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Forum Religion et Sociologie

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Message  Arlitto Jeu 09 Juin 2016, 14:25

Forum Religion et Sociologie


L'approche sociologique des faits religieux

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Jean-Paul Willaime, directeur d'études à l'EPHE (section des sciences religieuses), directeur du groupe de sociologie des religions et de la laïcité (unité mixte de recherches EPHE-CNRS)

 
Introduction : religion et modernité
Il est devenu courant de définir notre modernité occidentale par "la sortie de la religion". Or, considérer que le principe directeur de la modernité réside précisément dans cette sortie présuppose que l'on soit au clair sur ce qu'est la religion. Dans une étude très fouillée sur le concept de sécularisation, Jean-Claude Monod remarque, qu'en réalité, "nous ne savons pas ce que signifie "sortir de la religion" [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]. Nous ne le savons pas, car le concept même de sécularisation, au fondement de cette assertion, a été aussi bien compris comme une émancipation à l'égard de la religion que comme une "mondanisation" de la religion, c'est-à-dire aussi bien comme une rupture décisive avec la religion que comme un accomplissement d'éléments religieux décisifs d'origine juive et chrétienne. Dans ce débat, c'est toute la compréhension de la modernité occidentale qui se trouve mise en jeu, une compréhension qui peut privilégier la discontinuité ou la continuité. Cette discussion sur la sécularisation que, même s'ils n'en mesurent pas toujours les présupposés philosophiques, les sociologues des religions connaissent bien [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], engage bien sûr une compréhension du religieux. Jean-Marc Tétaz et Pierre Gisel soulignent à juste titre que "l'interrogation sur ce qu'est la religion ou le religieux est liée à la modernité occidentale" [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], une modernité qui, quand elle s'interroge sur le concept de religion, traite en fait d'elle-même. Ce questionnement met en jeu un rapport à l'autre aussi bien dans la diachronie (le passé) que dans la synchronie (les autres cultures). C'est le processus même de la modernité qui, en différenciant les différentes sphères d'activité, a dès lors posé la question de ce qui revenait au religieux et ce qui ne relevait pas de lui. Le mot de religion va ainsi désigner un phénomène propre. Dès lors on parla du "champ religieux", des "instances religieuses" et des relations qu'entretient le religieux avec l'économique, le politique, le culturel, le social…Or, comme le remarque Emile Benveniste, "ne concevant pas cette réalité omniprésente qu'est la religion comme une institution séparée, les Indo-Européens n'avaient pas de terme pour la désigner" [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]. Quant à L. Kapani, il montre, en prenant l'exemple de l'hindouisme, que la distinction même entre religieux et non-religieux est problématique dans certaines cultures : "Ce qu'on appelle l'hindouisme (mot créé par les Anglais vers 1830) ne correspond pas à un domaine séparé de la vie sociale, comme c'est le cas pour la religion de nos jours en Occident. L'hindouisme est essentiellement et indissolublement un système socio-religieux. Le mot retenu en sanskrit, comme en hindi, bengali, etc., est dharma, ce qui, sans contredire l'idée de religion, signifie plus précisément le fondement cosmique et social, la norme régulatrice de la vie. Il s'agit d'une loi immanente à la nature des choses, inscrite à la fois dans la société et au fond de chacun de nous. Poser à un hindou la question : "Quelle est votre religion ? " revient donc à lui demander : "Quel est votre way of life? " [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]".

Pouvoir analyser les phénomènes religieux comme des faits sociaux présupposait en tout cas une sécularisation du savoir sur la société : l'émergence d'une analyse scientifique des religions est inséparable d'une évolution sociale d'ensemble marquée par la perte de la fonction englobante de la religion. La genèse socio-historique du concept de religion dans la modernité occidentale s'est accompagnée d'une progressive élaboration de la religion comme objet d'étude, sciences du religieux et concept de religion étant historiquement en étroite interdépendance. Le développement des sciences des religions a forcément complexifié, comme toute science qui se respecte, la définition de son objet : aux termes de sa magistrale enquête historique sur le concept occidental de religion, Michel Despland [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] a ainsi pu lister quarante définitions de la religion des origines gréco-latines à la fin du XVIIIème siècle. Quant à Brian J. Zinnbauer et ses collègues [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], ils ont recensé trente et une définitions de la religiosité et quarante définitions de la spiritualité dans les publications en sciences sociales parues depuis un siècle. Il n'y a pas de définition de la religion qui fasse l'unanimité des chercheurs et certains ont pu parler d'une "Tour de Babel" des définitions [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]. Il est en effet difficile d'isoler totalement la définition du religieux de l'analyse que l'on en fait et les définitions proposées reflètent inévitablement les orientations de recherches de leurs auteurs. Selon les pays, l'approche scientifique du religieux fut marquée par un tropisme particulier. Ainsi est-il fréquent de souligner le contraste entre l'abord des religions par les textes en Allemagne où l'histoire des religions fut très marquée par la philologie et l'abord des religions par les rites et coutumes en Grande-Bretagne où se développa l'anthropologie. Selon que l'on privilégie un paradigme textuel ou un paradigme comportemental, l'objet "religion" sera bien sûr défini différemment. Il y a en tout plusieurs points de vue disciplinaires possibles pour définir le religieux et l'approche sociologique des faits religieux n'est pas exclusive d'autres approches.

La sociologie des religions ayant, comme toute la sociologie, partie liée avec l'avènement de la modernité occidentale, elle a eu tendance à s'identifier au paradigme de la sécularisation, voire avec le schéma de la "sortie de la religion". Dès ses débuts, au tournant des XIXème et XXème siècles, la sociologie s'est interrogée sur le devenir du religieux dans les sociétés modernes occidentales. C'est bien parce que les sociétés européennes changeaient profondément suite aux révolutions politiques, économiques (industrialisation), scientifiques, sociales et culturelles (mouvement des Lumières) qu'une étude systématique du fonctionnement des sociétés et de leur évolution s'est imposée. Dans cette volonté de cerner les contours de la nouvelle façon de vivre en société qu'impliquaient tous ces changements, l'interrogation sur le devenir du religieux fut centrale. Loin d'être un aspect marginal des penseurs classiques de la sociologie, la sociologie des religions fut au contraire une dimension essentielle de leur œuvre : on le vérifie tout particulièrement chez Émile Durkheim et chez Max Weber. Eu égard au rôle central joué par des représentations et des pratiques religieuses dans la vie antérieure des sociétés, l'émergence des sociétés modernes signifiait-elle un réaménagement profond de la place et du rôle du religieux, voire sa perte inéluctable d'influence ? C'est tout le problème des rapports entre religion et modernité qui se trouvait dès lors posé, la modernité apparaissant souvent comme l'opposé de la religion, comme si plus de modernité signifiait obligatoirement moins de religieux.

Même si les pères de la sociologie furent souvent des moralistes réfléchissant à la reconstruction de l'ordre social bouleversé par les révolutions industrielle et politique, ils reprirent quelque chose de la philosophie des Lumières et de la critique rationaliste en tentant de fournir une approche scientifique de la religion. Et c'est cette constitution de la religion comme objet de science qui fut souvent marquée par des approches réductionnistes tendant à considérer le religieux seulement comme une variable dépendante pouvant être expliquée par diverses autres variables, comme si les religions n'avaient pas de consistance symbolique propre. La critique rationaliste de la religion cherche à expliquer les représentations et pratiques religieuses par divers facteurs, qu'ils soient anthropologiques (Feuerbach), économiques (Marx), psychiques (Freud) ou sociaux (Durkheim). Ces approches mêlèrent souvent à l'étude scientifique des religions une critique idéologique fondée sur un projet de réforme social, voire une véritable conception alternative de l'homme et du monde. L'influence d'une certaine analyse marxiste renforça cette tendance qui amena certains sociologues à considérer la religion comme un épiphénomène, comme une superstructure n'ayant qu'une importance sociale tout à fait secondaire. Ce réductionnisme et cette marginalisation progressive de la sociologie des religions parmi les sciences sociales ont été encouragés par des philosophies linéaires de l'histoire qui, d'une façon ou d'une autre, pensaient que l'avènement de la société moderne signifiait la disparition progressive de la religion, sa liquidation à terme. Dans les sociétés occidentales, ce point de vue fut renforcé par la perte d'emprise effective des institutions religieuses sur la société et les personnes : la baisse de la pratique cultuelle et la crise des vocations sacerdotales dans le monde chrétien occidental contribuaient à cautionner empiriquement cette interprétation globale de l'évolution religieuse.

Mais si des sociologues des religions ont pu croire, dans les années de la modernité triomphante (les "Trente Glorieuses" de l'après seconde guerre mondiale), que la religion appartenait au passé, aujourd'hui les analyses sociologiques, plus autonomes par rapport aux philosophies linéaires de l'histoire, s'attachent à montrer en quoi la modernité, ce n'est pas "moins de religieux", mais "du religieux autrement", que la modernité se caractérise par une autre façon de vivre socialement la religion et de se rapporter à des traditions et énoncés religieux. La sociologie des religions réoccupe aujourd'hui une place de choix dans la sociologie générale, comme si l'on redécouvrait que la compréhension des mutations religieuses était essentielle à l'intelligence des sociétés et de leur évolution. En montrant l'importance de la religion dans les fonctionnements sociaux, la pensée sociologique a contribué, tout en reproduisant quelquefois des schémas réducteurs, à réhabiliter le religieux comme un phénomène social méritant considération. Les approches sociologiques ont peu à peu dégagé une manière spécifique d'aborder les phénomènes religieux, c'est-à-dire une façon particulière de les constituer en objet d'observation et d'analyse. Et l'on dispose aujourd'hui de quelques ouvrages introduisant à ce type d'approches [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien].

Trois parties structurent cette présentation. La première rappellera succinctement la façon dont les grands auteurs classiques de la sociologie ont appréhendé le phénomène religieux. La seconde montrera la contribution de la sociologie à l'étude des interrelations entre religions et sociétés. La troisième s'intéressera à l'apport de la sociologie à l'étude de la religiosité contemporaine des Européens et des Français. L'approche sociologique du religieux ne se contente en effet pas, comme certains le pensent quelquefois, d'étudier les rapports du religieux avec ce qui n'est pas lui (la politique, l'économie, la culture…), elle analyse également les sensibilités et logiques religieuses dans leur spécificité. Autrement dit, la sociologie des religions ne se limite pas à l'étude du non-religieux dans le religieux.
La sociologie classique et le phénomène religieux
De façon diverse, les précurseurs de la sociologie et les sociologues classiques considérèrent la religion en lien avec une des dimensions importantes des sociétés modernes : l'économie pour Karl Marx et Max Weber, la démocratie pour Tocqueville, le lien social et l'individualisme pour Durkheim, la rationalisation pour Weber. C'est en analysant l'émergence des sociétés modernes occidentales qu'ils proposèrent une approche sociologique du phénomène religieux.

Marx : religion et économie
Pour Karl Marx (1818-1883), la religion, cet "opium du peuple", est une idéologie contribuant à la légitimation des pouvoirs et obscurcissant la perception du monde social, en particulier les rapports de domination qui le caractérisent ; la religion manifeste l'aliénation de l'homme dans la société capitaliste. Malgré ses faiblesses, l'approche marxiste constitue un apport important à la sociologie des religions. Elle met en effet en œuvre trois problématiques intéressantes pour la recherche : une problématique de la méconnaissance, une problématique de l'instrumentalisation politique du religieux, une problématique des classes sociales. La première problématique permet de poser la question de savoir quels sont, au niveau de la vision du monde social, les effets de connaissance et de méconnaissance des visions religieuses de l'homme et du monde. La deuxième interroge l'instrumentalisation politique du religieux, avec la question de l'utilisation des systèmes symboliques dans les rapports sociaux de domination et les légitimations du pouvoir. Quant à la troisième problèmatique, elle invite à examiner les différenciations des pratiques et messages religieux en fonction des milieux sociaux. Religion bourgeoise, religion des classes moyennes, religion des opprimés, les oppositions de classes traversent aussi les mondes religieux et donnent à chaque tradition religieuse des visages différents. Max Weber reprendra le problème de façon plus nuancée en montrant les affinités électives existant entre tels types de religiosité et tels milieux sociaux. Et on gardera de Marx le primat accordé au point de vue macrosociologique. Pour l'analyse des phénomènes religieux, cela signifie que tout groupe religieux, aussi minoritaire et non-conformiste soit-il, s'inscrit dans l'économie générale des rapports sociaux qui caractérisent une société.

Le mérite de Marx et des marxismes aura été de montrer que les religions, comme toute autre réalité sociale, sont traversées par les conflits de classes et participent de la légitimation des pouvoirs. Mais, en se focalisant sur la fonction attestataire de la religion, Marx a sous-estimé sa fonction protestataire, sa capacité à être vecteur de protestation face aux pouvoirs établis. En déclarant que "la détresse religieuse est, pour une part, l'expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle" [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], Marx avait pourtant reconnu la dimension protestataire de la religion, mais, en considérant la religion comme le "bonheur illusoire du peuple", il n'a pas pu prendre cette protestation au sérieux et considérer que, dans certaines circonstances, elle pouvait contribuer au "bonheur réel" du peuple. Les effets politiques d'une idéologie, qu'elle soit politique ou religieuse, sont rarement univoques. Et ce n'est pas une mince ironie de l'histoire de constater que, dans les pays de l'ancien bloc européen de l'Est, c'est aussi du côté des forces religieuses qu'a émergé la protestation face à un marxisme sclérosé en doctrine d'État. Emporté par sa critique politique, Marx a imputé à l'essence du christianisme un rôle d'"opium du peuple" sans analyser la logique intrinsèque de cette tradition religieuse [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]. S'il l'avait fait, il aurait pu percevoir que, dans certaines circonstances, le christianisme pouvait aussi nourrir une protestation sociale et proclamer l'illégitimité de l'ordre établi. Les présupposés philosophiques de la démarche de Marx obèrent son analyse. En effet, en considérant la religion comme une réalité superstructurelle ayant peu d'autonomie par rapport à la base matérielle de la vie sociale, Marx n'a pas pensé le religieux comme système symbolique autonome, de même qu'il n'a pas pensé le politique en tant que tel. D'où, chez lui, une réduction du religieux à des effets socio-politiques observables ici ou là. La critique rationaliste et politique de la religion pèse ici de tout son poids. Si la religion n'est qu'une illusion liée à l'aliénation de l'homme en régime capitaliste, il est en effet difficile de lui donner une quelconque consistance comme phénomène social.

Frappé par le fait que le christianisme était devenu un phénomène de masse, Friedrich Engels (1820-1895), le compagnon de route de Marx, effectue quant à lui un parallèle entre le christianisme primitif et le socialisme. Celui-là lui apparaît comme un "socialisme" adapté à l'époque antique, un "socialisme" qui a représenté un mouvement d'opprimés porteur d'un message de délivrance et victime de la persécution, comme le socialisme à l'ère industrielle. Christianisme comme socialisme montrent pour Engels la puissance sociale des idéologies lorsque celles-ci, imprégnant les consciences, deviennent des forces collectives. On ne comprend en effet pas grand-chose aux phénomènes religieux si l'on ne prend pas en compte le fait qu'il s'agit de représentations impliquant fortement les personnes, les incitant à se comporter de telle ou telle façon et à se mobiliser plus ou moins intensément.

Tocqueville : religion et démocratie
Alexis de Tocqueville (1805-1859) [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], pour sa part, insiste sur les vertus de la religion. En observant la société américaine (De la démocratie en Amérique, 1835-1840), Tocqueville fut étonné d'y découvrir une grande vitalité religieuse, qui contredisait ceux qui estimaient que l'avènement de la société moderne démocratique entraînait le recul de la religion, comme si le zèle religieux devait obligatoirement se calmer "au fur et à mesure que le progrès des Lumières et de la liberté se répandraient". Au contraire, remarque Tocqueville, "en Amérique, c'est la religion qui mène aux lumières ; c'est l'observance des lois divines qui conduit l'homme à la liberté". Retournement complet de perspective par rapport à l'approche marxiste qui identifiait la religion avec la domination socio-politique et l'aliénation des masses. Renversement aussi par rapport à l'opposition classique entre modernité et religion, avec l'insistance de Tocqueville sur le rôle de la religion dans l'élaboration, chez les puritains fondateurs de l'Amérique, de l'idéal démocratique. Non seulement l'Amérique se caractérisait par une vitalité religieuse certaine, mais "esprit de religion" et "esprit de liberté" y allaient de pair. La religion y apparaissait comme une contribution plutôt qu'un obstacle à la démocratie moderne. Cette société moderne qui, caractérisée par l'individualisme et l'égalité des conditions sociales, pouvait être menacée dans sa cohésion, trouvait sa cohérence dans un fonds religieux commun qui développait en chacun l'"esprit public" et le sens de la solidarité. Si la religion éduque à la responsabilité sociale et compense l'individualisme, elle est socialement nécessaire, pense Tocqueville. Dans une perspective différente, avec d'autres prémices et en partant d'un terrain tout autre, Durkheim insistera, lui aussi, sur l'utilité sociale de la religion et son rôle intégrateur central.

Durkheim : religion et lien social
La crise de la société moderne, pour Emile Durkheim (1858-1917), était liée au non-remplacement des morales traditionnelles fondées sur les religions. Dans son optique, la sociologie devait servir à reconstituer une morale répondant aux exigences de l'esprit scientifique. De là son attention à la morale laïque et son engagement dans l'œuvre éducative de la République. Fidèle à ses Règles de la méthode sociologique (1895), Durkheim tente de circonscrire l'étude scientifique des phénomènes religieux en proposant une définition de la religion. Celle-ci va s'articuler, au terme d'une élaboration progressive de la notion de sacré chez Durkheim et ses disciples, sur la distinction du sacré et du profane : "Toutes les croyances religieuses connues, qu'elles soient simples ou complexes, présentent un même caractère commun : elles supposent une classification des choses réelles ou idéales, que se représentent les hommes, en deux classes, en deux genres opposées, désignés généralement par deux termes distincts que traduisent assez bien les mots de profane et de sacré." "Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c'est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent. [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]" L'approche durkheimienne s'inscrit dans une théorie du sacré qui considère celui-ci comme la transcendentalisation du sentiment collectif. La religion est le sentiment collectif hypostasié, la société inspire à ses membres un sentiment de dépendance et de respect ; elle est "religiogène". En faisant du religieux une dimension intrinsèque de la société ("l'idée de la société est l'âme de la religion"), en soulignant sa puissance d'expression et de resserrement du lien social, Durkheim souligne incontestablement une importante fonction du religieux : sa fonction d'intégration sociale, d'attestation de l'ordre social.

Mais son approche ne rend pas compte de l'aspect contraire, à savoir la religion comme facteur de désintégration sociale, la religion comme vecteur de protestation. Elle peut aussi être l'expression d'une lutte active contre l'état présent des choses et générer des attitudes de retrait du monde, soit collectivement (réalisation de sociétés alternatives), soit individuellement (mystique). Les limites de l'approche durkheimienne viennent aussi de ce qu'elle s'élabore à partir de l'analyse d'une société où groupement social (le clan) et groupement religieux (la religion totémique) sont parfaitement superposés et se confondent. Pas de différenciation, dans un tel cas, de la société religieuse par rapport à la société civile. Mais la limite de l'approche durkheimienne est aussi sa force. Nombreux sont en effet les exemples où la religion est un élément important d'affirmation de l'identité collective (l'islam chiite en Iran, le catholicisme en Pologne, l'orthodoxie en Grèce, le luthéranisme en Suède...), comme si la forte attestation d'un sentiment national ne pouvait faire l'économie d'une dimension religieuse. La problématique durkheimienne invite donc à réfléchir à cette propension qu'ont les sociétés à se placer, fut-ce de façon très allusive, sous un "dais sacré" (le sacred canopy de Peter Berger), comme s'il s'avérait nécessaire d'inscrire l'ordre social contingent dans l'orbite du sacré. R.N. Bellah considère d'ailleurs que Durkheim lui-même "était un grand prêtre et un théologien de la religion civile de la Troisième République". [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]

Un autre intérêt de l'approche durkheimienne est son insistance sur l'aspect dynamique du sentiment religieux. Pour Durkheim, la religion est une force, une force qui permet d'agir : "Le fidèle qui a communié avec son dieu n'est pas seulement un homme qui voit des vérités nouvelles que l'incroyant ignore ; c'est un homme qui peut davantage. Il sent en lui plus de force soit pour supporter les difficultés de l'existence soit pour les vaincre. Il est comme élevé au-dessus des misères humaines parce qu'il est élevé au-dessus de sa condition d'homme ; il se croit sauvé du mal, sous quelque forme, d'ailleurs, qu'il conçoive le mal. Le premier article de toute foi, c'est la croyance au salut par la foi." [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] Si "la religion est action", si la foi est avant tout "un élan à agir", on comprend mieux, dès lors, pourquoi Durkheim pensait que la science était impuissante à faire disparaître la religion. La science réduit les fonctions cognitives de la religion et conteste sa prétention à régenter les entreprises de connaissance, mais elle ne peut pas nier une réalité et empêcher que les hommes continuent à agir portés par l'élan de fois religieuses. C'est le paradoxe de l'approche durkheimienne de la religion. Alors que d'un côté, elle semble réduire la religion au social, de l'autre elle semble ramener le social au religieux en considérant qu'une société ne peut tenir que par une sacralisation du sentiment collectif. Le grand problème de Durkheim était justement de savoir comment la société moderne, caractérisée par l'individualisme et la solidarité organique (la division du travail), pouvait générer du consensus et de la cohésion sociale. Le grand sociologue français répondra en insistant sur le caractère sacré de la personne humaine : "Il ne reste plus rien que les hommes puissent aimer et honorer en commun, si ce n'est l'homme lui-même" écrit Durkheim en 1914. La sacralisation de la personne lui apparaît comme "la seule conviction morale qui peut unir les hommes d'une société moderne" [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]. Durkheim rejoint ainsi un débat très actuel sur le lien social et les fondements éthiques des démocraties pluralistes où certains se demandent comment "garantir laïquement la sacralité des droits de l'homme". [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]

Weber : religion et rationalisation
Max Weber (1864-1920) est surtout connu par sa fameuse étude sur L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme (1905) [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], étude que nous évoquerons dans la seconde section de cette présentation, les autres aspects de la sociologie des religions [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] sont tout aussi importants. Chez lui, c'est le fameux thème de la "démagification du monde" provoquée par la rationalisation croissante de la vie sociale (sa bureaucratisation) qui est central. Mais, dans ce monde désenchanté, le rôle des personnages charismatiques reste important, le monde froid de la rationalité instrumentale et fonctionnelle n'évacuant pas l'impact social de porteurs de charisme. Pour le sociologue allemand, la religion est "une espèce particulière de façon d'agir en communauté" dont il s'agit d'étudier les conditions et les effets. Weber fait d'emblée deux notations importantes : premièrement, même à travers des références à l'une ou l'autre forme d'au-delà, la religion concerne l'ici-bas, la façon de se conduire sur cette terre. Deuxièmement, "les actes motivés par la religion ou la magie sont des actes, au moins relativement, rationnels" [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]. Un des apports de Weber sera précisément de montrer qu'il y a différents types de rationalité - une rationalité instrumentale et une rationalité axiologique - et que la rationalisation même de la religion a joué un rôle essentiel dans l'émergence de la modernité.

Weber accorde une grande attention à l'étude des divers modes d'exercice du pouvoir religieux. Il a élaboré des types d'autorité religieuse à partir du repérage des différentes formes de légitimation du pouvoir dans la vie sociale. Selon Weber, le pouvoir peut se légitimer de façon rationnelle-légale, de façon traditionnelle ou de façon charismatique. La légitimation rationnelle-légale du pouvoir correspond à l'autorité administrative, une autorité impersonnelle qui repose sur la croyance en la validité des règlements et des fonctions. Le pouvoir fondé traditionnellement, lui, repose sur la croyance en la validité de la coutume, en la légitimité de la transmission traditionnelle des fonctions (par exemple, de façon héréditaire). Quant à l'autorité charismatique, elle est le type même du pouvoir personnel car sa légitimité repose sur l'aura reconnue à un individu donné. Dans le domaine religieux, ces trois modes de légitimation du pouvoir définissent les types idéaux du prêtre, du sorcier et du prophète. Le prêtre est l'autorité religieuse de fonction qui s'exerce au sein d'une entreprise bureaucratisée de salut. Le sorcier, l'autorité religieuse qui s'exerce auprès d'une clientèle reconnaissant le savoir-faire du porteur authentique d'une tradition. Le prophète est l'autorité religieuse personnelle de celui qui est reconnu sur la base d'une révélation dont il se prévaut ("mais moi, je vous dis que... "). L'autorité institutionnelle de type prêtre est, par définition, celle qui gère le religieux au quotidien et assure sa continuité dans la durée, tandis que l'autorité charismatique de type prophète introduit une rupture dans cette gestion quotidienne. Weber a particulièrement étudié les problèmes posés par la transmission de ce pouvoir personnel qu'est l'autorité prophétique. En se transmettant, le charisme se routinise et un processus d'institutionnalisation s'amorce avec les deuxième et troisième générations d'un groupement prophétique. Cette typologie des formes d'autorité religieuse demande bien sûr à être utilisée avec précaution, mais sa puissance heuristique est grande et nombreux sont les sociologues des religions à y faire référence. On peut affiner la typologie en distinguant, comme l'a fait Joachim Wach [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], jusqu'à neuf types d'autorité religieuse : le fondateur de religion, le réformateur, le prophète, le voyant, le magicien, le devin, le saint, le prêtre, le religiosus. Ces enrichissements sont utiles car, par exemple, tout prophète n'aboutit pas à la fondation d'une nouvelle religion. On peut aussi évaluer la pertinence des types wébériens par rapport à tel ou tel type d'autorité religieuse (rabbin, imam,...) et étudier, comme l'ont fait Michel Meslin et ses collaborateurs [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], les formes diverses prises par les relations maître/disciples dans les traditions religieuses.

La sociologie wébérienne de la religion s'est également attachée à définir les types de "communalisation religieuse" (religiöse Vergemeinschaftung), en distinguant notamment l'Église et la secte comme deux modes d'existence sociale de la religion. La première, l'Église, constitue une institution bureaucratisée de salut, ouverte à tous et où s'exerce l'autorité de fonction du prêtre : elle est en symbiose étroite avec la société englobante. La seconde, la secte, forme une association volontaire de croyants en rupture plus ou moins marquée avec l'environnement social ; au sein d'une telle association prévaut une autorité religieuse de type charismatique. Alors qu'on naît membre d'une Église, on devient membre d'une secte par une démarche volontaire. Église et secte sont, dans l'approche de Weber, des types idéaux, c'est-à-dire des modèles élaborés pour la recherche et qui n'existent pas à l'état pur dans la réalité, mais sont des pôles utiles de référence pour l'étude de la réalité empirique. Ernst Troeltsch (1865 - 1923), complètera la typologie de son ami Weber en ajoutant le type mystique, caractérisé par l'expérience personnelle immédiate à distance des formes objectivées de croyances et de cultes et par une socialisation très lâche (Troeltsch parle de "groupes flottants") qui privilégie les liens personnels par affinité spirituelle [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien].

Les interrelations religions-société
Soulignons-le d'emblée : l'approche sociologique du religieux ne se réduit pas à l'étude des interrelations entre religions et société, à une sociologie du "et" : religion et économie, religion et politique, religion et éducation, religion et santé, etc. Elle ne s'y réduit pas, même si l'étude des interférences entre le religieux et d'autres sphères d'activités fait incontestablement partie de son cahier des charges. Un exemple classique est le champ d'études consacré aux interférences entre appartenances religieuses et orientations politiques, entre le degré d'intégration dans les croyances et pratiques d'un groupe religieux et le comportement politique. Tant les travaux de sociologie électorale que ceux de sociologie des religions ont ainsi montré la profondeur et la pérennité de corrélations entre intégration catholique et orientation du vote. Ce faisant, ces analyses rappellent que, même en l'absence de consignes de la part des autorités religieuses et même s'il y a une diversité réelle d'orientations politiques dans un même monde religieux, il y a certaines affinités entre vision religieuse et vision politique. Indice que toute façon de se rapporter à Dieu est aussi une façon de se rapporter à l'homme et à sa vie en société, toute théologie véhiculant, explicitement ou implicitement une certaine vision du monde social.

Les effets socio-politiques d'une tradition religieuse ne sont en fait jamais scellés une fois pour toutes et peuvent s'inverser selon les circonstances. Comme l'a montré Patrick Michel à propos de l'Europe soviétisée, la religion peut constituer un rempart face à un pouvoir totalitaire qui, en prétendant absorber toute la société civile dans le politique, refusait l'autonomie du religieux. Ainsi la religion a pu, dans les régimes communistes, "se poser en triple vecteur actif de désaliénation (à l'échelle de l'individu), de détotalisation (à l'échelle de la société) et de désoviétisation (à l'échelle de la nation)" [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]. En Chine, comme le montre Françoise Aubin, le crépuscule du communisme s'accompagne d'un renouveau aussi bien des religions traditionnelles chinoises, en particulier du taoïsme, que de l'islam et du christianisme : le surplus matériel dégagé par la libéralisation économique et idéologique des années 1980 "a aussitôt été investi, non pas en biens de consommation, mais dans la reconstruction des lieux de culte et dans l'organisation de cérémonies collectives coûteuses" [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]. À moins qu'il fonctionne comme légitimation dernière d'un totalitarisme, le religieux, par l'altérité même qu'il manifeste, est d'autant plus porté à remettre en cause la clôture de la société sur elle-même que celle-ci prétend éradiquer la religion. Cette mise en avant du religieux dans la protestation antitotalitaire comme le rôle important qu'il peut jouer dans la phase de sortie du totalitarisme (cf. l'Église évangélique dans l'ex-R.D.A.) montre l'impact socio-politique du religieux dans certaines circonstances. En même temps, cette transformation du religieux en espace politique ne signifie pas obligatoirement une nouvelle vitalité religieuse. C'est la situation propice à l'apparition du "pratiquant non croyant". Et quand la chute du régime totalitaire est consommée, les églises redeviennent des lieux de culte et de prières ouvertes aux personnes intéressées religieusement. Si l'Église catholique "s'est appliquée à aider la société polonaise à accoucher d'une modernité politique", P. Michel souligne qu'elle doit aujourd'hui, dans cette société qu'elle prétendait incarner elle aussi de façon totale, apprendre à vivre dans le pluralisme, c'est-à-dire découvrir qu'elle n'est qu'une orientation parmi d'autres, proposée à des individus qui revendiquent leur autonomie.
D'un point de vue socio-historique, il ne faut pas, si l'on peut dire, enfermer les religions dans le religieux ; il faut plutôt les considérer comme des faits socio-culturels ayant exercé quelque influence dans les différentes sphères de la vie sociale. Qu'il s'agisse de travail, d'économie, de vie familiale, d'éducation, de politique, etc., les façons de se comporter dans ces domaines sont liées à des représentations de l'homme et du monde qui, en hiérarchisant ces activités et en leur donnant sens, motivent positivement ou négativement les hommes à leur égard. C'est en tant que système de représentations motivant les hommes à se conduire de façon déterminée dans telle ou telle sphère d'activités que les cultures religieuses ont contribué à façonner des mentalités, à former des types d'hommes.

En se demandant ce qui poussait les hommes à agir dans un sens déterminé, en s'interrogeant sur la conduite de vie (Lebensführung) des individus, Max Weber a particulièrement bien posé la question fondamentale qui est au cœur de l'interrogation sociologique. Et c'est dans cette investigation qu'il rencontra le monde des religions, non pas seulement comme ensemble de représentations - il a su être très attentif à diverses subtilités théologiques -, mais aussi, et même surtout, comme comportement pratique des personnes dans la vie quotidienne. De là sa notion d'ethos qui souligne que s'il s'est intéressé aux éthiques, en particulier économiques, des religions mondiales, c'est surtout pour examiner comment ces éthiques aboutissaient à des conduites particulières de vie, à des comportements déterminés dans différents domaines : la politique, l'art, la sexualité, l'économie, le travail, etc.

Constatant qu'il n'y avait rien de naturel dans le fait de se consacrer corps et âme à un travail régulier, méthodique et efficace, il partit à la recherche des motivations particulières qui pouvaient inciter des individus à se dépenser sans compter dans un métier. De là sa fameuse thèse sur L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme (1905) [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], établissant un lien d'affinité entre certaines conceptions protestantes et l'esprit d'entreprise. Cette étude prend place dans un ensemble d'analyses qu'il consacre aux liens entre économie et religions, analyses où il montre les effets économiques des croyances religieuses, qu'il s'agisse du confucianisme, du taoïsme, de l'hindouisme, du bouddhisme ou du judaïsme antique [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]. Pour Weber, il ne s'agit pas de dire que le protestantisme est à l'origine du capitalisme, mais de montrer l'affinité entre un certain type de protestantisme - le calvinisme puritain des XVIIème et XVIIIème siècles essentiellement - et l'esprit d'entreprise. Convaincu que le salut n'est pas accessible par des efforts humains (par des "oeuvres"), mais dispensé par Dieu seul dans son décret insondable, ayant rejeté la médiation des prêtres et de l'Église, le puritain est fortement préoccupé par la question de savoir s'il est sauvé ou non. Dès lors, il va interpréter sa réussite séculière, en particulier le développement de son entreprise, comme un signe de la bénédiction divine, comme une preuve attestant qu'il fait bien partie des élus. Travailler régulièrement et méthodiquement pour développer des richesses devenait dès lors une vocation (Beruf). Il ne s'agit pas d'accumuler des richesses pour en jouir et se reposer dans la luxure, mais de mener une vie ascétique consacrée au travail. Un tel état d'esprit, explique Weber, a favorisé l'accumulation capitaliste et le développement d'une économie rationnelle. C'est en effet la rationalité qui différencie le capitalisme occidental d'autres formes de capitalisme. Considérer le travail comme un devoir religieux, pratiquer un ascétisme intramondain et se conduire de façon rationnelle, tels sont les éléments de l'ethos puritain qui ont favorisé, à côté d'autres facteurs, le développement du capitalisme occidental. Weber montre ainsi magistralement, sans nier l'importance des facteurs matériels - toute explication monocausale lui répugne -, le poids de facteurs culturels, en particulier religieux, dans l'émergence d'un type donné de comportement économique [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien].

Il est incontestable qu'une certaine religion du travail est attestée dans la sensibilité puritaine, une religion du travail au sens où le travail y est conçu comme l'exercice régulier et discipliné d'une activité, exercice lié d'une part à une ascèse intramondaine et, d'autre part, à une valorisation de l'efficacité (et donc du développement même de l'activité et de ses fruits). Cet ethos, qui s'est tout particulièrement déployé en Grande-Bretagne et aux États-Unis, peut encore s'observer aujourd'hui dans certains milieux sociaux précis, comme chez ces calvinistes orthodoxes néerlandais, très engagés dans le monde de l'informatique, ou ces agriculteurs mennonites de l'est de la France, qui associent une grande piété et rigueur morale à une gestion très rationnelle et assez performante de leur ferme. Quand Max Weber, dans L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, déclarait que si "le puritain voulait être un homme de métier (Berufmensch), nous sommes forcés de l'être" [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], il voulait signifier par là que, même si les motivations religieuses particulières des puritains n'étaient plus présentes, le comportement qu'elles avaient contribué à façonner était devenu la norme implicite de l'homme moderne qui se dépensait sans compter dans le travail. Si "l'esprit de l'ascétisme religieux s'est échappé de sa cage" et que "le capitalisme vainqueur n'a plus besoin de ce soutien depuis qu'il repose sur une base mécanique", reste que, comme dit Weber, "l'idée d'accomplir son "devoir" à travers une besogne hante désormais notre vie, tel le spectre de croyances religieuses disparues". Autrement dit, la valeur travail se serait sécularisée au sens où, tout en restant importante, elle ne reposerait plus sur des motivations religieuses.
Ce constat fait par Weber au début du XXème siècle n'est guère contestable. Le travail est resté une valeur importante des sociétés modernes, même si ces sociétés se sont plus ou moins fortement sécularisées. Ainsi, 55% des Européens (Union Européenne) considéraient le travail comme "très important" en 1999,34% le considérant comme "important" [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]. Mais ce constat pose la question de savoir par quoi les motivations religieuses ont été remplacées. Plutôt que de parler d'une reproduction mécanique de la valeur travail, nous inclinons à penser que, si le travail est resté une dimension aussi importante de l'accomplissement de soi, c'est qu'il est toujours considéré comme un devoir important, voire comme une vocation. À notre sens, le changement a plus porté sur les motivations qui poussent à l'exercice de ce devoir que sur la conception même du travail comme devoir et vocation : il s'est agi (et il s'agit toujours) non plus de réussir son existence dans l'au-delà, mais de réussir son existence ici-bas.

Il y a bien eu sécularisation, mais elle est restée interne à la valeur travail, et elle nous a faits passer du travail comme devoir religieux à une vision du travail comme devoir séculier. C'est le passage du salut céleste au salut terrestre, la quête de celui-ci incitant à se dépenser sans compter pour réussir sa vie, en particulier au plan matériel. Weber avait bien compris que la forte valorisation de l'activité professionnelle, tendant à faire du travail une vocation à laquelle on sacrifie une certain nombre de choses, n'avait rien de naturelle et nécessitait des motivations spécifiques poussant à agir de la sorte. Pour que le travail devînt une dimension aussi essentielle de l'existence, il fallait des Triebskräfte particulières, c'est-à-dire des forces incitant l'individu à déployer son énergie dans une direction déterminée. Le fait que, dans des cultures réputées traditionnelles, l'on s'arrête volontiers de travailler dès que les besoins fondamentaux sont satisfaits témoigne de l'importance de facteurs motivationnels particuliers pour que les individus s'investissent systématiquement dans le travail. Ces motivations particulières peuvent être religieuses ou séculières, mais pour qu'elles incitent à concevoir le travail comme un axe essentiel de la réussite, elles doivent être très fortes. Elles l'ont été dans la société industrielle comme elles l'ont été dans les Trente Glorieuses de l'après Seconde Guerre mondiale, marquées par la croyance au progrès par le développement économique.

Il semble aujourd'hui que l'on assiste à une seconde sécularisation du travail. Si la première sécularisation avait fait passer le travail de la quête d'un salut religieux à la quête d'un salut séculier, cette seconde sécularisation est plus radicale : elle remettrait en cause l'idée même du travail comme vocation, elle déconnecterait le travail de l'accomplissement de soi en ne considérant plus celui-ci comme la voie obligée pour réussir sa vie. Si, comme le remarquent Hélène Riffault et Jean-François Tchernia à propos de l'Europe, "plus un pays est développé et plus il souhaite que l'importance du travail diminue", les Européens étant aujourd'hui en recherche "moins de satisfactions matérielles que de réalisation et d'expression personnelles" [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], il y aurait là les premiers indices de cette mutation profonde de la valeur travail. Dans la sphère religieuse, il est remarquable d'observer aujourd'hui la traditionnelle valorisation spirituelle du travail comme engagement fort dans la société et, en même temps, le dépassement de cette valorisation dans une subjectivisation et individualisation de la quête de salut. Valorisation religieuse traditionnelle du travail dans le cadre d'une sainteté dans le monde, telle que la promeut par exemple une organisation catholique comme l'Opus Dei, fondée en 1928 par José Maria Escriva de Balaguer, un prêtre ayant insisté sur "la sanctification par le travail" (de fait l'Opus Dei dirige de prestigieuses écoles de commerce formant les Berufmensche de demain). Valorisation religieuse traditionnelle du travail également dans l'Évangile de la Prospérité des milieux protestants évangéliques qui sanctifient la réussite matérielle et psychologique, Dieu voulant avant tout que les gens soient heureux et réussissent dans le monde. Ce dernier exemple montre que, dans la sphère religieuse également, on a intégré le passage d'un salut extra-mondain à un salut intra-mondain, le monde religieux attestant en fin de compte aussi bien le travail comme valeur proprement religieuse que le travail comme valeur séculière. Mais dans le monde religieux contemporain, on rencontre également une troisième tendance, qui témoigne d'une mutation plus profonde de la valeur travail : il s'agit de toutes les réactions religieuses qui, encouragées par les sensibilités écologiques et les problématiques du développement durable, réagissent contre le productivisme et une réalisation de soi dans la profession trop unilatéralement conçue. Ces sensibilités tendent donc à relativiser le travail dans la conduite d'ensemble de sa vie.
Ces trois tendances, on les rencontre bien évidemment aussi dans la sphère séculière, preuve, une nouvelle fois, que sociétés et religions évoluent au même rythme. Il y a bien sûr toujours des personnes qui consacrent l'essentiel de leur vie au travail. Ces personnes sont portées par l'espoir du salut séculier que constitue la réussite matérielle de son existence permettant de mener, si on en a encore le temps, une vie très confortable. Même dans cette version séculière, on retrouve chez certains quelque chose de l'ascétisme intra-mondain des puritains. Mais la seconde sécularisation du travail, celle qui ébranle la réussite matérielle comme motivation forte pour faire accepter l'ascèse du travail méthodique, peut aussi aboutir dans certains cas à une revalorisation des motivations religieuses de la vocation professionnelle, comme on le constate chez les cadres de l'Opus Dei et dans certains milieux protestants. Dans ce cas, des motivations religieuses fortes sanctifiant la vie temporelle, en particulier professionnelle, viendraient au secours d'une valeur travail fragilisée par la seconde sécularisation dont nous parlions, celle où le salut séculier de la réussite matérielle ou psychologique ne parviendrait plus à motiver suffisamment les acteurs pour qu'ils considèrent le travail comme un devoir important.

L'apport de la sociologie à l'étude de la religiosité contemporaine des Européens et des Français
L'état religieux de l'Europe peut aussi bien être décrit en termes de "believing without belonging[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] (croire sans appartenir) qu'en termes de "belonging without believing" (appartenir sans croire) : on observe en effet aussi bien, d'une part, la perdurance, voire la réémergence, de croyances en dépit de la baisse et de la fragilisation des appartenances que, d'autre part, la permanence de déclarations d'appartenance peu liées à une adhésion croyante et à une pratique. En vertu de l'autonomisation de l'expérience religieuse des individus par rapport aux régulations institutionnelles qui prétendent lui donner forme, les deux tendances sont en fait repérables dans les différents pays de l'Europe de l'Ouest. Le "croire" prolifère et se dissémine (tout en s'amenuisant par rapport à certains contenus) et les liens des individus aux institutions religieuses se relâchent. Bien que cela n'empêche nullement les institutions religieuses de rester d'importants pôles de références symboliques intervenant dans la construction des identités collectives et rencontrant les structurations politiques du lien social, cela accentue néanmoins fortement la disjonction entre la religion dans sa dimension identitaire et les expériences religieuses des individus : l'identification de ceux-ci à telle ou telle tradition religieuse nous renseigne aujourd'hui beaucoup moins que naguère sur leurs croyances et pratiques religieuses.
Selon l'enquête européenne sur les valeurs (EVS, 1999) [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], 75% des Européens de l'Ouest [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] déclarent appartenir à une religion. Une telle déclaration d'appartenance recouvre bien sûr des implications religieuses extrêmement diverses, allant d'une simple identification subjective sans aucune pratique à un fort engagement accompagné d'une pratique cultuelle régulière. Mais le fait est là : la majorité des Européens continue à s'identifier nominalement à une religion, seulement un quart se déclarant "sans religion". Les 75% d'Européens déclarant appartenir à une religion se répartissaient en 1999 en 49% de catholiques, 22% de protestants et 4% d'autres religions. Comparant les données des enquêtes EVS de 1981 et de 1999 sur les neuf pays de l'Europe de l'Ouest pour lesquels cette comparaison était possible, Yves Lambert constate que, de 1981 à 1999, le taux d'appartenance à une religion est passé d de 85 à 75%, celui d'appartenance au catholicisme de 55 à 49% et celui d'appartenance au protestantisme de 29 à 22%, le taux de "sans religion" augmentant quant à lui de 13 à 25%. [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]

Lorsqu'on sait que 93% de la population des États-Unis déclare appartenir à une religion, on observe d'emblée une importante singularité de l'Europe occidentale, qui nourrit un large débat sur l'exception européenne ou bien, selon le point de vue auquel on se place, sur l'exception nord-américaine [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]. Mais la moyenne européenne cache des différences importantes entre les pays puisque cela allait en 1999, en ce qui concerne la déclaration d'appartenance à une religion, de 90% des Irlandais à 46% des Néerlandais, en passant par 88% des Danois et des Portugais, 82% des Britanniques, des Espagnols et des Italiens, 76 % des Suédois, 63% des Belges et 57% des Français (73% en 1981). Dans deux pays, les Pays-Bas et la France, le taux de jeunes adultes déclarant en 1999 appartenir à une religion est même inférieur à 50% (respectivement 30% et 47%). Autrement dit, une part croissante des jeunes générations s'affiche "sans religion". Si cela ne signifie pas qu'ils sont tous "athées", reste que cela montre qu'ils ne se reconnaissent dans aucune religion organisée, notamment pas dans le christianisme. En France, c'est maintenant la minorité d'une classe d'âge qui est catéchisée par les Églises, ce qui fait que l'on peut se demander si le christianisme n'est pas en train de devenir un phénomène minoritaire dans les sociétés occidentales [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien].
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Message  Arlitto Jeu 09 Juin 2016, 14:27

En 1999/2000,77, 4% des Européens déclaraient croire en Dieu, les trois pays ayant le taux le plus élevé étant le Portugal (96, 4%), l'Irlande (95, 5%) et la Grèce (93, 8%), s'opposant à la Suède (53, 4%), aux Pays-Bas (61, 1%) et à la France (61, 5%) qui ont les taux les moins élevés. Constatons tout d'abord qu'au vu de ces chiffres, la Suède illustre parfaitement le cas du "belonging without believing" puisqu'elle associe un fort taux d'appartenance (81%) à un faible taux de croyance. S'agissant de la France, on remarquera deux choses. D'une part, le fait que l'on retrouve la France dans le bas de l'échelle témoigne une nouvelle fois d'une situation socio-religieuse spécifique qu'il faut prendre garde à ne pas généraliser à toute l'Europe, même si des tendances lourdes homogénéisent le comportement religieux des Européens ; d'autre part, on peut observer que, même si la France bat le record de personnes se déclarant "sans religion", la croyance en Dieu y reste largement majoritaire. Globalement, 53, 3% des Européens croyaient à une vie après la mort en 1999/2000, les taux dépassant 70% en Irlande, Islande et Italie, se situant aux alentours de 45 % en France et en Belgique et étant les plus faibles au Danemark (38, 3%) et en Allemagne (38, 8%). À ce sujet, Pierre Bréchon a observé une évolution sensible selon les générations. À partir de l'enquête ISSP de 1998, il constate en effet que, dans huit pays européens sur douze, la croyance en une vie après la mort est plus forte parmi les jeunes générations (18-29 ans) que parmi les générations plus âgées (60 ans et plus). De là son commentaire : "Il n'y a en tout cas pas un dépérissement inévitable des croyances religieuses chez les jeunes. On semble être devant une forme de recomposition : certaines croyances, certes assez générales et susceptibles d'interprétations variées, peuvent se développer chez les jeunes alors que leurs croyances en des formes bien identifiées du divin, ainsi que leur adhésion aux organisations religieuses décroissent nettement." [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]

Aujourd'hui, il ne s'agit plus tellement, pour les individus, de s'émanciper des tutelles cléricales : c'est fait, les individus ont conquis leur autonomie de sujets et récusent les magistères d'où qu'ils viennent. Il ne s'agit plus tellement, pour la société, de s'émanciper du pouvoir des Églises : c'est fait, la sécularisation a réussi et les Églises n'ont effectivement plus grand pouvoir dans et sur la société. Cette "fin des religions" dans leur pouvoir sur la société et les individus qui caractérise les pays d'Europe peut, comme nous le verrons, être la condition de possibilité de nouvelles formes de reconnaissance du rôle public des religions, tant de la part des individus que de la part de la société.
Car si les individus ont pris leurs distances avec les institutions religieuses, ils ne les récusent pas pour autant totalement. Les Églises restent, qu'on le veuille ou non, de grandes pourvoyeuses de rites. Si les demandes de baptême ou de mariages religieux tendent à diminuer, la proportion des personnes recourant à une Église pour ces rites de passage reste relativement importante : dans l'enquête européenne de 1999,66% des Européens se disent attachés à une cérémonie religieuse à l'occasion d'une naissance, 68% au mariage religieux et 74% à l'enterrement religieux (EVS, 1999). De fait, c'est surtout pour la gestion cérémonielle de la mort qu'une majorité de la population continue à recourir aux Églises. De façon plus générale, dans les situations de crise - par exemple une catastrophe naturelle où il y a de nombreuses victimes ou un crime particulièrement odieux -, on attend quelque chose des Églises, comme si, dès que les limites du supportable semblaient avoir été franchies, les individus ne pouvaient pas se contenter d'instances séculières pour gérer la situation.

Les données quantitatives, aussi relatives soient-elles, témoignent d'un mouvement de fond qui, bien qu'observable à des degrés divers selon les pays et les cultures religieuses, traverse tous les pays d'Europe Occidentale : un mouvement de distanciation des individus par rapport aux institutions religieuses qui, chez certains, va jusqu'au détachement par rapport à toute Église. Il y a un processus de dérégulation institutionnelle de la religion : les individus revendiquent une sorte de do it yourself en matière religieuse afin, soit de renoncer à toute démarche religieuse, soit d'expérimenter de nouvelles voies de salut. Nos contemporains sont devenus beaucoup moins assignables à résidence ecclésiastique, leur appartenance religieuse est partielle et fluide, voire non exclusive. Un rapport expérimental à la vérité religieuse se développe, une attitude qui tend à évaluer la légitimité d'une religion à l'aune des bienfaits qu'elle procure. Dans un tel contexte, la légitimité historique et culturelle des Églises chrétiennes n'est pas suffisante pour asseoir leur audience, car les Églises sont de plus en plus confrontées à un marché concurrentiel.

À cette dérégulation institutionnelle du sentiment religieux correspond un processus de déculturation. Ainsi observe-t-on que la perception et la connaissance que les Français ont de la religion évoluent conjointement avec les mutations mêmes de leur rapport au religieux. Elles se caractérisent par deux grandes tendances : d'une part, la perte de familiarité et l'inculture croissante à l'égard de la religion dominante du pays (le christianisme) ; d'autre part, une curiosité élargie à la pluralité des religions et un intérêt assez sauvage pour les diverses expériences spirituelles. Selon le sondage CSA - Le Monde - La Vie de mars 2003 [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], seulement 33% de Français de 18 à 24 ans se définissent comme chrétiens (contre 66% de leurs aînés de 50 ans et plus). Diverses enquêtes par sondages ont permis de mesurer quelque peu cette inculture religieuse relative au christianisme, religion de la majorité de la population française. Dès 1988, une enquête nous apprenait que 15% seulement des Français pouvaient citer les auteurs des quatre Évangiles du Nouveau Testament et que 48% ne parvenaient à citer qu'un seul évangéliste (sondage SOFRES - Encyclopaedia Universalis, 1988). Est-ce étonnant au sein d'une population qui ne comprend que 37% de personnes possédant une Bible à domicile et qui ne compte que 28 % de personnes déclarant la lire au moins occasionnellement ? [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] En 1997, c'est 74% des Français qui déclaraient ne jamais lire la Bible (sondage SOFRES - Le Figaro - Arte de décembre 1997). Si Noël reste une fête qui, malgré sa profonde sécularisation et sa forte commercialisation, continue à être religieusement identifiée (en 1992,85% des Français identifiaient Noël à la célébration de la naissance de Jésus selon le sondage BVA - France 2 - La Croix), c'est beaucoup moins le cas de Pâques et, surtout, de l'Ascension et de Pentecôte. Quant à la période du Carême, la médiatisation du Ramadan musulman a contribué à ce qu'il soit perçu comme "le Ramadan des chrétiens", indice parmi d'autres du poids des représentations médiatiques du religieux sur la perception et la connaissance qu'en ont les Français [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien].
Les mots, les récits et les symboles à travers lesquels s'exprime le christianisme deviennent de plus en plus hermétiques à nos contemporains, non seulement parce qu'ils connaissent de moins en moins les personnages bibliques ou le sens de telle ou telle expres​sion("trouver son chemin de Damas", "être l'ouvrier de la onzième heure" ou même "porter sa croix"), mais aussi parce qu'il y a un véritable décrochage entre les signifiants (les mots) et les signifiés (leurs sens). Le signifiant "résurrection" peut par exemple être réinterprété en termes de réincarnation. L'image même de Dieu a changé : d'après l'enquête Valeurs de 1999, ce mot évoque plus aujourd'hui en France l'idée d'"une sorte d'esprit ou de force vitale" (31%) que la représentation chrétienne d'un "Dieu personnel" (21%) [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]. Les professeurs de collèges et de lycées, qu'ils soient dans l'enseignement public ou dans l'enseignement privé, sont les témoins directs du développement d'une véritable méconnaissance culturelle du christianisme parmi les jeunes générations. Qu'un martyre de Sébastien percé de flèches d'Andrea Mantegna puisse être interprété par un élève comme un tableau représentant une victime des Indiens lors de la conquête de l'Ouest américain est apparu au proviseur du Lycée Buffon à Paris comme suffisamment significatif pour qu'elle prenne l'initiative d'organiser dans son établissement un cycle de conférences sur les religions [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]. Des textes littéraires très connus et qui n'appartiennent en rien à la littérature religieuse deviennent énigmatiques aux élèves dans certains de leurs passages. Qu'un des poèmes des Fleurs du Mal parle d'"encensoir", de "reposoir" et d'"ostensoir" et Baudelaire devient un casse tête.
Le vocabulaire catholique devient incompréhensible et la messe entre au musée : à Pont-Saint-Esprit, dans le Gard, s'est ouvert en 1995 un musée départemental d'Art sacré qui, entre autres, permet aux visiteurs de redécouvrir à travers une série d'images le sens des différentes séquences de la messe catholique. L'office religieux le plus répandu en France deviendrait-il aussi hermétique qu'un rituel chamanique sibérien ? Les autres expressions du christianisme ne sont pas mieux loties et le "bon anabaptiste Jacques" dont parle Voltaire dans Candide reste une figure mystérieuse pour beaucoup, faute d'une connaissance minimale des différenciations protestantes. La perception du christianisme reste d'ailleurs très catholico-centrée en France, pays où, médias aidant, l'on oublie facilement que le christianisme ne peut pas ipso facto être identifié à sa version catholique romaine, celle-ci n'en représentant qu'un peu plus de la moitié à l'échelle mondiale [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]. Sans surestimer les connaissances religieuses des générations précédentes, force est de constater qu'une certaine familiarité avec les thèmes, les personnages, les récits, les symboles de la tradition chrétienne est en train de s'amenuiser fortement et que ce qui faisait sens et nourrissait fortement l'imaginaire de nos prédécesseurs tend à devenir aussi opaque et étrange que la mythologie scandinave ou bouddhiste.

La perte de familiarité d'une majorité de Français avec le christianisme est bien sûr en relation avec l'affaiblissement de leur identification et participation à cette religion, un affaiblissement qui se traduit particulièrement par la baisse de la socialisation religieuse catholique des jeunes (moins de la moitié d'une classe d'âge est catéchisé : 42% en 1993-1994). Si, dans le sondage CSA - Le Monde - La Vie de mars 2003,62% de l'ensemble des Français se sont définis comme catholiques, cette identification concerne seulement 40% des 18-24 ans. Ces chiffres viennent confirmer le processus de désaffiliation à l'égard de la principale institution religieuse en France : l'Église catholique. Par contre si, dans cette enquête, 26% de l'ensemble des Français se déclarent "sans religion", c'est le cas de 36% des 18-24 ans. Le fait majeur est donc, aujourd'hui en France, l'augmentation sensible de la proportion des "sans religion", notamment chez les jeunes. Si le fait de se définir comme "sans religion" ne signifie pas forcément qu'on soit athée, reste que, dans cette enquête, une proportion importante de Français (33%), et encore plus de 18-24 ans (45%), répondent que le terme d'"athée" les définit assez bien ou très bien. En 1994, selon un sondage CSA, ils n'étaient que 22% de l'ensemble de l'échantillon à avoir répondu ainsi. Ces évolutions n'empêchent pas de constater une remontée de croyances chez les personnes se déclarant "sans religion". Yves Lambert observe ainsi que "de 1981 à 1999, on voit toutes les croyances augmenter parmi les sans religion pris globalement" [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], toutes les croyances liées à l'au-delà progressant, notamment chez les jeunes. De façon générale, l'on constate que les jeunes qui se déclarent aujourd'hui "sans religion" "ont plus souvent des croyances religieuses que leurs aînés" s'identifiant de la même façon. Commentant les résultats de l'enquête ISSP de 1998 sur la religion des Français, Pierre Bréchon se voit, quant à lui, obligé de distinguer entre les "sans religion croyants" et les "sans religions incroyants" pour tenir compte de ces recompositions de la croyance hors de toute identification religieuse [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien].
L'enquête CSA de mars 2003 révèle également l'augmentation du nombre de Français s'identifiant à d'autres religions que la catholique : 11 % de l'ensemble des Français, mais 24% des 18-24 ans. Pour l'ensemble des Français, les 11% se décomposent en 6 % de musulmans, 2% de protestants, 1% de juifs et 2% de "autres religions". Pour les 18-24 ans, les 24 % se décomposent en 14% de musulmans, 4% de protestants, 2% de juifs, 1% d'orthodoxe et 3% de " autres religions". Autrement dit, à un affaissement sensible de la religion majoritaire correspond une relative croissance des religions minoritaires, tout particulièrement avec l'affirmation de l'islam parmi les jeunes. La répartition des 18-24 ans en 40 % de catholiques, 36 % de sans religion et 24 % d'autres religions manifeste de façon significative les évolutions en cours : non seulement une désaffiliation religieuse s'accompagnant d'une identification à l'athéisme et/ou d'une recherche de spiritualités alternatives "hors piste", mais aussi l'intérêt manifesté pour d'autres grandes traditions religieuses, d'autres figures de l'institutionnalité religieuse. Ce que confirme une autre question de l'enquête CSA de mars 2003 dont les réponses n'étaient pas exclusives : si 55% des Français (49% des 18-24 ans) disent avoir de l'intérêt spirituel pour le christianisme, ils sont 22 % (32% des 18-24 ans) à le dire pour l'islam et 21% (26% des 18-24 ans) à le dire pour le bouddhisme. L'intérêt pour le christianisme reste majoritaire, mais on constate, particulièrement chez les jeunes, la croissance de l'intérêt pour d'autres religions.

Le religieux est aujourd'hui pris entre une logique d'individualisation d'un côté, une logique de mondialisation de l'autre. La logique d'individualisation se traduit par une sorte de do it yourself incitant les uns à renoncer à toute démarche religieuse, les autres à découvrir ou expérimenter d'autres religions. La logique de mondialisation ouvre la perception du religieux au vent du large et rend plus proches des religions réputées lointaines. C'est la fin du cloisonnement politique et culturel des mondes religieux, et le temps des rencontres entre différentes expressions religieuses de l'humanité, rencontres qui nourrissent aussi bien des dialogues fraternels et de haute tenue spirituelle que des peurs, des stéréotypes et des antagonismes. Au niveau de la perception du religieux, c'est en tout cas la fin d'un certain exclusivisme et un réaménagement du rapport à la vérité religieuse dans un contexte pluraliste. 52% des Français pensent que l'on "trouve des vérités fondamentales dans beaucoup de religions" et seulement 6% estiment que l'"on ne trouve la vérité que dans une seule religion" (Enquête ISSP de 1998). Lorsque l'on songe que ce dernier item était approuvé par 50% des Français en 1952 et par 15% en 1981, on mesure l'importance de l'évolution dans la façon même de se rapporter à la religion [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien].

Moins intégrés institutionnellement et culturellement dans un monde religieux donné, les Français refusent le menu religieux que proposent les Églises au profit d'un religieux à la carte où chacun, puisant ici ou là, compose l'univers religieux qui lui convient : 77% d'entre eux (82% des 18-24 ans) estiment que "de nos jours, chacun doit définir lui-même sa religion indépendamment des Églises" (sondage CSA - La Vie - Le Monde de mars 2003). Moins stables dans leurs appartenances et leurs croyances, nos contemporains se sentent libres de pratiquer une sorte de "zapping" parmi les offres religieuses ou para-religieuses qui leur sont accessibles. Cette dérégulation institutionnelle génère une situation d'anomie religieuse caractérisée par une dispersion sociale et culturelle du religieux, tout particulièrement du religieux chrétien. Autrement dit, le religieux contemporain est beaucoup moins structuré socialement et culturellement. Pris entre la mondialisation et l'individualisation, ces pays symboliques que sont les religions voient leurs frontières érodées et devenir floues : l'identité religieuse des individus est beaucoup plus incertaine et flottante. Nous sommes à l'heure des syncrétismes, du mélange des traditions : les frontières symboliques sont devenues très poreuses et les individus sont exposés à toute sorte d'offres.

Faut-il, d'un point de vue sociologique, considérer qu'il s'agit là d'une mutation socio-culturelle mineure, simple étape supplémentaire et logique de la sécularisation et de la pluralisation croissante du paysage religieux ? L'erreur serait de penser qu'il s'agit seulement de la perte d'influence d'une Église mesurée à l'aune d'une baisse des croyances et pratiques religieuses traditionnelles. Cette face émergée de l'iceberg ne doit pas faire oublier qu'il s'agit aussi d'une rupture avec un socle civilisationnel qui a profondément marqué l'histoire, la culture, l'anthropologie et la politique de la France comme des autres pays d'Europe. D'un point de vue socio-anthropologique, les religions sont des systèmes symboliques à travers lesquels les hommes et les femmes expriment leur condition humaine et disent le sens de leur vie, de leur solidarité, de leur mort, de leur rapport au passé et à l'avenir, de leur rapport aux autres, au temps et à l'espace. On ne mesure sans doute pas encore toutes les conséquences culturelles, sociales et politiques de cette profonde mutation de la population française. L'exemple et le contact avec d'autres religions, à commencer par le judaïsme et l'islam, viennent rappeler que les religions sont des infrastructures socioculturelles profondément structurantes des modes d'êtres des individus, quel que soit leur degré de pratiques et d'adhésions aux rites et aux dogmes.

Qu'une part croissante de Français abandonnent les pratiques et croyances chrétiennes n'efface pas pour autant le fait que la France est un pays de "christianitude", une terre labourée durant des siècles par le travail civilisationnel du christianisme. Si le christianisme devient incompréhensible, c'est un pan immense de notre culture et de notre histoire qui le devient. "Si l'on s'en tient au seul domaine occidental, écrivent les universitaires Olivier Millet et Philippe de Robert, le corpus biblique représente dans cette aire de civilisation, à côté de la tradition classique gréco-romaine et de la tradition celtique, une des trois grandes sources et un des trois pôles de référence qui alimentent la pensée, la création artistique et l'imaginaire." [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] De là, remarque Régis Debray dans son rapport au ministre de l'Éducation nationale, "la menace de plus en plus sensible d'une déshérence collective, d'une rupture des chaînons de la mémoire nationale et européenne où le maillon manquant de l'information religieuse rend strictement incompréhensibles, voire sans intérêt, les tympans de la cathédrale de Chartes, La Crucifixion du Tintoret, le Don Juan de Mozart, le Booz endormi de Victor Hugo et la Semaine sainte d'Aragon. C'est l'aplatissement, l'affadissement du quotidien environnant dès lors que la Trinité n'est plus qu'une station de métro, les jours fériés, les vacances de Pentecôte et l'année sabbatique, un hasard du calendrier". [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]
Ouvrages, magazines, conférences, émissions de télévision, cycles de formation se sont de fait multipliés pour diffuser socialement la connaissance des religions et tous les spécialistes des religions ont constaté ces dernières années une très nette augmentation de l'intérêt du public pour ces questions. Dans cet intérêt multiforme pour les grandes traditions religieuses de l'humanité, s'effectue également une redécouverte patrimoniale, artistique et savante du christianisme. On assiste à la diffusion sociale d'une approche raisonnée et informée des religions. Au sein même de l'Éducation nationale, parce que l'École "authentiquement et sereinement laïque doit donner à chaque élève accès à la compréhension du monde" [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], on a pris conscience de la nécessité de prendre en compte les religions "en tant que faits de civilisations". Une telle évolution a pu d'autant mieux s'effectuer qu'un rapport laïc à la religion a pénétré la conscience catholique alors même que, du côté laïc, se développait une approche plus respectueuse du fait religieux et soucieuse d'en favoriser l'intelligence.

Les conséquences de l'anomie religieuse et de la dissémination culturelle du christianisme ne relèvent pas seulement de l'ordre de la culture et de l'éducation scolaire. De façon extrêmement fouillée et intéressante, Guy Michelat a montré que les catholiques les plus intégrés - c'est-à-dire les pratiquants hebdomadaires - sont, avec les athées, les catégories de Français qui sont les moins réceptifs aux croyances parallèles (croyances à l'astrologie, au paranormal, à la sorcellerie, aux extraterrestres…) [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]. Pourquoi ? Parce que ces deux catégories de Français sont intégrées dans un système cohérent leur fournissant un cadre d'appréhension du monde. C'est leur intégration dans un monde symbolique cohérent, respectivement ici celui du rationalisme scientifique et de la religion catholique, qui les "protège" de la croyance au paranormal. La déculturation chrétienne et la dissémination des références religieuses au gré des expériences des uns et des autres peut aussi entraîner un retour à des formes diverses de religiosité par rapport auxquelles des traditions religieuses comme le judaïsme, le christianisme et l'islam qui ont été de grands vecteurs civilisationnels peuvent apparaître comme des ensembles culturels structurants et porteurs de rationalité.
Après le 21 avril 2002 ayant amené le Front National de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour des élections présidentielles, certains se sont demandé si l'effondrement des deux grandes structures d'encadrement symbolique de la population française qu'étaient l'Église catholique et le Parti communiste n'était pas pour quelque chose dans cette anomie électorale dangereuse pour la démocratie. Sans pouvoir ici entrer dans l'analyse des liens qui existent entre la crise du politique institué et la crise du religieux institué, on se contentera de rappeler que les religions sont aussi des ressources non négligeables d'"éveilleurs" de solidarité et de mobilisations et que l'affaiblissement socioculturel des traditions religieuses peut aussi avoir quelques incidences pour la vie démocratique elle-même, notamment en ce qui concerne l'éducation aux valeurs démocratiques et le souci des responsabilités civiques [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien].

Dérégulation institutionnelle et déculturation produisent une situation d'anomie religieuse caractérisée par une dispersion sociale et culturelle du religieux, tout particulièrement du religieux chrétien. Autrement dit, le religieux contemporain est beaucoup moins structuré socialement et culturellement. Pris entre la mondialisation et l'individualisation, ces pays symboliques que sont les religions voient leurs frontières érodées et devenir floues : l'identité religieuse des individus est beaucoup plus incertaine et flottante. Nous sommes à l'heure des syncrétismes, du mélange des traditions : les frontières symboliques sont devenues très poreuses et les individus sont exposés à toute sorte d'offres.

Conclusion : Pour une sociologie des religions respectueuse de son objet
Comment étudier sociologiquement la religion tout en respectant la spécificité du religieux ?
À distance tant des approches substantives que des approches fonctionnelles de la religion, nous avons proposé [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] de concevoir sociologiquement la religion comme une communication symbolique régulière par rites et croyances se rapportant à un charisme fondateur (ou refondateur) et générant une filiation. Si le charisme représente bien l'émergence sociale d'un pouvoir personnel, il représente aussi l'émergence d'un pouvoir autre, différent aussi bien des régulations habituelles du pouvoir (institutionnelles ou traditionnelles) que de ses enjeux habituels (économiques, politiques,...) : c'est bien parce que le charisme met en jeu une altérité qu'il est pouvoir de rupture et peut être fondateur. C'est à travers les effets sociaux d'une domination charismatique qui se transmet que, d'un point de vue sociologique, la religion manifeste son efficacité sociale : il s'agit d'une activité qui, en relation avec un charisme fondateur (ou refondateur), génère une communication symbolique régulière et définit une culture à travers des éléments qui se transmettent d'une façon ou d'une autre et instaurent une filiation. Comme l'a bien vu Henri Hatzfeld, la religion est une "activité symbolique traditionnelle" qui reprend sans cesse un déjà-là : "Re-legere nous indique que les éléments symboliques utilisés sont toujours repris. Ils sont là disponibles, soit matériellement dans l'outillage du sorcier ou du chaman, soit dans les Livres saints. Bref ce que l'on va faire dépend d'une tradition qu'on utilise."[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] Ce "déjà-là" provoque d'innombrables conflits d'interprétation, ce qui fait dire judicieusement à Albert Piette que "la religion (et les activités qu'elle déploie) est intrinsèquement controverse". [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]
Chaque univers religieux échappe à ses fondateurs et transmetteurs en dessinant un monde de signes soumis à toutes sortes d'interprétations et d'emplois, à diverses régulations institutionnelles et sociales. Si nous parlons d'un charisme fondateur ou refondateur, c'est pour bien souligner que la question de l'origine est problématique : le processus par lequel une fondation s'effectue est toujours complexe, mais il y a fondation quand le charisme débouche, d'une quelconque manière, sur une transmission. La religion met donc en jeu une fondation et une filiation. Le moment de la fondation reste souvent une énigme, il est extrêmement difficile à saisir historiquement car, précisément, il y a toujours du "déjà-là". Reste que si la fondation se présente souvent comme une re-fondation, la posture religieuse met en scène un rapport à la fondation qui prend souvent la forme d'un rapport à un fondateur ou refondateur. Il y a différentes façons de se rapporter à un charisme fondateur et divers éléments peuvent médiatiser ce rapport : l'institution, le rite, le système de croyances, les textes sacrés, les individus croyants, les figures charismatiques. Chaque milieu religieux se caractérise en fait par le privilège plus ou moins exclusif accordé à tel ou tel élément dans sa façon de se rapporter à la fondation, laquelle est constamment réactivée et re-légitimée à travers tel ou tel élément qui médiatise la filiation. Un système religieux produit du lien social non seulement en suscitant des réseaux et des groupements particuliers (des institutions, des communautés), mais aussi en définissant un univers mental à travers lequel des individus et des collectivités expriment et vivent une certaine conception de l'homme et du monde dans une société donnée. Autrement dit, un univers religieux ne se réduit pas aux participations sociales qu'il induit : une sociologie des religions serait bien pauvre si, se réduisant à l'étude des organisations religieuses et de leurs membres, elle omettait d'inclure l'étude des religions dans celle des civilisations et des cultures. La transmission du charisme ne produit pas seulement de l'organisation, elle sédimente aussi une culture.

La religion crée du lien social dans le temps et dans l'espace, dans le temps avec ce que nous disions précédemment de la fondation, de la filiation et de la transmission, dans l'espace avec les diverses formes de solidarités et d'appartenances que génèrent les religions, les différentes formes de sociabilités religieuses n'étant pas sans relation avec le mode privilégié de filiation mis en œuvre par telle ou telle religion. Les religions font société différemment, tant au plan institutionnel que communautaire, et les formes de sociabilité qui s'y manifestent ne sont pas les mêmes. Il suffit de faire un peu d'observation ethnographique pour s'en rendre compte. Si, comme le dit Weber, la religion est "une façon particulière d'agir en communauté ", cet agir en communauté est différent d'une religion à l'autre, et même à l'intérieur d'une même religion si l'on prête attention aux différenciations confessionnelles du monde chrétien par exemple. Comment les différentes religions font-elles société, quels types de liens sociaux génèrent-elles ? Le lien socio-religieux bouddhiste, musulman, chrétien, juif... sont-ils de la même nature, revêtent-ils les mêmes formes ? Et, à l'intérieur même de chacun de ces mondes religieux, n'y a-t-il pas une grande variété ? Être attentif aux diverses formes de sociabilités religieuses nous avait incité à nous demander en quoi et comment ces formes étaient à mettre en rapport avec les spécificités symboliques des milieux religieux considérés. C'est là que nous retrouvions la question du charisme et de ses modes de médiation et transmission, bref la question de la filiation. En ce sens, il nous a paru intéressant de construire une typologie idéal-typique des modes de médiation du charisme et des formes de sociabilités auxquelles ces modes étaient affinitairement associés [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien].

Cette approche sociologique permet d'appréhender les univers religieux et leurs effets sociaux au triple niveau des acteurs, des organisations et des idéologies. Au niveau des acteurs, par l'accent qu'elle met sur l'activité religieuse comme activité sociale mettant en rapport des individus qui, en lien avec un monde symbolique, sont confrontés à la question de la légitimité. Au niveau de l'organisation, parce qu'une religion est un dispositif qui s'installe dans la durée et met en place des procédures de fonctionnement et de pouvoir. Au niveau de l'idéologie enfin, parce qu'une religion est un ensemble de représentations et de pratiques qui sont dites, consignées dans des textes et constamment commentées. À chacun de ces niveaux, se pose la question du charisme : de sa rationalisation idéologique, de sa gestion collective (au niveau de l'organisation) et de son effectivité sociale (au niveau des acteurs). De là notre insistance sur le fait qu'il n'y a pas de religion sans maîtres en religion et que la sociologie des religions peut, à certains égards, être vue comme l'étude des effets sociaux multiples de ce singulier rapport social. Comme Weber invite à ne pas hypostasier l'État et dit qu'il ne connaît que des agents de l'État, le sociologue des religions ne doit pas hypostasier la religion : à vrai dire, il ne connaît que des acteurs qui tissent entre eux certains rapports à travers le temps et l'espace et qui définissent une filiation, une transmission et une solidarité en lien avec un porteur de charisme.
Cette approche prend bien en compte, selon nous, quelques éléments essentiels présents dans la plupart des phénomènes qualifiés de religieux : la dimension de décentrement par rapport aux réalités immédiates à travers des références méta-empiriques signifiant un fondement, la dimension de tradition et de transmission, la dimension de sociabilité, de lien social. Elle s'articule autour de deux grandes dimensions de l'analyse sociologique des faits religieux : premièrement, tout ce qui, à travers la fondation, la filiation et la transmission, se rapporte à la question de la légitimation et donc de l'autorité ; deuxièmement, tout ce qui concerne les types de sociabilité religieuse, la façon dont on fait société en religion, la façon dont les religions génèrent et entretiennent du lien social. Autrement dit, et tout en respectant le religieux du religieux à travers la prise en compte d'un pouvoir social particulier incarné dans les diverses figures de maîtres en religion, il s'agit, du point de vue sociologique, de se concentrer sur la religion comme lien social dans ses dimensions diachroniques aussi bien que synchroniques : la religion relie à des ancêtres, à des témoins et fondateurs du passé, elle dessine des "lignées croyantes" (Danièle Hervieu-Léger) ; la religion crée de la solidarité communautaire, relie les hommes entre eux à travers la pratique de rites, le partage de récits et la référence à des figures fondatrices.



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  • Jean-Claude MONOD, La querelle de la sécularisation de Hegel à Blumenberg, Vrin, Paris, 2002, p. 7.

  • Cf. notamment Karel DOBBELAERE, Secularization : An Analysis at Three Levels, Presses Interuniversitaires Européennes-Peter Lang, Brussels, 2002 et Olivier TSCHANNEN, Les théories de la sécularisation, Librairie Droz, Genève-Paris, 1992.

  • Jean-Marc TETAZ et Pierre GISEL, " Statut et forme d'une théorie de la religion ", in P. GISEL et J.-M. TETAZ (dir.), Théories de la religion. Diversité des pratiques de recherche, changements des contextes socio-culturels, requêtes réflexives, Labor et Fides, Genève, 2002, p. 10.

  • Emile BENVENISTE, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Vol. 2 : Pouvoir, droit, religion, Minuit, Paris, 1969, p. 265.

  • L. KAPANI, " Spécificités de la religion hindoue ", in Jean DELUMEAU (dir.), Le fait religieux, Fayard, Paris, 1993, p. 375.

  • Michel DESPLAND, La religion en Occident. Évolution des idées et du vécu, Fides, Montréal, 1979. Michel Despland a poursuivi son enquête en étudiant l'émergence des sciences de la religion au XIXème siècle en France : voir L'émergence des sciences de la religion. La Monarchie de Juillet : un moment fondateur, L'Harmattan, Paris, 1999. Cf. également, avec Gérard VALLEE (dir.), Religion in History. The Word, the Idea, the Reality/ La religion dans l'histoire. Le mot, l'idée, la réalité, Wilfred Laurier SCOTT Press, Waterloo, Ont., 1992.

  • Brian J. ZINNBAUER, Kenneth I. PARGAMENT and Allie B. SCOTT, " The Emerging Meanings of Religiousness and Spirituality : Problems and Prospects ", Journal of Personnality, 67 (6), 1999, p. 889-919.

  • Yves LAMBERT, " La "Tour de Babel" des définitions de la religion ", Social Compass, 38 (1), 1991, p. 73-85.

  • En français : Danièle HERVIEU-LEGER, avec la collaboration de Françoise CHAMPION, Vers un nouveau christianisme ? Introduction à la sociologie du christianisme occidental, Le Cerf, Paris, 1986 ; Danièle HERVIEU-LEGER, Le Pèlerin et le Converti. La religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999 ; La religion en miettes ou la question des sectes, Calmann-Lévy, Paris, 2001 ; Danièle HERVIEU-LEGER et Jean-Paul WILLAIME, Sociologies et religion. Approches classiques, PUF, Paris, 2001 ; Jean-Paul WILLAIME, Sociologie des religions, PUF, coll. " Que sais-je ? ", Paris, 1998.
    En anglais : M.B. MCGUIRE, Religion : The Social Context, Wadsworth Publishing Company, Belmont (California), First Edition, 1981 ; K. J. CHRISTIANO, W. H. SWATOS Jr and P. KIVISTO, Sociology of Religion. Contemporary Developments, Altamira Press, Walnut Creek (Ca), 2002.

  • Critique de la philosophie du droit de Hegel, Introduction.

  • C'est l'extrême attention portée à la logique interne du catholicisme qui permit à Émile POULAT de montrer qu'en dépit de certaines alliances, il y avait un profond antagonisme entre l'Église catholique et la bourgeoisie libérale (cf. Église contre bourgeoisie, Casterman, Paris, 1977).

  • Agnès ANTOINE, L'impensé de la démocratie. Tocqueville, la citoyenneté et la religion, Fayard, Paris, 2003.

  • E. DURKHEIM Les formes élémentaires de la vie religieuse, 1912.

  • R. N.BELLAH, " Morale, religion et société dans l'oeuvre durkheimienne ", Archives des Sciences Sociales des Religions, n°69, 1990, p.10.

  • E. DURKHEIM, ibid.

  • J.-Cl. FILLOUX, " Personne et sacré chez Durkheim ", Archives des Sciences Sociales des Religions, n°69, 1990, p.45.

  • J. BAUBEROT, Vers un nouveau pacte laïque ?, Seuil, Paris, 1990, p.124.

  • M. WEBER, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme suivi d'autres essais, édité, traduit et présenté par Jean-Pierre Grossein avec la collaboration de Fernand Cambon, Gallimard, Paris, 2003.

  • M. WEBER, Sociologie des Religions. Textes réunis et traduits par Jean-Pierre Grossein. Introduction de Jean-Claude Passeron, Gallimard, Paris, 1996.

  • M. WEBER, Économie et Société, Tome Premier (1921), Plon, Paris, 1971, p. 429.

  • J. WACH, Sociologie de la Religion, Payot, Paris, 1955, p. 289-341.

  • M. MESLIN (dir.), Maître et disciples dans les traditions religieuses, Le Cerf, Paris, 1990.

  • Cf. E. TROELTSCH, Die Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen (1922), Scientia Verlag Aalen, 1965. En français, voir Jean SEGUY, Christianisme et société. Introduction à la sociologie de Ernst Troeltsch, Le Cerf, Paris, 1980.

  • P. MICHEL, La société retrouvée. Politique et religion dans l'Europe soviétisée, Le Seuil, Paris, 1988, p. 10.

  • F. AUBIN, " Chine : islam et christianisme au crépuscule du communisme ", in G. KEPEL (dir.), Les politiques de Dieu, Le Seuil, Paris, 1993, p. 143.

  • P. MICHEL (dir.), Les religions à l'Est, Cerf, Paris, 1992, p. 195.

  • M. WEBER, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme suivi d'autres essaisop. cit.

  • Etudes rassemblées dans les trois volumes des Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie (Mohr, Tübingen, 1920). En français, voir en particulier M. WEBER, Sociologie des Religionsop. cit.

  • Sur le débat qu'a suscité cette étude de Weber, voir Ph. BESNARD, Protestantisme et capitalisme. La controverse post-wébérienne, Armand Colin, Paris, 1970.

  • Max WEBER, op. cit., p. 300.

  • Hélène RIFFAULT, Jean-François TCHERNIA, " Les Européens et le travail : un rapport plus personnel ", Futuribles, n°277, Juillet-Août 2002, p. 70.

  • Loc. cit., p. 71.

  • Selon la formule désormais célèbre de notre collègue britannique Grace DAVIE in " Believing without Belonging : Is This the Future of Religion in Britain ? ", Social Compass, 37 (4), 1990, p. 455-469.

  • Yves LAMBERT, " Le devenir de la religion en Occident. Réflexion sociologique sur les croyances et les pratiques ", Futuribles, n°260, Janvier 2001, p. 23-38 ; L'évolution des valeurs des Européens, Numéro Spécial de Futuribles, n°200, juillet-août 1995 ; sur l'enquête EVS de 1999, cf. Yves LAMBERT, " Religion : l'Europe à un tournant ", in Futuribles, n°277, juillet-août 2002, p. 129-159 ; " A Turning Point in Religious Évolution in Europe ", Journal of Contemporary Religion, vol.19, n°1, 2004, p.29-45.

  • Les données concernent les neuf pays qui ont été enquêtés depuis 1981 : Irlande, Italie, Espagne, Belgique, France, Allemagne de l'Ouest, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Danemark.

  • Yves LAMBERT, " Religion : l'Europe à un tournant ", loc. cit., p. 134-135 ; " A Turning Point in Religious Évolution in Europe ", loc. cit., p. 31.

  • Grace DAVIE, in Europe : The Exceptional Case. Parameters of Faith in the Modern World, Darton-Longman and Todd, Londres, 2002, argumente en faveur de la thèse de l'exception européenne en se plaçant délibèremment d'un point de vue mondial pour relativiser les caractéristiques socio-religieuses du " coin européen du monde " : " Europe may indeed be exceptional in terms of its comparative secularity, but the rest of the world (or more modestly other parts of the Christian world) demonstrate not one but many examples of religious vitality, which are - and this is the crucial point - as different from each other as each them is from West Europe " (p. 137). Autrement dit, " European religion is not a model for export ; it is something distinct, peculiar to the European corner of the world " (p. 17).

  • Sur l'évolution de la religion des jeunes en Europe, on consultera avec profit l'ouvrage collectif dirigé par Roland J. CAMPICHE, Cultures jeunes et religions en Europe, Paris, Le Cerf, 1997.

  • Pierre BRECHON, " L'évolution du religieux ", loc. cit., p. 47.

  • "Les Français et leurs croyances ". Sondage exclusif CSA - La Vie - Le Monde réalisé le 21 mars 2003 auprès d'un échantillon national représentatif de 1000 personnes de 18 ans et plus (méthode des quotas après stratification par région et catégorie d'agglomération). Cf. Le Monde et La Vie du 17 avril 2003.

  • Selon une enquête de Bayard-Presse en 1991. Cf. Jean-François BARBIER-BOUVET, Les Français et la Bible, direction du développement. Bureau d'études, 1991.

  • Pierre BRECHON et Jean-Paul WILLAIME (dir.), Médias et religion en miroir, PUF, Paris, 2000.

  • Yves LAMBERT, " Religion : le développement du hors piste et de la randonnée ", in Pierre BRECHON (dir.), Les valeurs des Français. Évolutions de 1980 à 2000, Armand Colin, Paris, 2000, p. 138.

  • La religion au Lycée. Conférences au Lycée Buffon, Paris, Le Cerf, 1990, p. 7.

  • Signes récurrents : l'emploi au singulier du terme " Église " sans autre précision, l'emploi d'un vocabulaire catholique par des journalistes et des traducteurs même s'il s'agit d'une autre confession (dernier exemple : les journalistes parlant de " messe " à propos de services religieux protestants dans l'armée américaine en Irak).

  • Yves LAMBERT, op. cit., p. 145.

  • Pierre BRECHON, " Les attitudes religieuses en France : quelles recompositions en cours ? ", Archives de Sciences Sociales des Religions, n°109, janv.-mars 2000, p. 25.

  • Yves LAMBERT, op. cit. p. 132.

  • Olivier MILLET et Philippe DE ROBERT, Culture biblique, PUF, Paris, 2001, p. X.

  • Régis DEBRAY, L'enseignement du fait religieux dans l'école laïque, Rapport au ministre de l'Éducation nationale, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 13-14.

  • Jack LANG, Préface à Régis DEBRAY, L'enseignement du fait religieux dans l'école laïqueop. cit.

  • Guy MICHELAT, " L'essor des croyances parallèles ", in Futuribles, n°260, janvier 2001, p. 69-70.

  • Il est intéressant d'observer qu'en 2002 tant les autorités catholiques que les autorités protestantes se sont exprimées pour " réhabiliter le politique " et sensibiliser les Français à la nécessité d'exercer leurs responsabilités civiques.

  • Cf. notamment Jean-Paul WILLAIME, Sociologie des religions, PUF, Paris, 1998, 2ème éd., chapitre V : " Pour une définition sociologique de la religion ", p. 114-125 ; cf. également Jean-Paul WILLAIME, " La construction des liens socio-religieux : essai de typologie à partir des modes de médiation du charisme " in Yves LAMBERT, Guy MICHELAT et Albert PIETTE (dir.), Le religieux des sociologues. Trajectoires personnelles et débats scientifiques, L'Harmattan, Paris, 1997, p. 97-108.

  • Henri HATZFELD, Les Racines de la religion. Tradition, rituel, valeurs, Seuil, Paris, 1993, p. 38.

  • Albert PIETTE, La religion de près. L'activité religieuse en train de se faire, Métailié, Paris, 1999, p. 135.

  • Cf. la typologie des modes de médiation du charisme et des formes de sociabilités religieuses que nous avons élaborée dans notre contribution à l'ouvrage Le religieux des sociologuesop. cit., p. 104-105.

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Message  Arlitto Jeu 09 Juin 2016, 14:28


Quelques réflexions sur la compréhension sociologique de la religion


Jean-Paul Willaime

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Beaucoup d’aspects et de dimensions des interrelations entre économie et religion sont étudiés dans les séances plénières et les sessions thématiques de cette conférence. Permettez-moi seulement de souligner ici, d’entrée de jeu, quelques axes de recherches qui, sur ce thème, ont particulièrement mobilisé la sociologie des religions, chacun de ces axes ayant suscité des divergences d’interprétation et des fructueuses polémiques: le dossier capitalisme et religion avec la fameuse thèse de Weber sur « l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme », le dossier religion et développement avec les données et travaux établissant des corrélations entre niveaux de développement et la ou les religion(s) dominante(s), le dossier religion et richesse avec l’étude des représentations religieuses relatives à la pauvreté et à la richesse et de leurs conséquences sur le comportement des individus, plus récemment l’approche même, à travers les théories du choix rationnel, d’une économie même des biens de salut soumis à la préférence des consommateurs. Dans ces investigations sur « religion et économie, notre dette est grande à l’égard des classiques, en particulier Marx, Weber et Simmel.
Dans les investigations sur « Religion et Economie », la discussion sur et autour des thèses marxistes fut centrales. Précisément parce que ces analyses faisaient des facteurs économiques les variables les plus déterminantes de la vie des sociétés et de leur évolution, y compris dans le domaine religieux, elles eurent un fort impact en sociologie des religions comme en sociologie générale. Selon le marxisme classique, les religions constituent des superstructures idéologiques dépendantes des modes et des rapports de production économiques ; aussi les représentations et les pratiques religieuses varient-elles selon la position occupée par les individus dans les structures de classes. Cette grille d’analyse a énormément été discutée et contestée et je constate que l’on ne parle plus guère des classes sociales aujourd’hui. Mais au-delà de l’avis que l’on peut avoir sur la pertinence de la grille marxiste, deux éléments de cette analyse sont à mon sens essentiels et doivent le rester.


  • 1) L’étude des liens entre, d’une part, les positions sociales occupées par les acteurs et les revenus économiques qu’ils ont et, d’autre part, leurs représentations et pratiques religieuses, y compris le type même de leur rapport au religieux. Non seulement la place occupée dans la hiérarchie des positions sociales et dans l’échelle des revenus, mais aussi le domaine d’activités dans lequel on exerce : agricole, industrielle, technique, scientifique, éducative, sociale, médicale, artistique,…De Marx, mais aussi de Weber, nous aurons beaucoup appris à prêter attention à ces différenciations. Je ne suis pas sûr que l’on ait conservé aujourd’hui autant d’attention à ces analyses fines de ces différenciations du rapport au religieux et des expressions religieuses selon les positions sociales et économiques occupées. Aujourd’hui, cette attention n’a-t-elle pas tendance à passer au second plan au profit de celle portée aux différenciations culturelles et ethniques ? Aussi légitime et nécessaire soit cette dernière, reste que l’inégalité considérable dans l’accès à toute sorte de ressources matérielles, autrement dit, l’inégalité considérable dans l’accès aux richesses, continue à dessiner des rapports différenciés au religieux.

  • 2) Un autre aspect de l’apport marxiste fut l’importance accordée à la structuration économique globale de la société dans l’analyse et l’interprétation du religieux, le fait d’étudier les phénomènes religieux dans le cadre d’une théorie globale de la société et de son évolution. Ce souci s’est sans doute davantage maintenu dans la recherche à travers l’attention portée aux effets de la mondialisation économique sur l’évolution du religieux dans diverses aires culturelles et sociétés. Mais une inversion importante ne s’est-elle pas néanmoins produite entre l’économique et le culturel dans les paradigmes plus ou moins implicites d’interprétation des phénomènes religieux ? Je veux dire un cadrage cognitif nourri par la discussion sur un supposé « clash des civilisations » plutôt que sur les effets de la généralisation mondiale de l’économie de marché ? Même si de nombreux travaux abordent ce dernier aspect et prêtent notamment attention aux transnationalisations du religieux, accorde-t-on toujours suffisamment d’attention aux dimensions économiques de ces migrations et à la situation socio-économique des migrants ?


Mais il est vrai aussi que cette seconde dimension de l’analyse marxiste a été à juste titre discutée, précisément parce qu’elle tendait à réduire les phénomènes religieux à des superstructures idéologiques n’ayant guère d’autonomie propre de développement. Lors de l’une de mes premières recherches en sociologie des religions, j’avais été amené à développer une approche critique du schéma marxiste infrastruture/ superstructure[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]. Et c’est en prolongeant cette approche critique que j’ai soutenu la thèse que l’importance même acquise par l’économique, loin d’être un invariant des sociétés, devait être étudié et expliqué dans sa genèse historique, autrement dit qu’il fallait se donner les moyens d’analyser l’émergence même de la détermination des sociétés par l’économique comme un fait historique et culturel, les formes et l’intensité de la détermination par l’économique variant au cours de l’histoire et selon les sociétés. On peut d’ailleurs se demander si nous n’entrons pas aujourd’hui, avec toutes les alertes écologiques et les problématiques qu’elles suscitent, dans une ère post-économique cherchant à limiter l’emprise des logiques du marché.

A propos des religions, j’ai été amené à parler d’infrastructures symboliques pour souligner que, même sous des formes très sécularisées, des représentations d’origine religieuse pouvaient continuer, malgré les apparences, à structurer des façons de se représenter l’homme, le monde, la vie en société, l’économie, les rapports sociaux de filiation et d’alliance. Comme l’avait bien vu François-André Isambert, un sociologue français ayant consacré des travaux décisifs à la notion de sacré chez Durkheim avant de se consacrer à la sociologie de l’éthique, toute façon de se représenter Dieu ou une quelconque figure du divin est toujours une façon de se représenter l’homme et le monde. Quelles que soient les prétentions surnaturelles et transcendantes des expressions religieuses, il faut les faire redescendre sur terre si je puis dire, plus exactement, considérer minutieusement la façon dont elles nous parlent de l’homme ici-bas, dans le concret de sa vie et de ses relations. Comme le dit Max Weber, « Les  formes les plus élémentaires du comportement motivé  par  des  facteurs religieux ou magiques sont  orientés vers le monde d’ici- bas »[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]. Je pense que toute la sociologie des religions peut retenir cette remarque de Weber : même à travers des références à l’une ou l’autre forme d’au-delà ou d’entités invisibles, la religion concerne l’ici-bas et c’est la tâche de la sociologie d’étudier tous les déterminants et les effets de ces façons de comprendre la vie et de s’orienter dans l’existence en relation avec des entités invisibles. Quant à Emile Poulat, le sociologue du catholicisme, je retiens son terme de « christianitude » pour signifier le fait que, quoiqu’il en soit des adhésions et pratiques chrétiennes des uns et des autres dans les sociétés marquées par cette culture religieuse, les représentations et comportements des individus ainsi que la vie institutionnelle même de ces sociétés peuvent continuer à être marqués par cette religion ayant imprégné sur la longue durée des territoires. Autrement dit, les religions ne sont-elles pas aussi, au-delà des institutions qui les gèrent et des individus qui s’y rapportent, des matrices culturelles plus ou moins structurantes ? En parlant d’infrastructures symboliques, c’est en tout cas l’hypothèse que je formulais. Une hypothèse qui peut s’appliquer bien entendu à des sociétés marquées par divers systèmes religieux, non seulement le christianisme, mais aussi, par exemple, l’islam, le bouddhisme, le taoïsme.

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Loin d’être un aspect marginal des penseurs classiques de la sociologie, la sociologie des religions fut au contraire une dimension essentielle de leur œuvre, on le vérifie tout particulièrement chez Emile Durkheim et chez Max Weber. Eu égard au rôle central joué par des représentations et des pratiques religieuses dans la vie antérieure des sociétés, l’émergence des sociétés modernes signifiait-elle un réaménagement profond de la place et du rôle du religieux, voire sa perte inéluctable d’influence ? C’est tout le problème des rapports entre religion et modernité qui se trouvait dès lors posé, la modernité occidentale apparaissant souvent comme l’opposé de la religion comme si plus de modernité signifiait obligatoirement moins de religieux. Influencée par ce paradigme de la perte d’influence sociale du religieux en modernité occidentale, la constitution de  la  religion  comme objet de science fut  souvent  marquée par des approches réductionnistes tendant à considérer le religieux seulement  comme  une variable dépendante pouvant être expliquée  par diverses autres variables, comme si les religions n’avaient pas une consistance symbolique propre. Ces approches mêlèrent souvent à l’étude scientifique des religions une critique idéologique basée sur un projet de réforme social, voire une véritable conception alternative de l’homme et du monde. L’influence du marxisme renforça cette  tendance qui amena certains sociologues à  considérer la religion comme un épiphénomène, une superstructure idéologique n’ayant qu’une importance sociale tout à fait secondaire et destinée à disparaître à terme. La critique rationaliste de la religion et le poids du marxisme contribuèrent à accréditer cette idée d’une déliquescence du phénomène religieux au nom des lumières de la raison et du progrès social.
Pourtant la sécularisation, comme transfert de compétences et de souveraineté du religieux au séculier, ne saurait se réduire à un phénomène qui affecterait le religieux de l’extérieur et réduirait progressivement sa place. La sécularisation est tout autant un mouvement interne aux religions et il y a des genèses religieuses de la modernité occidentale comme des autres formes de modernité. Si des sociologues des religions ont pu croire, dans les années de la modernité triomphante (les « Trente Glorieuses » de l’après seconde guerre mondiale), que la religion appartenait au passé, aujourd’hui les analyses sociologiques, plus autonomes par rapport aux philosophies linéaires de l’histoire, s’attachent à montrer en quoi la modernité, et les modernités non occidentales nous le montrent particulièrement, ce n’est pas moins de religieux, mais du religieux autrement, une autre façon de vivre socialement la religion et de se rapporter à des traditions et énoncés religieux (autrement dit, une autre façon de revendiquer une vérité religieuse). La sociologie des religions réoccupe aujourd’hui, et on ne peut que s’en réjouir, une place de choix dans la sociologie générale, comme si on redécouvrait que la compréhension des mutations religieuses était essentielle à l’intelligence des sociétés et de leur évolution. Ce faisant, la sociologie des religions a de plus en plus appris à dépasser les tendances réductionnistes qu’elle a pu avoir au temps de ses affinités philosophiques sous-jacentes avec la modernité sécularisatrice occidentale. Ces tendances réductionnistes qui, de diverses manières, revenaient toutes à réduire le religieux à ce qui n’est pas lui, à ne pas prendre en compte les spécificités de ce fait social singulier, se sont manifestées principalement dans quatre directions :


  • 1) Tout d’abord, celle qui consiste à penser que la sociologie des religions devrait se cantonner à étudier les facteurs non religieux du religieux. Prenant la variable religieuse comme variable dépendante, il s’agit dès lors d’explorer l’ensemble des déterminations sociales des comportements religieux individuels et des positionnements religieux institutionnels. Une première réduction consiste à privilégier unilatéralement les déterminations sociales du religieux par rapport à ses effets sociaux, comme si le religieux, dans ses diverses dimensions, ne pouvait pas lui aussi influencer les comportements sociaux et les institutions. Mais même si l’étude intègre les effets sociaux du religieux lui-même, les conséquences des adhérences religieuses sur le comportement des individus et la vie des sociétés, on ne quitte pas forcément une pente réductionniste. L’étude sociologique des religions ne peut en effet se réduire ni à l’analyse de leurs déterminations sociales, ni à l’étude de leurs effets sociaux. Même si cette analyse des déterminations et conséquences sociales constitue incontestablement une dimension importante de l’approche sociologique du religieux, celle-ci ne se réduit pas à une sociologie du « et » : religion et économie, religion et politique, religion et éducation, religion et art, religion et sexualité,... religion et société, même si le raccourci des titres nous oblige utiliser la conjonction de coordination « et » (ainsi en va-t-il pour le titre même de cette conférence « Religion et économie »). La sociologie du « et » peut nous rendre aveugle aux aspects économiques du religieux comme aux dimensions religieuses de l’économie. Quant aux expressions religieuses elles-mêmes, on ne peut prendre prétexte qu’elles sont toujours liées à des contextes historiques et géographiques particuliers pour en conclure que le religieux n’a pas de consistance propre, ni d’histoire spécifique. La sociologie des religions ne peut se réduire ni à l’étude des fonctions sociales de la religion ni à l’analyse de ses déterminations et conséquences sociales. S’il est vrai que la sociologie des religions étudie particulièrement « en amont les facteurs sociaux qui expliquent le phénomène religieux et, en aval, les effets politiques ou socio-culturels qui en résultent[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] », il faut prendre en compte le fait que, du point de vue de cette discipline, l’étude de ces aspects est à la fois nécessaire et éclairante. C’est une partie essentielle de sa tâche académique. Mais le fait que l’étude de ces aspects l’occupe traditionnellement ne signifie pas que la sociologie des religions s’y réduise en fait ou devrait s’y réduire en droit (au nom de son épistémologie).

  • 2) La deuxième tendance ou pente réductionniste consiste à réduire l’étude sociologique des religions à celle des participations sociales qui la manifestent, par exemple les diverses formes de pratiques cultuelles. Or la sociologie des religions ne saurait se réduire à l’analyse des participations des individus à des organisations religieuses labellisées comme telles. Certes, le fait de se rendre régulièrement dans un lieu cultuel pour s’y adonner à des pratiques individuelles et collectives de prières, de louanges, de discours et de chants, pour participer à tel ou tel rite, constitue un geste social important par lequel se manifestent les religions. Mais réduire les faits religieux aux participations individuelles et collectives qu’ils induisent est réducteur si l’on ne prend pas en considération le fait que le phénomène religieux dépasse les participations et implications individuelles qu’il entraîne. A travers des textes et des schèmes de transmissions et d’interprétations, les expressions religieuses constituent des matériaux symboliques qui ont une densité intrinsèque et une profondeur historique que l’analyse sociologique se doit également de prendre en compte. Que dirait-on d’une sociologie politique qui se réduirait à une sociologie de la participation politique, voire à une sociologie électorale ?  

  • 3) La troisième pente réductionniste consiste à considérer le religieux comme une opinion sur des questions relatives à l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, le sens de la vie et de la mort, … et quelques autres questions existentielles de ce genre. S’appuyant, de façon d’ailleurs biaisée par rapport au sens de cette formule au XVIIIe siècle, sur l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi », certains ont tendance à réduire le phénomène religieux à une opinion individuelle au sujet de questions métaphysiques oubliant que la religion est une pratique collective, qu’elle se manifeste aussi par des rites et que l’opinion que les uns et les autres peuvent avoir sur leur religion et celles des autres est une chose, le phénomène religieux dans ses multiples dimensions en est une autre. Un phénomène religieux ne peut être réduit à la moyenne des opinions des personnes qui s’en réclament de façon variable. Ni son corpus symbolique, ni ses dimensions institutionnelles, ni le vécu religieux individuel ne sont honorés dans une telle approche en termes d’opinions. Cette approche est victime d’un processus social de privatisation et d’individualisation de la religion que d’aucuns voudraient voir renforcer. Une autre version de cette réduction consiste à considérer que la religion serait d’abord et avant tout un phénomène de croyance. Outre que les dimensions rituelles et juridiques peuvent, dans un certain nombre d’expressions religieuses, prévaloir sur la croyance, même là où des dimensions croyantes sont présentes, la chose n’est pas aussi simple. Qu’est-ce en effet que croire ? Philosophes et anthropologues nous ont rendus attentifs à la réalité langagière et à l’expérience pratique de la croyance. « Toute croyance est un phénomène de langage » rappelle Henri Rey-Flaud et « on ne croit pas toujours à ce que l’on croit croire » souligne Henri Major[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]. Selon moi, l’agnosticisme n’est pas l’apanage des incroyants et la posture du « croyant » qui s’incline devant les mystères de Dieu et du monde est tout aussi agnostique que la réserve classique manifestée par les agnostiques athées. Il y a de fait un agnosticisme croyant comme un agnosticisme incroyant et la religion se laisse peut-être plus appréhendée à travers des registres de la confiance et de l’espérance qu’à travers celui de la croyance. J’ai souvent été frappé par l’imputation simpliste de croyances que des analystes pouvaient attribuer à des personnes sous prétexte qu’elles déclinaient une identité religieuse. Certains sont même allés jusqu’à disqualifier l’authenticité des personnes s’identifiant à une religion alors même qu’elles exprimaient leur incroyance par rapport à certains de ses dogmes. Ne seraient ainsi pas catholiques, ou faussement catholiques, des personnes qui, tout en se disant catholiques, ne souscriraient pas ou plutôt sembleraient ne pas souscrire de façon canonique, à des dogmes fondamentaux de cette Eglise. En adoptant cette posture, le sociologue prend la place du pasteur et du théologien. Selon moi, ce n’est pas au sociologue de décréter quel est le niveau de croyance nécessaire pour que l’on puisse se déclarer de telle ou telle religion. « Il n’y a que des incroyants qui croient que les croyants croient » disent les anthropologues[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]. Marc Augé a raison de dire que « dans la pratique, la religion supporte l’incroyance bien tempérée et qu’une sociologie de la pratique religieuse pourrait, et sans doute devrait, faire abstraction du problème de la réalité de la foi ».[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]

  • 4) Une autre forme de réductionnisme de la religion consiste à considérer le religieux comme une illusion, une fausse conscience, voire une supercherie. Même si certains marxistes ont révisé ou atténué le dogme de la réduction de la religion à une aliénation destinée à disparaître avec la victoire des forces « progressistes », reste que ce schéma a fortement influencé une bonne part de la sociologie. C’est le point de vue sociologique qui reste inféodé, au nom de « l’émancipation », à une critique de la religion, à un anticléricalisme de principe. Une telle approche de la religion ne peut pas se défaire d’une disqualification de son objet tout en ayant le but de l’étudier, ce qui crée un biais incontestable de l’analyse. Contrairement à d’autres domaines d’investigation en sociologie (la ville, le travail, la santé, l’éducation, la politique, le sport…), il est frappant, comme le remarquait Jim Beckford, d’observer combien la question même du déclin ou de l’éclipse du phénomène étudié : le religieux[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], a été prégnante dans l’approche sociologique de la religion. Le présupposé étant : puisque qu’en modernité occidentale, on ne devrait plus être religieux, qu’est-ce qui peut expliquer que des individus le soient encore ? Comment expliquer ce « reste » de tradition incompréhensible du point de vue d’une modernité triomphante ? Une variante de cette forme de réductionnisme consiste à ne voir dans le religieux qu’une forme de pouvoir. S’il est vrai que, comme toute activité sociale, la religion se manifeste aussi par des rapports de pouvoir, ne voir en celle-ci que l’exercice d’une domination spirituelle ou d’une « monopolisation des biens de salut » par une catégorie, celle des clercs, confrontée aux aspirations concurrentielles des « laïcs », est très réducteur. En sociologie des religions comme en sociologie générale, mon objection à Pierre Bourdieu est la suivante : si des rapports de domination et des logiques d’intérêts sont présents dans toute activité sociale, le social ne peut être réduit ni à des rapports de domination, ni à des logiques d’intérêt.   

     

Désigner ces pentes réductionnistes que peut avoir l’objectivation sociologique des phénomènes religieux aide à préciser les caractéristiques de cette approche, sa valeur et son intérêt.

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La base empirique de l’approche sociologique du religieux doit d’abord être rappelée. L’approche sociologique partage cette caractéristique avec l’ethnologie et l’histoire : ces trois disciplines, même si leurs méthodologies diffèrent, appuient leurs propos sur l’examen de sources (documents, images, observations, enquêtes). Il s’agit en effet tout d’abord de décrire minutieusement des représentations et des pratiques et de rendre compte de la façon dont des hommes et des femmes les mettent en oeuvre, les interprètent, interagissent entre eux à cette occasion. Ces pratiques et ces représentations mettent en jeu la présence-absence d’un ailleurs, d’une entité invisible, qu’il mes paraît important de prendre en compte dans l’observation et l’analyse de ce phénomène social qui s’impose tout d’abord à l’appréhension comme un fait, un fait collectif, matériel, symbolique et sensible[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien].
Si l’approche des faits religieux par l’objectivation socio-historique qu’elle représente, a d’incontestables effets critiques par rapport à toute perception anhistorique des religions, elle ne signifie en aucun cas ni une quelconque invalidation philosophique, ni une quelconque disqualification sociale et culturelle de ces façons de mettre en formes symboliques son existence en relation avec des entités invisibles que sont les expressions religieuses. Je suis tout à fait d’accord avec Albert Piette lorsqu’il estime que, dans l’étude socio-anthropologique du religieux, « il n’y a aucune raison de tronquer le fait religieux de ses interactants “invisibles”, en tant qu’ils sont jugés importants par les acteurs eux-mêmes »[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] ; autrement dit, les sciences sociales des religions ne se réduisent pas à l’étude du non-religieux dans le religieux, elles doivent aussi intégrer les « entités invisibles » dans leur approche et ne pas se satisfaire d’une curieuse division du travail qui laisserait Dieu à la théologie[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]. Les déterminations économiques, sociales, politiques, culturelles qui agissent sur le religieux comme sur les autres réalités sociales ne l’épuisent pas et, s’il n’y a pas d’essence du religieux, il y a à mon sens une réalité sociale sui generis du religieux qu’il importe de saisir. La religion est donc une activité symbolique qui a sa consistance propre, c’est-à-dire que, toute socialement déterminée qu’elle soit – et elle l’est de mille manières –, elle jouit d’une relative autonomie par rapport à toutes ces déterminations. C’est précisément parce que les religions constituent des cultures, c’est-à-dire des mondes complexes de signes et de sens qui se sont inscrits dans l’histoire et se transmettent de générations en générations, qu’elles jouissent d’une autonomie relative par rapport à toutes les déterminations sociales qui les informent. Certes une culture religieuse n’existe pas sans des organisations qui la régulent et des individus qui l’expriment, mais ce n’est pas une raison pour réduire l’analyse d’une religion à celle de ses organisations ou à celle de ses acteurs : un univers religieux, c’est aussi un travail permanent de relecture et de réinvention à partir d’un matériau symbolique hérité. Dans la religion, il y a donc de la consistance symbolique et de la profondeur historique.
Pour l’analyse sociologique, le défi est donc de rendre compte d’une activité sociale singulière qui crée des liens sociaux singuliers et qui se manifeste par des formes spécifiques d’autorités. En effet, s’il y a une spécificité du phénomène social de la religion, la tâche propre de la sociologie est de rendre compte de cette spécificité du point de vue qui est le sien, à savoir un point de vue qui porte particulièrement attention aux liens sociaux, aux formes de sociabilités et aux modes de légitimation. C’est pour cela que je dis que les religions se manifestent 1) à travers « des liens sociaux singuliers » et 2) « des formes spécifiques d’autorités ». D’un point de vue sociologique, la religion peut à mon sens être approchée comme une activité sociale et symbolique régulière liée à des représentations et des pratiques qui, en se rapportant à des entités invisibles, donne un sens à la vie et à la mort, au bonheur et au malheur, oriente des comportements, génère une filiation et un sentiment communautaire, permet de se situer dans la temporalité. Dans cette activité, la religion met en jeu les trois acceptions du terme de sens : la signification, l’orientation, la sensibilité. Les quatre dimensions du fait religieux précédemment mentionnées sont la manifestation empirique de cette activité sociale.


  • 1) Des liens sociaux singuliers : un système  religieux  produit  du  lien social non seulement  en suscitant des réseaux et des groupements particuliers (des  institutions, des communautés),  mais  aussi en définissant un  univers mental à travers lequel des individus et  des  collectivités  expriment  et vivent une certaine  conception  de  l’homme  et du monde dans une  société  donnée.  La religion crée du lien social dans le temps et dans l’espace, dans le temps avec ce que nous disions précédemment de la fondation, de la filiation et de la transmission, dans l’espace avec les diverses formes de solidarités et d’appartenances que génèrent les religions, les différentes formes de sociabilités religieuses n’étant pas sans relations avec le mode privilégié de filiation mis en oeuvre par telle ou telle religion. Les religions font société différemment, tant au plan institutionnel que communautaire, et les formes de sociabilité qui s’y manifestent ne sont pas les mêmes. Il suffit de faire un peu d’observation ethnographique pour s’en rendre compte. Comment les différentes religions font société, quels types de liens sociaux génèrent-elles ? Le lien socio-religieux bouddhiste, musulman, chrétien, juif... est-il de la même nature, revêt-il les mêmes formes ? Et, à l’intérieur même de chacun de ces mondes religieux, n’y-a-t-il pas une grande variété ? La religion est un lien social tant longitudinalement dans ses dimensions de filiation et de transmission qu’horizontalement dans ses dimensions de sociabilité et de solidarité. Dans chacune de ces dimensions, il est nécessaire de rendre compte du religieux du religieux, si l’on peut dire, c’est-à-dire d’introduire une façon de traiter sociologiquement la spécificité du religieux : le fait qu’en religion, on s’inscrit d’une manière particulière dans la filiation et dans la transmission (en se rapportant à la fondation médiatisée par des porteurs de charisme) et on fait société de manière également particulière (la sociabilité religieuse est irréductible aux autres types de sociabilité).

  • 2) Des formes spécifiques d’autorité. J’ai toujours accordé une extrême importance à cette autre affirmation de Max Weber, à savoir que la qualification religieuse des hommes est inégalement répartie, qu’il y en a qui prétendent, avec plus ou moins de succès, être plus qualifiés que d’autres pour communiquer avec les entités invisibles (qu’ils soient chamanes, devins, sorciers, prêtres, conseillers spirituels, sages, moines …). D’un point de vue sociologique en tout cas, ce qui frappe ce sont en effet les diverses formes prises par une division du travail religieux entre des plus qualifiés et des moins qualifiés, division du travail qui engendre constamment discussion et négociations. Ce constat permet de souligner deux choses : 1) que le rapport aux entités invisibles que les phénomènes religieux mettent en œuvre se manifeste, socialement parlant, par des rapports sociaux variés entre des spécialistes et d’autres personnes. 2) que, si la question de l’origine reste problématique et que le processus par lequel de la fondation s’effectue reste souvent une énigme, il y a de la fondation quand le charisme débouche, d’une quelconque manière, sur une transmission. La religion met donc en jeu de la fondation et de la transmission.


On pourrait résumer en disant que la religion fait société (crée du lien) et fait vérité (construit une légitimation) à sa façon et que ces processus historiques sont toujours en perpétuelle évolution. Ce à quoi je tiens particulièrement, c’est la tentative, tout en restant dans un cadrage sociologique, de rendre compte de la singularité de cette activité sociale irréductible à d’autres registres d’activité, même si elle rencontre, comme toute autre activité sociale, la plupart des autres registres d’activité (économique, esthétique, sociale, politique, intellectuelle,…). Ces mises en forme symboliques de la condition humaine à travers des représentations et des rites se référant à des entités invisibles sont pleinement des phénomènes historiques, c’est-à-dire qu’il faut les appréhender en dehors de tout essentialisme et toujours les situer dans l’espace et le temps. Manière de souligner que ce sont évidemment des réalités évolutives même si elles s’inscrivent dans des traditions et revendiquent une fidélité à divers héritages. L’approche sociologique du religieux doit se méfier d’un présentisme épistémologique comme si, sous prétexte, que la sociologie se concentre sur l’analyse du temps présent et analyse des comportements contemporains, elle devait oublier la profondeur historique de ce qu’elle étudie et la densité symbolique des figures et rites religieuses. En ce sens, je trouve tout à fait pertinente la démarche de l’anthropologue Elisabeth Claverie qui, dans son ouvrage Les guerres de la Vierge. Une anthropologie des apparitions[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], articule l’observation et l’analyse minutieuse d’un terrain (les apparitions de la Vierge à des « voyants » à Medjugorje en Bosnie-Herzégovine en 1981) et une enquête historique sur la confection de la figure de la Vierge dès l’antiquité chrétienne, une articulation qui permet dès lors à l’auteur d’identifier « une grammaire des apparitions qui pourra être mobilisée dans moult situations intimes et politiques »[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien].  

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Les mutations contemporaines du religieux dans les sociétés occidentales représentent, un défi pour l’approche sociologique. En effet, la relative désinstitutionnalisation du religieux, c’est-à-dire l’affaiblissement du pouvoir social d’encadrement culturel et institutionnel du religieux par les grandes institutions religieuses (en particulier, mais pas seulement, des Eglises chrétiennes), rend plus délicat l’objectivation sociologique du phénomène. C’est notamment le cas avec les enquêtes quantitatives. Qu’il s’agisse de la fameuse question « croyez-vous en Dieu ? » ou de la mesure de la pratique cultuelle ou de l’appartenance, la vigilance est de mise. Sous le mot « Dieu » se cachent des représentations bien différentes de la divinité (d’un dieu personnel à une force cosmique impersonnelle) et sous les identifications comme « catholique », « protestant », « juif » ou « musulman » se cachent des attitudes et des orientations très diverses. Si cela ne date pas d’aujourd’hui, reste que les identifications religieuses nominales sont aujourd’hui moins porteuses d’informations en matière d’adhésion croyante et de pratique. Cela s’applique d’ailleurs également à la fameuse auto-désignation comme « sans religion » qui révèle qu’il y a bien des façons de s’affirmer comme « sans religion » et que l’on peut distinguer entre des « sans religion croyants » et des « sans religion incroyants ». Entre des catholiques qui apparaissent comme des « croyants-doutants et des « sans religion » qui apparaissent comme des « doutants-croyants », on est amené à relativiser des classifications trop dures. Entre le « believing without belonging » et le « belonging without believing », les postures des uns et des autres peuvent devenir plus délicates à appréhender. On pense échapper à ces difficultés en débordant le religieux par le spirituel, certains revendiquant des « spiritualités laïques ».
Par ailleurs les débats récurrents invitant à trancher la question insoluble de savoir si tel signe ou de telle pratique relève du « religieux » ou du « culturel » nous rappellent que la délimitation même du « domaine religieux » représente un enjeu social et politique important. La sociologie n’a pas attendu aujourd’hui pour valoriser une fructueuse articulation entre des approches quantitatives et des approches qualitatives, mais le fait est que, ces dernières années, se sont multipliés les points de contacts entre la sociologie et l’anthropologie des religions et ce, pour le plus grand bien d’une analyse fine du religieux respectueuse de son objet. Avec l’ancien et également très fructueux entrecroisement de l’histoire et de la sociologie (tant grâce à une histoire sociologisante qu’à une sociologie historique), on peut dire que cette ouverture pluridisciplinaire a aidé la sociologie à sortir des schémas réducteurs que nous avons évoqués précédemment. L’approche sociologique de la religion s’est en particulier détachée, grâce à des problématisations plus critiques des théories de la sécularisation, d’un paradigme interprétatif présupposant la disparition à terme de son objet. Par ailleurs, une attention plus soutenue à l’expérience et à la parole des acteurs a permis de se détacher d’une perspective qui consiste à dire aux individus religieux, au nom d’une critique de son objet, « vous n’êtes pas ce que vous prétendez être », ce qui revenait à considérer que les « lumières » de l’analyse sociologique allaient permettre de dissiper la « fausse conscience » d’acteurs qui seraient aliénés dans des représentations obsolètes. La sécularisation de la modernité occidentale elle-même et des mythologies du progrès qu’elle a produites d’une part, d’autre part la mondialisation même du religieux et sa transnationalisation, ne sont pas étrangères à ces approches plus compréhensives des mises en formes symboliques de l’existence humaine que sont les religions.

[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], président de la SISR/ISSR (2007-2011) et directeur d’études à l’École pratique des hautes études.
Notes
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]  « L’opposition des infrastructures et des superstructures : une critique », Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. LXI, 1976, pp. 309-327.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]  M. Weber, Economie et société. Tome premier., 1921, Paris, Plon, 1971, p.429 (Chapitre V « Les types de communalisation religieuse (sociologie de la religion) »).
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]  En caractérisant ainsi l’étude sociologique des religions, Albert Piette, dans La religion de près. L’activité religieuse en train de se faire (Paris, Métailié, 1999, p. 23), lui reproche vivement de rater son objet en le contournant.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]  In Croyance et communauté (sous la direction de Jean-Daniel Causse et Henri Rey-Flaud), Paris, Bayard, 2010, respectivement pages 8 et 21.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]  Cf. Jean Pouillon, « Remarques sur le verbe “croire” », in La fonction symbolique. Essais d’anthropologie (M. Izard et P. Smith éds), Paris, Gallimard, 1979.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]  Marc Augé, Génie du paganisme, Paris, Gallimard,  1982, p. 57.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] Beckford, James A., Social Theory & Religion, Cambridge, University Press, 2003, p. 31.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]  Cf. le chapitre « Qu’est-ce qu’un fait religieux ? » dans Enseigner les faits religieux. Quels enjeux ? (Dominique Borne et Jean-Paul Willaime éds.), Paris, Armand Colin, 2007, pp. 37-57 et notre article « faits religieux » dans Dictionnaire des faits religieux (sous la direction de Régine Azria et Danièle Hervieu-Léger), Paris, PUF, 2010, p. 361-367.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]  Albert Piette, op.cit., p. 24.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] .« Le raisonnement théologique protège Dieu et élimine le social. Le raisonnement socio-anthropologique vise le social et élimine Dieu », remarque Albert Piette (op.cit., p. 55).
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]  Elisabeth Claverie, Les guerres de la Vierge. Une anthropologie des apparitions, Paris, Gallimard, 2003.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]  Ibid ., p. 268.
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Message  Arlitto Jeu 09 Juin 2016, 14:28

Sociologie de la religion 



La religion en Europe ne s'est pas effondrée dans les ardeurs consommatrices des Trente glorieuses... [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]... Distributed by Tubemogul.
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Message  Arlitto Jeu 09 Juin 2016, 14:29

[size=130]Durkheim[/size]
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Il n'invente pas la sociologie mais donne à cette science sa méthode. En ce sens, il est peut-être le plus actuel des sociologues classiques. 



[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] Sommaire

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[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] Les sources de sa pensée. 

D'[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], celui qui fit de la sociologie une science, il garde la préoccupation de faire de la sociologie une science autonome. On notera aussi une influence de Spencer et de Renouvier (de ce dernier, il retient l'idée de faire de la morale une science positive). Intéressé par les précurseurs de la sociologie ([Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien][Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]), il s'opposera en revanche aux thèses socialistes qu'il considère comme étant la conséquence des dérèglements de la société plutôt qu'un remède à ses maux. 

[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] La vie de Durkheim 

Émile Durkheim naît à Épinal en 1858 dans une famille de rabbins. Brillant élève, il prépare au lycée Louis Le Grand le concours d'entrée à l'École Normale Supérieure où il entre en 1879. Il a pour condisciples [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], Blondel, Jaurès, Janet mais admire surtout deux de ses professeurs : Fustel de Coulanges et Émile Boutroux.
Il obtient en 1887 une chaire de pédagogie et de science sociale à l'Université de Bordeaux alors qu'il n'est encore que l'auteur de trois articles dans La Revue philosophique, conséquences d'un voyage en Allemagne pour étudier les sciences sociales auprès de Wundt.
En 1893, il publie De la division du travail social qui est aussi sa thèse de doctorat. La thèse complémentaire (en latin) porte sur La contribution de Montesquieu à la constitution de la science sociale.
En 1895, il publie Les règles de la méthode sociologique qu'on peut considérer comme le « discours de la méthode » de la sociologie. Il fonde en 1896 la revue L'année sociologique autour de laquelle se crée L'école française de sociologie qui réunit des penseurs comme Marcel Mauss (neveu de Durkheim), Maurice Halbwachs, Georges Davy, Fauconnet etc.
En 1897, Durkheim publie Le suicide. Nommé professeur à la Sorbonne en 1902 comme suppléant de Ferdinand Buisson à la chaire de science de l'éducation, il devient titulaire en 1906 (cette chaire devient, en 1913, chaire de sociologie). Il se consacre désormais essentiellement à son enseignement et à sa revue L'année sociologique où il écrit de nombreux articles.
Bouleversé par l'affaire Dreyfus, son intérêt pour le phénomène religieux aboutit en 1912 à la publication des Formes élémentaires de la vie religieuse.
La première guerre mondiale lui inspire quelques écrits de circonstance. Il meurt à Paris le 5 novembre 1917. 

[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] Apport conceptuel. 

Les règles de la méthode sociologique

a) La méthode
Qu'est-ce qui peut faire de la sociologie une science positive ? Quelles sont les méthodes qui doivent être celles de cette discipline pour qu'elle soit scientifique ? Telles sont les deux questions au centre des Règles de la méthode sociologique.
Il faut, dit Durkheim, « considérer les faits sociaux comme des choses. » « Choses » signifie ici « faits physiques ». Cela signifie-t-il que les faits sociaux seraient assimilables à des faits physiques ? Ce n'est pas ainsi qu'il faut interpréter la phrase. Durkheim veut dire que la méthode en sociologie doit être analogue à la méthode en physique. Or que fait le physicien ? Il tente d'expliquer les faits. Expliquer n'est pas comprendre. Expliquer, c'est analyser, chercher les causes alors que comprendre, c'est ramener à l'unité, faire la synthèse.
Prenons l'exemple de ce fait social qu'est le mariage. Une approche compréhensive consisterait à se demander quelles sont les fins que poursuivent les hommes en se mariant, se demander pourquoi ils se marient. Quelles que soient les motivations (par amour, par intérêt), une telle étude permet-elle de rendre compte de ce fait social qu'est le mariage ? Durkheim répond négativement. De la même façon que le physicien ne cherche plus (depuis que la physique est devenue une science) la fin des phénomènes mais leur cause, de même le sociologue recherchera les causes des faits sociaux. Cela signifie aussi que les hommes ne sont pas tout à fait libres puisque leurs comportements ont des causes, sont contraints.
Dire qu'il faut considérer les faits sociaux comme des choses, c'est aussi dire que ces phénomènes ne sont pas immédiatement transparents pour l'intelligence (pas plus que les faits physiques) et qu'il faut donc recourir à une démarche inductive utilisant observation et expérimentation. « Traiter les faits d'un certain ordre comme des choses, ce n'est pas les classer dans telle ou telle catégorie du réel ; c'est observer vis à vis d'eux une certaine attitude mentale. C'est en aborder l'étude en prenant pour principe qu'on ignore absolument ce qu'ils sont et que leurs propriétés caractéristiques, comme les causes inconnues dont elles dépendent, ne peuvent être découvertes par l'introspection même la plus attentive. » On remarquera dans cette citation l'affirmation selon laquelle il faut rejeter l'introspection (ce n'est pas par une observation même attentive de nous-mêmes qu'on pourra expliquer le comportement humain) mais aussi l'idée que faire de la sociologie c'est rechercher les causes des phénomènes c'est-à-dire les expliquer.
Mais quels sont ces faits sociaux qu'il s'agit de considérer comme des choses ? Durkheim reconnaît le fait social à ce qu'il exerce une contrainte sur l'individu. Ainsi que nous le disions plus haut l'homme n'agit pas librement mais son comportement dépend d'un contexte social qui le fait agir.
Durkheim affirme que l'explication d'un fait social doit toujours être recherché dans un autre fait social. Par exemple, dans Le suicide, Durkheim balaiera les explications d'ordre naturel. Si on se suicide davantage en été qu'en hiver, ce n'est pas parce qu'il y fait plus chaud (explication naturelle) mais parce que l'intensité de la vie sociale varie selon les saisons.
La société entraîne des coercitions, des contraintes plus ou moins explicites. La vérité première n'est pas l'individu mais la société ou, pour le dire autrement, la société ne s'explique pas comme une somme d'individus mais c'est plutôt le comportement individuel qui s'explique par la société. Une société n'est pas le simple somme des individus qui la composent mais elle est, en plus, les relations complexes qui s'instaurent entre ces individus.

b) Un exemple d'application : le suicide.
S'il s'agit de faire de la sociologie comme on fait de la physique, que peut signifier une approche expérimentale quand on parle d'une science humaine c'est-à-dire justement d'une science où il est impossible de procéder à des expériences ? Il faudra procéder à des comparaisons systématiques, analyser les relations entre variables. Dans Le suicide, Durkheim utilise le traitement statistique.
Le suicide est habituellement interprété comme un acte relevant exclusivement de la psychologie individuelle. Tout le propos de Durkheim est de montrer qu'en réalité cet acte a des causes sociales montrant qu'il est imposé du dehors à l'individu par la société.
Le taux de suicide varie en fonction des milieux sociaux. On se suicide par exemple davantage lorsqu'on est célibataire que lorsqu'on est marié, lorsqu'on a des enfants que lorsqu'on n'en a pas. Les protestants se suicident davantage que les catholiques. Le taux de suicide est supérieur à la campagne par rapport à la ville etc.
Durkheim distingue plusieurs types de suicide :


  • Le suicide altruiste ne concerne que les sociétés où l'individu est fortement soumis aux valeurs collectives (exemple du milieu militaire).

  • Le suicide égoïste

  • Le suicide anomique lié au dérèglement de la société. L'anomie est l'absence de normes. On constate que lorsqu'une société traverse une grave crise (guerre, famine) les suicides sont moins nombreux qu'en période de prospérité économique. Une exposition universelle à Paris s'accompagne toujours d'une augmentation des suicides dans cette ville.



Les deux dernières formes de suicide concernent les sociétés modernes et intéressent davantage Durkheim.
Le suicide égoïste varie en fonction inverse de l'intégration sociale de l'individu. Plus l'individu « participe » à la société (par exemple s'il a des attaches familiales) moins il aura tendance à se suicider. Plus la pression du groupe est grande, moins on se suicide. Par exemple, le catholique se suicide moins parce qu'il reçoit ses croyances et principes d'action de l'extérieur alors que le protestant doit les tirer de sa conscience.
Le suicide anomique est lié au dérèglement social. La prospérité, par exemple, tend à accroître les attentes de l'individu et donc aussi à accroître ses déceptions et son insatisfaction. 

Travail et solidarité

Dans De la division du travail social, Durkheim étudie la solidarité sociale. Dans une société, les parties se tiennent les unes aux autres par des relations, compactes, solides. Ce fait, Durkheim l'appelle solidarité. Il distingue :


  • La solidarité mécanique : les individus sont et se vivent comme d'une certaine manière tous identiques. Une conscience collective surgit d'être tous les mêmes dans une situation où les intérêts sont communs. Cette solidarité est surtout caractéristique des sociétés archaïques.

  • La solidarité organique : les individus sont et se vivent comme différents mais complémentaires, indispensables les uns aux autres. Cette solidarité caractérise surtout les sociétés modernes.



On signalera que les deux types de solidarité en réalité coexistent toujours. Si une société de chasseurs manifeste une solidarité mécanique, néanmoins les fonctions différentes entre hommes et femmes, le fait que parmi les chasseurs certains seront rabatteurs, d'autres tueurs etc. institueront aussi une solidarité organique. De même dans une société de division du travail comme la nôtre, la solidarité organique dominante n'exclut pas des formes de solidarité mécanique qu'on observe par exemple dans la lutte syndicale.
Pour Durkheim, le passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique vient de l'extension démographique et de l'accroissement des communications et des échanges. Ceci pousse les hommes à répartir davantage les tâches. La division du travail va alors individualiser les hommes. 

L'origine sociale de la religion

Athée, Durkheim considère néanmoins la religion comme un phénomène d'essence universelle. Durkheim définit la religion par l'opposition entre sacré et profane. Toute religion se caractérise par la croyance en une force impersonnelle extérieure à l'individu. Or il est symptomatique que la seule force réelle qui dépasse les individus n'est autre que la société. La religion ne serait alors qu'une transposition de la société. Dieu est extérieur, supérieur à l'individu, comme la société est extérieure et supérieure à l'individu. Il est contraignant comme la société nous impose des contraintes. Dieu n'est donc que la transfiguration inconsciente de la société. La loi divine n'est rien d'autre que la loi sociale divinisée. « Quand notre conscience parle c'est la société qui parle en nous » ou encore « Le devoir c'est la société en tant qu'elle nous impose ses règles, assigne des bornes à notre nature. » Ainsi la morale religieuse comme l'idée de sacré trouvent leur source dans la société et il n'est nul besoin de présupposer l'existence de Dieu pour expliquer d'où vient la religion.
Il ne s'agit d'ailleurs pas d'une critique de la religion car Durkheim pense qu'elle a une utilité. Elle renforce l'autorité des lois sociales. On obéit plus facilement à un Dieu qui est censé tout voir qu'à l'autorité sociale seule, dont on peut toujours espérer l'impunité pour peu qu'on ait l'intelligence de ne pas se faire prendre. 

[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] Les principales œuvres. 


  • De la division du travail social (1893)

  • Contribution de Montesquieu à la constitution de la science sociale (1893)

  • Les règles de la méthode sociologique (1895)

  • Le suicide, étude de sociologie (1897)

  • Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912)

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Message  Arlitto Jeu 09 Juin 2016, 14:29

Anne Gotman, Ce que la religion fait aux gens. Sociologie des croyances intimes.

Editions de la maison des sciences de l'homme, 2013
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] est sociologue, directrice de recherche au CNRS, rattachée au Centre de recherche sur les liens sociaux (CNRS/Université Paris Descartes). Elle est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Hériter (Puf, 1988), L’héritage (Puf, 1988), Dilapidation et prodigalité (Nathan, 1995), Le sens de l’hospitalité (Put, 2001), et a dirigé Villes et hospitalité, paru en 2004 aux Editions de la Maison des sciences de l’homme. Correspondant Leroy Merlin Source, elle est membre du groupe Usages et façons d’habiter.
Que signifie le fait d’affirmer une croyance religieuse dans une société moderne et rationnelle, [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]où la science (médicale, économique, sociale, etc.) impose son mode de pensée sécularisé ? Que produit ou pas le fait de posséder une identité religieuse et quels liens permet-elle de construire avec soi et avec les autres ? Ces deux questions traversent à la fois les personnes, les communautés et les lieux où elles vivent. Et, on saisit immédiatement que, loin d’être anodines, elles sont au cœur de ce qui est à penser aujourd’hui pour le vivre ensemble.

En prenant le parti de ne pas définir a priori ce qu’est la religion mais d’en esquisser les contours en fin d’ouvrage seulement, à partir de la parole des « gens » interrogés, Anne Gotman choisit d’explorer un point aveugle de la vie de nos proches et de nos concitoyens. L’enquête ne s’intéresse pas aux pratiques formelles des personnes rencontrées. Elle se focalise sur la façon dont elles font le récit de leur attachement ou de leur rencontre avec la religion juive ou catholique. Et sur la manière dont ce choix, hérité ou choisi, les entraîne dans une réflexion sur elles-mêmes, les autres et le monde dans lequel elles vivent. Première surprise : la rencontre avec ces personnes comme nous, « ordinaires », oblige à un pas de côté. Les ressorts puissants qui animent le désir de croire  ressemblent à ceux des idéaux et des convictions des non-croyants : continuité de soi et exigence d’être soi, recherche d’un chez soi, et souhait d’habiter le monde légitimement, au milieu des autres.

Pour éclairer le mystère de ce sentiment d’appartenance (ses racines, ses développements tout au long de la vie, ses effets dans les périodes de rupture et de changement, ses effacements, sa durabilité), Anne Gotman est allée à la rencontre de Juifs et de Chrétiens dont l’engagement religieux n’est qu’une composante parmi d’autres de leur vie. Entre l’attachement familial et le respect de formes héritées ou la tentative de création de quelque chose de neuf, les témoins ne mettent pas en avant de révélation soudaine, de miracle ou de conversion brutale. Ainsi, la famille et ses habitudes, les parents comme incarnations du foyer, de la transmission des rituels et des rites (« prier et se laver les dents, c’est pareil » dit l’un d’eux) et de la continuité de soi, peuvent constituer le support de l’adhésion religieuse. Eprouver des sentiments religieux relève alors du retour à une forme de chez soi, dans la fidélité aux ascendants. A l’inverse, de jeunes fidèles vont adhérer à une croyance ou constituer un couple mixte en raison même de la nécessité éprouvée de créer un espace propre au déploiement d’une continuité de soi nouvelle s’inscrivant là à la fois dans l’histoire familiale et l’Histoire. Les fidèles « ordinaires » construisent et bricolent au quotidien un espace mental, émotionnel et, pour certains concret au sein de leur maison, dans lequel la religion leur permet de s’assurer d’un rapport à soi et aux autres plus apaisé, plus stable et plus riche. Mais qui n’est pas exempt d’accommodements, de négociations, de conflits intérieurs et de refus vis-à-vis des institutions religieuses établies.

Dans l’histoire de la religion chrétienne, la rencontre avec Dieu a toujours pris place dans un lieu intérieur décrit comme le seuil d’une pièce, une chambre (du cœur, de l’esprit ou la plus haute d’une maison symbolique), un château (de l’âme). Au cœur de cette maison intérieure qui va de la simple pièce au labyrinthe, au plus intime de l’intime, le croyant entre en dialogue avec Dieu. Nul doute que ces figurations se soient appuyées sur les constructions concrètes que les hommes avaient à leur disposition pour donner forme à cet espace intérieur dont la caractéristique principale est sa dimension dialogique (Jean-Louis Chrétien, L’espace intérieur, Editions de minuit, 2014). Deux personnes (le croyant et le visiteur divin) s’y retrouvaient pour un colloque spirituel. Cet espace intérieur a donné naissance à notre intime moderne et, pour partie, à notre exigence d’intimité contemporaine. Mais comme le note Jean-Louis Chrétien, cet espace intérieur de dialogue est désormais un bunker dans lequel notre subjectivité est enfermée avec elle-même.

On sait que le sentiment du chez soi contemporain prend des formes multiples : le logement bien sûr, la langue (Arendt), les objets aimés, les souvenirs, etc. L’histoire du XXème siècle a fait de ce sentiment du chez soi le support d’une nostalgie très forte et douloureuse (Barbara Cassin, La nostalgie. Quand donc est-on chez soi ?, Autrement, 2013). Avec ce livre on pourra désormais y ajouter la religion vécue de manière ordinaire en ce début du XXIème siècle, une religion personnalisée, adaptée, presque comme détachée des institutions séculaires qui l’ont incarnée jusqu’au siècle dernier. Le chez soi est cette enveloppe psychique dont nous remplissons nos logements et nous-mêmes avec tous les éléments matériels et immatériels de notre histoire. Et il est frappant de noter que si l’architecte Paul Chemetov peut affirmer qu’il souhaite que, dans chacun de ses logements, chaque habitant puisse « planter son drapeau », peu d’entre eux pensent à intégrer dans leur réflexion sur la production du logement la question spirituelle et religieuse qui mobilise pourtant, comme en sourdine mais de manière profondément agissante, les habitants d’aujourd’hui.
Pascal Dreyer
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Message  Arlitto Jeu 09 Juin 2016, 14:30

Une nouvelle approche en sociologie des religions 

La liberté d’expression compte de nombreux champions, ce qui est heureux. Mais l’est beaucoup moins le constat que ses hérauts en parlent souvent comme si Marx n’avait jamais existé: les inégalités criantes dans l’accès à l’expression publique sont rarement évoquées.

Il s’agit pourtant d’un problème fondamental que l’on nous conte seulement à la manière d’un conte de fées, en nous racontant la belle histoire de tel ou tel manuscrit, refusé par X éditeurs, accepté finalement par l’un d’eux, et qui devient un phénoménal succès. La plupart des dénouements sont hélas beaucoup moins chanceux.

Dans mon domaine propre, combien d’excellentes thèses sont restées confinées dans quelques bibliothèques, ce qui empêche le savoir commun de progresser, la culture commune de sortir de stéréotypes. Et même quand il s’agit d’auteurs de talent et institutionnellement reconnus, que de livres trop intelligents pour être médiatiques. Ce sont les intellectuels show-biz qui occupent le devant de la scène.... et l’abêtissent.

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Dans cette situation, je me reproche souvent de courir après le temps et de ne pas contribuer, à ma petite place, à faire connaître d’excellents ouvrages qui apportent du neuf. Parmi ceux-ci, je signale deux sommes, fruits d’années de travail. D’abord, Laïcité-Laïcité(s)? (Privat) de Jean-Michel Ducomte. Ce livre permet de connaître la réalité historique et juridique multiforme de la laïcité; de comprendre que la laïcité, si souvent souillée par ceux qui s’en servent comme un masque, est toute de subtilité et de finesse. 

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Ensuite, la belle synthèse de Patrick Cabanel : Histoire des protestants en France (XVIe-XXIe siècle) (Fayard), cinq siècles d’histoire de cette minorité, très longtemps la « seconde religion de France » et mal vue comme telle, qui a traversé persécutions et calomnies sans jamais renoncer à obtenir d’avoir sa place dans ce pays.

Les hasards du calendrier des éditeurs font que Raphaël Liogier a publié, quant à lui, deux livres presque en même temps. Souci de soi, conscience du monde. Vers une religion globale(Armand Colin) et Le mythe de l’islamisation. Essai sur une obsession collective (Seuil). A priori, ils concernent des sujets très différents. En fait, ils se complètent et, à eux deux, proposent une approche nouvelle en sociologie des religions.

Quand elle s’est développée en France, pendant la seconde moitié du XXe siècle, la sociologie de la religion ne s’est pas bornée à étudier les systèmes d’emprise des religions connues, et leurs changements internes. Elle s’est intéressée à tout ce qui existait dans leurs marges, de la « religion populaire » au New-Age, en passant par les effervescences les plus diverses. Mais, mentalement, restait implicitement l’idée que les grandes traditions religieuses (et, en France, spécialement, le catholicisme) constituaient le cœur du religieux. Et l’on allait de ce centre vers la périphérie. D’autre part, une insistance forte des sociologues concernait la « pluralisation du religieux ». Insistance nécessaire : je me rappelle avoir signalé à mes collègues de la Commission Stasi qu’ils raisonnaient comme s’il existait seulement 6 ou 7 religions en France, alors que l’on en trouve des dizaines, voire des centaines. Enfin, le processus « d’individualisation » de la religion est devenu, et reste encore, un thème fort de la discipline sociologique.

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Souci de soi, conscience du monde oblige à se poser les question suivantes : et si les marges étaient devenues le cœur? Et si la pluralisation et l’individualisation allaient de concert avec une globalisation religieuse plutôt uniformisante? Et s’il était advenu moins la « mobilité religieuse », que la « religion de la mobilité »? Liogier nous demande de nous décentrer en imaginant que nous avons été plongés dans un sommeil profond depuis les années 1980 et que nous nous réveillons seulement maintenant. La réalité la plus anodine devient alors étonnante. Elle perd de son évidence pour devenir source d’analyse, de réflexion. Ainsi, il nous parle de mille aspects familiers de notre environnement, qui ne nous semblent pas vraiment signifiants, nullement impliquer un univers de croyances et que nous croyons, de toute façon, aller dans mille directions différentes. Pourtant ces éléments en apparence si disparates font système.

Liogier nous montre qu’en fait une forme mythique identique est à l’œuvre dans cet ensemble; elle traverse les domaines les plus divers construisant une nouvelle manière de raconter le monde, donc de le vivre. Un « nouveau roman spirituel » devient «norme sociale et exigence morale générale ». Du management aux traditions religieuses, et même aux divers fondamentalismes, partout il faut en tenir compte et il devient nécessaire de s’adapter à la « mise en scène hypermoderne de la réalité », au « spectacle planétaire du spirituel » effectué par ce nouveau mythe, aux « multiples scénarios ».
Je tourne, exprès, autour du livre, sans explicitement rendre compte de son contenu, car celui-ci est tellement riche que le résumer en quelques phrases ne ferait que l’affadir. J’indiquerai cependant qu’un de ses nombreux mérites consiste à mêler propos synthétiques (qui, naturellement, feront débat, mais c’est aussi cela l’intérêt!) et études précises bien ciblées. C’est comme si, pour nous faire traverser la rivière aux flots bondissants du monde hypermoderne, Liogier nous disposait des pierres qui nous servent de gué. Un autre mérite est d’être ni dénonciateur ni apologète de ce « nouveau monde qui vient ». Cet univers mental, et les contraintes qu’il comporte, ne le rend ni pire, ni meilleur que les mondes anciens, nous prévient-il. Le diagnostic me semble juste et j’ajouterai qu’à toutes les époques, il faut apprendre à manier la proximité et la distance à l’égard de son environnement socio-symbolique pour conquérir un brin de liberté.

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Un des points où penser librement est difficile, dans le contexte actuel, concerne l’islam. Il existe une banalisation des propos décrivant l’islam comme une menace, dénonçant une islamisation progressive « des terres, des cultures, des consciences européennes », nous enjoignant de « nous mobiliser, de résister, de lutter contre les musulmans, au nom de la légitime défense » face à ce qui serait leur « esprit de conquête ». Plutôt que de dénoncer ce discours, Liogier le prend au sérieux et le démonte rationnellement selon une critique méthodique de ses sources. Ainsi en est-il de la « menace démographique » souvent brandie, alors même que la natalité des populations de culture et/ou de conviction musulmane baisse et tend à ressembler à la natalité des populations de culture et/ou de conviction chrétienne ou agnostique. L’exception est l’Afrique sub-saharienne, qu’elle soit « musulmane », « chrétienne » ou autre, d’ailleurs.

Liogier prend ainsi à bras le corps les différents points où se développe une « obsession transnationale » de l’islam. Il rend attentif à la construction d’un « Musulman métaphysique ». Il ramène l’émotionnel au rationnel. Son étude s’élargit à l’échelle de l’Europe: cela est important car si la laïcité est invoquée (et souvent instrumentalisée) en France, dans d’autres pays les « valeurs » mises en avant sont différentes. Cette variabilité même montre que l’enjeu principal n’est pas là. Raphaël Liogier va de la sociologie de la religion à la sociologie de la représentation. L’étude des représentations et des croyances (au sens large du terme) est indispensable à une sociologie de laïcité.

En fait, il faudrait aussi parler d’une sociologie de la peur. Liogier cherche à expliciter les raisons de cette peur de l’islam et nous montre que la peur est mauvaise conseillère. Il faut en effet sortir d’une perspective moraliste. Face aux antimusulmans, qui se prennent pour les chevaliers du bien, ne nous prenons pas pour d’autres chevaliers du bien. Montrons plutôt, ainsi que le fait Liogier, que ce «nouveau populisme européen» est contreproductif face aux «valeurs» qu’il prétend défendre.
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Message  Arlitto Jeu 09 Juin 2016, 14:30

Opium du peuple ? Marxisme critique et religion



Partisans et adversaires du marxisme semblent s’accorder sur un point : la célèbre phrase « La religion est l’opium du peuple » représente la quintessence de la conception marxiste du phénomène religieux. Or, cette formule n’a rien de spécifiquement marxiste.
On peut la trouver, avant Marx, à quelques nuances près, chez Kant, Herder, Feuerbach, Bruno Bauer et beaucoup d’autres. Prenons deux exemples d’auteurs proches de Marx.
 
Dans son livre sur Ludwig Börne, de 1840, Heine se réfère au rôle narcotique de la religion plutôt de façon positive - avec un brin d’ironie : « Bénie soit une religion, qui verse dans l’amer calice de l’humanité souffrante quelques douces et soporifiques goûtes d’opium spirituel, quelques goûtes d’amour, foi et espérance ». Moses Hess, dans ses essais publiés en Suisse en 1843, adopte une position plus critique - mais non dépourvue d’ambiguïté : « La religion peut rendre supportable... la conscience malheureuse de la servitude... de la même façon que l’opium est d’une grande aide dans les maladies douloureuses ». [1]

L’expression apparaît peu après dans l’article de Marx Contribution à la Critique de la Philosophie du Droit de Hegel (1844). Une lecture attentive du paragraphe entier montre que sa pensée est plus complexe qu’on ne le pense habituellement. En réalité, tout en rejetant la religion, Marx ne prend pas moins en compte son double caractère : « La détresse religieuse et en même temps l’expression de la vraie détresse et la protestation contre cette vraie détresse. La religion est le soupir de la créature opprimée, le cœur d’un monde sans cœur, tout comme elle est l’esprit d’une situation sans spiritualité. Elle est l’opium du peuple ». [2]

Une lecture de l’essai dans son ensemble montre clairement que le point de vue de Marx en 1844 relève plus du néo-hégélianisme de gauche, qui voit dans la religion l’aliénation de l’essence humaine, que de la philosophie des Lumières, qui la dénonce simplement comme une conspiration cléricale (le « modèle égyptien »). En fait, lorsque Marx écrivit le passage ci-dessus, il était encore un disciple de Feuerbach, un néo-hégélien. Son analyse de la religion était donc « pré-marxiste », sans référence aux classe sociales et plutôt a-historique. Mais elle n’était pas moins dialectique car elle appréhendait le caractère contradictoire de la « détresse » religieuse : parfois légitimation de la société existante, parfois protestation contre celle-ci.

Ce n’est que plus tard - en particulier dans L’Idéologie allemande (1846) que l’étude proprement marxiste de la religion comme réalité sociale et historique a commencé. L’élément central de cette nouvelle méthode d’analyse des faits religieux c’est de les considérer - ensemble avec le droit, la morale, la métaphysique, les idées politiques, etc - comme une des multiples formes de l’idéologie, c’est-à-dire de la production spirituelle (geistige Produktion) d’un peuple, la production d’idées, représentations et formes de conscience, nécessairement conditionné par la production matérielle et les relations sociales correspondantes.
On pourrait résumer cette démarche par un passage « programmatique » qui apparaît dans un article rédigé quelques années plus tard : « Il est clair que tout bouleversement historique des conditions sociales entraîne en même temps le bouleversement des conceptions et des représentations des hommes et donc de leurs représentations religieuses ». [3] Cette méthode d’analyse macro-sociale aura une influence durable sur la sociologie des religions, même au-delà de la mouvance marxiste.

A partir de 1846, Marx ne prêta plus qu’une attention distraite à la religion en tant que telle, comme univers culturel/idéologique spécifique. On ne trouve dans son œuvre pratiquement aucune étude plus développée d’un phénomène religieux quelconque. Convaincu que, comme il l’affirme dès l’article de 1844, la critique de la religion doit se transformer en critique de cette vallée de larmes et la critique de la théologie en critique de la politique, il semble détourner son attention du domaine religieux.

C’est peut-être à cause de son éducation piétiste que Friedrich Engels a montré un intérêt bien plus soutenu que Marx pour les phénomènes religieux et leur rôle historique - tout en partageant, bien entendu, les options décidemment matérialistes et athées de son ami. Sa principale contribution à la sociologie marxiste des religions est sans doute son analyse du rapport entre les représentations religieuses et les classes sociales. Le christianisme, par exemple, n’apparaît plus dans ses écrits (comme chez Feuerbach) en tant que « essence » a-historique, mais comme une forme culturelle (« idéologique ») qui se transforme au cours de l’histoire et comme un espace symbolique, enjeu de forces sociales antagoniques.

Grâce à sa méthode fondée sur la lutte de classe, Engels a compris - contrairement aux philosophes des Lumières - que le conflit entre matérialisme et religion ne s’identifie pas toujours à celui entre révolution et réaction. En Angleterre, par exemple, au XVIIe siècle, le matérialisme en la personne de Hobbes, défendit la monarchie tandis que les sectes protestantes firent de la religion leur bannière dans la lutte révolutionnaire contre les Stuarts. De même, loin de concevoir l’Eglise comme une entité sociale homogène, il esquisse une remarquable analyse montrant que dans certaines conjonctures historiques, elle se divise selon ses composantes de classe. C’est ainsi qu’à l’époque de la Réforme, on avait d’une part le haut clergé, sommet féodal de la hiérarchie, et de l’autre, le bas clergé, qui fournit les idéologues de la Réforme et du mouvement paysan révolutionnaire. [4]

Tout en restant matérialiste, athée et adversaire irréconciliable de la religion, Engels comprenait, comme le jeune Marx, la dualité de nature de ce phénomène : son rôle dans la légitimation de l’ordre établie, aussi bien que, les circonstances sociales s’y prêtant, son rôle critique, contestataire et même révolutionnaire. Plus même, c’est ce deuxième aspect qui s’est trouvé au centre de la plupart de ses études concrètes. En effet, il s’est penché d’abord sur le christianisme primitif, religion des pauvres, exclus, damnés, persécutés et opprimés. Les premiers chrétiens étaient originaires des derniers rangs de la société : esclaves, affranchis privés de leurs droits et petits paysans accablés de dettes. Engels alla même jusqu’à établir un parallèle étonnant entre ce christianisme primitif et le socialisme moderne. La différence essentielle entre les deux mouvement résidait en ce que les chrétiens primitifs repoussaient la délivrance à l’au-delà tandis que le socialisme la plaçait dans ce monde. [5]

Mais cette différence est-elle aussi tranchée qu’elle apparaît à première vue ? Dans son étude d’un deuxième grand mouvement chrétien - la guerre des paysans en Allemagne - elle semble perdre de sa netteté : Thomas Münzer, le théologien et dirigeant des paysans révolutionnaires et des plébéiens hérétiques du XVIe siècle, voulait l’établissement immédiat du Royaume de Dieu, ce royaume millénariste des prophètes, sur la terre. D’après Engels, le Royaume de Dieu était pour Münzer une société sans différences de classe, sans propriété privée et sans autorité de l’Etat indépendante ou étrangère aux membres de cette société. [6]
Par son analyse des phénomènes religieux à la lumière de la lutte des classes, Engels a révélé le potentiel contestataire de la religion et ouvert la voie à une nouvelle approche des rapports entre religion et société _ distincte à la fois de celle de la philosophie des Lumières et de celle du néo-hégélianisme allemand.

La plupart des études marxistes de la religion écrites au XXe siècle se sont limitées à commenter ou à développer les idées esquissées par Marx et Engels, ou à les appliquer à une réalité particulière. Il en va ainsi, par exemple, des études historiques de Karl Kautsky sur le christianisme primitif, les hérésies médiévales, Thomas More et Thomas Münzer.

Dans le mouvement ouvrier européen, nombreux étaient les marxistes qui étaient radicalement hostiles à l’égard de la religion mais pensaient en même temps que le combat de l’athéisme contre l’idéologie religieuse devait être subordonné aux nécessités concrètes de la lutte de classe, qui exige l’unité des travailleurs qui croient en Dieu et de ceux qui n’y croient pas. Lénine lui-même - qui dénonçait souvent la religion comme « brouillard mystique » - insiste dans son article de 1905, « Le socialisme et la religion » sur le fait que l’athéisme ne devait pas faire partie du programme du parti parce que « l’unité dans la lutte réellement révolutionnaire de la classe opprimée pour la création d’un paradis sur terre est plus importante pour nous que l’unité de l’opinion prolétarienne sur le paradis aux cieux ». [7]

Rosa Luxembourg était du même avis, mais elle élabora une démarche différente et plus souple. Bien qu’athée, elle s’attaqua moins, dans ses écrits, à la religion en tant que telle qu’à la politique réactionnaire de l’Eglise, au nom même de la tradition propre de celle-ci. Dans un opuscule de 1905, L’Eglise et le socialisme, elle affirma que les socialistes modernes étaient plus fidèles aux préceptes originels du christianisme que le clergé conservateur d’aujourd’hui. Puisque les socialistes se battent pour un ordre social d’égalité, de liberté et de fraternité, les prêtres devraient accueillir favorablement leur mouvement, s’ils voulaient honnêtement appliquer dans la vie de l’humanité le précepte chrétien « Aime ton prochain comme toi-même ». Lorsque le clergé soutient les riches, qui exploitent et oppriment les pauvres, ils sont en contradiction explicite avec les enseignements chrétiens : ils ne servent pas le Christ mais le Veau d’or. Les premiers Apôtres du christianisme étaient des communistes passionnés et les Pères et premiers Docteurs de l’Eglise (comme Basile le Grand et Jean Chrysostome) dénonçaient l’injustice sociale. Aujourd’hui cette cause a été prise en charge par le mouvement socialiste qui apporte aux pauvres l’évangile de la fraternité et de l’égalité, et appelle le peuple à établir sur terre le Royaume de la liberté et de l’amour du voisin. Plutôt que d’engager une bataille philosophique au nom du matérialisme, Rosa Luxembourg cherche à sauver la dimension sociale de la tradition chrétienne pour la transmettre au mouvement ouvrier. [8]

Dans l’Internationale communiste, on ne prêtait guère d’attention à la religion. Un nombre significatif de chrétiens rejoignirent le mouvement, et un ancien pasteur protestant suisse, Jules Humbert-Droz, devint même dans les années 1920, un des principaux dirigeants du Komintern. A l’époque, l’idée la plus répandue chez les marxistes était qu’un chrétien qui devenait socialiste ou communiste abandonnait forcément ses croyances religieuses antérieures « anti-scientifiques » et « idéalistes ».

La merveilleuse pièce de théâtre de Bertold Brecht, Sainte Jeanne des Abattoirs (1932), est un bon exemple de ce type de démarche simpliste à l’égard de la conversion des chrétiens à la lutte pour l’émancipation prolétarienne. Brecht décrit avec un grand talent le processus qui amène Jeanne, dirigeante de l’Armée du Salut, à découvrir la vérité sur l’exploitation et l’injustice sociale, et à dénoncer ses anciennes croyances, au moment de mourir. Mais, pour lui, il doit y avoir une rupture absolue et totale entre son ancienne foi chrétienne et son nouveau credo de lutte révolutionnaire. Juste avant de mourir, Jeanne dit à ses amis :

"Si jamais quelqu’un vient vous dire en bas 
Qu’il existe un Dieu, invisible il est vrai 
Dont vous pouvez pourtant attendre le secours 
Cognez-lui le crâne sur la pierre 
Jusqu’à ce qu’il en crève" [9]

L’intuition de Rosa Luxembourg selon laquelle on pouvait se battre pour le socialisme au nom des vrais valeurs du christianisme originel, s’est perdue dans ce type de perspective « matérialiste » grossière - et plutôt intolérante. En fait, quelques années après que Brecht ai écrit cette pièce, il est apparu en France, entre 1936 et 1938, un mouvement de chrétiens révolutionnaires qui rassemblait plusieurs milliers de militants qui soutenaient activement le mouvement ouvrier, en particulier son aile plus radicale (les socialistes de gauche de Marceau Pivert). Leur mot d’ordre principal était : « Nous sommes socialistes parce que nous sommes chrétiens »...

Parmi les dirigeants et penseurs du mouvement communiste, Gramsci est probablement celui qui a manifesté le plus grand intérêt pour les questions religieuses. C’est aussi un des premiers marxistes à chercher à comprendre le rôle contemporain de l’Eglise catholique et le poids de la culture religieuse dans les masses populaires. Ces remarques sur la religion dans ses Cahiers de prison sont fragmentaires, non-systématiques et allusives, mais néanmoins très perspicaces. Sa critique décapante et ironique des formes conservatrices de la religion - notamment la version jésuitique du catholicisme, qu’il détestait allègrement - ne l’empêchait pas de percevoir aussi la dimension utopique des idées religieuses.

Les études de Gramsci sont riches et stimulantes, mais en dernière analyse, elles n’innovent pas dans leur méthode d’appréhender la religion. Ernst Bloch est le premier auteur marxiste à avoir changé ce cadre théorique - sans abandonner la perspective marxiste et révolutionnaire. Dans une démarche similaire à celle d’Engels, il distingue deux courants sociaux opposés : d’une part, la religion théocratique des églises officielles, opium du peuple, appareil de mystification au service des puissants ; de l’autre la religion clandestine, subversive et hérétique des Cathares, des Hussites, de Joachim de Flore, Thomas Münzer, Franz von Baader, Wilhelm Weitling et Léo Tolstoï.. Dans ses formes protestataires et rebelles, la religion est une des formes les plus significatives de la conscience utopique, une des plus riches expressions du Principe d’espoir et une des plus puissantes réprésentations imaginaires du pas-encore-existant. [10]

Bloch, comme le jeune Marx de la fameuse citation de 1844, reconnaît évidemment le caractère double du phénomène religieux, son aspect oppressif en même temps que son potentiel de révolte. Il faut, pour appréhender le premier, ce qu’il appelle « le courant froid du marxisme » : l’analyse matérialiste impitoyable des idéologies, des idoles et des idolâtres. Pour le second, par contre, c’est « le courant chaud du marxisme » qui est de mise, pour chercher à sauvegarder le surplus culturel utopique de la religion, sa force critique et anticipatrice.

Marx et Engels pensaient que le rôle subversif de la religion était un phénomène du passé, sans signification pour l’époque de la lutte de classe moderne. Cette prévision s’est avérée juste pendant un siècle - avec quelques importantes exceptions, notamment en France où l’on a connu les socialistes chrétiens des années 1930, les prêtres ouvriers des années 1940, la gauche des syndicats chrétiens (CFTC) dans les années 1950, etc. Mais pour comprendre ce qui se passe depuis trente ans en Amérique latine - la théologie de la libération, les chrétiens pour le socialisme - il faut prendre en compte les intuitions de Bloch sur le potentiel utopique de certaines traditions religieuses.

Notes
1. Ces références et autres similaires sont citées par Helmut Gollwitzer dans son article « Marxistische Religionskritik und christicher Glaube », Marxismusstudien, Vierte Folge, J. C. Mohr, Tübingen, 1962, pp. 15-16.
2. In Karl Marx, Friedrich Engles, Sur la religion (SR), Paris, Editions soicales, 1960, pp. 42-77. Voir l’original Die Deutsche Ideologie, Berlin, Dietz Verlag, pp. 22-35. La traduction française désigne la Geistige Produktion par « production intellectuelle », mais cela est inexacte.
3. K. Marx, F. Engels, « Compte rendu du livre de G. F. Daumer, La religion de l’ère nouvelle…, 1850, SR, p. 94.
4. F. Engels, Introduction à l’édition anglaise de Socialisme utopique ou scientifique, SR, p. 297-298 et La guerre des paysans, SR, p. 105.
5. F. Engles, Contribution à l’histoire du christianisme primitif in SR, pp. 311-312.
6. F. Engels, La guerre des paysans, in SR, p. 114.
7. V. I. Lénine, Socialism and Religion, 1905, in Collected Works, Moscou, Porgress, 1972, vol. 10, p. 86.
8. R. Luxemburg, Kirche und Sozialismus, 1905, in Internationalismus und Klassenkampf, Neuwied, Luchterhand, 1971, pp. 44-47, 67-75.
9. B. Brecht, Sainte Jeanne des abatoires, Théâtre complet, L’Arche, Paris, 1972, p. 144.
10. Cf. E. Bloch, Le principe espérance (3 vol.), Gallimard, Paris, 1977, et L’Athéisme dans le christianisme, Gallimard, Paris, 1978. L’œuvre de Lucien Goldman représente une autre tentative de frayer une voie au renouveau de l’étude marxiste de la religion, d’inspiration très différente de Bloch. Dans son livre Le Dieu caché (1955), il essaye de comparer – sans pour cela assimiler l’une à l’autre – le pari pascalien sur l’existence de Dieu et le pari marxiste sur la libération de l’humanité… Tous deux sont fondés sur une foi, une croyance à des valeurs transindividuelles, qui n’est pas démontrable au seul niveau des jugements factuels : Dieu en ce qui la religion, la communauté humaine de l’avenir en ce qui concerne le socialisme. Ce qui les sépare est bien sûr le caractère supernaturel et suprahistoriques de la trancendance religieuse.
Article paru dans la revue Contretemps, n° 12, février 2005.

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