur les supposées démarcation (science/non science) et suprématie de la science par rapport à d’autres formes de savoir, en revendiquant des formes de connaissance non scientifiques (par exemple philosophique)28.
17Autour des années 1980 semble d’ailleurs régner un véritable consensus antiréductionniste (pour reprendre le terme de Ned Block) dont on ne prend pas toujours la mesure. Les métaphysiciens physicalistes eux-mêmes (tel Frank Jackson) sont les premiers à s’inquiéter des problèmes que pose, par exemple, la multi-réalisabilité (la possibilité pour des propriété mentales – désirs, croyances, douleurs – d’avoir des réalisations physiques [neuronales] multiples), ou de la résolution du « dilemme du physicaliste », conséquence de l’impossible surdétermination causale : comment penser simultanément la nécessaire clôture causale du physique (et donc manquer la singularité qualitative du mental) et la tout aussi nécessaire exclusion causale du mental (mais en faisant perdre alors à celui-ci sa puissance causale)29 ?
- 16 Voir S. Haack, Defending Science – Within Reason : Between Scientism and Cynicism, Amherst, Prometh (...)
7Essayons alors, en un deuxième temps de caractériser ce vertige scientiste. On peut sans trop de peine repérer le scientiste. Il va mettre à toutes les sauces les mots « science », « scientifique », « scientifiquement » ; adopter des tics de la terminologie « technique », sans tenir compte aucun de son utilité réelle ; être obsédé par la démarcation, par l’étanchéité à assurer entre la « vraie » science, the real thing et les imposteurs « pseudo-scientifiques » ; s’employer à identifier « la » méthode « scientifique », censée expliquer les succès des sciences ; chercher dans celles-ci des réponses à des questions qui ne sont pas de leur ressort ; dénigrer enfin ou nier la légitimité ou valeur d’autres types de recherche ou d’activités humaines, telles que la poésie ou l’art16.
- 17 J. Ladyman, D. Ross, avec D. Spurrett & J. Collier, Every Thing Must Go : Metaphysics Naturalized, (...)
- 18 Ibid., p. 1, et tout le chapitre 1.
- 19 C’est le titre de l’ouvrage de T. Maudlin, Metaphysics Within Physics, Oxford UP, 2007.
8Mais prenons y garde : il serait aussi erroné de réduire le positivisme à du pur scientisme que de voir dans le scientisme la chasse gardée des positivistes. Ce serait exonérer à bon compte les métaphysiciens eux-mêmes. Or c’est précisément ce dont témoigne l’histoire la plus récente de la métaphysique : pour certains métaphysiciens, toute chose pourrait désormais « passer à la trappe ». Every Thing Must Go, pour reprendre le titre d’un ouvrage récent17. La motivation de la métaphysique résiderait exclusivement dans les tentatives d’unification des hypothèses et des théories « prises au sérieux par la science contemporaine18 ». La seule métaphysique qui vaille serait celle qui s’effectue « au sein de la physique19», ainsi que le suggère aussi Tim Maudlin, visant donc, in fine, sa propre disparition.
- 20 Voir, par exemple, l’introduction à J. Benoist & S. Laugier (éd.), Langage ordinaire et métaphysiqu (...)
- 21 P. Strawson, Individuals, London, Methuen, 1959 (tr. fr. : Les Individus, Seuil, 1973).
9Il est vrai que l’on est assez vite, en métaphysique, suspecté de « scientisme » : ainsi, furent d’emblée accusées de « scientistes » ces « ontologies » formalistes et réductionnistes à la Quine, auxquelles on reprochait non pas tant, du reste, leur respect de la science, de l’épistémologie ou de la logique, qu’une fermeture à des traits jugés inéliminables de la philosophie de l’esprit et de la philosophie du langage ordinaire20. Cela reste le cas aux yeux de philosophes plus friands de Wittgenstein, d’Austin ou, plus récemment, de Putnam, Même pour ceux qui, à l’instar de Peter Strawson, cherchent encore à développer une métaphysique d’inspiration kantienne mais passée au filtre – tournant linguistique oblige – de la philosophie du langage21, l’aspiration à une métaphysique autre que « descriptive », à prétention révisionniste ou explicative, n’est pas loin de frôler la démesure, la naïveté et le ridicule.
- 22 B. Stroud, Engagement and Metaphysical Dissatisfaction : Modality and Value, Oxford UP, 2011.
10Est-il vain d’espérer, loin de ces attitudes, un peu plus de raison ou même d’optimisme, contrairement donc au pessimisme, récemment affiché encore, du sceptique humien Barry Stroud22.
11Repartons encore de l’histoire : lorsque voient le jour, vers les années 1970, des métaphysiques allant jusqu’à admettre des essences, des espèces naturelles ou des désignateurs rigides, point n’est certes question pour leurs défenseurs (David Lewis, Saul Kripke) de rejeter la science au nom de la métaphysique. Il s’agit même plutôt, par la métaphysique, de réagir à ce qui apparaît bientôt comme une dérive relativiste et sociologique de la science elle-même, suscitée par les problèmes aigus d’interprétation sur la continuité ou non de la signification, que soulèvent Quine ou Putnam, mais aussi en histoire des sciences des auteurs comme Kuhn ou Feyerabend. Personne, en revanche, ne songe à contester le principe explicatif de clôture causale et nomologique de la physique (dont les lois sont universelles et fondamentales), auquel se soumettent, du reste, les sciences spéciales, ni davantage celui d’un physicalisme ontologique et même épistémologique minimal, si l’on entend par là l’idée, somme toute banale (ne la contesteraient plus guère que les créationnistes), selon laquelle toutes les choses qui existent en ce monde sont des morceaux de matière ou des structures issues de leurs agrégats, qui se comportent tous conformément aux lois de la physique. Assez souvent aussi, même si cela va moins de soi ou s’opère dans la nuance (comme c’est le cas chez Putnam), on estime que les objets des théories scientifiques victorieuses ont une réalité indépendante de l’esprit (dût-elle rester conceptuellement relative), que les théories scientifiques majeures sont littéralement vraies et pas seulement utiles ou conformes à la description que permet l’expérience ; bref, on adopte plutôt le réalisme scientifique.
12Dans le même temps, qualifier ces ontologies de « scientistes » serait aller vite en besogne, et oublier l’objectif de ces élèves puis détracteurs du positivisme logique que seront en particulier Quine ou le Putnam des années 1970 : ce dont il s’agit pour eux, c’est de commencer par dédramatiser les relations entre la métaphysique et les sciences, mettre l’option « réaliste » sous l’égide d’un « principe d’indispensabilité » pragmatique, et rendre l’ontologie « inoffensive » en l’enrégimentant dans la notation quantificationnelle adéquate. Rejeter aussi les dualismes inopérants (analytique et synthétique), envisager qu’il puisse y avoir du nécessaire a posteriori et du contingent a priori ; opérer bientôt une révision de nos modèles de l’explication (le modèle D-N) ; remettre en cause les clivages entre explication et compréhension, sciences de l’esprit et sciences de la nature. Si l’on affirme que la philosophie n’est que la continuation de la science par d’autres moyens, et que les seuls doutes théoriques sont les doutes scientifiques (pour reprendre le mot de Quine), c’est aussi pour rappeler, simultanément, les limites du scientisme, lequel est contraire, précisément, à l’esprit comme à la réalité de la science et de l’attitude scientifique proprement dites.
- 23 C. Tiercelin, La pensée-signe. Études sur C.S. Peirce, Nîmes, éditions J. Chambon, 1993, « Conclusi (...)
- 24 C. Tiercelin, Le Doute en question. Parades pragmatistes au défi sceptique, éditions de l’Éclat, 20 (...)
- 25 C. Tiercelin, « The Fixation of Knowledge and the Question-Answer Process of Inquiry », in F. Liho (...)
13Car le concept de « science » lui-même, on l’oublie trop souvent, a changé ; et celui de « connaissance », du reste, aussi. On est loin du concept « impérial » (encore présent chez Kant) de système achevé, apodictique, universel et nécessaire, loin encore de l’absoluité de certains concepts (espace, temps, être), Depuis un certain temps déjà, l’accent est plutôt mis sur la nature probabiliste des lois, de la matière, de la causalité. Connaissance rime moins avec certitude ou vérification qu’avec approximation, méthode par essais et erreurs, conjectures, falsification et faillibilisme, rendant d’ailleurs constante la menace sceptique et faisant peser sur l’ontologie, celle de la relativité. Ce qui est définitionnel de la « science » – ne cessait de rappeler l’immense Charles Sanders Peirce dont on célèbre cette année le centenaire de la mort –, c’est d’être, bien plus qu’un corps de connaissance ou une doctrine, une activité de découverte, une poursuite de savoir plutôt qu’un savoir, en un mot une enquête (inquiry) qui, au demeurant, exige du chercheur un certain nombre de vertus bien particulières23. Aussi évoquais-je d’emblée les liens entre science, connaissance et éthique. Qu’est-ce qui interdirait, en effet, de concevoir sur le modèle de l’enquête, et non plus tant sur celui de la croyance vraie justifiée ou de l’épistémologie des vertus, la connaissance en général, jusques et y compris donc, comme je l’ai suggéré, la connaissance métaphysique24 ? Or le but d’une enquête, système socratique de questions et de réponses, de doutes et de croyances, est de fixer ces dernières, non de fournir une vérité absolue et définitive25.
- 26 J.F. Herbart, Hauspunkte der Metaphysik [1806-1808], Sämtliche Werke (19 vol.), Langensalza, 1887-1 (...)
14De même, en métaphysique, dogmes et systèmes ne sont guère plus de mise. Quel métaphysicien contemporain serait encore obnubilé par la recherche de vérités éternelles, universelles et de surplomb ? On cherche moins à proposer un système qu’à mettre en évidence, pour parler comme Johann Friedrich Herbart, les « points principaux26 » de ce en quoi devrait pouvoir consister une métaphysique digne de ce nom, et, de plus en plus, à comprendre la relation qui est la nôtre avec le réel – ce que l’on ne peut faire qu’en partant de l’endroit où l’on est, et non pas de « nulle part » (Thomas Nagel, Hilary Putnam).
- 27 Pour plus de détails, voir C. Tiercelin, La connaissance métaphysique, op. cit.
15Voilà qui devrait déjà nous permettre de dégager certains enjeux. De telles évolutions conceptuelles bien réelles donnent en effet au scientifique comme au métaphysicien de nouvelles obligations : au métaphysicien, tout d’abord, celle de mieux définir les relations entre la connaissance dont il peut se prévaloir et celle qui caractérise les autres domaines du savoir. Quiconque cherche à déterminer en quoi peut consister une connaissance métaphysique ou une métaphysique scientifique (ce que je tiendrai désormais pour deux appellations interchangeables, je vais m’en expliquer) devra donc s’interroger, par exemple sur le type de croyances, de « vérités », de justifications auquel nous avons éventuellement affaire en métaphysique. S’agit-il de croyances dont la vérité dériverait du sens commun ? De vérités scientifiquement établies, partant, nécessairement contraires à « l’image manifeste » que nous renvoie le monde ? Ou bien de croyances d’un tout autre ordre ? Dans un cas comme dans l’autre, quelles raisons, quelles justifications avons-nous d’entretenir ces croyances, de privilégier telle ou telle conception de la vérité, de juger la connaissance des choses qu’elle nous livre concevable seulement, ou possible, voire nécessaire27 ?
- 28 C. Tiercelin, Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste, P.U.F, 2002, p. 82 sq ; réédition : Publicatio (...)
16C’est bien, en tout cas, l’ancien élève de Reichenbach, Hilary Putnam, qui nous aura ici montré le chemin, en soulignant successivement que la frontière est ténue entre sciences empiriques et sciences censées ne pas l’être (entendons, la logique et les mathématiques) ; qu’il nous faut rejeter la dichotomie positiviste entre termes observationnels et termes théoriques ; nuancer, voire refuser la distinction entre fait et valeur ; revoir, en particulier, notre modèle scientiste de l’esprit mis en place par les jeunes sciences cognitives (des théories de l’identité du mental et du physique aux modèles fonctionnalistes dont il fut pourtant l’un des promoteurs), et cesser de réduire la rationalité à celle en vigueur dans les sciences, au premier rang desquelles la physique ; revenir enfin sur l’image que nous nous faisons de « la » science, sur les supposées démarcation (science/non science) et suprématie de la science par rapport à d’autres formes de savoir, en revendiquant des formes de connaissance non scientifiques (par exemple philosophique)28.
- 29 Pour le détail des analyses, voir C. Tiercelin, Le Ciment des choses, Ithaque, 2011, chap. 2.2.4, p (...)
17Autour des années 1980 semble d’ailleurs régner un véritable consensus antiréductionniste (pour reprendre le terme de Ned Block) dont on ne prend pas toujours la mesure. Les métaphysiciens physicalistes eux-mêmes (tel Frank Jackson) sont les premiers à s’inquiéter des problèmes que pose, par exemple, la multi-réalisabilité (la possibilité pour des propriété mentales – désirs, croyances, douleurs – d’avoir des réalisations physiques [neuronales] multiples), ou de la résolution du « dilemme du physicaliste », conséquence de l’impossible surdétermination causale : comment penser simultanément la nécessaire clôture causale du physique (et donc manquer la singularité qualitative du mental) et la tout aussi nécessaire exclusion causale du mental (mais en faisant perdre alors à celui-ci sa puissance causale)29 ?
Re: Métaphysique
3. Du bien-fondé de l’étape aprioriste
http://books.openedition.org/cdf/3685?lang=fr#tocfrom1n3
18Sont donc exagérées les accusations que portent certains à l’endroit des métaphysiciens « en redingote » qui auraient, selon eux, perdu tout esprit empiriste et s’imagineraient pouvoir décrire, voire expliquer, sur la base d’intuitions « en fauteuil », les concepts de substance, d’universaux, de temps, d’identité, de propriétés, sans se soucier des découvertes scientifiques30. Tenir compte de la science, qui n’en serait aujourd’hui convaincu ? Mais cela implique-t-il de se laisser mener par elle? Que la théorie de la relativité restreinte dicte la métaphysique du temps ? La physique quantique, celle de la substance ? La chimie ou la biologie évolutionniste, celle des espèces naturelles ?
3.1. Les scientifiques font des postulats métaphysiques
19Ce serait oublier, tout d’abord, qu’en proposant et en testant leurs théories, les scientifiques font tous, volens nolens, des postulats métaphysiques qui vont bien au delà de ce à quoi les autorise la science. Pas plus que d’autres, ils ne peuvent donc s’exempter de cette étape critique et thérapeutique qui constitue la première phase d’une entreprise métaphysique digne de ce nom. À cet égard, des auteurs comme Peirce, Wittgenstein et les positivistes logiques ne font que reprendre les mises en garde aristotéliciennes, répétées par les médiévaux et les classiques (en particulier Locke, Berkeley et Leibniz). S’il n’y avait pas d’autre substance que celles qui sont constituées par la nature, la Physique serait science première, soulignait Aristote. Mais voilà. Contrairement à ce que pensera Averroès, on ne saurait réduire la métaphysique à la seule physique. La recherche physique des éléments ne doit pas faire oublier que la recherche sur l’être est d’abord une recherche sur les significations de l’être31. Ce pourquoi toute enquête métaphysique exige de partir du cadre formel aprioriste de l’analyse, qui seul permet de dégager les conditions de possibilité, en termes de conditions de vérité et de signification, des concepts (et non des seuls mots) que nous utilisons, et d’effectuer les distinctions modales cruciales qui s’imposent, comme j’ai eu l’occasion de le souligner à maintes reprises32.
20Si connaissance métaphysique il doit y avoir, en tout cas, elle sera publique et devra donc passer par le biais du langage (et sans doute même plutôt par celui du langage formel, si du moins elle veut pouvoir porter sur des choses et des propriétés et pas seulement sur des prédicats), s’entendre comme une construction rationnelle, et rester en contact avec les sciences empiriques (comme le dira Carnap, qui cherchera lui-même dans l’Aufbau à réaliser, grâce à ces « outils » ou « auxiliaires » indispensables pour les sciences du réel que sont les énoncés de la logique, la synthèse de l’ancien empirisme et de l’ancien rationalisme).
3.2. La métaphysique traite du possible
21Ce serait oublier en deuxième lieu, ce qui a permis l’autonomie de la métaphysique : traiter non pas tant de ce qui est que de ce qui pourrait être, en un mot du possible. À cet égard il est piquant de constater que certains métaphysiciens contemporains, favorables à une métaphysique « naturalisée », et très critiques à l’égard des métaphysiciens qui, tel David Lewis, ont la naïveté de se soucier du « possible », aient l’air de considérer que l’histoire du concept lui-même et de l’intérêt que les philosophes ont pu lui porter ne remonterait pas au-delà de David Lewis33.
22Dieu merci, avant David Lewis, l’histoire a comporté de brillants métaphysiciens, à commencer par celui qui a assuré l’autonomie, le Docteur Subtil, Jean Duns Scot. Or Scot précisément l’a bien vu : si la métaphysique peut devenir autonome par rapport aux autres sciences (logique, physique, mais aussi théologie34), c’est parce qu’elle a un objet propre, l’ens commune, l'être pris dans son indétermination totale, un être qui n’est donc réductible ni à la quiddité de la chose sensible (dans laquelle il doit néanmoins se contracter) ni à la seule prédicabilité logique (laquelle est toutefois seule à même de conférer à cette Nature commune l’universalité). Elle peut ainsi, au-delà de l’opposition de l’être et du possible, s’assurer du « réel-possible », i.e. de la réalité même de l’être possible des choses qui existent, et, dès lors, de la condition de possibilité des sciences en tant que sciences35. Aussi la rigueur scientifique exigera-t-elle qu’on parte du possible, seul à même de couvrir simultanément les domaines de l’existant contingent et du nécessaire ou de la quiddité métaphysique36. Or pour ce faire il n’y a qu’une méthode : raisonner par le possible, ce qui ne veut pas dire, contrairement à ce dont l’accusera souvent la postérité, déduire le principe premier par analyse au terme d’une conception développée sur des essences, mais tenter de dégager la structure interne du possible-réel, car celui-ci s’enracine dans le réel concret et l’on peut donc induire le premier du second37. En se concentrant sur l’être quidditatif, Duns Scot ne songeait pas en effet à une « essentialisation de la métaphysique », puisque l’essence n’est pas à ses yeux l’ultime pointe de ce qui est. L’existence (comme c’est aussi le cas chez Kant) dépasse en un sens le possible par sa richesse. « Je dis que le possible logique est un mode de composition produite par l’intellect, dont les termes n’incluent aucune contradiction ; ainsi sont dites possibles les propositions suivantes : “Dieu est” […]. Mais le réel-possible est ce qui est reçu par une puissance réelle38. » En d’autres termes, c’est la réalité existante qui est à la racine de la possibilité, et non l’inverse. Comme le rappelait encore, il y a peu, le regretté Jonathan Lowe : « Les sciences empiriques disent au mieux ce qui est le cas, non pas ce qui doit ou peut être (mais se trouve ne pas être) le cas. La métaphysique traite de possibilités. Or ce n’est que si nous pouvons définir la portée du possible que nous pouvons déterminer empiriquement ce qui est réel. C’est pourquoi les sciences empiriques dépendent de la métaphysique et ne peuvent usurper le rôle qui revient à celle-ci39. »
23S’il convient bien de confronter l’analyse des propriétés à ce que nous enseignent les sciences de la nature, il ne peut donc y avoir d’analyse épistémologique de la science sans une analyse métaphysique des questions abordées en son sein. Ce n’est pas parce que l’enquête métaphysique comporte une importante dimension a posteriori et empirique qu’elle doit devenir une « philosophie silencieuse » ( comme le disait jadis Jean-Toussaint Desanti), où les questions proprement métaphysiques devraient s’effacer derrière les questions scientifiques et leur histoire : si la physique, par exemple, comme on le dit parfois, a renoncé aux causes, cela ne signifie pas qu’elle ait forcément clarifié la nature des concepts de loi, de capacité, d’objet physique, de substance, de propriété, de disposition, d’événement, d’espace et de temps, ou encore de causalité mentale, d’émergence, de survenance ou d’intentionnalité.
24Par exemple, le changement est un trait omniprésent et incontournable de la réalité ; et si on veut l’expliquer, expliquer notamment pourquoi certains changements sont des changements de phase alors que d’autres sont des changements de substance, on doit s’aventurer à dire, dans n’importe quel cas donné de changement, qu’est-ce que c’est qui change et à quels égards. Mais dire cela exige qu’on prenne position sur ce que sont ces catégories d’objets impliquées et sur ce que sont leur conditions d’identité. Bref, ce n’est ni la structure macroscopique des choses ni leur classement en espèces naturelles qui nous permettront, par exemple, de dire pourquoi le fait que l’eau se change en glace ou un têtard en grenouille correspond à un changement de phase, alors que le fait qu’un bout de papier brûle et se transforme en cendres ou qu’un cochon soit avalé par un boa correspondent à un changement de substance. Rejeter le discours de structure catégorielle et les conditions d’identité comme du bavardage métaphysique ridicule, c’est se priver des matériaux conceptuels mêmes par lesquels le changement lui même peut être décrit de façon cohérente. La métaphysique a en ce sens un rôle décisif pour étayer la possibilité même de la connaissance empirique.
25La science est certes, elle aussi, une entreprise de catégorisation. Mais ni les phénomènes observables à l’échelle macroscopique ni l’information scientifique concernant la constitution interne des choses ne peuvent mener cette catégorisation à bien sans une délimitation proprement métaphysique des choses, sans nous dire, par exemple, si ce sont des relations et des dispositions plutôt que des substances qui constituent le socle de notre ontologie40.
26C’est la raison pour laquelle, du reste, on ne saurait (s’arrêter contrairement à la mode qui sévit de nouveau en faveur de toutes les « archéologies du savoir ») à une attitude comme celle que préconisait par exemple Collingwood dans son Essai sur la Métaphysique de 1940, lorsqu’il définissait l’objectif de la métaphysique comme n’étant rien de plus rien de moins que la prise en charge de l’ensemble des présupposés absolus de la réflexion scientifique à une époque donnée. Une telle définition a certes le mérite de souligner (comme le rappelait Patrick Suppes au début de son ouvrage Probabilistic Metaphysics41) les liens étroits que doit entretenir la métaphysique avec la science à quelque moment que ce soit, et, du même coup, d’insister aussi sur la dimension historique de la métaphysique et sur le fait que les présupposés métaphysiques changent le plus souvent au gré des changements de la science. De ce point de vue, une métaphysique adéquate ne peut se développer une fois pour toutes sur la base de l’analyse de l’expérience ordinaire et de nos manières habituelles de parler de l’expérience. De plus, cette définition a le mérite de souligner le caractère systématique que doit revêtir une telle investigation.
27Mais elle a plusieurs défauts: dont le premier est de considérer que la métaphysique est la science de présupposés absolus qui, de ce fait même ne peuvent être considérés comme vrais ou comme faux. Si cela signifie qu’en un sens il est vain de chercher à justifier ses fondements, on ne peut qu’y souscrire ; mais si cela veut dire que sa seule tâche devient dès lors de procéder à la recherche historique et à la description des présupposés de tel ou tel durant telle ou telle période, sans doute a-t-on lieu de douter de la fécondité de la méthode, comme en témoignent d’ailleurs les analyses conceptuellement très courtes auxquelles se livre Collingwood sur le temps ou la causalité42.
28Répétons-le : l’analyse conceptuelle (et pas seulement grammaticale) est donc – et voici encore un nouvel enjeu – incontournable. Par elle, on peut identifier ce dont on parle, savoir si la façon d’être des choses donnée dans tel vocabulaire rend vraie une explication donnée dans tel autre. Ce n’est pas rien, tant il importe en métaphysique d’avoir les idées claires et de ne pas prendre à tort une simple différence dans nos mots ou dans nos idées pour une différence dans les choses ; par elle encore, en élargissant la fonction habituelle de nos concepts, grâce aux modèles possibilistes commodes de la logique modale, on peut parvenir à des résultats a priori43.
29Ainsi, la « connaissance modale » nous apprend, par exemple, que l’extension d’un terme n’est pas la même dans un monde actuel et dans un monde contrefactuel, et, ensuite, que pour connaître l’extension-Contrefactuelle ou C d’un terme, il nous faut connaître quelque chose du monde actuel. Lorsque l’extension-Actuelle ou A et l’extension-C d’un terme diffèrent pour certains mondes, il y donc entre elles une différence cruciale de statut épistémique. Même, si par exemple, nous comprenions le terme « eau » avant 1750 (et la chimie de Dalton), nous ne connaissions pas son extension-C à un monde pour quelque monde autre que le monde actuel. Par quoi nous ne voulons pas forcément dire que nous ignorions son essence, mais que, pour repérer l’eau dans un monde contrefactuel, il nous faut connaître quelque chose sur les relations qu’il y a entre le monde contrefactuel et le monde actuel, ce qui n’était possible qu’après avoir découvert que dans le monde actuel, H2O est le liquide aquatique. En revanche, nous connaissions l’extension-A de « eau » pour n’importe quel monde, car celle-ci ne dépend pas de la nature du monde actuel. Notre ignorance du monde actuel n’importe donc pas pour la connaissance des extensions-A des mots, puisque nous ignorions l’extension-A de « eau » dans le monde actuel, avant 1750, et étions néanmoins capables d’identifier l’extension-A de « eau » dans ce monde, et en fait, dans tous les mondes. Or ce que l’on peut connaître indépendamment de ce que l’on peut connaître par ailleurs du monde peut être dit a priori. Ainsi les réponses aux questions relatives à l’extension-C dépendent généralement de la nature du monde actuel et sont a posteriori ; mais la partie de l’entreprise qui consiste à se demander quelles choses sont des K à un monde, dans l’hypothèse où ce monde est le monde actuel, peut être considérée comme la partie a priori de l’analyse conceptuelle. Elle ne dépend en rien de la question de savoir quel monde est en fait le monde actuel (tout comme la question de savoir ce qu’il faut faire s’il fait beau ne dépend pas de la question de savoir s’il fait beau ou non.) Procéder par le possible logique, Duns Scot l’avait bien vu, n’est donc pas pure précaution méthodologique : toute inintelligibilité, toute impossibilité logique trahit en fait, le plus souvent, n’en déplaise à Descartes, une impossibilité réelle.
http://books.openedition.org/cdf/3685?lang=fr#tocfrom1n3
- 30 Voir les accusations, à mon sens mal fondées, qui sont avancées dans le chapitre 1 du livre de J. L (...)
18Sont donc exagérées les accusations que portent certains à l’endroit des métaphysiciens « en redingote » qui auraient, selon eux, perdu tout esprit empiriste et s’imagineraient pouvoir décrire, voire expliquer, sur la base d’intuitions « en fauteuil », les concepts de substance, d’universaux, de temps, d’identité, de propriétés, sans se soucier des découvertes scientifiques30. Tenir compte de la science, qui n’en serait aujourd’hui convaincu ? Mais cela implique-t-il de se laisser mener par elle? Que la théorie de la relativité restreinte dicte la métaphysique du temps ? La physique quantique, celle de la substance ? La chimie ou la biologie évolutionniste, celle des espèces naturelles ?
3.1. Les scientifiques font des postulats métaphysiques
- 31 Aristote, Met. A, 9, 992 b18.
- 32 Pour le détail de cette étape, je me permets de renvoyer au Ciment des Choses, op.cit., chap. 1, « (...)
19Ce serait oublier, tout d’abord, qu’en proposant et en testant leurs théories, les scientifiques font tous, volens nolens, des postulats métaphysiques qui vont bien au delà de ce à quoi les autorise la science. Pas plus que d’autres, ils ne peuvent donc s’exempter de cette étape critique et thérapeutique qui constitue la première phase d’une entreprise métaphysique digne de ce nom. À cet égard, des auteurs comme Peirce, Wittgenstein et les positivistes logiques ne font que reprendre les mises en garde aristotéliciennes, répétées par les médiévaux et les classiques (en particulier Locke, Berkeley et Leibniz). S’il n’y avait pas d’autre substance que celles qui sont constituées par la nature, la Physique serait science première, soulignait Aristote. Mais voilà. Contrairement à ce que pensera Averroès, on ne saurait réduire la métaphysique à la seule physique. La recherche physique des éléments ne doit pas faire oublier que la recherche sur l’être est d’abord une recherche sur les significations de l’être31. Ce pourquoi toute enquête métaphysique exige de partir du cadre formel aprioriste de l’analyse, qui seul permet de dégager les conditions de possibilité, en termes de conditions de vérité et de signification, des concepts (et non des seuls mots) que nous utilisons, et d’effectuer les distinctions modales cruciales qui s’imposent, comme j’ai eu l’occasion de le souligner à maintes reprises32.
20Si connaissance métaphysique il doit y avoir, en tout cas, elle sera publique et devra donc passer par le biais du langage (et sans doute même plutôt par celui du langage formel, si du moins elle veut pouvoir porter sur des choses et des propriétés et pas seulement sur des prédicats), s’entendre comme une construction rationnelle, et rester en contact avec les sciences empiriques (comme le dira Carnap, qui cherchera lui-même dans l’Aufbau à réaliser, grâce à ces « outils » ou « auxiliaires » indispensables pour les sciences du réel que sont les énoncés de la logique, la synthèse de l’ancien empirisme et de l’ancien rationalisme).
3.2. La métaphysique traite du possible
- 33 Voir, par exemple, l’exposé de Kerry McKenzie, lors du 18ème colloque annuel de Philosophie de la p (...)
21Ce serait oublier en deuxième lieu, ce qui a permis l’autonomie de la métaphysique : traiter non pas tant de ce qui est que de ce qui pourrait être, en un mot du possible. À cet égard il est piquant de constater que certains métaphysiciens contemporains, favorables à une métaphysique « naturalisée », et très critiques à l’égard des métaphysiciens qui, tel David Lewis, ont la naïveté de se soucier du « possible », aient l’air de considérer que l’histoire du concept lui-même et de l’intérêt que les philosophes ont pu lui porter ne remonterait pas au-delà de David Lewis33.
- 34 Duns Scot Ordinatio, I, 3, § 81 ; traduction française par O. Boulnois, Sur la connaissance de Dieu (...)
- 35 F.X. Putallaz, Introduction à Duns Scot, Tractatus de Primo Principio, traduction française de J.D. (...)
- 36 Duns Scot, Traité,§ 26.
- 37 Voir par ex. Traité,§ 25, p. 107.
- 38 Ordinatio, 1, d.2, p. 2, q.4, n262 [éd. vat. II., p. 282, in Traité, p. 43-44].
- 39 E.J. Lowe, The Possibility of Metaphysics, op.cit., p. 5. Avec des arguments différents, on retrouv (...)
22Dieu merci, avant David Lewis, l’histoire a comporté de brillants métaphysiciens, à commencer par celui qui a assuré l’autonomie, le Docteur Subtil, Jean Duns Scot. Or Scot précisément l’a bien vu : si la métaphysique peut devenir autonome par rapport aux autres sciences (logique, physique, mais aussi théologie34), c’est parce qu’elle a un objet propre, l’ens commune, l'être pris dans son indétermination totale, un être qui n’est donc réductible ni à la quiddité de la chose sensible (dans laquelle il doit néanmoins se contracter) ni à la seule prédicabilité logique (laquelle est toutefois seule à même de conférer à cette Nature commune l’universalité). Elle peut ainsi, au-delà de l’opposition de l’être et du possible, s’assurer du « réel-possible », i.e. de la réalité même de l’être possible des choses qui existent, et, dès lors, de la condition de possibilité des sciences en tant que sciences35. Aussi la rigueur scientifique exigera-t-elle qu’on parte du possible, seul à même de couvrir simultanément les domaines de l’existant contingent et du nécessaire ou de la quiddité métaphysique36. Or pour ce faire il n’y a qu’une méthode : raisonner par le possible, ce qui ne veut pas dire, contrairement à ce dont l’accusera souvent la postérité, déduire le principe premier par analyse au terme d’une conception développée sur des essences, mais tenter de dégager la structure interne du possible-réel, car celui-ci s’enracine dans le réel concret et l’on peut donc induire le premier du second37. En se concentrant sur l’être quidditatif, Duns Scot ne songeait pas en effet à une « essentialisation de la métaphysique », puisque l’essence n’est pas à ses yeux l’ultime pointe de ce qui est. L’existence (comme c’est aussi le cas chez Kant) dépasse en un sens le possible par sa richesse. « Je dis que le possible logique est un mode de composition produite par l’intellect, dont les termes n’incluent aucune contradiction ; ainsi sont dites possibles les propositions suivantes : “Dieu est” […]. Mais le réel-possible est ce qui est reçu par une puissance réelle38. » En d’autres termes, c’est la réalité existante qui est à la racine de la possibilité, et non l’inverse. Comme le rappelait encore, il y a peu, le regretté Jonathan Lowe : « Les sciences empiriques disent au mieux ce qui est le cas, non pas ce qui doit ou peut être (mais se trouve ne pas être) le cas. La métaphysique traite de possibilités. Or ce n’est que si nous pouvons définir la portée du possible que nous pouvons déterminer empiriquement ce qui est réel. C’est pourquoi les sciences empiriques dépendent de la métaphysique et ne peuvent usurper le rôle qui revient à celle-ci39. »
23S’il convient bien de confronter l’analyse des propriétés à ce que nous enseignent les sciences de la nature, il ne peut donc y avoir d’analyse épistémologique de la science sans une analyse métaphysique des questions abordées en son sein. Ce n’est pas parce que l’enquête métaphysique comporte une importante dimension a posteriori et empirique qu’elle doit devenir une « philosophie silencieuse » ( comme le disait jadis Jean-Toussaint Desanti), où les questions proprement métaphysiques devraient s’effacer derrière les questions scientifiques et leur histoire : si la physique, par exemple, comme on le dit parfois, a renoncé aux causes, cela ne signifie pas qu’elle ait forcément clarifié la nature des concepts de loi, de capacité, d’objet physique, de substance, de propriété, de disposition, d’événement, d’espace et de temps, ou encore de causalité mentale, d’émergence, de survenance ou d’intentionnalité.
24Par exemple, le changement est un trait omniprésent et incontournable de la réalité ; et si on veut l’expliquer, expliquer notamment pourquoi certains changements sont des changements de phase alors que d’autres sont des changements de substance, on doit s’aventurer à dire, dans n’importe quel cas donné de changement, qu’est-ce que c’est qui change et à quels égards. Mais dire cela exige qu’on prenne position sur ce que sont ces catégories d’objets impliquées et sur ce que sont leur conditions d’identité. Bref, ce n’est ni la structure macroscopique des choses ni leur classement en espèces naturelles qui nous permettront, par exemple, de dire pourquoi le fait que l’eau se change en glace ou un têtard en grenouille correspond à un changement de phase, alors que le fait qu’un bout de papier brûle et se transforme en cendres ou qu’un cochon soit avalé par un boa correspondent à un changement de substance. Rejeter le discours de structure catégorielle et les conditions d’identité comme du bavardage métaphysique ridicule, c’est se priver des matériaux conceptuels mêmes par lesquels le changement lui même peut être décrit de façon cohérente. La métaphysique a en ce sens un rôle décisif pour étayer la possibilité même de la connaissance empirique.
- 40 E.J. Lowe, A Survey of Metaphysics, Oxford UP, 2002, p. 174sq.
25La science est certes, elle aussi, une entreprise de catégorisation. Mais ni les phénomènes observables à l’échelle macroscopique ni l’information scientifique concernant la constitution interne des choses ne peuvent mener cette catégorisation à bien sans une délimitation proprement métaphysique des choses, sans nous dire, par exemple, si ce sont des relations et des dispositions plutôt que des substances qui constituent le socle de notre ontologie40.
- 41 P. Suppes, Probabilistic Metaphysics, Blackwell, 1984.
26C’est la raison pour laquelle, du reste, on ne saurait (s’arrêter contrairement à la mode qui sévit de nouveau en faveur de toutes les « archéologies du savoir ») à une attitude comme celle que préconisait par exemple Collingwood dans son Essai sur la Métaphysique de 1940, lorsqu’il définissait l’objectif de la métaphysique comme n’étant rien de plus rien de moins que la prise en charge de l’ensemble des présupposés absolus de la réflexion scientifique à une époque donnée. Une telle définition a certes le mérite de souligner (comme le rappelait Patrick Suppes au début de son ouvrage Probabilistic Metaphysics41) les liens étroits que doit entretenir la métaphysique avec la science à quelque moment que ce soit, et, du même coup, d’insister aussi sur la dimension historique de la métaphysique et sur le fait que les présupposés métaphysiques changent le plus souvent au gré des changements de la science. De ce point de vue, une métaphysique adéquate ne peut se développer une fois pour toutes sur la base de l’analyse de l’expérience ordinaire et de nos manières habituelles de parler de l’expérience. De plus, cette définition a le mérite de souligner le caractère systématique que doit revêtir une telle investigation.
- 42 Cela n’avait pas échappé à la sagacité de Patrick Suppes, ibid., p. 9.
27Mais elle a plusieurs défauts: dont le premier est de considérer que la métaphysique est la science de présupposés absolus qui, de ce fait même ne peuvent être considérés comme vrais ou comme faux. Si cela signifie qu’en un sens il est vain de chercher à justifier ses fondements, on ne peut qu’y souscrire ; mais si cela veut dire que sa seule tâche devient dès lors de procéder à la recherche historique et à la description des présupposés de tel ou tel durant telle ou telle période, sans doute a-t-on lieu de douter de la fécondité de la méthode, comme en témoignent d’ailleurs les analyses conceptuellement très courtes auxquelles se livre Collingwood sur le temps ou la causalité42.
- 43 C. Tiercelin, Le Ciment des choses, op. cit., chap. 1, p. 68sq.
28Répétons-le : l’analyse conceptuelle (et pas seulement grammaticale) est donc – et voici encore un nouvel enjeu – incontournable. Par elle, on peut identifier ce dont on parle, savoir si la façon d’être des choses donnée dans tel vocabulaire rend vraie une explication donnée dans tel autre. Ce n’est pas rien, tant il importe en métaphysique d’avoir les idées claires et de ne pas prendre à tort une simple différence dans nos mots ou dans nos idées pour une différence dans les choses ; par elle encore, en élargissant la fonction habituelle de nos concepts, grâce aux modèles possibilistes commodes de la logique modale, on peut parvenir à des résultats a priori43.
29Ainsi, la « connaissance modale » nous apprend, par exemple, que l’extension d’un terme n’est pas la même dans un monde actuel et dans un monde contrefactuel, et, ensuite, que pour connaître l’extension-Contrefactuelle ou C d’un terme, il nous faut connaître quelque chose du monde actuel. Lorsque l’extension-Actuelle ou A et l’extension-C d’un terme diffèrent pour certains mondes, il y donc entre elles une différence cruciale de statut épistémique. Même, si par exemple, nous comprenions le terme « eau » avant 1750 (et la chimie de Dalton), nous ne connaissions pas son extension-C à un monde pour quelque monde autre que le monde actuel. Par quoi nous ne voulons pas forcément dire que nous ignorions son essence, mais que, pour repérer l’eau dans un monde contrefactuel, il nous faut connaître quelque chose sur les relations qu’il y a entre le monde contrefactuel et le monde actuel, ce qui n’était possible qu’après avoir découvert que dans le monde actuel, H2O est le liquide aquatique. En revanche, nous connaissions l’extension-A de « eau » pour n’importe quel monde, car celle-ci ne dépend pas de la nature du monde actuel. Notre ignorance du monde actuel n’importe donc pas pour la connaissance des extensions-A des mots, puisque nous ignorions l’extension-A de « eau » dans le monde actuel, avant 1750, et étions néanmoins capables d’identifier l’extension-A de « eau » dans ce monde, et en fait, dans tous les mondes. Or ce que l’on peut connaître indépendamment de ce que l’on peut connaître par ailleurs du monde peut être dit a priori. Ainsi les réponses aux questions relatives à l’extension-C dépendent généralement de la nature du monde actuel et sont a posteriori ; mais la partie de l’entreprise qui consiste à se demander quelles choses sont des K à un monde, dans l’hypothèse où ce monde est le monde actuel, peut être considérée comme la partie a priori de l’analyse conceptuelle. Elle ne dépend en rien de la question de savoir quel monde est en fait le monde actuel (tout comme la question de savoir ce qu’il faut faire s’il fait beau ne dépend pas de la question de savoir s’il fait beau ou non.) Procéder par le possible logique, Duns Scot l’avait bien vu, n’est donc pas pure précaution méthodologique : toute inintelligibilité, toute impossibilité logique trahit en fait, le plus souvent, n’en déplaise à Descartes, une impossibilité réelle.
Re: Métaphysique
4. La tentation aprioriste
30Certes, on mesure alors la force de la tentation aprioriste. Or on ne saurait confondre possible logique et possible réel. Comment ignorer le reproche fait au Docteur Subtil d’avoir proposé une métaphysique où la non-contradiction suffirait à dire les propriétés de l’être, et mené ainsi à cette voie essentialiste (qui va de Suarez à Wolff) en prétendant déduire analytiquement le réel d’essences conçues comme possibles, là où le langage ordinaire (ou la logique modale) n’offrent aucune garantie, par exemple, de la réalité de classes dans la nature, ou en prétendant encore justifier les procédures logiques sous couvert d’un essentialisme plus ou moins avoué et (aux dires en tout cas de certains) irrécupérable44 ? Même quand elles existent en acte, les choses restent possibles; mieux : puisqu’elles existent en acte, elles sont forcément possibles, et ne perdent jamais ce caractère essentiel. La nature reste donc à la fois possible, i.e. apte à exister, et réelle, car elle n’est pas une production de l’esprit à la manière d’une possibilité logique45.
31Exagérer l’absence de rapport entre l’aspect a priori de l’analyse et son aspect a posteriori serait naturellement dévastateur. Et pas seulement en raison du risque de métaphysique en apesanteur que cela induirait, mais parce que la logique et la sémantique elles-mêmes sont toujours, à un degré ou à un autre, liées à nos « raisons empiriques » et donc aussi à nos découvertes scientifiques.
32S’agissant précisément des difficultés qui entourent des concepts comme l’essence ou l’essentialisme, comment ne pas voir, par exemple, que la manière même dont réfléchissent aujourd’hui certains philosophes de la chimie ou de la biologie, en particulier, oblige à repenser à nouveaux frais la manière dont, par exemple, on peut ou doit revoir la conception aristotélicienne ou encore lockéenne de l’essence (élargir le concept d’essence à celui d’essence relationnelle, par exemple), mais également à se demander si l’on peut (aussi aisément qu’on a pu le croire, dans les années 1970, sur la base de certaines analyse logico-sémantiques kripkéennes ou putnamiennes) faire de la question de ce en quoi consiste l’identité d’une essence, à une simple analyse logico-sémantique de conditions nécessaires et suffisantes.
33S’il faut donc éviter le « Vieux Déférentialisme » à l’égard de la science, il faut aussi se garder d’une suspicion exagérée ou d’un « Nouveau Cynisme » à son endroit46. Car « c’est la science, après tout, qui nous informe le mieux sur la nature des propriétés, quantités et relations fondamentales47 ». Nous voulons tous en savoir plus sur ce que nous sommes et sur la manière de nous adapter à ce monde où nous vivons, comprendre le genre d’endroit dont il s’agit et y trouver notre place. Et, pour bien prendre connaissance de tout cela, n’est-ce pas à la science que nous nous fions spontanément ? Il n’y a qu’elle qui puisse nous apprendre ce qu’il en est de l’origine de la vie sur terre, des causes et remèdes du cancer, ou de la destruction de la couche d’ozone48. Et nos averroïstes contemporainsne se privent pas de le répéter : les sciences sont les mieux placées et les plus légitimes pour nous dire en quoi consiste la réalité des choses.
34Le métaphysicien peut bien refuser d’admettre, si cela lui chante, que c’est à la cosmologie et à la physique quantique, et non à la métaphysique spéculative, de répondre aux questions fondamentales sur l’existence et la nature de l’espace et du temps. Mais qui serait-il, au fond, s’il ne souhaitait pas, à un moment de son enquête, voir si, et en quel sens, les catégories de la pensée et du langage sont, non pas de simples « fonctions du jugement », comme le pensait Kant, mais bel et bien le miroir des catégories de la réalité ? L’enquête métaphysique suppose donc bien une investigation a posteriori et une confrontation avec les sciences empiriques49.
35Comment alors éviter aussi bien le vertige scientiste que la tentation aprioriste ? Comment cesser de craindre que la prise en compte de l’expérience et des raisons empiriques, telles qu’elles s’illustrent le mieux dans le cadre des sciences, réduise, voire élimine, purement et simplement, toute ambition métaphysique ? Mais comment pareillement éviter de se retrouver dans la situation que déplore à juste titre Wilfrid Sellars : « Maintenant que la philosophie des sciences a acquis une existence tant nominale que réelle, la tentation est grande de la confier aux spécialistes, et de confondre l’idée juste que la philosophie n’est pas la science avec l’idée erronée que la philosophie est indépendante de la science50 ». Tel est, on s’en doute, l’enjeu parfaitement identifié qui se trouve devant nous. Aussi voudrais-je faire, de manière à l’affronter, quelques rapides suggestions.
- 44 Duns Scot, Ordinatio, I, d. 2, p.2, q.1-4.
- 45 Cf. Putallaz, op.cit., p. 42.
30Certes, on mesure alors la force de la tentation aprioriste. Or on ne saurait confondre possible logique et possible réel. Comment ignorer le reproche fait au Docteur Subtil d’avoir proposé une métaphysique où la non-contradiction suffirait à dire les propriétés de l’être, et mené ainsi à cette voie essentialiste (qui va de Suarez à Wolff) en prétendant déduire analytiquement le réel d’essences conçues comme possibles, là où le langage ordinaire (ou la logique modale) n’offrent aucune garantie, par exemple, de la réalité de classes dans la nature, ou en prétendant encore justifier les procédures logiques sous couvert d’un essentialisme plus ou moins avoué et (aux dires en tout cas de certains) irrécupérable44 ? Même quand elles existent en acte, les choses restent possibles; mieux : puisqu’elles existent en acte, elles sont forcément possibles, et ne perdent jamais ce caractère essentiel. La nature reste donc à la fois possible, i.e. apte à exister, et réelle, car elle n’est pas une production de l’esprit à la manière d’une possibilité logique45.
31Exagérer l’absence de rapport entre l’aspect a priori de l’analyse et son aspect a posteriori serait naturellement dévastateur. Et pas seulement en raison du risque de métaphysique en apesanteur que cela induirait, mais parce que la logique et la sémantique elles-mêmes sont toujours, à un degré ou à un autre, liées à nos « raisons empiriques » et donc aussi à nos découvertes scientifiques.
32S’agissant précisément des difficultés qui entourent des concepts comme l’essence ou l’essentialisme, comment ne pas voir, par exemple, que la manière même dont réfléchissent aujourd’hui certains philosophes de la chimie ou de la biologie, en particulier, oblige à repenser à nouveaux frais la manière dont, par exemple, on peut ou doit revoir la conception aristotélicienne ou encore lockéenne de l’essence (élargir le concept d’essence à celui d’essence relationnelle, par exemple), mais également à se demander si l’on peut (aussi aisément qu’on a pu le croire, dans les années 1970, sur la base de certaines analyse logico-sémantiques kripkéennes ou putnamiennes) faire de la question de ce en quoi consiste l’identité d’une essence, à une simple analyse logico-sémantique de conditions nécessaires et suffisantes.
- 46 Voir S. Haack, Defending Science, op.cit., p. 18sq.
- 47 D. Armstrong, A World of States of Affairs, Cambridge UP, 1997, p. 25, 155, 174.
- 48 J. Kim, Physicalism or Something near Enough. Princeton, Princeton U.P., 2005, p. 149.
33S’il faut donc éviter le « Vieux Déférentialisme » à l’égard de la science, il faut aussi se garder d’une suspicion exagérée ou d’un « Nouveau Cynisme » à son endroit46. Car « c’est la science, après tout, qui nous informe le mieux sur la nature des propriétés, quantités et relations fondamentales47 ». Nous voulons tous en savoir plus sur ce que nous sommes et sur la manière de nous adapter à ce monde où nous vivons, comprendre le genre d’endroit dont il s’agit et y trouver notre place. Et, pour bien prendre connaissance de tout cela, n’est-ce pas à la science que nous nous fions spontanément ? Il n’y a qu’elle qui puisse nous apprendre ce qu’il en est de l’origine de la vie sur terre, des causes et remèdes du cancer, ou de la destruction de la couche d’ozone48. Et nos averroïstes contemporainsne se privent pas de le répéter : les sciences sont les mieux placées et les plus légitimes pour nous dire en quoi consiste la réalité des choses.
- 49 C. Tiercelin, Le Ciment des Choses, op.cit., chap. 2, « Les pièges du scientisme », p. 97-186.
34Le métaphysicien peut bien refuser d’admettre, si cela lui chante, que c’est à la cosmologie et à la physique quantique, et non à la métaphysique spéculative, de répondre aux questions fondamentales sur l’existence et la nature de l’espace et du temps. Mais qui serait-il, au fond, s’il ne souhaitait pas, à un moment de son enquête, voir si, et en quel sens, les catégories de la pensée et du langage sont, non pas de simples « fonctions du jugement », comme le pensait Kant, mais bel et bien le miroir des catégories de la réalité ? L’enquête métaphysique suppose donc bien une investigation a posteriori et une confrontation avec les sciences empiriques49.
- 50 W. Sellars, Empirisme et philosophie de l’esprit [« Empiricism and Philosophy of Mind »,1956/1963] (...)
35Comment alors éviter aussi bien le vertige scientiste que la tentation aprioriste ? Comment cesser de craindre que la prise en compte de l’expérience et des raisons empiriques, telles qu’elles s’illustrent le mieux dans le cadre des sciences, réduise, voire élimine, purement et simplement, toute ambition métaphysique ? Mais comment pareillement éviter de se retrouver dans la situation que déplore à juste titre Wilfrid Sellars : « Maintenant que la philosophie des sciences a acquis une existence tant nominale que réelle, la tentation est grande de la confier aux spécialistes, et de confondre l’idée juste que la philosophie n’est pas la science avec l’idée erronée que la philosophie est indépendante de la science50 ». Tel est, on s’en doute, l’enjeu parfaitement identifié qui se trouve devant nous. Aussi voudrais-je faire, de manière à l’affronter, quelques rapides suggestions.
Re: Métaphysique
5. De la métaphysique aux sciences donc, et retour.
36Contre la tentation aprioriste, il est plusieurs remèdes dont on sous-estime l’efficacité, et, premièrement, au niveau même de l’analyse conceptuelle.
37D’abord, contrairement à une idée répandue, la logique et l’épistémologie modales ne sont pas si abstraites. C’est bien plutôt sur elles qu’il faut nous appuyer pour dissiper les illusions modales dont nous sommes victimes, et qui nous font dériver sans précaution le réel du possible, ou le possible du concevable ; et il nous faut nous appuyer également sur les modèles ou expériences de pensée qu’elles proposent, par application de nos intuitions non pas intellectuelles mais communes à des cas possibles. D’ailleurs, cela ne dispense pas et s’accompagne même de la méthode de tests ou des « massages énergiques » auxquels nous soumettons nos intuitions, souvent incompatibles, que nous testons ensuite pour déterminer celles qu’il vaut mieux garder ou rejeter. Sur ce plan, le métaphysicien a peu à envier au psychologue du développement, à l’économiste ou au biologiste. N’en déplaise aux métaphysiciens scientistes, à condition de la délivrer de certaines illusions fondationnalistes, l’intuition peut avoir une valeur épistémique, fonctionner comme une justification prima facie ou une autorisation épistémique (entitlement) qui permettra ensuite les « ajustements raisonnables » et les révisions nécessaires51. Qui a dit que la métaphysique ne devait pas, comme les sciences, admettre le principe du faillibilisme ou que l’analyse philosophique reprise aujourd’hui sur l’a priori n’ait rien à apprendre de la philosophie de l’esprit, de la psychologie du développement ou des sciences cognitives ? N’est-ce pas Kant, après tout, qui, pressentant peut-être une harmonie entre les facultés cognitives de l'homme et la réalité, entre ce qui est en nous naturel et ce qui est normatif, allait jusqu’à envisager cette troisième voie de déduction des catégories, ce « système de préformation de la raison pure »?
38Résister à la tentation aprioriste, c’est ensuite ne pas céder trop vite au « consensus non réductionniste ». Car expliquer, si du moins cela reste un objectif, c’est viser un contenu communicable, mais c’est aussi réduire. Pourquoi faudrait-il redouter le réductionnisme ? On sait mieux aujourd’hui que la réduction ne s’entend pas uniquement en termes de lois-ponts, d’identification et encore moins d’élimination ; on sait aussi faire le départ entre plusieurs types de réduction : autonomie des objets et des propriétés d’une théorie, identité trans-théorique, révision conceptuelle et élimination52. Ce qui importe surtout, c’est de déterminer le bon niveau d’explication et de se concentrer sur la recherche de nouvelles procédures de réduction capables de mettre en évidence des mécanismes inter-niveaux plutôt qu’intra-niveaux (ou simplement fonctionnalistes) entre les différentes sciences53. Et c’est évidemment considérer que nos concepts et nos explications sont foncièrement heuristiques et provisoires54. On doit aussi fixer le cadre et les limites de l’analyse a priori : noter, par exemple, que le concept de relations causales descendantes n’est pas conceptuellement incohérent ; qu’il ne contredit aucun principe métaphysique fondé sur l’interprétation de la science dans son ensemble (comme les principes de complétude et d’exclusion). Contrairement à ce que soutiennent certains physicalistes, on peut à bon droit envisager la possibilité que le domaine des événements physiques ne soit pas toujours clos ; ou encore, qu’en l’absence d’une explication complète et exclusivement physique d’un événement physique donné, le principe d’exclusion explicative ne s’applique pas nécessairement. Sur le plan épistémologique ou méthodologique, pour tenter de résoudre le « dilemme du physicaliste », on peut songer à une « division du travail » entre scientifiques et métaphysiciens, et faire ici appel, plus encore peut-être que ne le jugent utile certains éliminativistes, aux « expériences de pensée » et intuitions modales dont sont friands les métaphysiciens en redingote. On peut (et doit) aussi chercher à mieux fixer le cadre des tentatives de « naturalisation » de la métaphysique et de l’épistémologie, se méfier de ceux qui voient de la nature ou des normes partout, et chercher à mieux identifier, par exemple, au niveau même de la nature, des formes précognitives ou métacognitives de normativité55.
39Contre le vertige scientiste, il est aussi des moyens de se prémunir. S’il convient de ne pas tracer de ligne de démarcation stricte entre énoncés scientifiques et énoncés métaphysiques, il vaut mieux aussi préciser certaines règles de bonne conduite56 : cesser de dire que la métaphysique n’a, envers la science, que des devoirs d’information et que la métaphysique commence là où finit la science ; admettre que la science n’est pas la seule source possible de raisons ; reconnaître aussi le bien fondé d’autres méthodes que celles qui prévalent dans les sciences (telles que l’analyse conceptuelle, l’abduction, les justifications prima facie), et que les énoncés métaphysiques peuvent avoir du sens, quand bien même ils ne sont pas susceptibles de confirmation ou d’infirmation empirique ; inversement, arrêter de clamer que la métaphysique est nécessairement en conflit avec le domaine de l’empirique, et admettre de même que, s’il peut y avoir des raisons sinon non scientifiques, du moins a-scientifiques de croire (pour reprendre l’expression de Putnam), cela n’implique pas non plus que ces raisons doivent nécessairement l’emporter sur les raisons que nous donne la science.
40Ces prémisses minimales étant admises, comment envisager dès lors des liens féconds entre les sciences et la métaphysique, voire envisager de construire une métaphysique qui soit, elle-même, scientifique ? Quelques suggestions rapides encore et pour finir, qui devraient aussi, à mon sens, permettre de fixer les enjeux auxquels doit répondre non pas une « métaphysique des sciences » (appellation dont je continue de penser qu’elle est ambigüe et donc fourvoyante, parce qu’elle joue trop sur l’ambivalence ‘objectif/subjectif’ du génitif) mais ce que ce que je préfère pour ma part appeler « une métaphysique scientifique » bien comprise.
.
36Contre la tentation aprioriste, il est plusieurs remèdes dont on sous-estime l’efficacité, et, premièrement, au niveau même de l’analyse conceptuelle.
- 51 Pour une illustration magistrale de cette manière de procéder, voir F. Jackson, From Metaphysics to (...)
37D’abord, contrairement à une idée répandue, la logique et l’épistémologie modales ne sont pas si abstraites. C’est bien plutôt sur elles qu’il faut nous appuyer pour dissiper les illusions modales dont nous sommes victimes, et qui nous font dériver sans précaution le réel du possible, ou le possible du concevable ; et il nous faut nous appuyer également sur les modèles ou expériences de pensée qu’elles proposent, par application de nos intuitions non pas intellectuelles mais communes à des cas possibles. D’ailleurs, cela ne dispense pas et s’accompagne même de la méthode de tests ou des « massages énergiques » auxquels nous soumettons nos intuitions, souvent incompatibles, que nous testons ensuite pour déterminer celles qu’il vaut mieux garder ou rejeter. Sur ce plan, le métaphysicien a peu à envier au psychologue du développement, à l’économiste ou au biologiste. N’en déplaise aux métaphysiciens scientistes, à condition de la délivrer de certaines illusions fondationnalistes, l’intuition peut avoir une valeur épistémique, fonctionner comme une justification prima facie ou une autorisation épistémique (entitlement) qui permettra ensuite les « ajustements raisonnables » et les révisions nécessaires51. Qui a dit que la métaphysique ne devait pas, comme les sciences, admettre le principe du faillibilisme ou que l’analyse philosophique reprise aujourd’hui sur l’a priori n’ait rien à apprendre de la philosophie de l’esprit, de la psychologie du développement ou des sciences cognitives ? N’est-ce pas Kant, après tout, qui, pressentant peut-être une harmonie entre les facultés cognitives de l'homme et la réalité, entre ce qui est en nous naturel et ce qui est normatif, allait jusqu’à envisager cette troisième voie de déduction des catégories, ce « système de préformation de la raison pure »?
- 52 J. Bickle, Philosophy and Neuroscience: a Ruthlessly Reductive Account, Dordrecht, Kluwer, 2003, p. (...)
- 53 Voir en particulier, C.F. Craver, Explaining the Brain: Mechanisms and the Mosaic Unity of Neurosci (...)
- 54 J. Bickle, Philosophy and Neuroscience, op.cit., p. 114-115 et 131.
- 55 Pour le détail, voir Tiercelin, Le Ciment des choses, op.cit., p. 160 sq.
38Résister à la tentation aprioriste, c’est ensuite ne pas céder trop vite au « consensus non réductionniste ». Car expliquer, si du moins cela reste un objectif, c’est viser un contenu communicable, mais c’est aussi réduire. Pourquoi faudrait-il redouter le réductionnisme ? On sait mieux aujourd’hui que la réduction ne s’entend pas uniquement en termes de lois-ponts, d’identification et encore moins d’élimination ; on sait aussi faire le départ entre plusieurs types de réduction : autonomie des objets et des propriétés d’une théorie, identité trans-théorique, révision conceptuelle et élimination52. Ce qui importe surtout, c’est de déterminer le bon niveau d’explication et de se concentrer sur la recherche de nouvelles procédures de réduction capables de mettre en évidence des mécanismes inter-niveaux plutôt qu’intra-niveaux (ou simplement fonctionnalistes) entre les différentes sciences53. Et c’est évidemment considérer que nos concepts et nos explications sont foncièrement heuristiques et provisoires54. On doit aussi fixer le cadre et les limites de l’analyse a priori : noter, par exemple, que le concept de relations causales descendantes n’est pas conceptuellement incohérent ; qu’il ne contredit aucun principe métaphysique fondé sur l’interprétation de la science dans son ensemble (comme les principes de complétude et d’exclusion). Contrairement à ce que soutiennent certains physicalistes, on peut à bon droit envisager la possibilité que le domaine des événements physiques ne soit pas toujours clos ; ou encore, qu’en l’absence d’une explication complète et exclusivement physique d’un événement physique donné, le principe d’exclusion explicative ne s’applique pas nécessairement. Sur le plan épistémologique ou méthodologique, pour tenter de résoudre le « dilemme du physicaliste », on peut songer à une « division du travail » entre scientifiques et métaphysiciens, et faire ici appel, plus encore peut-être que ne le jugent utile certains éliminativistes, aux « expériences de pensée » et intuitions modales dont sont friands les métaphysiciens en redingote. On peut (et doit) aussi chercher à mieux fixer le cadre des tentatives de « naturalisation » de la métaphysique et de l’épistémologie, se méfier de ceux qui voient de la nature ou des normes partout, et chercher à mieux identifier, par exemple, au niveau même de la nature, des formes précognitives ou métacognitives de normativité55.
- 56 K. Hawley, « Science as a Guide to Metaphysics », Synthese, 149, 2006, p. 451-470 ; C. Tiercelin, L (...)
39Contre le vertige scientiste, il est aussi des moyens de se prémunir. S’il convient de ne pas tracer de ligne de démarcation stricte entre énoncés scientifiques et énoncés métaphysiques, il vaut mieux aussi préciser certaines règles de bonne conduite56 : cesser de dire que la métaphysique n’a, envers la science, que des devoirs d’information et que la métaphysique commence là où finit la science ; admettre que la science n’est pas la seule source possible de raisons ; reconnaître aussi le bien fondé d’autres méthodes que celles qui prévalent dans les sciences (telles que l’analyse conceptuelle, l’abduction, les justifications prima facie), et que les énoncés métaphysiques peuvent avoir du sens, quand bien même ils ne sont pas susceptibles de confirmation ou d’infirmation empirique ; inversement, arrêter de clamer que la métaphysique est nécessairement en conflit avec le domaine de l’empirique, et admettre de même que, s’il peut y avoir des raisons sinon non scientifiques, du moins a-scientifiques de croire (pour reprendre l’expression de Putnam), cela n’implique pas non plus que ces raisons doivent nécessairement l’emporter sur les raisons que nous donne la science.
40Ces prémisses minimales étant admises, comment envisager dès lors des liens féconds entre les sciences et la métaphysique, voire envisager de construire une métaphysique qui soit, elle-même, scientifique ? Quelques suggestions rapides encore et pour finir, qui devraient aussi, à mon sens, permettre de fixer les enjeux auxquels doit répondre non pas une « métaphysique des sciences » (appellation dont je continue de penser qu’elle est ambigüe et donc fourvoyante, parce qu’elle joue trop sur l’ambivalence ‘objectif/subjectif’ du génitif) mais ce que ce que je préfère pour ma part appeler « une métaphysique scientifique » bien comprise.
.
Re: Métaphysique
6. Les conditions d’une métaphysique scientifique : du choix en faveur du réalisme scientifique à l’engagement métaphysique en faveur du réalisme
41Sans doute peut-on partir du principe que, si l’on ne tient aucun compte de ce qui se passe dans les sciences (ce qui ne fut jamais le cas, on s’en doute, des grandes métaphysiques), les chances sont minces que la métaphysique elle-même progresse ou simplement ne signe pas bien vite son acte de décès. Reconnaissons donc avec Sellars que, s’agissant de la description et de l’explication du monde, la science est bien la mesure de toute chose, de ce qui est et de ce qui n’est pas. Nous disposons alors, en négatif, sur la base de critères raisonnables d’interprétation des théories scientifiques, d’un premier principe.
6.1. Premier principe. La métaphysique ne doit pas être en conflit avec la science
http://books.openedition.org/cdf/3685?lang=fr#tocfrom2n3
42Dans l’état actuel de notre savoir, on voit mal comment on pourrait continuer à soutenir des positions métaphysiques qui entreraient manifestement en conflit avec la physique du moment57, comme y a insisté avec justesse Michael Esfeld.
6.1.1. Que la science n’est pas un guide « infaillible »
http://books.openedition.org/cdf/3685?lang=fr#tocfrom3n1
43Même en ce cas, toutefois, le métaphysicien, comme y a insisté Katherine Hawley58, n’est pas toujours à cours d’arguments. Que peut-il faire, par exemple, s’il est confronté, comme dans le cas du présentisme, à une découverte scientifique qui semble remettre en cause la thèse métaphysique ?
– Il peut tout d’abord [1] se demander si la théorie scientifique en question constitue bien de fait un succès empirique (comme le montrent souvent les réalistes scientifiques, on sait que c’est assez rarement le cas). Mais en pratique, la plupart des philosophes n’ont pas l’expertise requise pour contester cela aux scientifiques.
– Mais le métaphysicien peut alors [2] s’abriter soit derrière le désaccord des scientifiques entre eux sur le statut de la théorie, soit sur les raisons de penser que la théorie sera ultimement rejetée. En l’occurrence, il pourra utiliser la difficulté qu’il y a à combiner la théorie quantique avec la théorie de la relativité pour justifier un certain scepticisme à l’égard des conséquences métaphysiques des deux théories.
– Et même s’il admet la situation, il pourra encore [3] construire un système de croyances incluant la métaphysique qui est la sienne mais empiriquement équivalent au système scientifique. Ce qui peut se faire aisément, même si cela est artificiel, en combinant les éléments empiriques de la conception scientifique du monde avec la métaphysique traditionnelle, ou en ajoutant des auxiliaires qui garantissent que, là où la métaphysique traditionnelle diverge de la métaphysique scientifique, il n’y a pas de conséquences empiriques à cette divergence.
– Il pourra encore [4] procéder à un « travail de sape » : montrer que ce qui est métaphysiquement nouveau dans la découverte scientifique n’intervient pas, en tant que tel, dans la production de nouvelles prédictions, et donc que son apparition dans une théorie scientifique ne nous donne pas de raison de croire que cette dernière est vraie. Stathis Psillos a proposé, sur ce plan, un critère : une thèse est confirmée par le succès empirique (i) si le reste de la théorie scientifique ne pourrait pas produire le succès sans elle et (ii) s’il n’existe pas de théorie rivale qui soit potentiellement explicative, indépendamment motivée et non ad hoc, capable de produire un succès égal. Le simple fait de bricoler une théorie ad hoc qui mette en œuvre la métaphysique traditionnelle ne suffit pas pour remplir ce critère. Mais sans doute un moyen plus efficace est-il de chercher dans l’histoire des sciences, dans l’espoir de découvrir une théorie scientifique rivale qui vienne mieux étayer la métaphysique scientifique (c’est ainsi que ceux qui objectent à la métaphysique de la théorie de la relativité d’Einstein se tournent vers la théorie rivale de l’éther de Lorenz). Comme la science ne peut arbitrer, il pourra donner des raisons de croire, que la métaphysique traditionnelle est, moyennant des hypothèses auxiliaires, compatible avec, mais aussi supérieure à celle que suggère la découverte scientifique ;
– Il pourra enfin [5] avoir une stratégie de contre-arguments et souligner que même si la métaphysique scientifique est certes bel et bien confirmée par le rôle qu’elle joue dans la production du succès empirique, on peut invoquer des raisons indépendantes de croire la métaphysique traditionnelle59.
44Cela dit, même dans cette approche, il faut pouvoir continuer à montrer comment la métaphysique traditionnelle est empiriquement adéquate, étant donné qu’on a accepté l’adéquation empirique de la science en question. En un mot, les scientifiques doivent montrer que la métaphysique scientifique intervient bien dans la production du succès empirique de la théorie (s’ils veulent pouvoir dire qu’elle est soutenue par la science) ou bien, selon à qui appartient la charge de la preuve, les métaphysiciens traditionnels doivent montrer que tel n’est pas le cas.
45Appliquons cela, comme le suggère Katherine Hawley60, à la question du conflit du présentisme et de la théorie de la relativité restreinte (TRR). Selon TRR, que deux événements soient ou non simultanés n’est pas une question absolue. On peut y répondre différemment selon le cadre de référence que l’on choisit (plus exactement, il y a des paires d’événements qui sont non simultanés selon tous les cadres de référence, mais il n’y a pas d’événements simultanés selon tous les cadres de référence).En somme, TRR ne dit pas qu’un cadre de référence soit plus fondamental qu’un autre. En particulier, la question de savoir si un événement distant est simultané au fait que je suis en ce moment en train de parler reçoit une réponse différente selon le cadre de référence retenu. Il semble que face à cela nous ayons trois choix possibles :
47En tout état de cause, les métaphysiciens « doivent construire plus que des analyses ad hoc pour faire que leurs croyances soient empiriquement adéquates. Ils doivent produire une autre science indépendamment motivée, ou sinon démontrer le mérite philosophique écrasant de leur position. On ne peut pas simplement rejeter la métaphysique de la science comme un préjugé de savant à moins de travailler à justifier ce rejet. Mais cela ne signifie pas non plus que ce travail soit toujours voué à l’échec. » En d’autres termes, comme Katherine Hawley a raison de le souligner, la science, assurément, « peut être un guide pour la métaphysique71 » ; mais, ajouterai-je, la métaphysique est incontestablement aussi, à sa manière, un guide pour la science : dans un cas comme dans l’autre, ce dont il faut surtout se souvenir, en effet, c’est que ce ne sont pas des guides infaillibles.
41Sans doute peut-on partir du principe que, si l’on ne tient aucun compte de ce qui se passe dans les sciences (ce qui ne fut jamais le cas, on s’en doute, des grandes métaphysiques), les chances sont minces que la métaphysique elle-même progresse ou simplement ne signe pas bien vite son acte de décès. Reconnaissons donc avec Sellars que, s’agissant de la description et de l’explication du monde, la science est bien la mesure de toute chose, de ce qui est et de ce qui n’est pas. Nous disposons alors, en négatif, sur la base de critères raisonnables d’interprétation des théories scientifiques, d’un premier principe.
6.1. Premier principe. La métaphysique ne doit pas être en conflit avec la science
http://books.openedition.org/cdf/3685?lang=fr#tocfrom2n3
- 57 M. Esfeld, « Le réalisme scientifique et la métaphysique des sciences », in A. Barberousse, D. Bonn (...)
42Dans l’état actuel de notre savoir, on voit mal comment on pourrait continuer à soutenir des positions métaphysiques qui entreraient manifestement en conflit avec la physique du moment57, comme y a insisté avec justesse Michael Esfeld.
6.1.1. Que la science n’est pas un guide « infaillible »
http://books.openedition.org/cdf/3685?lang=fr#tocfrom3n1
- 58 K. Hawley, op. cit.
43Même en ce cas, toutefois, le métaphysicien, comme y a insisté Katherine Hawley58, n’est pas toujours à cours d’arguments. Que peut-il faire, par exemple, s’il est confronté, comme dans le cas du présentisme, à une découverte scientifique qui semble remettre en cause la thèse métaphysique ?
– Il peut tout d’abord [1] se demander si la théorie scientifique en question constitue bien de fait un succès empirique (comme le montrent souvent les réalistes scientifiques, on sait que c’est assez rarement le cas). Mais en pratique, la plupart des philosophes n’ont pas l’expertise requise pour contester cela aux scientifiques.
– Mais le métaphysicien peut alors [2] s’abriter soit derrière le désaccord des scientifiques entre eux sur le statut de la théorie, soit sur les raisons de penser que la théorie sera ultimement rejetée. En l’occurrence, il pourra utiliser la difficulté qu’il y a à combiner la théorie quantique avec la théorie de la relativité pour justifier un certain scepticisme à l’égard des conséquences métaphysiques des deux théories.
– Et même s’il admet la situation, il pourra encore [3] construire un système de croyances incluant la métaphysique qui est la sienne mais empiriquement équivalent au système scientifique. Ce qui peut se faire aisément, même si cela est artificiel, en combinant les éléments empiriques de la conception scientifique du monde avec la métaphysique traditionnelle, ou en ajoutant des auxiliaires qui garantissent que, là où la métaphysique traditionnelle diverge de la métaphysique scientifique, il n’y a pas de conséquences empiriques à cette divergence.
– Il pourra encore [4] procéder à un « travail de sape » : montrer que ce qui est métaphysiquement nouveau dans la découverte scientifique n’intervient pas, en tant que tel, dans la production de nouvelles prédictions, et donc que son apparition dans une théorie scientifique ne nous donne pas de raison de croire que cette dernière est vraie. Stathis Psillos a proposé, sur ce plan, un critère : une thèse est confirmée par le succès empirique (i) si le reste de la théorie scientifique ne pourrait pas produire le succès sans elle et (ii) s’il n’existe pas de théorie rivale qui soit potentiellement explicative, indépendamment motivée et non ad hoc, capable de produire un succès égal. Le simple fait de bricoler une théorie ad hoc qui mette en œuvre la métaphysique traditionnelle ne suffit pas pour remplir ce critère. Mais sans doute un moyen plus efficace est-il de chercher dans l’histoire des sciences, dans l’espoir de découvrir une théorie scientifique rivale qui vienne mieux étayer la métaphysique scientifique (c’est ainsi que ceux qui objectent à la métaphysique de la théorie de la relativité d’Einstein se tournent vers la théorie rivale de l’éther de Lorenz). Comme la science ne peut arbitrer, il pourra donner des raisons de croire, que la métaphysique traditionnelle est, moyennant des hypothèses auxiliaires, compatible avec, mais aussi supérieure à celle que suggère la découverte scientifique ;
- 59 Ibid.
– Il pourra enfin [5] avoir une stratégie de contre-arguments et souligner que même si la métaphysique scientifique est certes bel et bien confirmée par le rôle qu’elle joue dans la production du succès empirique, on peut invoquer des raisons indépendantes de croire la métaphysique traditionnelle59.
44Cela dit, même dans cette approche, il faut pouvoir continuer à montrer comment la métaphysique traditionnelle est empiriquement adéquate, étant donné qu’on a accepté l’adéquation empirique de la science en question. En un mot, les scientifiques doivent montrer que la métaphysique scientifique intervient bien dans la production du succès empirique de la théorie (s’ils veulent pouvoir dire qu’elle est soutenue par la science) ou bien, selon à qui appartient la charge de la preuve, les métaphysiciens traditionnels doivent montrer que tel n’est pas le cas.
- 60 Dont je suis ici l’analyse : ibid., p. 465-468.
45Appliquons cela, comme le suggère Katherine Hawley60, à la question du conflit du présentisme et de la théorie de la relativité restreinte (TRR). Selon TRR, que deux événements soient ou non simultanés n’est pas une question absolue. On peut y répondre différemment selon le cadre de référence que l’on choisit (plus exactement, il y a des paires d’événements qui sont non simultanés selon tous les cadres de référence, mais il n’y a pas d’événements simultanés selon tous les cadres de référence).En somme, TRR ne dit pas qu’un cadre de référence soit plus fondamental qu’un autre. En particulier, la question de savoir si un événement distant est simultané au fait que je suis en ce moment en train de parler reçoit une réponse différente selon le cadre de référence retenu. Il semble que face à cela nous ayons trois choix possibles :
- 61 Ibid., p. 465.
[1] « accepter que la présentité soit dépendante d’un cadre, accepter que l’existence ne puisse être dépendante d’un cadre, et donc rejeter le présentisme61 » ;
- 62 Ibid., p. 465-466.
- 63 Ibid., p. 466. Voir : H. Putnam, « Time and Physical Geometry », Journal of Philosophy, 64, 1967, p (...)
[2] « accepter que la présentité soit dépendante d’un cadre, insister sur le fait que seul ce qui est présent existe, et conclure que l’existence dépend d’un cadre62 » (mais certains jugeront cette deuxième option « trop relativiste63 ») ;
- 64 Ibid., p. 466.
[3] « accepter que l’existence ne puisse dépendre d’un cadre, insister sur la vérité du présentisme, et conclure qu’il y a un cadre de référence privilégié mais qui échappe à TRR. La simultanéité dans ce cadre privilégié est la simultanéité absolue, et les événements absolument simultanés au fait que je sois en train de [parler] en ce moment sont absolument présents. Postuler un cadre de référence privilégié n’oblige pas à adopter le présentisme, car on pourrait soutenir que ce qui est absolument passé et futur est aussi réel. Mais la troisième option permet d’être présentiste sans concéder que l’existence dépend d’un cadre64.
- 65 S. Saunders, « How special relativity contradicts presentism », in C. Callender (éd.), Time, Realit (...)
- 66 Hawley, Ibid.
Selon Simon Saunders cette troisième option continue d’être en contradiction avec la TRR : “Le présentisme contredit TRR au sens où il implique que la relativité restreinte est très déficiente comme théorie fondamentale du monde65.” » Mais les défenseurs du présentisme peuvent soutenir que « supposer l’existence d’un cadre privilégié est simplement aller au-delà de TRR. Le présentisme ajoute quelque chose à TRR sans essayer de la supplanter66 ».
46Il convient alors au présentiste d’essayer de montrer comment un cadre absolu pourrait faire partie d’une théorie empiriquement adéquate, en procédant de la façon suivante.
- 67 Ibid., p. 466.
Bref, « TRR opère avec un très grand succès empirique sans postuler de cadre de référence absolu. Cela n’implique pas qu’il n’y ait pas de cadre de référence absolu ; mais cela rend-il déraisonnable le fait de conjecturer qu’il y en ait un67 ? »
- 68 Ibid., p. 467.
- 69 Ibid.
- 70 Ibid.
On postule d’abord que « le cadre absolu est indétectable, et (ainsi) que, même si TRR est empiriquement adéquate, il y a un autre fait concernant l’univers qu’elle ne parvient pas à saisir. » Ensuite, on procède « ou au travail de sape ou au contre-argument ». Saper « revient à essayer de montrer que la métaphysique scientifique (en ce cas, la thèse qu’il n’y a pas de cadre absolu de référence, et donc pas de simultanéité absolue et pas de présent absolu) n’intervient pas vraiment dans la production du succès empirique de TRR. En suivant le critère de Psillos, cela implique de soutenir qu’une alternative présentiste à TRR est indépendamment motivée, non ad hoc et explicative. Cette tentative est parfois faite en faisant revivre la théorie de l’éther de Lorenz selon laquelle il y a un cadre de référence privilégié (stationnaire dans l’éther), mais que des phénomènes compensatoires empêchent de détecter ce cadre. Ce pas est important, parce que, s’il est viable, la théorie de Lorenz a une cohérence théorique explicative, absente de la conjonction ad hoc de TRR avec la thèse selon laquelle « il y a un cadre de référence privilégié empiriquement indétectable”68.» Comme « la métaphysique scientifique a ici une thèse négative – il n’y pas de cadre de référence privilégié –, on peut considérer que l’enlever de TRR est, en un sens, considérer une autre théorie plus expansive. » Mais cela ne suffit pas ; il faut aussi que les présentistes « montrent comment, à partir de ce terrain de jeu scientifique, leur ontologie est préférable à celle qui considère que le passé et le futur existent. » Et ils doivent le faire « en partant du postulat qu’ils ont posé pour défendre la théorie de Lorenz (ou toute autre alternative), à savoir il leur faut expliquer les avantages du présentisme dans un monde où nous sommes incapables de détecter quels événements spatialement distants sont présents69. » En tout état de cause, le présentisme devra montrer « ses mérites philosophiques et son statut scientifique », lesquels devront être « plus forts » s’ils fonctionnent comme contre-argument, et donc, en étant en mesure de montrer qu’ils disposent « d’autres avantages indépendants qui pèsent plus que le soutien scientifique dont bénéficient les anti-présentistes70.»
- 71 Ibid., p. 468.
47En tout état de cause, les métaphysiciens « doivent construire plus que des analyses ad hoc pour faire que leurs croyances soient empiriquement adéquates. Ils doivent produire une autre science indépendamment motivée, ou sinon démontrer le mérite philosophique écrasant de leur position. On ne peut pas simplement rejeter la métaphysique de la science comme un préjugé de savant à moins de travailler à justifier ce rejet. Mais cela ne signifie pas non plus que ce travail soit toujours voué à l’échec. » En d’autres termes, comme Katherine Hawley a raison de le souligner, la science, assurément, « peut être un guide pour la métaphysique71 » ; mais, ajouterai-je, la métaphysique est incontestablement aussi, à sa manière, un guide pour la science : dans un cas comme dans l’autre, ce dont il faut surtout se souvenir, en effet, c’est que ce ne sont pas des guides infaillibles.
Re: Métaphysique
6.1.2. Que la science, qui reste un « idéal », a besoin de la métaphysique pour l’interprétation de ses théories
48Cela étant dit, il importe aussi de garder à l’esprit que l’unité des sciences reste un idéal, et que la complétude causale du physique n’est pas davantage réalisée et n’est close qu’en principe. En d’autres termes, et contrairement aux allégations de maints métaphysiciens scientistes en vogue, elle peut certes valoir comme une « norme méthodologique », mais sûrement pas comme un principe « analytique72 ». De même, les résultats scientifiques ne constituent ni des verdicts ni des réfutations de nos thèses métaphysiques73, car une théorie scientifique ne délivre de métaphysique que ce qu’elle contenait déjà en elle dès le départ. C’est ce que dit Laurence Sklar à propos justement de la manière de lire la théorie de la relativité restreinte, qui, selon lui, n’a des conséquences métaphysiques que si nous comprenons qu’elle inclut le vérificationnisme d’Einstein là où nous ne sommes pas, nous, obligés de considérer que le vérificationnisme fait partie de la théorie74.
49On peut parfaitement admettre que les aspects proprement scientifiques ou empiriques des théories soient compatibles avec des thèses métaphysiques variées, sans pointer plus en direction de l’une que de l’autre. Il serait, comme on l’a dit, naïf de supposer que les scientifiques mènent leurs recherches sur le monde sans leurs propres préjugés métaphysiques, et que leurs découvertes puissent fonctionner comme des arbitrages non biaisés entre des conceptions métaphysiques rivales (comme n’avait de cesse de le rappeler Peirce).
50Cela ne dispense pas cette enquête rationnelle que doit tendre à être la métaphysique d’un devoir : celui d’être sinon vraie, du moins empiriquement adéquate et donc en accord avec nos croyances sur ce que nous observons ou même avec la vérité de ce que nous observons. Mais, sur ce plan, la métaphysique n’est pas dans une position bien différente de la science qui, elle aussi, du fait de la sous-détermination des théories par les données empiriques, ne parvient guère à quoi que ce soit de plus, le plus souvent, qu’à l’adéquation empirique. Aucune théorie n’est jamais infirmée par une observation unique (en vertu même du holisme épistémologique). La science, dit-on, rencontre le tribunal de l’expérience de manière globale et non locale. Qu’on prenne n’importe quelle théorie portant sur des entités inobservables : on trouvera toujours d’autres théories incompatibles mais empiriquement équivalentes pour rendre compte des mêmes données. Répétons-le : les données empiriques ne dictent pas à elles seules ce qu’est la métaphysique correcte, même si, à l’occasion, une thèse métaphysique semble à ce point faire partie intégrante de ce qui contribue au succès de la théorie scientifique qu’on a des raisons de penser qu’elle est vraie. Il n’y a jamais un chemin royal qui, d’une théorie physique, d’un théorème mathématique ou de résultats expérimentaux, mène directement à des conséquences métaphysiques nécessaires. Ce n’est donc pas uniquement pour des raisons esthétiques de cohérence que la métaphysique a toute sa place, ni davantage parce qu’on aurait des ambitions systématiques ou rêverait d’unité ou d’absolu. On en a besoin, au sens fort et d’abord, pour interpréter les théories scientifiques elles-mêmes. Il y a autonomie de la métaphysique et irréductibilité, àcertains égards, à ce qui se fait en science, y compris aux problèmes métaphysiques propres à la science, s’agissant, par exemple, du choix à opérer entre le réalisme scientifique ou l’instrumentalisme, ou de la conception à adopter sur les lois de la nature, les espèces naturelles, etc.
6.1.3. Le besoin d’un point de vue stéréoscopique
51Il y a lieu encore de se demander si, alors même que la science nous informe sur un ameublement surprenant, fait de structures et de relations plutôt désormais que d’objets, elle fait perdre ou non toute pertinence ontologique à ces objets familiers que sont pour nous tables et chaises. Laisse-t-elle encore assez de cohésion à certains aspects du monde auxquels nous sommes pratiquement adaptés pour que nous puissions encore les catégoriser comme il faut, si nous voulons pouvoir continuer à nous repérer dans notre vie quotidienne ? On ne saurait sous-estimer l’utilité, l’indispensabilité même, d’un point de vue « stéréoscopique, deux perspectives différentes sur un paysage se fondant pour former une seule expérience cohérente », tant il est vrai que « quels que soient les constituants ultimes de la pensée conceptuelle, le processus grâce auquel l’esprit d’un individu pense le monde doit, de manière plus ou moins adéquate, faire écho à la structure intelligible du monde75 ».
6.2. Deuxième principe. Admettre les contraintes de cohérence que la métaphysique fait peser sur la science
52Nous est ainsi livré un deuxième principe, cette fois positif. L’expérience ne possédant pas la force logique de déterminer, à elle seule, la bonne théorie scientifique, voire l’interprétation de celle-ci, l’évaluation des conséquences ontologiques des positions en présence, doit permettre de privilégier, à partir de la situation empirique, telles ou telles conséquences métaphysiques.
53Même si le métaphysicien a intérêt à choisir une théorie « acceptable du point de vue physique » et qui soit la moins coûteuse possible ontologiquement parlant, s’il y a donc bien en ce sens « un impact de la science sur la métaphysique », il y a aussi « « une contrainte que la métaphysique impose à l’ontologie de la science, à savoir, d’être suffisamment riche pour assurer une vision cohérente et complète du monde », pour parler comme Sellars76. Et peut-être est-ce un argument de plus, sinon à l’encontre du réductionnisme, du moins en faveur d’un réductionnisme au moins « conservatif ». En nous fondant sur les engagements ontologiques exigés par la seule physique fondamentale, dont on ne saurait nier la position privilégiée, il est « fort possible, comme le souligne Esfeld, que nous ne parvenions pas à dégager une telle vision cohérente et complète, et que nous n’y parvenions, au contraire, qu’à la condition de faire place à certains engagements émanant des sciences spéciales et d’autoriser celles-ci à exercer une influence jusqu’à la métaphysique de la physique fondamentale, en d’autres termes, à la seule condition « d’appliquer un critère de cohérence qui tienne compte de tout notre savoir scientifique77 ».
6.2.1. Première conséquence : l’adoption du réalisme scientifique et les raisons que l’on a de l’adopter.
54L’adoption de ce deuxième principe risque d’avoir un coût: l’adhésion à une certaine forme de réalisme scientifique. Mais ce coût est-il si exorbitant ? Oui, à en croire l’instrumentaliste ou l’empiriste constructif, qui rejette tous les arguments réalistes : on a tort d’affirmer l’existence des entités postulées par les théories scientifiques (atomes, molécules, électrons) ; il n’y a pas de monde « au-delà » de nos théories ; celles-ci ne sont vraies que parce que nous les acceptons et disposons, pour cela, de critères empiriques. L’histoire des sciences montre que des théories jugées vraies à une époque se sont en général révélées fausses, ce qui, loin de confirmer le réalisme, peut induire au relativisme, voire au scepticisme78 ; du reste, plus la science progresse, plus elle s’éloigne de la description du monde du sens commun, de son « image manifeste », et plus, par conséquent, elle nous conduit à rejeter le réalisme naïf. Comment réconcilier l’attitude réaliste « naturelle » avec le réalisme sophistiqué et complexe appelé par le progrès scientifique? N’y a-t-il pas entre les deux images, un « fossé explicatif » infranchissable ?
55Mais à cela le réaliste sait répondre : d’abord, la science tend à l’unification de ses théories, et elles ont bien un caractère explicatif. D’abord, comment une théorie peut-elle réellement expliquer des phénomènes, si les entités qu’elle postule n’existent pas ? Ensuite, comment contester l’existence de certaines prédictions nouvelles, qui seraient impossibles si les théories n’étaient pas vraies ? Enfin, sans cette explication, le succès rencontré dans les sciences relèverait du « miracle », et il vaut toujours mieux éviter de choisir en premier le miraculeux.
56Évidemment, l’instrumentaliste n’est pas à cours de parades et répond généralement que l’unification des théories est motivée par la recherche d’un instrument unique, ou qu’il n’existe aucune unification de ce genre, la science n’étant qu’un ensemble de recettes et de techniques qui « marchent », sans théorie générale ; que le but de la science n’est pas l’explication, mais uniquement la prédiction ; que la pratique des prédictions scientifiques n’engendre pas plus de prédictions vraies que de conjectures faites au hasard, ou, de façon moins radicale, que la structure de prédictions nouvelles produites par la science ne prouve pas que ces structures répondent à des causes sous-jacentes cachées ; enfin, qu’il n’est nul besoin d’expliquer les succès de la science, et qu’il suffit de considérer les théories réussies sur le mode d’organismes bien adaptés aux tâches auxquelles on les destine : prédictions et rétrodictions79. Il peut, plus gravement, invoquer l’argument de la « sous- détermination des théories par les données empiriques » ou le caractère « incommensurable » des termes et théories scientifiques, dont la référence varierait selon les contextes ou les « paradigmes » dont ils relèvent (Feyerabend et Kuhn) et, partant, l’irréductible relativité de l’ontologie.
57Faisons pourtant le pari que le réalisme scientifique est la meilleure stratégie à suivre puisque, en dernière analyse, c’est bien lui qui permet de considérer que « les théories scientifiques que nous jugeons valides sont les meilleures hypothèses que nous pouvons avancer aujourd’hui quant à la constitution de la nature ». Ce qui « n’exclut évidemment pas qu’en cas de changement des théories scientifiques, il faille adapter la métaphysique des sciences en conséquence80 ». Comment renforcer nos arguments en sa faveur ?
58D’abord, en montrant qu’il n’a rien d’incompatible avec l’empirisme81 ; ensuite, que l’on peut donner corps, sur les plans tant sémantique qu’épistémique et métaphysique, à la thèse selon laquelle nos théories scientifiques décrivent la nature d’un monde indépendant de (bien que relatif à) l’esprit. Ainsi, loin de projeter (ou pire, de « construire socialement ») la structure du monde, les théories scientifiques découvrent la cartographie d’un monde déjà structuré, qui n’est pas constitué par notre connaissance, par nos valeurs épistémiques, par ce que nous pouvons croire ou découvrir82. Le réel est bel et bien l’objet de la connaissance, le résultat de l’opinion finale à laquelle la communauté scientifique finirait par arriver ; mais il est indépendant de ce que l’on (et pas seulement tel individu) peut en penser. Et si la méthode scientifique est supposée conduire à la convergence, c’est bien parce qu’elle est, en effet, contrainte par la réalité (Peirce). En second lieu, dire que nos théories sont susceptibles d’être vraies ou fausses, et sont rendues vraies par l’état du monde signifie qu’il faut dissocier vérité, d’une part, conditions de vérité et de justification en termes de données empiriques, d’autre part (ce qui fait perdre de la force, en particulier, au vérificationnisme de l’empirisme logique).
59Cela veut dire, ensuite, que, si une théorie est vraie, les termes qui y figurent ont une référence possible, ce qui vaut aussi bien pour les termes observables que pour les inobservables. On peut donc légitimement postuler des objets ou des propriétés qu’en toute rigueur on n’observe pas (par exemple des dispositions) et dire qu’ils ont une existence possible et rendent vraie la théorie. Du reste, les termes théoriques sont non seulement légitimes mais indispensables si l’on veut pouvoir formuler un système efficace et puissant de dispositions et de lois. Rien n’interdit donc de postuler que le monde est bel et bien peuplé d’une foule d’entités et de processus inobservables.
60Enfin, contre les grincheux, le réaliste peut invoquer plusieurs raisons de résister au « pessimisme » et de développer plutôt un « optimisme épistémique83 » en montrant, s’agissant du problème de l’incommensurabilité, qu’il est possible de comprendre l’ancienne théorie comme un cas limite de la nouvelle théorie, même si les concepts respectifs des deux théories sont éloignés ; qu’il y a beaucoup plus qu’on ne le pense de termes trans-théoriques ; que les changements de théorie ne sont pas aussi radicaux qu’on veut bien le dire, et qu’il y a même une certaine stabilité dans les principes théoriques et les hypothèses explicatives qui constituent notre image scientifique du monde – stabilité que nous devons présupposer, ne fût-ce que comme l’un parmi d’autres idéaux régulateurs, sauf à renoncer à une partie très centrale de la perspective scientifique – une partie qui informe la méthodologie scientifique d’une foule de façons (comme le martelait Putnam).
61De même, il est légitime de dire que les théories sont en règle générale, bien confirmées et (approximativement) vraies, et qu’elles sont en mesure de nous donner accès à la constitution de la nature, parce que nous disposons de méthodes d’évaluation rationnelle applicables à des théories scientifiques rivales – ou des interprétations rivales de la même théorie scientifique – capables d’établir, au moins de manière hypothétique, quelle est, de ces théories ou interprétations rivales, la meilleure, épistémiquement parlant. Cela suppose sans doute qu’on accorde une importance cruciale à « l’argument du miracle », mais aussi que l’on admette tout simplement la légitimité de procédures autres que le modèle déductif-nomologique, au premier rang desquelles l’induction, mais aussi, et peut-être plus encore, l’abduction – du moins si l’on mesure à quel point « le moindre élément de théorie scientifique aujourd’hui fermement établie l’a été grâce à l’abduction » (Peirce) et qu’on ne lui donne pas plus de force logique que celle d’inférence (toujours en droit révisable) non pas à la « meilleure » mais à une « bonne » explication. Ici encore, être réaliste scientifique, c’est être attentif à l’activité d’enquête inhérente à la démarche scientifique elle-même, et au fait que le choix d’une théorie ne s’effectue pas dans une sorte de « vide » ou d’ « apesanteur » épistémique, mais sur fond d’un réseau de connaissances d’arrière-plan ; que les hypothèses ne naissent jamais fortuitement mais le plus souvent, dans le contexte d’une rupture dans l’attente ou d’une surprise qui trouble l’état mental de « calme cognitif » et stimule l’exigence d’explication (le malaise du doute, moteur de l’enquête, provoqué par le choc d’une expérience « récalcitrante »).
62On le voit, le pari réaliste scientifique non seulement offre une explication plus raisonnable des succès empiriques de la science, mais il rend aussi mieux compte de la pratique scientifique elle-même. Quel risque en ce cas prenons-nous, sinon celui de chercher à comprendre ? Car c’est bien, du moins, veux-je le penser, un enjeu, et un enjeu crucial.
63Accordons-nous donc sur cet engagement en faveur du réalisme scientifique. La question n’en reste pas moins entière de savoir s’il autorise, voire impose ou implicitement contient, une référence à certains éléments que l’on qualifierait plus volontiers de métaphysiques que de purement épistémiques.
6.2.2. Deuxième conséquence : le pas supplémentaire en faveur de l’engagement proprement « métaphysique » et raisons pour lesquelles il s’impose.
64En effet, lorsqu’ils décrivent leurs positions, les réalistes scientifiques se reposent souvent fortement sur des choses telles que la causalité, les lois de la nature, ou la structure du monde en termes d’espèces naturelles. Or, si ces ingrédients « ontologiques » jouent un rôle important dans les discussions sur le réalisme, ce en quoi consiste leur nature est généralement passé sous silence, de même que la question de savoir si le réalisme scientifique oblige directement à un engagement métaphysique (et si oui, de quel degré au juste, et avec quelle sûreté) et pas seulement épistémique. Or être complet est une chose, être fondamental en est une autre. Et le principe de clôture causale est, nonobstant nos intuitions physicalistes ontologiques incontestables, ontologiquement neutre, comme on l’a vu, sur ce qui est ou n’est pas au niveau fondamental des choses, en d’autres termes sur ce qui définit, essentiellement, le physique, et sur la question de savoir, en particulier, si les niveaux de réduction auxquels on peut consentir sur le plan de la méthode se retrouvent ou non sur le plan ontologique : de quoi est fait le monde ? De plusieurs couches, strates, niveaux de réalité, ou d’une seule ? De plusieurs niveaux de propriétés (catégoriques et dispositionnelles, les secondes étant réductibles aux premières) ou uniquement de l’une ou de l’autre de ces espèces ? Or ce n’est ni la seule analyse conceptuelle, ni la science qui permettront de répondre à ces questions.
65Dans un dernier temps, peut donc s’engager une discussion sur la manière dont pourront se développer des arguments en faveur de telle ou telle thèse métaphysique sur la réalité, et se résoudre des conflits potentiels entre telle ou telle théorie scientifique du moment et telle ou telle interprétation métaphysique de la théorie. La discussion peut s’engager ; mais, ici encore, le doit-elle ?
66Le réaliste scientifique doit-il franchir un pas de plus et procéder à un engagement non plus seulement scientifique et épistémologique mais bel et bien métaphysique ? Sans doute s’opère ici une ligne de partage entre deux camps : ceux pour qui le réalisme scientifique, s’il ne doit pas négliger les composantes métaphysiques de la question, doit essentiellement se saisir de celles-ci à partir d’une théorie de la vérité, ou de la référence84 : telle est, par exemple la position à laquelle se tient Stathis Psillos, qui en reste foncièrement à la position carnapienne selon laquelle la tâche de la logique de la science consiste, certes, à admettre que l’on peut « procéder à une recherche logique sur des constructions conceptuelles », mais que la « logique de la science ne doit pas aller au-delà85. Et, de l’autre côté, ceux pour qui le réaliste peut et doit se prononcer non seulement sur ce que sont les « faits », mais sur ce qu’ils sont fondamentalement86.
67Si « la question du réalisme » s’identifie bien, comme l’a souligné Kit Fine et comme je le crois aussi, avec ces deux questions incontournables87, alors il y a fort à parier que le réaliste scientifique devra, à un moment ou à un autre, s’interroger sur ce en quoi consistent les propriétés intrinsèques (s’il y en a) de la nature, et sur la manière, contingente ou plutôt nécessaire, dont elles se lient entre elles pour constituer les choses, les structures, voire le système du monde. Il le devra, sauf à sous estimer le risque idéaliste omniprésent, aussi bien pour les savants que pour les métaphysiciens, qui fait planer des doutes sur la réalité qui nous entoure, tant sur son existence que sur sa nature de plus en plus abstraite et mathématisée, et plus encore historicisée et sociologisée.
68Il devra donc faire le pari d’une métaphysique scientifique et se donner les moyens d’analyser avec ses méthodes et ses instruments – mais ils ne manquent pas ! – la structure de la réalité, la nature, voire l’essence de ses propriétés les plus fondamentales, et la manière dont le monde et les espèces qui le composent se découpent bien ou non selon des articulations naturelles. « La définition de la philosophie comme ancilla scientiae, écrivait Martial Gueroult, est tout aussi périlleuse pour elle que la définition de la philosophie comme ancilla theologiae. […]. On plaide pour saint Thomas, on plaide pour Einstein, mais qui plaidera pour la philosophie ? » Or, si l’ancilla scientiae doit être défendue dans une sorte d’esprit scientifique, et l’ancilla théologiae dans une sorte d’esprit théologique, « c’est par la philosophie que doit se défendre la philosophie, et métaphysiquement que doit se défendre la métaphysique ».
.
- 72 J. Ladyman, D. Ross et al., op.cit., p. 283.
- 73 C’est la thèse que soutient par exemple aujourd’hui Théodore Sider, qui considère que ce que nous m (...)
- 74 L. Sklar, op. cit.
48Cela étant dit, il importe aussi de garder à l’esprit que l’unité des sciences reste un idéal, et que la complétude causale du physique n’est pas davantage réalisée et n’est close qu’en principe. En d’autres termes, et contrairement aux allégations de maints métaphysiciens scientistes en vogue, elle peut certes valoir comme une « norme méthodologique », mais sûrement pas comme un principe « analytique72 ». De même, les résultats scientifiques ne constituent ni des verdicts ni des réfutations de nos thèses métaphysiques73, car une théorie scientifique ne délivre de métaphysique que ce qu’elle contenait déjà en elle dès le départ. C’est ce que dit Laurence Sklar à propos justement de la manière de lire la théorie de la relativité restreinte, qui, selon lui, n’a des conséquences métaphysiques que si nous comprenons qu’elle inclut le vérificationnisme d’Einstein là où nous ne sommes pas, nous, obligés de considérer que le vérificationnisme fait partie de la théorie74.
49On peut parfaitement admettre que les aspects proprement scientifiques ou empiriques des théories soient compatibles avec des thèses métaphysiques variées, sans pointer plus en direction de l’une que de l’autre. Il serait, comme on l’a dit, naïf de supposer que les scientifiques mènent leurs recherches sur le monde sans leurs propres préjugés métaphysiques, et que leurs découvertes puissent fonctionner comme des arbitrages non biaisés entre des conceptions métaphysiques rivales (comme n’avait de cesse de le rappeler Peirce).
50Cela ne dispense pas cette enquête rationnelle que doit tendre à être la métaphysique d’un devoir : celui d’être sinon vraie, du moins empiriquement adéquate et donc en accord avec nos croyances sur ce que nous observons ou même avec la vérité de ce que nous observons. Mais, sur ce plan, la métaphysique n’est pas dans une position bien différente de la science qui, elle aussi, du fait de la sous-détermination des théories par les données empiriques, ne parvient guère à quoi que ce soit de plus, le plus souvent, qu’à l’adéquation empirique. Aucune théorie n’est jamais infirmée par une observation unique (en vertu même du holisme épistémologique). La science, dit-on, rencontre le tribunal de l’expérience de manière globale et non locale. Qu’on prenne n’importe quelle théorie portant sur des entités inobservables : on trouvera toujours d’autres théories incompatibles mais empiriquement équivalentes pour rendre compte des mêmes données. Répétons-le : les données empiriques ne dictent pas à elles seules ce qu’est la métaphysique correcte, même si, à l’occasion, une thèse métaphysique semble à ce point faire partie intégrante de ce qui contribue au succès de la théorie scientifique qu’on a des raisons de penser qu’elle est vraie. Il n’y a jamais un chemin royal qui, d’une théorie physique, d’un théorème mathématique ou de résultats expérimentaux, mène directement à des conséquences métaphysiques nécessaires. Ce n’est donc pas uniquement pour des raisons esthétiques de cohérence que la métaphysique a toute sa place, ni davantage parce qu’on aurait des ambitions systématiques ou rêverait d’unité ou d’absolu. On en a besoin, au sens fort et d’abord, pour interpréter les théories scientifiques elles-mêmes. Il y a autonomie de la métaphysique et irréductibilité, àcertains égards, à ce qui se fait en science, y compris aux problèmes métaphysiques propres à la science, s’agissant, par exemple, du choix à opérer entre le réalisme scientifique ou l’instrumentalisme, ou de la conception à adopter sur les lois de la nature, les espèces naturelles, etc.
6.1.3. Le besoin d’un point de vue stéréoscopique
- 75 W. Sellars, « La philosophie et l’image scientifique du monde » [« Philosophy and the scientific im (...)
51Il y a lieu encore de se demander si, alors même que la science nous informe sur un ameublement surprenant, fait de structures et de relations plutôt désormais que d’objets, elle fait perdre ou non toute pertinence ontologique à ces objets familiers que sont pour nous tables et chaises. Laisse-t-elle encore assez de cohésion à certains aspects du monde auxquels nous sommes pratiquement adaptés pour que nous puissions encore les catégoriser comme il faut, si nous voulons pouvoir continuer à nous repérer dans notre vie quotidienne ? On ne saurait sous-estimer l’utilité, l’indispensabilité même, d’un point de vue « stéréoscopique, deux perspectives différentes sur un paysage se fondant pour former une seule expérience cohérente », tant il est vrai que « quels que soient les constituants ultimes de la pensée conceptuelle, le processus grâce auquel l’esprit d’un individu pense le monde doit, de manière plus ou moins adéquate, faire écho à la structure intelligible du monde75 ».
6.2. Deuxième principe. Admettre les contraintes de cohérence que la métaphysique fait peser sur la science
52Nous est ainsi livré un deuxième principe, cette fois positif. L’expérience ne possédant pas la force logique de déterminer, à elle seule, la bonne théorie scientifique, voire l’interprétation de celle-ci, l’évaluation des conséquences ontologiques des positions en présence, doit permettre de privilégier, à partir de la situation empirique, telles ou telles conséquences métaphysiques.
- 76 M. Esfeld, « The impact of science on metaphysics and its limits », Abstracta, 2, 2006, p. 86-101.
- 77 M. Esfeld, « La philosophie comme métaphysique des sciences », Studia Philosophica, 66, 2007, p. 63
53Même si le métaphysicien a intérêt à choisir une théorie « acceptable du point de vue physique » et qui soit la moins coûteuse possible ontologiquement parlant, s’il y a donc bien en ce sens « un impact de la science sur la métaphysique », il y a aussi « « une contrainte que la métaphysique impose à l’ontologie de la science, à savoir, d’être suffisamment riche pour assurer une vision cohérente et complète du monde », pour parler comme Sellars76. Et peut-être est-ce un argument de plus, sinon à l’encontre du réductionnisme, du moins en faveur d’un réductionnisme au moins « conservatif ». En nous fondant sur les engagements ontologiques exigés par la seule physique fondamentale, dont on ne saurait nier la position privilégiée, il est « fort possible, comme le souligne Esfeld, que nous ne parvenions pas à dégager une telle vision cohérente et complète, et que nous n’y parvenions, au contraire, qu’à la condition de faire place à certains engagements émanant des sciences spéciales et d’autoriser celles-ci à exercer une influence jusqu’à la métaphysique de la physique fondamentale, en d’autres termes, à la seule condition « d’appliquer un critère de cohérence qui tienne compte de tout notre savoir scientifique77 ».
6.2.1. Première conséquence : l’adoption du réalisme scientifique et les raisons que l’on a de l’adopter.
- 78 Selon l’argument dit de « l’induction pessimiste ». Voir A. Chakravarty, A Metaphysics for Scientif (...)
54L’adoption de ce deuxième principe risque d’avoir un coût: l’adhésion à une certaine forme de réalisme scientifique. Mais ce coût est-il si exorbitant ? Oui, à en croire l’instrumentaliste ou l’empiriste constructif, qui rejette tous les arguments réalistes : on a tort d’affirmer l’existence des entités postulées par les théories scientifiques (atomes, molécules, électrons) ; il n’y a pas de monde « au-delà » de nos théories ; celles-ci ne sont vraies que parce que nous les acceptons et disposons, pour cela, de critères empiriques. L’histoire des sciences montre que des théories jugées vraies à une époque se sont en général révélées fausses, ce qui, loin de confirmer le réalisme, peut induire au relativisme, voire au scepticisme78 ; du reste, plus la science progresse, plus elle s’éloigne de la description du monde du sens commun, de son « image manifeste », et plus, par conséquent, elle nous conduit à rejeter le réalisme naïf. Comment réconcilier l’attitude réaliste « naturelle » avec le réalisme sophistiqué et complexe appelé par le progrès scientifique? N’y a-t-il pas entre les deux images, un « fossé explicatif » infranchissable ?
55Mais à cela le réaliste sait répondre : d’abord, la science tend à l’unification de ses théories, et elles ont bien un caractère explicatif. D’abord, comment une théorie peut-elle réellement expliquer des phénomènes, si les entités qu’elle postule n’existent pas ? Ensuite, comment contester l’existence de certaines prédictions nouvelles, qui seraient impossibles si les théories n’étaient pas vraies ? Enfin, sans cette explication, le succès rencontré dans les sciences relèverait du « miracle », et il vaut toujours mieux éviter de choisir en premier le miraculeux.
- 79 B. Van Fraassen, The Scientific Image, Oxford UP, 1980, p. 23-25 & 34-40.
56Évidemment, l’instrumentaliste n’est pas à cours de parades et répond généralement que l’unification des théories est motivée par la recherche d’un instrument unique, ou qu’il n’existe aucune unification de ce genre, la science n’étant qu’un ensemble de recettes et de techniques qui « marchent », sans théorie générale ; que le but de la science n’est pas l’explication, mais uniquement la prédiction ; que la pratique des prédictions scientifiques n’engendre pas plus de prédictions vraies que de conjectures faites au hasard, ou, de façon moins radicale, que la structure de prédictions nouvelles produites par la science ne prouve pas que ces structures répondent à des causes sous-jacentes cachées ; enfin, qu’il n’est nul besoin d’expliquer les succès de la science, et qu’il suffit de considérer les théories réussies sur le mode d’organismes bien adaptés aux tâches auxquelles on les destine : prédictions et rétrodictions79. Il peut, plus gravement, invoquer l’argument de la « sous- détermination des théories par les données empiriques » ou le caractère « incommensurable » des termes et théories scientifiques, dont la référence varierait selon les contextes ou les « paradigmes » dont ils relèvent (Feyerabend et Kuhn) et, partant, l’irréductible relativité de l’ontologie.
- 80 M. Esfeld, « Le réalisme scientifique et la métaphysique des sciences », op.cit.
57Faisons pourtant le pari que le réalisme scientifique est la meilleure stratégie à suivre puisque, en dernière analyse, c’est bien lui qui permet de considérer que « les théories scientifiques que nous jugeons valides sont les meilleures hypothèses que nous pouvons avancer aujourd’hui quant à la constitution de la nature ». Ce qui « n’exclut évidemment pas qu’en cas de changement des théories scientifiques, il faille adapter la métaphysique des sciences en conséquence80 ». Comment renforcer nos arguments en sa faveur ?
- 81 C. Tiercelin, Le Ciment des choses, op.cit., p 220-223.
- 82 M. Devitt, op.cit., p. 33.
58D’abord, en montrant qu’il n’a rien d’incompatible avec l’empirisme81 ; ensuite, que l’on peut donner corps, sur les plans tant sémantique qu’épistémique et métaphysique, à la thèse selon laquelle nos théories scientifiques décrivent la nature d’un monde indépendant de (bien que relatif à) l’esprit. Ainsi, loin de projeter (ou pire, de « construire socialement ») la structure du monde, les théories scientifiques découvrent la cartographie d’un monde déjà structuré, qui n’est pas constitué par notre connaissance, par nos valeurs épistémiques, par ce que nous pouvons croire ou découvrir82. Le réel est bel et bien l’objet de la connaissance, le résultat de l’opinion finale à laquelle la communauté scientifique finirait par arriver ; mais il est indépendant de ce que l’on (et pas seulement tel individu) peut en penser. Et si la méthode scientifique est supposée conduire à la convergence, c’est bien parce qu’elle est, en effet, contrainte par la réalité (Peirce). En second lieu, dire que nos théories sont susceptibles d’être vraies ou fausses, et sont rendues vraies par l’état du monde signifie qu’il faut dissocier vérité, d’une part, conditions de vérité et de justification en termes de données empiriques, d’autre part (ce qui fait perdre de la force, en particulier, au vérificationnisme de l’empirisme logique).
59Cela veut dire, ensuite, que, si une théorie est vraie, les termes qui y figurent ont une référence possible, ce qui vaut aussi bien pour les termes observables que pour les inobservables. On peut donc légitimement postuler des objets ou des propriétés qu’en toute rigueur on n’observe pas (par exemple des dispositions) et dire qu’ils ont une existence possible et rendent vraie la théorie. Du reste, les termes théoriques sont non seulement légitimes mais indispensables si l’on veut pouvoir formuler un système efficace et puissant de dispositions et de lois. Rien n’interdit donc de postuler que le monde est bel et bien peuplé d’une foule d’entités et de processus inobservables.
- 83 S. Psillos, Knowing the Structure of Nature : Essays on Realism and Explanation, Palgrave, MacMilla (...)
60Enfin, contre les grincheux, le réaliste peut invoquer plusieurs raisons de résister au « pessimisme » et de développer plutôt un « optimisme épistémique83 » en montrant, s’agissant du problème de l’incommensurabilité, qu’il est possible de comprendre l’ancienne théorie comme un cas limite de la nouvelle théorie, même si les concepts respectifs des deux théories sont éloignés ; qu’il y a beaucoup plus qu’on ne le pense de termes trans-théoriques ; que les changements de théorie ne sont pas aussi radicaux qu’on veut bien le dire, et qu’il y a même une certaine stabilité dans les principes théoriques et les hypothèses explicatives qui constituent notre image scientifique du monde – stabilité que nous devons présupposer, ne fût-ce que comme l’un parmi d’autres idéaux régulateurs, sauf à renoncer à une partie très centrale de la perspective scientifique – une partie qui informe la méthodologie scientifique d’une foule de façons (comme le martelait Putnam).
61De même, il est légitime de dire que les théories sont en règle générale, bien confirmées et (approximativement) vraies, et qu’elles sont en mesure de nous donner accès à la constitution de la nature, parce que nous disposons de méthodes d’évaluation rationnelle applicables à des théories scientifiques rivales – ou des interprétations rivales de la même théorie scientifique – capables d’établir, au moins de manière hypothétique, quelle est, de ces théories ou interprétations rivales, la meilleure, épistémiquement parlant. Cela suppose sans doute qu’on accorde une importance cruciale à « l’argument du miracle », mais aussi que l’on admette tout simplement la légitimité de procédures autres que le modèle déductif-nomologique, au premier rang desquelles l’induction, mais aussi, et peut-être plus encore, l’abduction – du moins si l’on mesure à quel point « le moindre élément de théorie scientifique aujourd’hui fermement établie l’a été grâce à l’abduction » (Peirce) et qu’on ne lui donne pas plus de force logique que celle d’inférence (toujours en droit révisable) non pas à la « meilleure » mais à une « bonne » explication. Ici encore, être réaliste scientifique, c’est être attentif à l’activité d’enquête inhérente à la démarche scientifique elle-même, et au fait que le choix d’une théorie ne s’effectue pas dans une sorte de « vide » ou d’ « apesanteur » épistémique, mais sur fond d’un réseau de connaissances d’arrière-plan ; que les hypothèses ne naissent jamais fortuitement mais le plus souvent, dans le contexte d’une rupture dans l’attente ou d’une surprise qui trouble l’état mental de « calme cognitif » et stimule l’exigence d’explication (le malaise du doute, moteur de l’enquête, provoqué par le choc d’une expérience « récalcitrante »).
62On le voit, le pari réaliste scientifique non seulement offre une explication plus raisonnable des succès empiriques de la science, mais il rend aussi mieux compte de la pratique scientifique elle-même. Quel risque en ce cas prenons-nous, sinon celui de chercher à comprendre ? Car c’est bien, du moins, veux-je le penser, un enjeu, et un enjeu crucial.
63Accordons-nous donc sur cet engagement en faveur du réalisme scientifique. La question n’en reste pas moins entière de savoir s’il autorise, voire impose ou implicitement contient, une référence à certains éléments que l’on qualifierait plus volontiers de métaphysiques que de purement épistémiques.
6.2.2. Deuxième conséquence : le pas supplémentaire en faveur de l’engagement proprement « métaphysique » et raisons pour lesquelles il s’impose.
64En effet, lorsqu’ils décrivent leurs positions, les réalistes scientifiques se reposent souvent fortement sur des choses telles que la causalité, les lois de la nature, ou la structure du monde en termes d’espèces naturelles. Or, si ces ingrédients « ontologiques » jouent un rôle important dans les discussions sur le réalisme, ce en quoi consiste leur nature est généralement passé sous silence, de même que la question de savoir si le réalisme scientifique oblige directement à un engagement métaphysique (et si oui, de quel degré au juste, et avec quelle sûreté) et pas seulement épistémique. Or être complet est une chose, être fondamental en est une autre. Et le principe de clôture causale est, nonobstant nos intuitions physicalistes ontologiques incontestables, ontologiquement neutre, comme on l’a vu, sur ce qui est ou n’est pas au niveau fondamental des choses, en d’autres termes sur ce qui définit, essentiellement, le physique, et sur la question de savoir, en particulier, si les niveaux de réduction auxquels on peut consentir sur le plan de la méthode se retrouvent ou non sur le plan ontologique : de quoi est fait le monde ? De plusieurs couches, strates, niveaux de réalité, ou d’une seule ? De plusieurs niveaux de propriétés (catégoriques et dispositionnelles, les secondes étant réductibles aux premières) ou uniquement de l’une ou de l’autre de ces espèces ? Or ce n’est ni la seule analyse conceptuelle, ni la science qui permettront de répondre à ces questions.
65Dans un dernier temps, peut donc s’engager une discussion sur la manière dont pourront se développer des arguments en faveur de telle ou telle thèse métaphysique sur la réalité, et se résoudre des conflits potentiels entre telle ou telle théorie scientifique du moment et telle ou telle interprétation métaphysique de la théorie. La discussion peut s’engager ; mais, ici encore, le doit-elle ?
- 84 S. Psillos, ibid., p. 34-45.
- 85 R. Carnap « La tâche de la logique de la science » [« Die Aufgabe der Wissenchaftlogik », 1934], in(...)
- 86 B. Ellis, Scientific Essentialism, Cambridge UP., 2001 ; M. Devitt, op.cit. ; A. Bird, Nature’s Met (...)
66Le réaliste scientifique doit-il franchir un pas de plus et procéder à un engagement non plus seulement scientifique et épistémologique mais bel et bien métaphysique ? Sans doute s’opère ici une ligne de partage entre deux camps : ceux pour qui le réalisme scientifique, s’il ne doit pas négliger les composantes métaphysiques de la question, doit essentiellement se saisir de celles-ci à partir d’une théorie de la vérité, ou de la référence84 : telle est, par exemple la position à laquelle se tient Stathis Psillos, qui en reste foncièrement à la position carnapienne selon laquelle la tâche de la logique de la science consiste, certes, à admettre que l’on peut « procéder à une recherche logique sur des constructions conceptuelles », mais que la « logique de la science ne doit pas aller au-delà85. Et, de l’autre côté, ceux pour qui le réaliste peut et doit se prononcer non seulement sur ce que sont les « faits », mais sur ce qu’ils sont fondamentalement86.
- 87 K. Fine, « The Question of Realism », Philosopher’s Imprint, 1, 2001 ; repris in A. Bottani, M. Car (...)
67Si « la question du réalisme » s’identifie bien, comme l’a souligné Kit Fine et comme je le crois aussi, avec ces deux questions incontournables87, alors il y a fort à parier que le réaliste scientifique devra, à un moment ou à un autre, s’interroger sur ce en quoi consistent les propriétés intrinsèques (s’il y en a) de la nature, et sur la manière, contingente ou plutôt nécessaire, dont elles se lient entre elles pour constituer les choses, les structures, voire le système du monde. Il le devra, sauf à sous estimer le risque idéaliste omniprésent, aussi bien pour les savants que pour les métaphysiciens, qui fait planer des doutes sur la réalité qui nous entoure, tant sur son existence que sur sa nature de plus en plus abstraite et mathématisée, et plus encore historicisée et sociologisée.
68Il devra donc faire le pari d’une métaphysique scientifique et se donner les moyens d’analyser avec ses méthodes et ses instruments – mais ils ne manquent pas ! – la structure de la réalité, la nature, voire l’essence de ses propriétés les plus fondamentales, et la manière dont le monde et les espèces qui le composent se découpent bien ou non selon des articulations naturelles. « La définition de la philosophie comme ancilla scientiae, écrivait Martial Gueroult, est tout aussi périlleuse pour elle que la définition de la philosophie comme ancilla theologiae. […]. On plaide pour saint Thomas, on plaide pour Einstein, mais qui plaidera pour la philosophie ? » Or, si l’ancilla scientiae doit être défendue dans une sorte d’esprit scientifique, et l’ancilla théologiae dans une sorte d’esprit théologique, « c’est par la philosophie que doit se défendre la philosophie, et métaphysiquement que doit se défendre la métaphysique ».
69Par ces remarques sur la manière dont se posent, me semble-t-il aujourd’hui, les enjeux que doit affronter quiconque réfléchit aux relations entre la métaphysique et les sciences, je me suis simplement efforcée, aujourd’hui, de suivre son conseil.
- 88 M. Gueroult, Philosophie de l’histoire de la philosophie, Aubier, 1979, p. 18-20.
La définition de la philosophie comme ancilla scientiae – écrivait Martial Gueroult – est tout aussi périlleuse pour elle que la définition de la philosophie comme ancilla theologiae. […] On plaide pour saint Thomas, on plaide pour Einstein, mais qui plaidera pour la philosophie ? […] Or si l’ancilla scientiae doit être défendue dans une sorte d’esprit scientifique, et l’ancilla theologiae dans une sorte d’esprit théologique, c’est par la philosophie que doit se défendre la philosophie, et métaphysiquement que doit se défendre la métaphysique88.
.
Page 1 sur 1
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum