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Forum Religion et Politique

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Message  Arlitto Jeu 9 Juin 2016 - 20:19

Forum Religion et Politique

Le religieux face au politique

La société a-t-elle besoin du religieux ? Oui sans doute. Mais ce religieux est disséminé, vécu « à la carte » par l’individu. Quant au politique, il gère mais ne mobilise plus les citoyens. D’où la même relative faiblesse de l’Etat et des Eglises, le même déclin du militantisme.
Le partage entre religion et politique, tel qu’il a été pensé depuis deux siècles, en France surtout, correspond à deux visions de base (certes en elles-mêmes très différenciées) du religieux et de ce qu’il représente pour la société politique. Cette dualité joue aussi quand nous évaluons les rapports entre lien social et religion – y compris dans l’Europe politique en train de naître, qui hésite entre les deux conceptions. L’une de ces visions est davantage sociologique, et l’autre politique. Sans être totalement exclusives l’une de l’autre, elles impliquent des options différentes sur la place du religieux dans la société. Or l’une et l’autre sont remises en question par la situation nouvelle faite aux démocraties et aux religions dans les sociétés dites postmodernes.
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Thèse sociologique : la religion a un contenu substantiel pour la société
Toute une tradition sociologique, bien qu’agnostique ou athée, a insisté sur le rôle des religions pour les sociétés. Elle s’est opposée ainsi à une tradition rationaliste qui culmine au XVIIIe siècle, selon laquelle “la religion, et en particulier le christianisme, est un fatras de superstitions dont seuls les êtres auxquels font défaut les Lumières et la raison ont besoin”. L’émancipation selon les philosophes impliquait que la religion disparaisse afin que les sociétés et les Etats soient enfin rendus à eux-mêmes, à la maîtrise de l’ici-bas [1]
Pour la plupart des sociologues du XIXe siècle, au contraire, l’Etat et la société sont sinon menacés dans leur existence, du moins affectés dans la qualité et la cohésion de cette existence, par le recul de la religion. A leurs yeux, celle-ci n’est pas d’abord constituée de connaissances et de convictions intellectuelles vraies ou fausses, ni d’institutions chargées de les produire, de les répandre et de les surveiller, mais de sentiments et d’aspirations, de valeurs et d’incitations morales, de rites et de cérémonies, de comportements et de règles de vie, de solidarités communautaires et extra-communautaires. Bref, la religion a un contenu substantiel. Tocqueville, pourtant sévère envers les instances catholiques, s’interroge sur l’utilité de la religion – catholicisme compris – pour vitaliser la démocratie [2]. Max Weber, pour qui la religion implique avant tout des “systèmes de règlement de la vie” [3] a tenté de montrer les liens entre éthique protestante et esprit du capitalisme. Pour Georg Simmel, les “théories sociales ne peuvent pas éviter de reconnaître le rôle effectif du sentiment religieux dans les mouvements des sociétés, même modernes” [4]. De même Durkheim : «Les religions doivent être l’expression de la conscience collective». Il est vrai qu’il s’agit pour lui avant tout de cette «religion» qui constitue la communauté morale de la République laïque [5.
Une autre perspective, plus conservatrice, ajoute qu’un fondement transcendant est nécessaire pour faire contrepoids à la caducité des choses humaines et leur donner un socle d’éternité. Elle réclame une restauration, fût-elle autoritaire, du rôle de la religion dans la cité politique. Mais plus largement, les sociologues s’interrogent avant tout sur le sens et les conséquences socio-politiques de la faiblesse et du recul de la religion, sur ce qui peut tisser le lien social “après” la religion, ou sur les substituts de cette dernière qui apparaissent sur la scène sociale (le sport de masse, par exemple). Ce n’est sans doute pas un hasard si ces sociologues sont souvent issus de pays anglo-saxons, où la sécularisation s’est propagée sans avoir à mettre en œuvre la laïcisation volontariste dont la France notamment est le théâtre lors de la Révolution et à partir de la fin du XIXe siècle. Mais on peut comprendre que cette vision plus «interne» du religieux et de sa place sociale puisse séduire le catholicisme [6].
Elle peut même apporter de l’eau à son moulin. C’est l’une des raisons, à mon sens, qui fait que des religieux auraient quelque motif de trouver minimal ou insuffisant un enseignement neutre d’histoire des religions en termes de simples connaissances religieuses : non qu’ils veuillent un enseignement confessionnel voire prosélyte, mais ils ont le sentiment que le fait religieux réduit à des idées et des événements est profondément tronqué.
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Thèse politique : la société peut se passer du religieux
En sens inverse, chez les “laïques à la française”, même partisans du compromis et de la paix avec l’Eglise catholique, on veut ignorer ces réflexions sur le rôle social de la religion. Ils se sont au départ, diversement certes, inscrits dans la lignée des philosophes antireligieux, même si, par la suite, les lois laïques sont devenues avant tout un mode de gestion de la séparation et de la pluralité des religions au sein de l’Etat [7]. Dans cette perspective, la religion comme telle n’a aucun rôle structurant pour la société. Elle n’a pas de légitimité publique ni d’utilité sociale que l’Etat puisse reconnaître. Elle doit rester confinée dans la vie privée et sa visibilité publique rester minimale. L’Etat, situé hors et au dessus de la pluralité religieuse, garantit la liberté égale de toutes les religions, sans en reconnaître aucune. Les individus peuvent alors de plein droit vivre leurs engagements et leurs convictions dans la Cité humaine, ils apporter à titre personnel leur pierre dans l’espace public, agir dans l’intérêt général, mais les associations qu’ils constituent, les assemblées religieuses auxquelles ils participent, les travaux et les solidarités qu’ils organisent, les croyances qu’ils partagent n’ont pas de pertinence sociale ou politique reconnue par l’Etat.
Les aspects anticléricaux ou antireligieux qui ont présidé à la naissance de ce modèle n’ont pas toujours disparu dans les milieux laïcs militants. Ils persistent sous la forme d’une mésestime ou, au minimum, d’une méfiance [8]. De son côté, l’Eglise catholique a fini par s’accommoder du partage laïc en France – par l’accepter globalement avec des réserves et des exceptions (comme l’enseignement privé). Des catholiques le défendent farouchement au nom de la fidélité à l’Evangile : le christianisme n’a nul besoin de reconnaissances étatiques, que ce soit comme fondement du lien social ou comme partenaire reconnu “utile” dans la sphère publique, et cette déliaison est au contraire liberté pour agir et apporter sa pierre sociale, caritative, éthique…, au bien commun [9]. Contrainte de ne compter que sur elle-même, sur sa vitalité spirituelle et son imagination, l’Eglise catholique a en fin de compte bénéficié de la laïcité française.
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Une tension féconde
J’ai parlé indifféremment du religieux, de la religion et des religions. En fait, l’évocation du catholicisme rappelle que nous sommes dans le domaine chrétien, et que la tension dont il est question est avant tout inscrite dans l’histoire de l’Occident. Jean-Claude Eslin l’exprime dans les termes suivants : “Les prophètes et le Christ ont introduit une dualité dans l’histoire occidentale, et les formes d’unité se sont reconstituées autrement, laborieusement. La dualité des principes opposée à toute réduction à l’unité sous quelque prétexte que ce soit constitue, semble-t-il, la racine du dynamisme de l’Occident dans l’histoire. […] La dualité des principes peut être mise en cause par l’affaiblissement interne de l’un des principes, quand par exemple les expressions religieuses s’affaiblissent, (…) quand le pouvoir spirituel, au fil des guerres de religion, des divisions de la chrétienté ou de sa responsabilité dans les catastrophes du XXe siècle, semble s’être perdu lui-même. L’Etat tend alors, en dépit de tous les regrets et de toutes les larmes versées, et de tous les désirs de réappropriation de la société civile, à devenir un pôle unique de légitimité, ce qui est pour lui la pente naturelle. Il arrive aussi que ce soit le principe politique qui devienne trop faible, et la dualité est alors mise en cause au profit de l’Eglise qui assume des fonctions qui ne sont pas les siennes”. [10]
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Faiblesse du pôle religieux…
Qui dit faiblesse du religieux doit préciser ce dont il est question. La faiblesse n’est pas l’absence, car d’un certain point de vue, on devrait plutôt insister sur l’omniprésence du religieux au “temps des religions sans Dieu” [11]. Faiblesse veut dire avant tout éclatement et dissémination du religieux. Sous l’effet de l’individualisme, les appartenances se dissolvent ou se relâchent, et la religion est vécue “à la carte” [12] dans l’ensemble de ses dimensions (pratiques cultuelles et éthiques, croyances…). Dès 1994, plus de deux tiers des individus interrogés se disaient d'accord avec la formule : “De nos jours, chacun doit définir sa religion indépendamment des Eglises” [13].
Les sociologues ont analysé les nombreuses facettes de ce nouvel univers des croyances, où règnent le religieux “buissonnier”, le religieux “bricolé”, le religieux “hors appartenance”, les “croyances flottantes”, le tout assorti d’un fort relativisme. Les intérêts continués pour la question religieuse sont souvent liés à la réalisation de soi “dans le monde” : on espère d’eux un “plus”, des atouts pour affronter la vie, un mieux être, une aide implicitement ou explicitement de nature thérapeutique [14]. Dans cette évolution, l’Eglise catholique devient elle-même un groupe minoritaire, si l’on entend par là non seulement le noyau des catholiques pratiquants fidèles, pour l’essentiel, à la doctrine catholique et aux directives éthiques du pape et des évêques, mais tout simplement les Français qui se disent catholiques.
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… et du pôle politique
Mais peut-on dire que nous nous trouvons seulement devant un christianisme «malade» face à un politique dont la légitimité serait intacte ? C’est plutôt l’inverse qui est vrai – et préoccupant : alors que, du point du administratif, financier, matériel, les Etats sont des machines énormes avec des capacités d’intervention inégalées, nombre d’observateurs insistent sur la carence proprement politique des démocraties européennes, sur leur déficit symbolique et sur le manque de responsabilité politique de leur société civile. Selon Marcel Gauchet, une raison essentielle de cet affaissement est précisément la chute de tension entre l’Etat et l’Eglise, du fait que l’autonomie de la société politique a cessé d’être un combat : les Eglises et les croyants ont eux-mêmes intériorisé l’idée qu’il «est devenu incongru ou grotesque de mêler l’idée de Dieu à la norme de la société des hommes… L’autonomie l’a emporté; elle règne sans avoir à s’affirmer en face d’un repoussoir fort de l’épaisseur des siècles, et cela change tout» [15]. La laïcité s’est elle-même laïcisée ou sécularisée. L’Etat laïc avec ses références «sacrées» (la Révolution, la République, la patrie…) a perdu de son aura. La citoyenneté active en démocratie et l’engagement républicain qu’elle présupposait se sont affaissés eux aussi. Prospère la vague d’individualisme conquérante qui emporte tout sur son passage dans les dernières décennies du XXe siècle. “L’accent fondamental s’est déplacé de l’exercice de la souveraineté des citoyens vers la garantie des droits de l’individu”, pour lequel le politique est incapable de “proposer un horizon intellectuel sensé” [16]. Il se contente donc de gérer au jour le jour – ce qui n’est pas méprisable, mais en soi peu mobilisateur.
Marcel Gauchet voit dans cette évolution la «neutralisation terminale de l’Etat et le sacre de la société civile», mais en un sens bien précis : «Tout ce qui relève de l’explication ultime, de la prise de position sur le sens de l’aventure humaine se trouve renvoyé du côté des individus – le collectif ne représentant plus, comme il le représentait tout le temps où il était présupposé comme la porte de l’autonomie, un enjeu métaphysique suffisant en lui-même.(…) Rien des raisons suprêmes ne se décrète au niveau commun; celui-ci ne contient pas en soi et par soi de solution au problème de la destinée. Seules des convictions singulières sont habilitées à se prononcer sur les matières de dernier ressort, y compris à propos de l’autonomie, y compris à propos du sens de l’existence en commun» [17]. L’autonomie de la société civile s’est transformée en sacre des individus. Il en résulte concrètement une affirmation sans précédent de ses droits privés et de la demande face à l’Etat, une généralisation de l’idée de marché ou une société de marché généralisée à l’ensemble des sphères de la vie, une extension considérable du droit dans les relations sociales, l’apparition massive de la «démocratie d’opinion»…
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L’engagement individuel oui, mais où sont les militants ?
A partir de cette double situation de faiblesse, on doit évaluer la fécondité ou non des rapports mutuels entre politique et religieux. Car devant cette nouvelle donne, aussi bien la vision sociologique que la vision laïque-politique du religieux se trouvent en porte-à-faux : en effet, les deux présupposaient à la fois une puissance quantitative et une vitalité qualitative du christianisme, des Eglises protestantes et catholiques en particulier. Ce sont les conséquences d’une rupture par rapport à une situation de monopole de la régulation religieuse dans les pays européens, qu’il faut évaluer.
La question concerne avant tout les apports que, comme forces collectives et institutionnelles, les religions et le politique peuvent encore s’offrir mutuellement. Car après tout, à titre individuel, une latitude considérable est laissée à tout un chacun pour des engagements et des initiatives dans la société ou dans le cadre de sa communauté religieuse. Rien n’empêche le chrétien d’être individuellement, pour reprendre la belle expression de Michel Camdessus, «au service du bien public». Dans une société avide de transparence et curieuse, précisément, des raisons et des valeurs privées qui motivent des engagements publics, on connaît ces motifs davantage qu’en d’autres temps, et cette publicité est davantage acceptée par la société pluraliste.
De surcroît, la liberté de choix et d’engagement religieux est garantie, peut-être mieux qu’autrefois (on pense à l’aide à l’enseignement privé sous contrat, ou aux avantages fiscaux liés à des dons pour des fondations et des œuvres, aux subventions publiques en faveur d’objectifs, de travaux, de bâtiments religieux…). Tout au plus peut-on déplorer la faiblesse croissante des engagements militants. Mais on est renvoyé alors à l’affaiblissement des religions, elles-mêmes gagnées par l’individualisme : dans la société comme dans l’Eglise, les individus engagés ne sont pas légion. C’est le consommateur qui triomphe. L’individualisme et ses conséquences entraînent avec eux la fin de l’ère des militants.
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Faiblesse collective des religions historiques
Mais la situation véritablement nouvelle est créée par la faiblesse des grandes religions instituées et la fin du monopole religieux de fait qu’elles exerçaient jusqu’à présent dans la société, et qui les faisaient reconnaître comme de «grandes familles spirituelles» de référence, y compris par l’Etat laïc qui avait en fin de compte instauré de multiples compromis dits et non dits avec elles. Juridiquement, elles disposent certes d’avantages qui les rapprochent des «cultes reconnus» (cf. les émissions religieuses sur les chaînes publiques le dimanche matin). On peut penser aussi à des recours ponctuels, mais symboliquement importants, aux religions de la tradition sur la scène publique. Recours caritatif et social : au début des années 80, devant le surgissement des «nouvelles pauvretés», le gouvernement socialiste a fait appel aux organisations caritatives (Secours catholique, Cimade…). En 1995, un appel similaire concernait la présence d’associations chrétiennes dans les quartiers en difficulté. Recours pour une médiation diplomatique (Nouvelle Calédonie). Recours pour la réflexion éthique (Comité national d’éthique). Recours, contesté certes, à l’Eglise catholique pour organiser les funérailles religieuses nationales (et internationales) du président de la République défunt, mais plus ordinairement, présence quasi «officielle» de ministres du culte lors des cérémonies de funérailles collectives pour les victimes de catastrophes [18].
Ces «attentions» ne sont pas rien. Pourtant, elles n’ont d’égale que l’indifférence des politiques à l’avis des religions - notamment de l’Eglise catholique – sur des décisions qui engagent la marche de la société sur le long cours : décisions économiques et sociales (pour la politique familiale, par exemple), lois qui autorisent de nouvelles libertés personnelles pour des individus ou des catégories sociales (lois accordant à chacun et de plus en plus tôt la libre disposition de son corps...). A l’époque de la «démocratie d’opinion», le politique est ou se croit obligé de suivre et de reconnaître juridiquement les évolutions de la société. «Sacre de la société civile», qui passe outre l’opposition, ni unanime ni identique certes, des grandes familles spirituelles : mais celles-ci dénoncent la rupture du lien social qui résulte de ces lois individualistes.
L’Etat répondrait sans doute que l’Eglise a toute liberté pour se faire entendre dans l’espace public ou faire jouer ses relais au Parlement. L’argument est quelque peu hypocrite. Les dirigeants politiques savent fort bien qu’ils peuvent se passer de l’assentiment de l’Eglise : ses propres fidèles ne la suivent pas sur ces points comme sur d’autres, ce qui rend fragile sa légitimité sur ces questions. Par ailleurs, par une confusion en partie voulue, ces lois individualistes sont souvent revendiquées et votées au nom des «droits de l’homme», de l’égalité et de la justice pour des «victimes» [19]. Ce label évite de se situer au niveau de l’éthique fondamentale où voudraient se situer les grandes familles religieuses.
Quant au lien social, éventuellement menacé par ces lois, les dirigeants politiques actuels, confrontés à une société pluraliste, préfèrent compter davantage sur les ajustements sociaux de l’Etat-providence et sur une vision procédurale du social que sur des valeurs fondamentales partagées. Certains gouvernements semblent avoir déjà tiré les leçons de cet état de fait : à en croire le cardinal Simonis, archevêque d’Utrecht, «les choses sont allées si loin [en Hollande, où les liens Eglise/Etat étaient plus forts qu’en France] que la croyance chrétienne et l’Eglise n’ont plus aucune signification publique pour le gouvernement. Le gouvernement voit seulement dans ses citoyens des individus, qu’ils soient croyants ou non».
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Les grandes religions en porte-à-faux
Cette nouvelle situation interroge les traditions religieuses. Elles insistent elles-mêmes sur leur apport théorique et pratique à la société civile. Elle se veulent participantes de l’intérêt général. Mais cette prétention n’est-elle pas aujourd’hui démentie par leur faiblesse croissante ? Elles deviennent simplement les groupes les plus importants parmi toutes les dénominations religieuses existantes, et elles ne sont donc plus coextensives aux sociétés européennes. Il y aura des «communautés confessantes», bien ancrées dans la foi et aussi dans le réel, mais plus nombreuses encore risquent d’être, à raison même de la demande de sens et de «spiritualité» dans des sociétés qui en semblent dépourvues, les communautés nouvelles fortement axées sur l’expérience et la vie spirituelle (charismatiques, évangéliques, pentecôtistes…). S’accroîtra aussi, dans le cadre des religions de la tradition, la part des «pèlerins», c’est-à-dire de ces croyants à la pratique intermittente mais intense, participant à des moments forts mais ponctuels [20]. Loin de moi de mépriser ces modes d’affiliation, mais les formes et surtout la force de leur implication dans le devenir des sociétés civiles n’ont pas de réponse évidente : ils seront une «goutte d’eau dans la mer» [21].
Les politiques qui se passent de l’instance religieuse ne sont nullement antireligieux : ils entérinent une situation qu’ils n’ont pas les moyens d’inverser - à supposer même qu’ils aient des convictions à ce sujet... Là aussi s’impose en effet le sacre de la société civile, avec le triomphe de l’individu : chacun peut dire à l’Etat : «C’est mon choix» (et mon droit, y compris avec des conformismes incroyables sous couleur de nouveauté). La société civile fait loi pour la sphère politique comme pour la sphère religieuse [22]. Je suis perplexe dès lors sur la capacité réelle des religions instituées à créer du «lien social» et à jouer un rôle important dans la formation et l’expression de l’esprit public [23]. Des individus, chrétiens et autres, certainement, à la mesure de leur place, de leurs responsabilités et de leurs initiatives dans la société. Des « communautés confessantes » et des groupes spirituels ayant une belle vitalité, peut-être, mais ponctuellement et de façon limitée [24].
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Questions nouvelles à la laïcité
De nouvelles questions sont aussi posées à la tradition laïque. Officiellement, elle n’aurait que faire du déclin des religions historiques. Cependant, je l’ai dit, d’une part, de nombreux compromis et des quasi-reconnaissances officielles ont été passés avec ces religions instituées, même si – on l’a vu tout récemment – l’idée d’un héritage religieux de l’Europe inscrite dans un texte officiel paraît impossible à accepter. D’autre part et surtout, le nouveau paysage religieux n’a pas grand chose qui puisse réjouir un laïc conséquent : phénomènes d’irrationalité de toutes sortes (en tout cas selon les critères de la raison des Lumières), absence de régulation d’un religieux tributaire de l’offre et de la demande, présence obsédante du phénomène sectaire.
Par rapport à ce dernier, en particulier, la République laïque se trouve en porte-à-faux. Répondant en partie à la demande de la société civile, les gouvernements ont depuis plusieurs années entrepris une véritable croisade anti-sectes.
On peut cependant se demander si les politiques de droite et de gauche qui poursuivent les sectes ne contreviennent pas à l’esprit de la laïcité « à la française », qui ne reconnaît aucun culte ni aucune association religieuse mais permet à tous, au nom de la liberté d’opinion et d’association, d’exister. En réalité, là encore, la société civile commande, car c’est en elle que les individus, obsédés par les droits de l’homme, la tolérance, les victimes, les dangers qui menacent les enfants, les bonnes affaires d’autrui qui paraissent louches…, requièrent que les responsables politiques combattent l’existence même des sectes, considérées comme des groupes criminels avant tout délit constitué. Le respect du pluralisme peut aller loin, mais ici il trouve ses limites : il s’arrête aux portes de ceux qui sont censés ne pas jouer le jeu – et que la rumeur stigmatise comme telles. Ce faisant, la République laïque s’intéresse bel et bien, et quoi qu’elle en dise, au contenu des croyances et aux pratiques des groupes religieux.
En sens inverse, au nom de l’égalité laïque et démocratique de traitement des associations cultuelles, des groupes sectaires réclament des mesures juridiques semblables à celles dont profitent les grands groupes religieux. Une demande qui paraît exorbitante à l’opinion publique et qui est stigmatisée par la plupart des médias. Le Conseil d’Etat et certains magistrats, au cours de procès intentés à des sectes, se sont montrés plus ouverts que l’opinion publique à cette égalité de droits [25]. D’autres pays européens, même lorsqu’ils ont des cultes reconnus par la Constitution, accordent un traitement juridique plus favorable à des groupes minoritaires, mettant là comme en d’autres domaines le droit en accord avec l’état des mœurs.
Paradoxalement, avec la lutte antisectes, la République laïque tend à donner par comparaison une meilleure image des grandes religions. Mais c’est une apparence : quand les grandes religions résistent à l’opinion commune, elles sont sévèrement jugées; et sur des affaires sensibles (comme récemment la pédophilie), le droit a tendance, conformément à la demande sociale là encore, à ne plus leur reconnaître de spécificité.
Il est difficile d’espérer que les évolutions religieuses analysées par les sociologues, avec des arguments de poids, puissent s’infléchir dans les décennies qui viennent. C’est d’autant plus impensable qu’au-delà des aspects sociologiques, le christianisme européen, et particulièrement le catholicisme, font l’objet, dans des milieux culturels limités, mais influents, d’un incroyable ressentiment, d’un rejet viscéral, où se mêlent inextricablement des raisons récentes – la fureur contre une certaine résistance à l’individualisme, en particulier à la permissivité dans les comportements sexuels - et anciennes. Une forme de culpabilité s’expulse sans doute dans ces ressentiments… mais laissons ces interprétations de psychanalyse collective. En tout cas, dans ce contexte, la parole des Eglises en Europe - la catholique surtout – n’est pas seulement affaiblie : elles est aussi fortement délégitimée dans l’espace public.
Pour autant, l’avenir n’est pas écrit : est-il impensable que de nouvelles générations, dans une ou deux décennies, ressentent le désir de retrouver la mémoire de leurs origines et de renouer avec un héritage mis sous le boisseau par la génération de leurs pères ? Il se passerait alors pour le christianisme ce qui – dans une mesure qu’il ne faut certes pas enjoliver – est arrivé au judaïsme : il y a quelques décennies, on le croyait tellement «assimilé» que beaucoup, y compris dans ses propres rangs, comptaient sur sa disparition à terme. C’est le contraire qui s’est produit : on a assisté, en passant par une histoire tragique certes, à une renaissance depuis deux ou trois décennies – renaissance réelle malgré des aspects ambigus (identitaires, par exemple). Cette renaissance est-elle exclue pour le christianisme ?
Dans l’immédiat, si on se place dans la perspective du « lien social », la question qui se pose à lui pourrait se formuler ainsi : que faire par rapport à l’individualisme conquérant ? Jusqu’à présent, aucune réponse satisfaisante n’a été apportée par les Eglises à cette question. Les religions en général, et le christianisme en particulier, ne peuvent pas être le simple envers de cet individualisme, les champions de l’engagement et de la solidarité, les créateurs de communautés qui se font les détracteurs de la liberté personnelle des modernes. En sens inverse, chacun sent bien que l’aplatissement pur et simple devant les requêtes des individus n’a pas davantage de sens. Les Eglises n’ont pas encore appris à combiner heureusement le «je» de l’individu et le «nous» du collectif ou de la communauté.
On pourrait aussi se demander : étant acquis que les croyants doivent peu ou prou être au «service du bien public», que signifie cette expression quand il s’agit de groupes religieux ? «Favoriser le lien social», avec l’idée implicite de se couler dans les projets constructifs de l’Etat gestionnaire, est-il la meilleure façon d’y répondre  ? La question se pose dès lors que les groupes religieux ne sont plus renvoyés à des fonctions de structuration, ou de subsidiarité, ou de suppléance (fussent-elles implicites, comme en France). Non pas qu’il faille renoncer à ces fonctions, mais il faut peut-être renoncer à penser qu’elles sont seules essentielles ou utiles. Ce qui peut être utile aussi, c’est la capacité de création de sens et d’écarts pratiques propres, sans lien immédiat avec l’Etat et l’intérêt général. Ce sont aussi des voies (et des voix) divergentes, à l’écart des conformismes consuméristes et libéral-libertaires de la société civile, y compris des dérives du «victimisme» - ceci dans le cadre du droit commun certes, mais avec des utopies et des formes de vie qui ne sont pas nécessairement congruentes avec celles des majorités «loft-storisées». Le risque, c’est la secte, ou d’être traité de secte. Mais s’il faut sortir de la vision sociologique qui assigne aux religions uniquement un rôle substantiel dans l’Etat, il faut aussi inciter l’Etat laïc à admettre que des croyants puissent ne pas être des bien-pensants dans la société civile postmoderne.



1 /Robert A. Nisbet, La tradition sociologique, coll. Quadrige, Puf, 1996, p. 277. 
2 /Cf. parmi beaucoup d’autres, Danièle Hervieu-Léger et Jean-Paul Willaime, Sociologies et religion. Approchesclassiques, Puf, 2001, ch. 2. Cf. aussi Pierre Bréchon, Les grands courants de la sociologie, Presses Universitaires de Grenoble, 2001. 
3 /Danièle Hervieu-Léger et Jean-Paul Willaime, id., p. 70. 
4 /Id., p. 112. 
5 /Pierre Bréchon, id., p. 69. 
6 /L’ouvrage récent, Le religieux des sociologues. Trajectoires personnelles et débats scientifiques, L’Harmattan, 1997, où s’expriment les sociologues de la religion d’aujourd’hui, ne dément pas, me semble-t-il, ce qui précède : malgré la diversité des points de vue, l’intérêt pour la dynamique interne des religions est manifeste. 
7 /Là aussi, parmi beaucoup, cf. Jean Boussinesq, «Laïcité au pluriel», Projet n° 225, p. 7-15. J. Boussinesq met en lumière de façon très convaincante la «philosophie libérale au bon sens du mot» qui préside à nos institutions laïques. Mais on ne peut oublier entièrement le contexte de la «guerre des deux France», qui a littéralement produit deux religions mimétiques et antagonistes ; cf. Jean-Paul Willaime, «Laïcité et religion en France», dans Identités religieuses en Europe, sous la direction de G. Davie et D. Hervieu-Léger, La Découverte, 1996, p. 158-163. 
8 /On en trouve des traces dans le livre édité par la Ligue de l’Enseignement, Vers un humanisme laïque du IIIe millénaire. Réflexions pour un humanisme laïque renouvelé, Le Cherche Midi Editeur, 2000.   
9 /Paul Valadier, op. cit., p. 88-90. Cf. aussi René Rémond, «La laïcité», ch. 4 du livre collectif Les grandesinventions du christianisme, Bayard Editions, 2000, p. 97-116. 
10 /Jean-Claude Eslin, Dieu et le pouvoir. Théologie et politique en Occident, Seuil, 1999, p. 260. 
11 /Titre du numéro spécial d’ Esprit de juin 1997, qui contient enquêtes et analyses sur ce thème. 
12 /Cf. Jean-Louis Schlegel, Religions à la carte, Hachette, 1995. De nombreux livres ont décrit ces dernières années la nouvelle situation religieuse. Cf. récemment, sous la dir. de Pierre Bréchon, Les valeurs des Français. Evolutions de 1980 à 2000, Armand Colin, 2000, ch. 7 (Yves Lambert : «Développement du hors piste et de la randonnée», p. 129-153). Pour une approche européenne, cf. Identités religieuses en Europeop. cit.   
13 /Selon Yves Lambert, dans Futuribles, janvier 2001, «Le devenir de la religion en Occident», p. 38; dans le même sens, l’article qui suit, de Pierre Bréchon, «L’évolution du religieux». 
14 /Cf. B. Ugeux, Guérir à tout prix ?, L’Atelier, 2000, ou Jean Vernette et Claire Moncelon, Les nouvellesthérapies, Presses de la Renaissance, 1999. 
15 /La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, coll. Le Débat, Gallimard, 1998. 
16 /Marcel Gauchet, dans Projet n° 225, op. cit., p. 44. 
17 /Marcel Gauchet, La Religion dans la démocratieop. cit., p. 76-77. 
18 /Mais à rapprocher des cellules d’aide psychologique convoquées pour permettre aux survivants et aux familles d’affronter la mort et le deuil : au prêtre le culte, au «psy» le soutien spirituel, dans un contexte où la crise de la foi en l’au-delà rend la mort plus difficile à affronter. Il s’agit d’une sécularisation de la situation de catastrophe. 
19 /Sur la «société victimale», ressort essentiel du social dans la société civile d’aujourd’hui, cf. Antoine Garapon et Denis Salas, La République pénalisée, Hachette, 1996. 
20 /Cf. D. Hervieu-Léger, Le Pèlerin et le converti, Flammarion, 1999. 
21 /C’est le terme qu’employait naguère Michel de Certeau pour dire le sort – accepté par lui – du croyant dans la société moderne : cf. (avec Jean-Marie Domenach), Le Christianisme éclaté, Seuil, 1974, p. 79-89. 
22 /Pour plusieurs lois récentes (parité, PACS…), le gouvernement – Monsieur Jospin en premier – ainsi que les parlementaires ont semblé plutôt réticents au départ, en tout cas sur l’extension de ces lois. Ils les ont avalisées sous la pression de lobbies à la fois puissants et habiles, et devant une opinion publique passéiste. 
23 /Comme dit Jean Weydert dans Projet n° 240, op. cit., p. 98. 
24 /Je pense à une communauté comme Sant’ Egidio, fondée par des laïcs italiens dans les années 70 (40000 membres aujourd’hui), qui a proposé sa médiation dans le domaine politique (entre islamistes et pouvoir algérien notamment). 
25 /Récemment, en Allemagne, la Cour fédérale constitutionnelle de Karlsruhe a donné raison, contre la Cour fédérale administrative de Berlin, aux Témoins de Jéhovah, qui réclamaient le statut juridique des autres communautés religieuses (celui de «corporations de droit public»). En France, ce statut a été refusé jusqu’à présent aux Témoins (et à d’autres groupes «sectaires» qui le demandent).
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Message  Arlitto Jeu 9 Juin 2016 - 20:21

Quelles sont les relations entre religion et politique aux Etats-Unis aujourdhui?
 by KRYTYKA.org · in Artykuły naukowe


Autor: Ewa Golik
 
La premiere devise officielle americaine, celle qui orne le Grand Sceau des Etats Unis, est d’un laicisme antique irreprochable : E Pluribus Unum – formule annoncant la construction unitaire d’une nation ethniquement multiculturelle et religieusement plurielle. Une autre devise, In God We Trust a ete introduite pendant la guerre de Secession et, en 1957, pendant la guerre froide, la formule obtenait l’acceptation officielle du Congres. Trois ans avant, le meme Congres avait ajoute One Nation Under God au texte du serment au drapeau, pour signifier que l’Amerique etait bien une nation chretienne en lutte contre le communisme athee. Il apparait que dans les moments difficiles, la nation americaine s’addresse officiellement a Dieu et on peut constater que c’est la ou se trouvent les debuts du phenomene de la religion civile aux Etats-Unis.I. Laicite des Etats-Unis – les lois officielles et la religion civile.

A. Les lois officielles.
Il faut rappeler que les fondateurs des Etats-Unis d’Amerique, proviennent, pour une large part, de religions protestantes differentes, d’ou, l’idee d’un pays devenu laique. En effet, le Bill of Rights institue une veritable separation entre l’eglise et l’etat en prohibitant toute religion officielle. De meme, la Constitution des Etats Unis interdit tout test religieux pour choisir les plus hauts dignitaires de l’Etat.
La premiere devise officielle americaine, celle qui orne le Grand Sceau des Etats Unis, est d’un laicisme antique irreprochable : E Pluribus Unum – formule annoncant la construction unitaire d’une nation ethniquement multiculturelle et religieusement plurielle. Une autre devise, In God We Trust a ete introduite pendant la guerre de Secession et, en 1957, pendant la guerre froide, la formule obtenait l’acceptation officielle du Congres. Trois ans avant, le meme Congres avait ajoute One Nation Under God au texte du serment au drapeau, pour signifier que l’Amerique etait bien une nation chretienne en lutte contre le communisme athee. Il apparait que dans les moments difficiles, la nation americaine s’addresse officiellement a Dieu et on peut constater que c’est la ou se trouvent les debuts du phenomene de la religion civile aux Etats-Unis.
B. La religion civile.

Pour les USA, pays constitue d’immigrees (les indigenes etant exclus de la vie d’etat), la religion chretienne commencait a apparaitre comme le fondement d’une sorte de communaute morale meme si elle demeurait une communaute imaginee. Pendant la guerre froide, les deux concepts les plus signifiants de la politique des Etats-Unis d’aujourd’hui ont evolues dans le discours officielle du pays : il s’agit du concept de la nation choisie et du concept du messianisme national. Ces derniers se manifestent par la conviction que la democratie, la liberte, et l’avancement economique et social etait donne par Dieu aux Americains ; ceux-ci legitiment les actions ayants comme l’objectif la diffusion des vertues americaines – ce paradis sur la terre – « au nom du Dieu ». Ayant au debut une fonction positive en generale (l’unification morale des citoyens americains), la religion chretienne etait transformee (dans le discours oficiel) en « religion civile », pratiquant ainsi davantage l’adoration de la nation que celle de Dieu.
A partir de cette epoque, la demagogie de la nation choisie etait utilisee par les presidents et leurs administrations sans egard a l’orientation politique, etant egalement tres presente dans la politique de G.W. Bush Jr. qui est sans aucun doute le president le plus publiquement devot de ces dernieres decennies. Malgre cela – ou peut etre a cause de cela – il est aussi celui qui fait preuve du plus grand opportunisme ideologique dans sa manipulation de la carte religieuse en fonction de ses besoins de politique interieure et internationale. Neanmoins, apres les evenements du 11 septembre 2001 (alors, un moment tres difficile pour la nation americaine) sa rhetorique cherchera a rencontrer un terrain susceptible de favoriser sa reelection presidentielle.

II. Populisme religieux officiel – l’administration de G. W. Bush Jr. et la societe americaine.
A. « L’evangelisation » et le messianisme. L’administration de G. W. Bush Jr.
Etant constitue en majorite de methodistes, le gouvernement americain d’aujourd’hui legitime sa politique, interieure et internationale, par les mots de Bible. Recemment, dans le cadre de la politique interieure, (2004) l’interdiction des marriages homosexuels par la majorite des gouverneurs republicains a entre autre ete motivee par un necessaire respet a la loi de Dieu. En outre, l’administration de G. W. Bush Jr a finance, a l’aide du budget national, les faithbased initiatives, les associations proches des eglises chretiennes que G. W. Bush Jr, lui meme, met en oeuvre malgre la separation de l’etat et des eglises, en forcant l’idee de « solution spirituelle aux problemes sociaux ». En general, le leitmotiv republicain envers la politique interieure et de la vie quotidienne peut etre resume comme suit : respectez Dieu, messianisme de la nation ; defendez les valeurs de la famille et la priere a l’ecole, luttez contre la permissivite, l’avortement, l’homosexualite, et ayez de la mefiance a l’egard des idees liberales et de l’Etat federal. Pour le monde exterieur, neanmoins, c’est le populisme messianique de la politique internationale qui peut constituter une menace.
Apres les evenements du 11 septembre 2001, le president a opte pour une theologie adaptee aux plans guerriers qui annoncait une riposte immediate en Iraq. En presentant une flexibilite theologique oscillant entre methodisme et calvinisme (selon les destinataires), le president a presesente une vision de la guerre (« croisade ») qui opposait le Bien (les Etats-Unis chretiens) au Mal (Iraq, Osama ben Laden, le terrorisme islamique…), vision qui voulait afficher les Etats-Unis comme etant un pays choisi et « responsable », avec une vision de la croyance comme identite nationale – cette utopie mobilisatrice legitimant une expansion imperiale presente comme ineluctable, car benie par Dieu. En utilisant le peur, les documents faux et la benediction de Dieu, l’administration de G. W. Bush Jr commencait la guerre politiquo-strategique, «mission » qui malhereusement n’etait pas accomplished jusqu’a aujourd’hui…

B. Les effets du populisme officiel. La societe americaine.
Il n’existe rien comme l’Eglise americaine national ou la religion civile universelle.
Aux Etats-Unis, il y a un vrai « coctail » des eglises qui a limite, en fait, les effets du discours nationaliste messianique. La grande majorite des responsables religieux s’est en fait prononcee contre la marche unilaterale de la guerre preventive commencee par l’Eglise methodiste, dont le president et le vice-president sont membres. En revanche, les predicateurs evangeliques conservateurs l’ont soutenue et encouragee, mais ils ont aussi adopte des positions intolerantes embarrassantes pour l’administration. En fait pour la grande majorite des Eglises americaines, Dieu, evoque par G W. Bush Jr est une figure rhetorique, une allegorie de la democratie universelle, pleinement instrumentalisee par le pouvoir politico-strategique.
C’est vrai que la majorite des americains sont chretiens (80%), et qu’il existe des lobbies tres forts d’evangeliques. De la meme facon, la religion chretienne a une position priviligee dans la societe americaine (les fetes chretiennes, par exemple, sont les seuls officiellement celebres). L’influence de la religion dans les choix des Americaines est surtout visible pendant les campagnes presidentielles quand la foi des candidats devient le sujet des debats publiques , qui est, en fait, contradictoire a la Constitution des Etats-Unis. Mais ce sont les choix prives des citoyens d’USA – la majorite des americains ne supporte pas le discours officiel du messianisme national, nation choisie, etc. Les resultats des enquetes menees depuis les attaques du 11.09.2001 montrent que 80% des americains estime que l’on peut etre un bon Americain sans adherer aux valeurs judeo chretiennes et ce meme si l’on ne croit pas en Dieu (84%) ; 50% pensent que les Etats-Unis jouissent d’une protection divine particuliere, mais presque tous estiment aussi que c’est le cas des autres pays. A leurs yeux, Dieu ne marque pas de preference et protege l’entierete de sa creation, une conviction qui sape l’efficacite de la theologie americaine et du droit divin du president. Alors, on peut speculer que la rhetorique messianique du president, en fait, est utilisee pour legitimer les actions politiques mais seulement envers un secteur du public qui deja les soutient.

Conclusion.
La politique imperialistique de l’administration de George W. Bush Jr aujourd’hui n’est pas menee au nom de Dieu, mais au nom de l’ideologie republicaine partagee par le centre conservateur des Etats-Unis. Les accidents de 11.09.2001, la peur devant le terrorisme islamique, les armes de destruction massive ont donne l’opportunite d’utiliser l’ideologie du messianisme national pour atteindre les buts politiquo-strategiques attendus depuis longtemps. Le discours religieux etait seulement l’ornement pour legitimer la politique, comme cela s’etait deja produit de nombreuses fois dans l’histoire. On voit que l’ideologie du messianisme des Etats-Unis est utilise seulement quand c’est confortable – il n’y rien de messianisme par exemple dans l’action de bloquer l’aide financiere pour la lutte contre le sida en Afrique ou la reduction d’aide social aux USA. En fait, les liaisons entre la politique et la religion dependent des buts politiques.
Bibliographie.
Fath Sebastian, « Le troisime stade de la religion civile americaine », Revue Esprit, aout/septembre 2004
Lancorne Denis, « Mais non cette guerre ne fut pas une croisade », Le Monde 17 avril 2003
Richet Isabelle, « La religion influence-t-elle la politique etrangere au Etats-Unis ? », Le Debat, novembre/decembre 2003
Said Edward, « L’autre Amerique », La Monde diplomatique, mars 2003
Tincq Henri, « Cocktail de conservatisme, de patriotisme et de ferveur religieuse », Le Monde, 29 aout 2004
Tincq Henri, « L’encre du savang et le sang du martyr », Le Monde, 2 octobre 2001
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Message  Arlitto Jeu 9 Juin 2016 - 20:21

Dossier: [ltr]Religion[/ltr]
Religion et politique

Louise Melançon
Pour répondre à l'objectif de notre rencontre, j'aborderai la question très complexe des rapports entre la religion et la politique du point de vue de la théologie de la libération. Plus précisément, j'indiquerai 1) la problématique à l'intérieur de laquelle la théologie de la libération pose ces rapports et 2) quel type de réponse elle veut apporter aux questions suivantes: la religion a-t-elle un mot à dire en politique? et peut-elle inspirer un projet de société?


La théologie de la libération

Il convient d'abord d'établir la problématique de la théologie de la libération1 à partir de deux faits sur lesquels elle s'appuie: la maturation de la conscience politique dans le Tiers-Monde, comme ailleurs dans nos sociétés contemporaines, et son effet de sensibilisation sur les chrétiens.

1. En premier lieu, sous l'impact de plusieurs faits historiques, dont le développement des sciences et particulièrement des sciences sociales, un nombre de plus en plus considérable d'hommes seraient devenus conscients d'être sujets de l'histoire, de plus en plus engagés dans la transformation des structures sociales injustes et décidés à participer à la gestion politique. Ce fait témoignerait d'une nouvelle compréhension du politique comme dimension englobant toute l'activité humaine et non plus comme un secteur de la vie humaine, à côté de la famille, des loisirs et du métier.

En plus de cette vision englobante plutôt que sectoriale de «la chose publique», s'ajoute une conception plus démocratique ou populaire: la politique n'est pas une activité réservée à une petite partie de l'humanité, à une élite aux mains de laquelle reviendrait le gouvernement des peuples et toute la responsabilité politique. Elle serait plutôt le champ collectif de la réalisation de l'humanité, le lieu d'exercice de la liberté pour tous, majorités, masses populaires ou peuples. Et la politique dans son sens restreint, à savoir l'exercice du pouvoir, se situerait à partir de cette globalité de la chose publique.

Une telle conception de la politique n'ignore pas les autres dimensions de la vie, mais s'oppose à une compartimentation des activités qui risque de distraire les citoyens des conditions concrètes de leur vie. Par ailleurs, le développement des sciences sociales a permis d'identifier les causes de l'aliénation des masses, les mécanismes du système capitaliste, enfin de prendre conscience des facteurs aussi bien économiques que socio-culturels qui produisent les injustices, les aliénations, les oppressions. Aussi la praxis sociale se radicalise. On veut construire une société plus juste, «mettre fin à la soumission de certains pays à d'autres pays, de certaines classes sociales à d'autres classes sociales, de certains hommes à d'autres hommes».2 En un mot, on veut remplacer l'ordre actuel des choses par un autre qualitativement différent: nous voici avec une conception révolutionnaire de la politique. De cette radicalisation s'ensuit l'aspect particulièrement conflictuel du domaine politique: il faut prendre pour acquis la lutte des classes et assumer les affrontements nécessaires à l'établissement de la paix et de la justice sociales.

2. En second lieu, les chrétiens traditionnellement peu habitués à une telle approche de la réalité politique en sont venus, peu à peu et en nombre de plus en plus grand, à accepter une telle vision et à s'engager dans des luttes de libération. Ils ont ainsi montré, comme l'affirme Gutierrez, que «la praxis sociale devient graduellement le lieu même où le chrétien joue avec d'autres son destin d'homme et sa foi au Seigneur de l'histoire».3 La foi ou la religion4 - serait une réalité d'ordre existentiel qui se vit dans le monde, dans l'histoire, et donc dans le champ du politique, au lieu d'être une réalité séparée que l'on pourrait vivre en dehors et d'une certaine façon à l'abri des engagements historiques.

En un mot, la religion n'a pas un domaine propre à l'écart des choses de ce monde, soit dans la vie privée opposée à la vie publique, soit dans le coeur de chaque croyant, mais elle se vit au coeur même des réalités humaines, dans des conditions concrètes, culturelles, économiques, sociales et politiques. Il apparaît alors de plus en plus clair que la conscience humaine - et la conversion du coeur - est en «rapport de dépendance réciproque»5 avec les structures de la société.

C'est dire que le rapport de la religion à la politique n'existe pas seulement par l'intermédiaire de l'éthique, le croyant devant accomplir son devoir sur le plan politique, comme ailleurs, à la lumière de sa conscience. Il n'existe pas non plus purement au niveau du rapport entre l'Eglise et l'Etat, le fidèle devant défendre les intérêts de l'Eglise-institution. Mais dans cette problématique, la foi elle-même a une dimension politique comme toute réalité humaine. Elle ne se réduit pas à cette dimension comme d'autres réalités (l'amour, la famille); mais elle ne peut s'y soustraire non plus. 

La religion et la politique seraient dans une «union historique... sans division ni confusion».6 De telle sorte que les chrétiens vivent leur Foi et en découvrent le sens dans leurs engagements terrestres, y compris politiques.


Religion et politique

Avec une telle problématique, la théologie de la libération affirme prendre ses distances vis-à-vis les réponses données au cours de l'histoire à ce problème du rapport de la religion à la politique, réponses qui ont encore, d'ailleurs, des répercussions dans nos sociétés. D'une part, par son type de réponse, la théologie de la libération prétend dépasser le modèle unitaire de la «chrétienté» où, par suite de la collusion des pouvoirs civils et religieux, religion et politique (entendons Eglise et Etat) sont deux réalités qui s'appuient l'une sur l'autre pour défendre leurs intérêts réciproques quand elles ne se font pas la guerre au nom de ces mêmes intérêts. Dans une telle mentalité de chrétienté, les réalités terrestres n'ayant pas de consistance propre, la religion s'impose à la politique. Au nom de la vérité révélée, l'Eglise croit posséder le meilleur modèle de société et devoir corriger les insuffisances et les faiblesses du pouvoir politique. Selon ce modèle, non seulement la religion a un mot à dire dans la politique, mais elle a une parole prépondérante; de plus, elle est convaincue d'être le seul architecte d'une cité parfaite.7

D'autre part, la problématique sur laquelle s'appuie la théologie de la libération remet aussi en question la réponse donnée par le modèle dualiste qui a suivi le phénomène de sécularisation. Reconnaissant l'autonomie de la société temporelle, la société ecclésiale lui abandonne aussi la construction du monde pour se réserver une mission propre: l'évangélisation, et ce qu'on appellera, à cette époque des mouvements d'Action catholique, l'animation du temporel.8 Cependant, une telle conception de la présence de l'Eglise dans le monde (symbolisée par l'image du ferment dans la pâte) ne supporte pas d'intervention directe dans le domaine politique: le résultat en est que la foi se réfugie dans le domaine de l'intériorité, dans le privé et ne se veut d'impact dans le domaine public que par l'intermédiaire de la conscience du citoyen ou militant chrétien. A la limite, la religion n'a pas son mot à dire en politique et peut même se laver les mains de toute compromission politique. Le projet de cité parfaite que l'Eglise proposait dans les siècles antérieurs est remis à plus tard, dans l'au-delà, dans un Royaume éternel. Il ne reste plus qu'un modèle de comportement individuel selon la place qu'on occupe dans la société.9

Le type de réponse prôné par la théologie de la libération concernant l'articulation religion-politique veut permettre à la fois leur unité concrète et leur spécificité. En réaction, particulièrement, avec le dernier modèle où la non-intervention politique est utilisée par les groupes dominants pour leurs intérêts et sert à maintenir le statu quo, les chrétiens conscients de la situation aliénante de grandes masses populaires s'engagent dans les luttes de libération. Leur option pour les exploités est en même temps option de foi: leur foi se fait praxis de libération. A partir de cette option de solidarité, les chrétiens repensent leur foi et celle-ci interpelle à son tour leurs pratiques de libération. Cette unité concrète de deux réalités humaines spécifiques se fait indubitablement dans la personne-individu, mais elle se fait en même temps dans une collectivité, une communauté. Une telle option pour les pauvres entraîne «une nouvelle façon d'être homme et d'être chrétien».10 Mais elle implique aussi une nouvelle manière de vivre en commun qui se traduit dans un projet politique: négativement, contre le système capitaliste ou la propriété privée des biens de production; positivement, pour un certain socialisme ou la propriété collective des biens de production.

De cette façon, la théologie de la libération met de l'avant un nouveau rapport foi-politique où non seulement la foi a son mot à dire en politique, par la dénonciation des distorsions d'un certain système socio-économique, mais aussi la conscience et la pratique politiques telles qu'indiquées plus haut permettent une compréhension nouvelle de la foi. Il s'agit donc d'une circulation vivante, dynamique, concrète entre deux réalités qui ne s'identifient pas, mais sont unies par la même visée: l'humanisation, le salut, le Royaume de Dieu.

«Le parti-pris pour les pauvres et les groupes sociaux opprimés, les luttes du prolétariat d'Amérique latine - et d'ailleurs - une nouvelle perception du monde politique, les exigences d'une praxis historique de libération - tout cela nous situe dans un monde différent et nous fait expérimenter une "spiritualité" nouvelle au coeur même de cette praxis. C'est cette expérience qui devient pour nous la matrice d'une nouvelle compréhension de la Parole, don gratuit de Dieu qui pénètre l'existence humaine et la transforme.»11

Pour la théologie de la libération, il n'y a pas de doctrine révélée qui permette à l'Eglise de proposer un modèle de société: la politique n'a pas à recevoir ses règles, ses projets ou ses utopies de la religion. Par ailleurs, la religion n'a pas un domaine propre à l'écart des options et des enjeux politiques.

En ce qui concerne le christianisme, le rapport à Dieu se vit dans les conditions mêmes de l'ordre créé tout en y introduisant une brèche qui l'ouvre constamment sur un monde meilleur:

«L'Evangile ne nous fournit pas une utopie: celle-ci est une oeuvre humaine, tandis que la Parole est un don gratuit du Seigneur. Mais l'Evangile n'est pas étranger au projet historique, au contraire: projet humain et don de Dieu s'impliquent mutuellement.»12


Notes
1 Pour cet expposé, je me réfère surtout à G. Gutierrez.
2 G. GUTIERREZ, Théologie de la libération, Lumen Vitae, 1974, p. 61.
3 Ibid., p. 62.
4 Je n'entrerai pas ici clans cette distinction.
5 G. GUTIERREZ, Praxis de libération et foi chrétienne (cours donné aux E.U., 1974), p. 20.
6 J.C. SCANNONE reprend ainsi la formule de Chalcédoine dans Les luttes de libération bousculent la théologie, Paris, Cerf, 1975, pp. 146-149.
7 Cf. AUGUSTIN, La cité de Dieu.
8 Domaine d'ailleurs réservé aux laïcs: ce qui amplifie la distinction clercs-laïcs.
9 Morale du Patron, morale du travailleur, morale des riches, morale des pauvres.
10 G. GUTIERREZ, op. cit., p. 14.
11 Ibid., p. 24.
12 G. GUTIERREZ, Théologie de la libération, p. 248.
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Message  Arlitto Jeu 9 Juin 2016 - 20:22

Politique et religion à la Modernité : Machiavel, Hobbes et Spinoza


Religion et politique ont longtemps été pensées comme indissociables, que ce soit sous la forme d'une théologie civile dans l'Antiquité gréco-romaine ou sous celle de l'augustinisme politique dans le Moyen Âge chrétien : immanentes l'une à l'autre ou dans un rapport de subordination, les sphères politique et religieuse semblaient inextricablement nouées. C'est pourtant ce lien étroit que la philosophie moderne a petit à petit défait, en commençant par jeter les bases théoriques d'un État souverain débarrassé de toute tutelle théologique. Machiavel, Hobbes et Spinoza, chacun à sa manière, ont contribué à ce mouvement.
Le Prince de Machiavel
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Les premiers frémissements de ce mouvement d'affranchissement de la pensée politique sont déjà perceptibles au 16e siècle chez le philosophe hors norme qu'est Machiavel.Le Prince, écrit en 1513, marque une profonde rupture avec la tradition antérieure des manuels à l'usage des princes par l'anti-conformisme radical qu'il manifeste vis-à-vis de la morale chrétienne. Les vertus habituellement prônées par les conseillers des princes (sagesse, patience, modération, bonne foi, clémence...) sont toutes battues en brèche par le philosophe florentin qui leur préfère un ensemble de qualités variant en fonction des circonstances et répondant uniquement à un impératif d'efficacité. Le prince vertueux se mue en prince habile dont le but premier est d'acquérir et de préserver l'État (mantenere lo stato). En faisant fi de la morale chrétienne, l'œuvre de Machiavel manifeste l'indépendance de la pensée politique à l'égard de toute tutelle idéologique, la politique devenant un domaine de savoir autonome.
Mais la religion n'est pas pour autant négligée par Machiavel : elle fait entièrement partie de l'imaginaire des hommes et constitue de ce fait  une des clés de voûte de la vie politique. Le réalisme machiavélien veut en effet que l'on tienne compte de la « vérité effective de la chose », c'est-à-dire de l'expérience plutôt que d'un idéal illusoire. Or cette expérience nous apprend que le peuple vit dans l'opinion et l'imagination. La religion relève de ce règne de l'apparence qui façonne les rapports de pouvoir entre les hommes. C'est bien la religion qui, dans Les Discours sur la première décade de Tite-Live, participe au succès de la république romaine en favorisant un état d'esprit fier, libre et courageux. Et c'est encore la religion, chrétienne cette fois, qui, du temps de Machiavel, mobilise les foules. L'atteste le succès du moine dominicain Savonarole, qui canalisa la ferveur populaire et parvint même à instaurer une république puritaine à Florence durant quatre années à la fin du 15e siècle.  Même si Machiavel n'a que mépris pour la religion chrétienne (elle a, selon lui, entretenu la division de l'Italie et favorisé des mœurs dissolues), le prince doit néanmoins pouvoir s'adapter à cette donne et feindre autant que possible  la religiosité pour paraître pieux aux yeux du peuple. Ce qui ne doit nullement l'empêcher d'« entrer dans le mal » si la nécessité l'exige, c'est-à-dire si la préservation de l'État l'impose. Avec Machiavel, la religion devient donc un instrument de ruse aux mains du prince. Cette subordination du religieux à des fins politiques lui vaudra une réputation sulfureuse durant plusieurs siècles.

Hobbes et le Léviathan
Forum Religion et Politique Leviathan_libro
Parmi les lecteurs de Machiavel, Hobbes et Spinoza lui voueront une grande admiration. Ils se montreront particulièrement sensibles à sa prise en compte de l'imaginaire, ainsi qu'à son refus de toute emprise de la religion sur la pensée politique. Dans le célèbre Léviathan (1651), Hobbes sera le premier à proposer une théorie de l'État souverain comme artifice purement humain issu d'un « contrat social ». À une époque où partout le pouvoir du Roi se pense en terme de droit divin et où « toute autorité vient de Dieu », fonder la légitimité du pouvoir non plus sur des principes théologiques mais sur une pure convention est proprement révolutionnaire. Si Hobbes est encore aujourd'hui considéré comme le fondateur de l'État moderne, c'est bien parce qu'il a pu penser l'État comme la production des hommes, qui se donnent à eux-mêmes leurs propres lois et institutions indépendamment de toute intervention divine.
Mais si le Léviathan a fait scandale, c'est aussi pour son interprétation de la Bible et pour la critique de l'Église qui en découle. En effet, Hobbes est parfaitement conscient de l'impact de l'imaginaire religieux sur les conceptions politiques de ses concitoyens : ceux-ci préfèrent encore mourir plutôt que risquer de désobéir à Dieu ; aucun souverain humain ne fait le poids face à un commandement supposé divin. C'est pourquoi Hobbes consacre plus de la moitié du Léviathan à réinterpréter la Bible. Il vise à convaincre ses lecteurs que le message biblique n'exige d'eux rien d'autre  que l'obéissance au souverain et la foi dans quelques dogmes très simples. L'Église romaine est accusée d'avoir abusé durant des siècles de la crédulité du peuple en inventant sans cesse des dogmes nouveaux sans lien avec la religion « vraie » (en particulier la croyance dans les enfers et l'idée que l'Église incarne le royaume de Dieu sur terre) dans le seul but d'en tirer le maximum de profit personnel.
En contestant ces dogmes largement partagés par la communauté chrétienne, Hobbes se met évidemment en danger. Mais cette réforme de l'imaginaire religieux est indispensable à la transformation de la culture populaire qu'il appelle de ses vœux : il faut débarrasser les hommes des peurs irrationnelles grâce auxquelles l'Église romaine prospère, rétablir les peurs rationnelles et utiles comme celles de la mort ou des sanctions infligées par le souverain, et permettre une meilleure compréhension de l'essence du pouvoir civil. On le voit, l'éducation du peuple ne se réduit pas à une critique de la religion « corrompue », mais consiste aussi à préparer les esprits à l'avènement d'une politique rationnelle et déthéologisée.
De Hobbes à Spinoza

Forum Religion et Politique Spinoza
Spinoza (1632-1677) présente de nombreux points communs avec Hobbes, mais fait un pas de plus vers la laïcisation de l'État. Comme lui, il rompt avec la pensée théologico-politique médiévale en effectuant un travail critique sur la Bible et sur la religion pour montrer comment théologie et politique (mais aussi théologie et philosophie) doivent absolument être distinguées. Comme lui, il défend farouchement le pouvoir politique de toute emprise religieuse et prône une totale autonomie de l'État, dont la légitimité ne se fonde plus sur aucun dogme théologique, mais uniquement sur des principes rationnels. Néanmoins, chez Hobbes, cette autonomie de la sphère politique n'entraîne pas pour autant la liberté d'expression dans l'espace public : certes, « la pensée est libre », nous dit Hobbes - c'est-à-dire que nul ne peut la contraindre par la force - mais les convictions personnelles relèvent du « for intérieur » de chacun et ne peuvent faire l'objet d'une manifestation publique qu'à condition d'être autorisée par l'État. Si le souverain le souhaite, il peut même imposer un culte particulier. Ce qui importe c'est que l'espace public soit entièrement sous la coupe du pouvoir civil et ne laisse entrevoir aucun dissensus qui ferait craindre un retour à l'« état de nature » des guerres de religions.


Si Spinoza peut, quant à lui, être considéré comme un précurseur de la laïcité, c'est parce qu'au-delà de la sécularisation du pouvoir politique, il a défendu la liberté de conscience (chacun est libre d'exprimer ses opinions et de les défendre publiquement), fondée sur la distinction principielle du droit public et du droit privé. La religion relève désormais du droit privé de l'individu : pas plus qu'il n'a à subir les pressions religieuses, l'État ne doit « prendre  parti » pour une option religieuse ou philosophique ; toute loi qui criminaliserait une opinion serait automatiquement source de violence. L'État devient ainsi instance de pacification qui ouvre un espace public libéré de toute tutelle, y compris étatique. L'Amsterdam du siècle d'or, terre d'asile des réfugiés politiques et lieu de coexistence de multiples religions et sectes, apparaît comme la préfiguration d'un gouvernement laïque qui conjuguerait séparation des pouvoirs, neutralité de l'État et pluralisme assumé.


De la laïcité

Au-delà du mouvement même de sécularisation, la laïcité suppose un mouvement d'arrachement, un écart à soi qui est tout sauf « naturel », un travail de la culture sur elle-même pour prendre distance vis-à-vis de ses croyances et pratiques et admettre de les relativiser. En portant ses convictions (religieuses, agnostiques ou athées) dans un espace public ouvert au débat, chaque citoyen accepte de les remettre en question ; il accepte aussi de reconnaître celles des autres, la « scène » publique se manifestant dès lors comme un lieu de rencontre, mais aussi de dissensus. En cela, la laïcisation des sociétés est indissociable du processus démocratique identifié par Claude Lefort comme le rejet de tout fondement intangible et l'acceptation d'une société irrémédiablement divisée, dont les valeurs sont sans cesse soumises à un débat « sans terme et sans garant ».

Néanmoins, et même si elle ne s'y réduit pas, cette lente et profonde révolution symbolique n'aurait pas été possible sans la séparation du théologique et du politique, à laquelle Machiavel, Hobbes et Spinoza ont contribué dès l'aube de la modernité.
Anne Herla
Février 2010

 


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[Anne Herla

 est chercheuse au Service de philosophie morale et politique de l'ULg, membre de l'Unité de recherche «Histoire et anthropologie des religions», auteur deHobbes ou le déclin du Royaume des Ténèbres.





 
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Message  Arlitto Jeu 9 Juin 2016 - 20:23

Religion et politique : deux puissances indissociables
 
Dans la société carolingienne, de la même façon qu'Église et État ne sont pas radicalement distincts, le sacré et le profane sont intimement liés : la religion chrétienne touche à tous les aspects de l'existence, et chacun est concerné par ses principes et ses lois. Le désir des souverains carolingiens d'unifier leur royaume passe donc également par une politique religieuse : pour que les populations aient conscience d'appartenir au même Empire, il faut qu'elles vivent avec les mêmes principes, les mêmes règles. L'empereur, chef spirituel autant que temporel, intervient aussi bien sur le plan de l'organisation du clergé que des préceptes théologiques : la gestion de l'Église est une affaire spirituelle, mais aussi politique et économique.

[ltr]Forum Religion et Politique 018_1b-bis[/ltr]

[ltr]Forum Religion et Politique 018_1a[/ltr]
Le pape et l'empereur, les deux piliers du pouvoir carolingien
Avant l'arrivée au pouvoir des Carolingiens, alors que les royaumes mérovingiens se disloquent sous la pression des multiples invasions barbares et en l'absence d'un pouvoir politique fort et centralisé, l'Église chrétienne en Occident doit compter sur elle-même pour maintenir son unité. Après les grandes invasions, l'ancien Empire romain a été démantelé, puis recomposé en entités régionales plus ou moins importantes et éphémères ; dans ce contexte troublé, c'est dans les monastères que s'est réfugiée une partie non négligeable des richesses et du savoir. C'est ainsi que les fondations pieuses se multiplient à l'époque mérovingienne, et leur population augmente en nombre à mesure que leurs domaines s'accroissent. Surtout, la présence dans ces monastères de nombreux membres des familles princières en fait bientôt – et ce phénomène ira s'accentuant à l'époque carolingienne – des relais ou des antichambres du pouvoir.

Sur ces territoires morcelés, et en l'absence d'autorité royale véritable, les tutelles politiques locales (l'évêque, le seigneur) n'exercent qu'une emprise limitée et parfois conflictuelle ; les grandes abbayes, elles, sont autant de mondes socialement structurés qui jouissent de privilèges importants, comme l'immunité (cette pratique née à l'époque mérovingienne leur accorde une certaine autonomie, et notamment des exceptions fiscales importantes). 

L'abbaye Saint-Denis en Ile-de-France, par exemple, jouit dès le milieu du VIIe siècle de cette immunité, qui lui permet de se soustraire à la juridiction de l'évêque pour ne dépendre que du pape : c'est lui qui, désormais, doit confirmer avec le roi l'élection de l'abbé par les moines de la communauté. Et c'est à Saint-Denis que le pape Étienne II sacre Pépin le Bref le 2 février 754, légitimant par ce signe fort l'accession au pouvoir de la nouvelle dynastie carolingienne.

Capables de vivre en autarcie, ces abbayes sont aussi tournées vers l'ensemble de la chrétienté ; et le rôle des missionnaires (les moines romains que le pape Grégoire envoie chez les Angles, les moines irlandais en Gaule) est essentiel dans le processus d'évangélisation progressive de ce qui s'apprête à devenir l'empire carolingien.

[ltr]Forum Religion et Politique Fr_6465_070-bis[/ltr]
[ltr]Forum Religion et Politique Fr_6465_076[/ltr][ltr]http://expositions.bnf.fr/carolingiens/grand/024_2.htm[/ltr] [ltr]Forum Religion et Politique Fr_6465_089v-bis[/ltr]

 
D'emblée, l'accession au pouvoir de la dynastie carolingienne est étroitement liée à l'Église chrétienne. Menacée par la puissance grandissante des Lombards, celle-ci a besoin de la protection militaire de l'Empire. La papauté cherche ainsi protection auprès des Francs et favorise, en retour, l'ascension de la nouvelle dynastie issue de Charles Martel, qui a repoussé les Arabes en 732. En 756, grâce aux armées de Pépin le Bref, l'État pontifical est créé. 

Inversement, l'Empire a besoin de l'appui de l'Église pour asseoir et étendre son pouvoir. Le christianisme est le seul véritable point commun à tous les peuples de l'empire, qui pratiquent des langues et des cultures différentes ; ciment de la communauté, L'Église constitue ainsi le véritable fondement de la stabilité de l'État franc. Le roi carolingien, avant même de devenir empereur, dirige politiquement et spirituellement l'ensemble de ses sujets. Cette conception de la responsabilité du roi dans le salut du peuple chrétien culmine avec le sacre de Charlemagne par le pape Léon III le 25 décembre 800, à Rome : l'empereur est désormais le chef spirituel et politique de l'Occident tout entier. L'Église chrétienne, le pape y compris, doit soutenir l'Empire par ses prières.

[ltr]Forum Religion et Politique 012_1a[/ltr]

Cette relation d'interdépendance se poursuit bien au-delà du règne de Charlemagne, durant toute l'époque carolingienne. On en voit la trace, par exemple, dans les Évangiles de Lothaire, réalisés à l'abbaye de Saint-Martin de Tours vers 850. Ce somptueux manuscrit s'ouvre sur un poème de dédicace à Lothaire Ier, inscrit en lettres d'or, qui témoigne des relations étroites qui existaient entre l'abbaye et la dynastie carolingienne, ainsi que du souhait de Lothaire de voir la communauté prier pour lui et sa famille. Le portrait de l'empereur qui y figure exprime symboliquement ces liens étroits entre religion et politique : représenté assis sur un trône incurvé en position frontale, les genoux écartés et le pied gauche légèrement en retrait, celui-ci est entouré de deux gardes armés, l'un d'une lance, le second d'un glaive, qui le couvent de leurs regards. Leur présence symbolise la protection divine qui est accordée à l'empereur. La dimension politico-théologique de ce portrait est suggérée par la proximité entre cette image et celle de la Majestas Domini siégeant sur un globe incarnant le Cosmos. Cette iconographie élaborée reflète les liens existant entre l'Église et la royauté, laquelle occupe une position de médiateur entre Dieu et les hommes.
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Message  Arlitto Jeu 9 Juin 2016 - 20:23

[size=130]La religion comme problème politique[/size]
parPaul Dumouchel 

Pages 236 - 247 Article suivant

1
Au lieu d’affronter directement la question « qu’est-ce que la religion ? », je me propose de l’approcher à partir d’un exemple de la manière dont la religion se retire d’un certain type d’activités qui seront par la suite considérées comme purement séculières. Plus modestement, car une telle entreprise est trop vaste pour un court article, je me propose de ne considérer qu’un seul aspect d’un seul moment dans le processus de séparation de l’Église et de l’État ou, pour le dire d’une façon plus exacte, qu’une dimension d’une étape du processus par lequel la politique, chez nous, devint séculière. Lorsqu’on demande « qu’est-ce que la religion ? », on suppose de façon implicite, par le seul énoncé de la question, que la religion constitue quelque chose de précis, un objet distinct des autres réalités sociales et dont nous sommes capables de déterminer les traits caractéristiques. Cela est vrai même lorsque nous partons d’un seul exemple. Le danger qui guette alors le chercheur, c’est de confondre le particulier avec le général et de construire une image de la religion à partir des traits d’une seule. Prendre la question indirectement à partir d’une transformation du religieux, de la réduction de l’aire sociale qu’elle occupe, n’implique rien de tel, pas même ce rapport entre le général et le particulier, lequel suppose que toutes les religions sont des espèces d’un même genre. Voir comment dans un cas particulier la religion est redéfinie, car c’est de cela dont il s’agit aussi, laisse ouverte de plus la possibilité qu’entre la religion et ce dont elle se détache, la continuité soit plus grande que ne laisse à première vue supposer cette rupture. Enfin, pareille démarche met l’emphase sur le caractère dynamique du phénomène religieux.

2
Plutôt que de le considérer comme une donnée fixe, elle s’attarde à ses transformations.

3
L’exemple que je me propose d’examiner est celui de l’articulation de la religion et de la politique, et de la séparation de l’Église et de l’État dans le Léviathan de Hobbes [ 1651]. Ce qui plus que tout fait l’intérêt de cet exemple, c’est que Hobbes pense véritablement l’articulation des deux domaines. Il ne se borne pas à énumérer les prétentions opposées du pouvoir séculier et de l’Église, à dire les unes légitimes et les autres sans fondement. Hobbes cherche au contraire à comprendre le lien étroit qui depuis toujours a existé entre le politique et le religieux. La séparation de l’Église et de l’État lui apparaît comme un événement singulier dans l’histoire de l’humanité, à la fois souhaitable et improbable. Il s’agit donc pour lui non seulement de montrer pourquoi la chose est légitime, mais encore de voir comment elle est possible. Or la solution qu’il propose a ceci de paradoxal que la possibilité d’une politique purement rationnelle (séculière) se révèle être la conséquence d’une transformation du religieux. 

LE PROBLÈME POLITIQUE DE LA RELIGION 

4
Qu’est-ce que le problème politique de la religion ? Concrètement pour un contemporain de Hobbes c’est, lorsque les ordres de son souverain terrestre entrent en conflit avec les lois divines, de savoir s’il peut légitimement violer son serment politique ou si, au contraire, il peut sans danger pour son âme obéir à ce qui lui est commandé en dépit que cela répugne à ses croyances religieuses. C’est encore de savoir si un sujet réformé est dégagé de son obligation politique envers son souverain catholique. Ou de savoir si un sujet est en conscience tenu d’adopter la religion de son seigneur. Mais c’est aussi l’incertitude et les désordres qui découlent de l’incapacité à donner des réponses claires à ces questions. Hobbes cependant ne va pas limiter sa réflexion à ces dilemmes qui divisent ses contemporains. Il va chercher une formulation plus générale et abstraite du problème, une formulation où les conflits de l’Europe chrétienne déchirée par les guerres de religion apparaissent comme un cas particulier, dans les deux sens du terme, d’une difficulté universelle, celle des rapports entre religion et politique. Un cas particulier dans la mesure où il s’agit d’un exemple parmi d’autres d’un problème, et un cas particulier au sens où le problème acquiert ici des caractéristiques singulières qu’il n’obtient pas ailleurs.

5
Selon Hobbes, la religion est le propre de l’humanité, de tous les animaux nous seuls sommes religieux. Elle est de plus inévitable. Nous sommes nécessairement religieux. Mais il convient d’être plus précis : ce qui, selon Hobbes, est nécessaire, ce n’est pas telle ou telle religion, mais les premiers éléments du religieux, la source dont jaillissent les différents cultes et croyances. La précision est importante. Elle signifie que les transformations du religieux n’ont pas de fin, ni but, ni terme assignable. Certaines religions disparaissent, d’autres les remplacent, mais le sentiment du religieux ne peut être éteint.

6
Cela signifie aussi que le problème politique de la religion ne peut être résolu en tentant d’abolir la religion. Une telle entreprise est par définition vouée à l’échec. Hobbes en cela se distingue de ses successeurs des Lumières avec lesquels on a si souvent identifié son attitude à l’égard de la religion [1][1] Voir par exemple l’article « Hobbes, hobbisme » de.... Il est possible que pour lui aussi la religion constitue une erreur, une superstition sans fondement, mais si tel est le cas, il s’agit d’une erreur très particulière, d’une illusion nécessaire, d’un opium dont on ne peut priver l’humanité.

7
Qu’est-ce donc qui rend la religion ainsi inévitable ? Hobbes reconnaît deux causes au sentiment religieux. Premièrement, l’anxiété au sujet de l’avenir, laquelle est inséparable du fait que nous sommes des animaux prévoyants et intelligents. Deuxièmement, l’ignorance des causes du bien et du mal qui nous arrivent. Si celle-ci peut être réduite par l’étude et la civilisation, elle ne peut cependant jamais être entièrement éliminée. C’est de l’une et l’autre que provient l’idée de divinité, celle d’êtres surnaturels susceptibles d’influencer ce que l’avenir nous réserve. Mais l’idée de dieu et la croyance au surnaturel ne constituent que les premiers éléments de la religion. Le noyau indéracinable que les hommes à différentes époques ont cultivé. Ils l’ont enrichi et développé pour en faire les différentes religions passées et présentes que nous connaissons. Or le but des fondateurs des religions, de ceux qui ont cultivé les premiers éléments du religieux a toujours été le même, nous dit Hobbes : rendre les hommes plus aptes à l’obéissance, aux lois, à la charité et à la société civile. Il s’ensuit une alliance naturelle de la religion et de la politique. Historiquement, partout et toujours, la religion et la politique ont été intimement liées. Chez les gentils, nous dit-il (chap. XII), la religion était une partie de la politique tandis que chez les anciens Hébreux, la politique était une partie de la religion.

8
À première vue, on pourrait penser qu’il n’y a pas, qu’il ne peut pas y avoir de problème politique de la religion. Si l’Église et l’État visent le même but, qui est la paix civile, les deux institutions ne sont-elles pas complémentaires ? D’où pourrait venir leur conflit ? La réponse la plus simple, que Hobbes ne mentionne pas, est que leur conflit vient de ce qu’elles visent le même but précisément, le pouvoir qu’elle ne peuvent ni ne veulent partager. Cette réponse est cependant implicite dans l’analyse que fait Hobbes par la suite. En effet, si la religion et la politique visent le même but, comment se fait-il que les deux institutions n’en sont pas qu’une seule ? Comment se fait-il que la religion ne se réduise pas à un aspect de la politique ou que la politique ne soit pas entièrement absorbée par la religion ? Pour le dire autrement, comment se fait-il que tant la solution de l’Antiquité classique – la religion est une partie de la politique – que celle de l’Ancien Testament – la politique est une partie de la religion – historiquement se soient révélées instables ? Ce qui interdit la fusion totale de la religion et de la politique, selon Hobbes, c’est que la structure de la foi est contradictoire avec celle de l’obligation politique. Le pouvoir politique et la foi religieuse établissent entre les hommes des liens de dépendance et de soumission incompatibles; tenter de les unir en une seule institution, c’est créer une situation instable et semer les graines de la sédition et de la rébellion.

9
Le Léviathan de Hobbes est divisé en quatre parties. La première s’intitule « De l’homme ». Elle traite, nous dit Hobbes, de la matière de l’association politique, c’est-à-dire des individus qui la composent. Elle a pour but de décrire la nature humaine telle qu’elle est. La deuxième partie, « De la République », porte sur l’association politique telle qu’elle doit être. Elle décrit la république idéale, celle qui pourrait durer toujours et non pas les éphémères et incohérentes institutions historiques que nous avons connues jusqu’à aujourd’hui. La troisième partie, intitulée « De la République chrétienne », porte, en dépit de son nom, sur la juste interprétation des Écritures saintes ou, si l’on préfère, sur la religion chrétienne telle qu’elle devrait être comprise. Or celle-ci enseigne, selon Hobbes, qu’il n’y a pas de pouvoir ecclésiastique, que le Christ n’a laissé aucun pouvoir politique à ses disciples, mais leur a au contraire enjoint de se soumettre sans réserve à leur souverain politique. C’est-à-dire qu’elle démontre qu’au sens propre, il n’y a pas de république chrétienne car le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde. La quatrième et dernière partie, « Du Royaume des Ténèbres », porte sur la religion telle qu’elle a été comprise historiquement, c’est-à-dire faussement. Elle rappelle aussi comment, forte de ces fausses interprétations, la papauté a empiété sur le pouvoir des monarques et de l’empereur. Puis comment en Angleterre a été réduit le pouvoir de l’Église. En commençant par la rupture avec Rome sous Henri VIII jusqu’au moment où Hobbes écrit et où les indépendants réclament la tolérance religieuse et l’abolition de la religion d’État. Les quatre parties du livre se divisent donc en deux groupes, l’un consacré à la politique comme telle, l’autre consacré à son articulation au christianisme. Chaque groupe comportant une partie normative et une partie descriptive.

10
L’idée que la religion et la politique ont toujours été étroitement liées apparaît au chapitre XII de la première partie. Il s’agit donc d’une affirmation au sujet de ce qui est, sans qu’on sache pour l’instant si cela est aussi ce qui doit être. Au chapitreVII de cette même partie, on trouve une définition de ce qu’est la foi et de ce en quoi elle se distingue de la connaissance. Nous connaissons quelque chose, selon Hobbes, lorsque nous acceptons une proposition en raison d’arguments ou de preuves qui la soutiennent. La connaissance est donc essentiellement un rapport entre une proposition et ce qui est, et c’est ce rapport qui définit si une chose est connue ou non. La foi, au contraire, repose sur un rapport entre personnes et c’est ce rapport qui justifie la croyance. Nous croyons, selon Hobbes, ce que nous ne connaissons pas – nul besoin de croire ce que nous savons – et ce que, en un sens, nous pensons ne pas être capables de connaître. Au sujet de ces choses que nous ne savons pas et que nous sommes incapables de savoir, par exemple l’origine du monde ou le sort que l’avenir nous réserve, nous sommes néanmoins susceptibles de croire certaines propositions. Nous croirons ces propositions lorsque nous en serons instruits par d’autres dont nous avons une raison quelconque de penser qu’ils savent mieux que nous et dont nous n’avons aucune raison de soupçonner qu’ils cherchent à nous tromper. On trouve au chapitre XII de la première partie l’énoncé des causes des transformations religieuses. Celui-ci vient confirmer cette définition de la foi. Les causes de l’abandon d’une religion et de son remplacement par une autre sont, nous dit Hobbes, au nombre de quatre. La première, c’est lorsqu’une religion demande à ses fidèles de croire des choses qui sont manifestement impossibles. La deuxième, c’est quand les prêtres ne pratiquent pas ce qu’il prêchent. La troisième, c’est lorsqu’ils imposent à leurs ouailles des devoirs et des obligations qui sont clairement à leur propre avantage. L’incapacité de faire des miracles pour appuyer leurs dires constitue la dernière cause des changements de religion. Or il est clair que ces quatre causes renvoient toutes à la structure de la foi. Dans chaque cas, il s’agit d’actions ou d’événements qui enlèvent au croyant les raisons qu’il avait de penser que ceux en qui il a foi savent mieux que lui ou qu’ils ne cherchent pas à le tromper.

11
De cette structure relationnelle de la foi découle que nul ne peut être obligé de croire. La foi ne constitue pas une obligation. Cela doit s’entendre en deux sens. Premièrement, il est impossible de forcer quelqu’un à croire quelque chose. Étant donné la structure de la foi, nous ne pouvons pas croire sur commande. Deuxièmement, perdre la foi ou en changer n’est pas une transgression, cela n’est en rien illégitime. Car celui dont les croyances changent n’est pas responsable de la perte de sa foi. L’obligation de préserver la religion telle qu’elle est ne repose pas sur l’obéissance des fidèles, mais sur les prêtres, sur ceux qui suscitent la foi des autres. C’est aux pasteurs qu’incombe la responsabilité d’éviter les comportements susceptibles de scandaliser ceux qu’ils appellent à croire. La foi, dira Hobbes, est un conseil. Elle n’est pas un ordre. Ceux qui la perdent ou en changent le font à leurs risques et périls, mais ils ne commettent pas de faute, nul ne peut le leur reprocher.

12
Or la structure de l’obligation politique est tout autre. Premièrement, le contrat qui la constitue ne repose pas sur la foi mais sur le savoir. Ce qui pousse les hommes à se soumettre au pouvoir absolu du souverain, c’est la connaissance du mal qu’abandonnés à eux-mêmes, ils sont susceptibles de se faire les uns aux autres. Alors que l’idée de divinité trouve sa source dans l’ignorance où sont les hommes des causes du bien et du mal qui leur arrivent, le pouvoir politique émerge lorsque les hommes découvrent que le mal qu’ils se font les uns aux autres découle de l’absence d’un pouvoir capable de retenir leur violence. Deuxièmement, l’engagement politique constitue une obligation pour les sujets. Ils ne peuvent s’en retirer ni en changer à leur gré.

13
Seules la conquête ou la disparition du souverain peuvent les libérer de l’engagement qu’ils ont pris. De plus, les hommes peuvent être contraints à obéir, à respecter leur serment d’allégeance. Il n’y a là rien d’impossible ou de contradictoire. Troisièmement, le souverain, à l’opposé du pasteur, n’a pas d’obligation envers ceux qui trouvent en lui leur direction. Comme le dit explicitement Hobbes au chapitreXVIII, le souverain ne peut en aucun cas être sanctionné ou réprimandé par ses sujets. Il est le bénéficiaire du contrat, mais il n’est pas une des parties contractantes. Il n’a pas envers ses sujets de devoir dont l’oubli ou la transgression pourraient entraîner sa déchéance. Enfin, ses dires ne sont pas des conseils mais des ordres. Tout refus de lui obéir est une faute.

14
Le poids ou la charge de l’obligation politique est donc entièrement du côté des sujets. La structure de la foi et celle de l’obligation politique s’opposent point à point.

15
Le contrat nous est présenté au chapitreXVII, le premier de la deuxième partie. Le problème, sous sa forme la plus générale, est donc entre la foi telle qu’elle est et la politique telle qu’elle doit être. Le problème politique de la religion est dans cet écart entre ce qui est et ce qui doit être, entre les religions réelles et la politique idéale. Partout et toujours la religion et la politique ont été étroitement liées parce que les hommes n’ont jamais bien compris ni la nature de l’obligation politique ni celle de la foi. Cependant, comme l’histoire le montre, l’incompatibilité entre la foi et l’obligation politique fragilise l’État. Elle assujettit le pouvoir politique aux opinions religieuses des hommes. Un souverain qui se fait chef de l’Église soumet son pouvoir politique aux transformations des croyances religieuses de ses sujets. Le fond du problème, c’est que le souverain ne peut pas contrôler les croyances de ses sujets. Certes, c’est bien ce qu’ont tenté de faire ceux qui ont cultivé les premiers éléments de la religion en s’assurant que ce que les hommes croyaient était propice à la paix civile et à l’obéissance aux lois. Cependant la foi est sujette à un procès naturel de transformation qui échappe au souverain. En cherchant à rehausser la valeur des lois du prestige sacré, le pouvoir politique s’expose à une source de changements qu’il ne peut maîtriser. Tel est le problème politique de la religion sous sa forme la plus générale. 

HISTOIRE ET THÉOLOGIE POLITIQUE 

16
Hobbes fait reposer le pouvoir politique sur l’accord de ceux qui y sont soumis. En fait, cette conception du pouvoir est inséparable de l’idée de représentation. Dire que le souverain est représentatif, c’est dire que son pouvoir est un artifice qui ne découle de rien d’autre que du consentement des sujets, ou encore que son pouvoir n’est rien que la représentation de l’accord des citoyens. Il s’agit là d’une théorie radicalement séculière du pouvoir politique.

17
Or il est intéressant que cette théorie séculière du politique tire son origine de l’Église. L’idée que la légitimité et le pouvoir du souverain proviennent de l’accord de ses sujets se trouve premièrement et régulièrement chez des auteurs comme Suarez ou Bellarmin [2][2] [Skinner, 1978]. Selon R. Filmer [ 1681/1991], on trouve.... C’est-à-dire chez des auteurs qui défendent la suprématie de l’Église et prêchent la subordination du pouvoir politique à l’autorité religieuse. L’origine purement humaine du pouvoir politique apparaît chez eux comme un moyen de justifier son infériorité par rapport à la religion. Elle est le signe de son statut inférieur. Ceux qui au contraire affirment la supériorité du pouvoir politique sur la religion, ou du moins son indépendance, comme Hooker, Filmer ou JacquesIer en Angleterre, revendiquent à l’opposé l’origine divine du pouvoir politique. Fidèles en cela à une tradition « impériale » qui remonte au moins au XIIe siècle, ils réclament pour le souverain politique une investiture divine indépendante qui ne passe pas par la médiation de l’Église [voir Sacerdoti, 2002]. C’est ce rapport direct au divin qui fonde le pouvoir politique et lui donne la légitimité d’assujettir l’Église à son autorité.

18
La particularité de Hobbes dans ce débat, c’est que ce fervent défenseur des droits des souverains séculiers contre les empiétements de l’Église adopte paradoxalement au sujet de l’origine du pouvoir politique la doctrine de ceux qui proclament son infériorité par rapport à la religion [3][3] En fait, cette particularité était déjà présente chez.... Pour le comprendre, il faut se tourner vers la troisième partie du Léviathan, celle où il est question de la religion telle qu’elle devrait être. Hobbes y défend l’idée que la religion chrétienne n’est pas un pouvoir et qu’elle ne fonde aucun pouvoir.

19
En fait, cette impéritie politique de la religion était déjà vraie de l’Ancien Testament. Car, nous dit-il, ce n’est pas la révélation divine qui a fondé le pouvoir de Moïse sur les Hébreux. C’est au contraire parce que ceux-ci lui étaient déjà soumis politiquement qu’ils furent obligés de reconnaître la parole de Dieu dans les commandements qu’il leur dictait. Donc même la théocratie ne peut exister sans l’artifice humain du pouvoir politique. Cela est encore plus vrai d’une religion qui prêche ouvertement un royaume qui n’est pas de ce monde. Selon lui, la religion telle que le Christ nous l’a laissée ne fonde aucun pouvoir. Il n’a donné à ses disciples nul pouvoir mais le seul devoir d’enseigner la Bonne Nouvelle. Si la religion chrétienne a parfois joui d’un certain pouvoir, cela a toujours été par la grâce du souverain politique.

20
Il n’y a donc pas d’autre autorité que l’autorité séculière et tout pouvoir que peut avoir une religion lui vient de l’État. Voilà, selon Hobbes, ce que disent au sujet des rapports entre l’Église et l’État les Écritures saintes lorsqu’elles sont bien comprises.

21
Cependant, cette solution juste en principe se heurte, de fait, à la réalité toute différente des croyances de ses contemporains et à la situation de confusion entre les deux domaines que nous a léguée l’histoire. Si, dans le cas général, le problème était celui de la contradiction entre la politique telle qu’elle doit être et la foi telle qu’elle est, le conflit dans ce cas particulier oppose la religion idéale avec la situation politique réelle. Car cette situation en est une où de nombreuses Églises chrétiennes, tant catholiques que réformées, proclament leur supériorité sur le pouvoir politique et tentent de limiter les prérogatives des souverains séculiers. Face à cette situation, quelle est la recommandation du philosophe politique ? Comme le problème politique de la religion trouve sa source dans le fait que les croyances religieuses des sujets échappent au pouvoir du souverain, il est clair que le souverain ne peut sans contradiction tenter de résoudre la difficulté en transformant les croyances de ses sujets. Une telle tentative n’est pas une solution, mais la reconnaissance de ce que le problème n’a pas de solution. Le souverain ne peut donc que répéter que tout pouvoir est politique et s’en tenir à l’obligation qu’ont ses sujets, y compris les gens d’Église, envers lui. Il ne peut qu’affirmer à nouveau que le pouvoir de l’Église, pour autant qu’il existe, lui vient de l’État et que le souverain politique en dernière instance décide de toutes les questions tant spirituelles que temporelles. Mais comment le souverain politique peut-il se faire obéir si ses sujets croient que « tout pouvoir vient de Dieu »?

22
C’est dire que la recommandation du philosophe n’en est pas une et que le problème échappe à sa juridiction tout autant qu’il échappe au pouvoir du souverain.

23
C’est à l’histoire et plus précisément à une théologie de l’histoire que Hobbes va demander la solution de cette difficulté. Dans le dernier chapitre du Léviathan, il va interpréter l’histoire inextricablement religieuse et politique de l’Angleterre, depuis la rupture avec Rome sous HenriVIII jusqu’à la guerre civile qui y fait encore rage au moment où il écrit, comme le long et difficile processus par lequel le pouvoir politique a conquis son autonomie à l’égard de l’autorité religieuse. Hobbes conçoit l’histoire de l’Angleterre à l’instar de l’Histoire sainte comme le moyen par lequel la parole de Dieu s’est incarnée et par lequel se sont établies des institutions conformes à la juste interprétation du christianisme qu’il propose. La tolérance religieuse réclamée par les sectes protestantes indépendantes sous Cromwell constitue le point d’aboutissement de cette histoire, car elle met un terme à l’idée de religion d’État et consacre la complète séparation des autorités séculières et religieuses [ cf. Dumouchel, 2000]. Le paradoxe de cette solution, c’est qu’elle soumet l’apparition d’une politique purement séculière et rationnelle à une transformation religieuse, la radicalisation de la Réforme. Hobbes laisse de plus entendre que ce changement religieux est guidé par Dieu; dans la mesure où le christianisme historique devient de plus en plus semblable au christianisme dans sa perfection [ ibid.], il s’ensuit que c’est la religion ou la divinité qui en dernier ressort rend possible l’ordre politique. Même si tout pouvoir est politique, selon Hobbes, ce pouvoir ne peut pas exister sans un certain état du religieux qui échappe à sa juridiction. La condition de possibilité d’un pouvoir politique séculier, ce sont certaines croyances religieuses des sujets, croyances que le pouvoir politique se montre incapable de contrôler.

24
À première vue, la solution avancée par Hobbes rappelle le rapport qui, selon Louis Dumont [ 1979, p. 397], caractérise la hiérarchie : « l’englobement du contraire ». La religion, laquelle n’est pas un pouvoir, rend possible le pouvoir politique et en ce sens elle lui est supérieure. Ce qui interdit cependant l’établissement d’une véritable hiérarchie entre les deux domaines, c’est que l’inverse n’est pas vrai. La religion n’est pas en conséquence soumise au pouvoir séculier dans l’ordre du politique. L’un et l’autre sont tout simplement séparés. C’est ce que signifie le parti pris hobbésien en faveur de la tolérance [4][4] Au sujet de Hobbes et de la tolérance, voir W. K. Jordan..., l’abandon de la doctrine d’une religion d’État. Accepter la tolérance religieuse, c’est renoncer à terme à ce qu’il y ait une religion instituée qui soit comme le bras spirituel du pouvoir politique, la sanction divine de ses décisions terrestres. Ce qui revient à dire que si un certain état des croyances religieuses des sujets rend possible un pouvoir politique autonome, la religion ne fonde pas pour autant le politique.

25
Il convient d’ajouter que cette solution historique hobbésienne est tout à fait contingente. Même si Hobbes tend à présenter l’histoire de la Réforme comme une Histoire sainte, guidée par la main de Dieu, il ne prétend pas savoir qu’il en va ainsi. Son interprétation de l’histoire récente relève de ce qu’il croit ou de ce qu’il espère plutôt que de ce qu’il sait et elle peut en conséquence se révéler fausse. L’histoire d’ailleurs aura tôt fait de le détromper.

26
Le gouvernement de Cromwell déjà et la restauration royale par la suite vont refuser la tolérance religieuse. Ce n’est donc pas sans raison que dix-septans plus tard, cette interprétation n’apparaît plus ni dans la version latine du Léviathan ni dans le Behemot, son histoire de la guerre civile de 1640 à 1660 [5][5] L’original anglais du Léviathan fut publié en 1651.....

27
Que reste-t-il alors au souverain pour résoudre le problème politique de la religion ? En vérité rien, le problème est insoluble par lui. Il ne lui reste qu’à imposer à ses sujets la discipline d’une religion d’État. Mais ceci ne résout pas le problème politique de la religion, cela le reconduit simplement. Il ne reste alors au souverain qu’à agir prudemment au sein d’une situation délicate où il ne possède pas de carte maîtresse. 

CONTINGENCE ET CONNAISSANCE 

28
Il est, ceci dit, tentant de penser que Hobbes ne s’est trompé que sur la date. Peu à peu, les convictions religieuses de ses concitoyens se sont transformées comme il le croyait. La tolérance s’est imposée et l’anglicanisme a cessé d’être un culte d’État pour devenir une religion parmi d’autres. La solution qu’il proposait ressemble suffisamment à ce qui s’est produit pour que l’on soit en droit de se demander si sa lecture des rapports entre la religion et la politique ne recèle pas encore des enseignements pour nous.

29
Le premier, me semble-t-il, c’est que le religieux ne va pas disparaître.

30
Pour Hobbes, la religion n’est pas une forme de pensée et d’organisation sociale qui est destinée à être remplacée par la raison et la gestion rationnelle de la société. Il est vrai que Hobbes, comme ses successeurs des Lumières, place la religion du côté de l’ignorance et conçoit la politique comme un ordre rationnel qui doit s’en séparer. Mais contrairement à eux, il considère que cette ignorance est indépassable. La source d’où jaillissent les religions est intarissable. Il y aura toujours de nouvelles formes de religieux qui apparaîtront, certaines disparaîtront mais d’autres les remplaceront. De plus, le religieux selon Hobbes est essentiellement un élément dynamique de transformation sociale. La politique à l’opposé lui apparaît comme une force conservatrice de maintien de l’ordre. Nous avons, ou du moins une tradition sociologique héritée de Marx et de Durkheim a spontanément tendance à penser le contraire, à voir la religion comme traditionnelle et conservatrice et à reconnaître dans la politique un effort conscient de transformation du monde social. Hobbes pour sa part anticipe plutôt Tocqueville et Max Weber. Il croit que ce qui constitue les conditions de possibilité des transformations politiques, ce sont des mouvements de fond de plus longue durée qui échappent au contrôle des agents et dont les conséquences sont a priori imprévisibles. Le religieux constitue pour lui la forme par excellence, et peut-être la seule forme qu’il connaisse, de ces mouvements inévitables et incontrôlables qui menacent le calme édifice de la politique rationnelle.

31
Le deuxième, c’est que partout et toujours la religion et la politique ont été associées par un lien étroit et quasi inextricable. Cependant ce lien qui, pour Hobbes, n’est pas accidentel n’est pas non plus nécessaire. Il n’est pas nécessaire puisqu’il peut être rompu. Pour Hobbes, le christianisme, et tout particulièrement la Réforme, dénoue le lien entre religion et politique. La religion réformée est une religion individualiste. Elle met l’homme directement en rapport avec Dieu sans passer par l’intermédiaire d’une Église et, poussée à son terme, elle laisse chacun honorer Dieu comme bon lui semble. Tel est le sens de la tolérance pour Hobbes. La séparation radicale de l’Église et de l’État est la seule institution politique conforme à une religion individualiste construite autour de la « liberté du chrétien ». Mais ce lien n’est pas pour autant accidentel. Car la religion et la politique ont presque une origine commune. La religion vient du souci de l’avenir et de l’ignorance des causes du bien et du mal qui adviennent aux hommes. Or la politique enseigne que pour l’essentiel, les hommes sont cause du bien et du mal qui leur arrivent.

32
Le contrat politique devient possible lorsque les hommes réalisent que leurs plus grands biens et leurs plus grands maux, ce sont ceux qu’ils peuvent se faire les uns aux autres. L’institution du souverain est alors le moyen qu’ils prennent pour se protéger d’eux-mêmes. La religion et la politique ont toujours été liées parce qu’elles poursuivent le même but : résoudre le problème humain du vivre-ensemble et de la violence. C’est cette identité, le fait qu’elles poursuivent le même objectif qui explique aussi leurs conflits. La solution au problème politique de la religion ne sera donc possible que grâce à l’apparition d’une religion différente, une religion qui ne fait pas nombre avec les autres [6][6] Ce que le christianisme d’ailleurs a toujours prétendu.... La seule vraie religion du vrai Dieu. Ce qui peut aussi vouloir dire une religion qui n’en est pas tout à fait une.

33
Peu importe ici de savoir si Hobbes était croyant ou non; ce qui s’impose ici, c’est la singularité et la radicale contingence de la situation qui est la nôtre.

34
Contingence que seule une théologie de l’histoire peut résorber. C’est la troisième leçon de Hobbes. L’image d’ensemble des rapports entre religion et politique que nous livre Hobbes est celle de la primauté du religieux sur le politique. Lequel s’en dégage peu à peu avec difficulté et ne parvient qu’une seule fois à s’en séparer tout à fait. Dès lors la question qui se pose n’est pas tant de savoir ce qu’est le religieux que de comprendre dans quelles conditions et comment il en vient à céder la place à ce qui n’est pas lui.

35
S’agit-il là d’une véritable sortie du religieux ? Selon Hobbes, nous avons plutôt affaire à une autre de ses transformations, à une forme nouvelle du religieux qui permet l’existence d’une politique séculière. Cependant, il laisse aussi entendre que cette transformation pourrait être radicalement différente de toutes celles qui sont advenues auparavant. La particularité, ou plutôt l’ambiguïté de cette transformation, c’est qu’elle peut être vue soit comme la fin du religieux, sa disparition, soit comme son aboutissement, sa vérité enfin révélée. Cette ambiguïté suggère non pas que la sortie du religieux est impossible, mais qu’à l’époque où Hobbes écrit, elle n’est pas encore faite.

36
Pour terminer, je voudrais rappeler qu’il existe une théorie moderne du religieux qui par certains aspect ressemble étonnamment à celle de Hobbes et qui se présente elle aussi comme le fruit d’une juste interprétation du christianisme. Cette théorie, c’est celle mise en avant par René Girard dans la Violence et le Sacré [ 1972], puis dans Des choses cachées depuis la fondation du monde [1978] et dans de nombreux ouvrages depuis. Comme Hobbes, Girard a recours à une théologie de l’histoire pour rendre compte de notre particularité historique. Comme lui, il voit dans la religion et dans la politique des moyens pour les hommes de se protéger de leur propre violence. Lui aussi pense que le religieux, ou le sacré, est essentiellement un processus dynamique et comme Hocart [ 1978], il pense que la religion est à l’origine de toutes les institutions humaines. Enfin, son approche est frappée de la même ambiguïté que celle de Hobbes. De même que pour Hobbes, la vérité du christianisme réformé constitue la condition de possibilité d’une politique purement séculière, pour Girard la révélation chrétienne constitue la condition de possibilité de son anthropologie radicalement fonctionnelle du religieux. Elle aussi laisse entendre que la sortie du religieux, si elle est possible, est encore

OFFERTOIRE Retour vers le don via le sacré et le symbolique 

37
à venir. Ce que, par rapport à Hobbes, elle fait en revanche voir clairement, c’est que la question de la sortie du religieux est avant tout une question épistémologique, celle de la possibilité d’une science du religieux.





BIBLIOGRAPHIE


  • DUMONT Louis, 1979, Homo hierarchicus. Le système de caste et ses implications,

  • Paris, Gallimard, Tel.

  • DUMOUCHEL Paul, 2000,« The political problem of religion : Hobbes’s reading of the

  • Bible », in STEWART M.A. (sous la dir. de), English Philosophy in the Age of Locke,

  • Oxford, Clarendon Press, p. 1-27.

  • FILMER R., [ 1681] 1991, Patriarcha and Other Writings, Cambridge, Cambridge

  • University Press.

  • GAUTHIER David, 1969, The Logic of Leviathan, Oxford.

  • GIRARD René, 1972, La Violence et le Sacré, Grasset.

  • – 1978, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset.

  • HOBBES Thomas, [ 1651] 1994, Leviathan or the Matter, Forme and Power of a

  • Commonwealth Ecclesiastical and Civil, Edwin Curley, Indianapolis. (Trad.fr.par

  • F. Tricaud : Léviathan, Paris, Sirey.)

  • HOCART M., 1978, Rois et Courtisans, trad. M. Karnouh et R. Sabban, Paris, Seuil.

  • JORDAN W. K., 1938, The Development of Religious Toleration in England, vol. III,

  • From the Convention of the Long Parliament to the Restoration, 1640-1660,

  • Harvard University Press.

  • SACERDOTI Gilberto, 2002, Sacrificio e sovranità Teologica politica nell’Europa di

  • Shakespeare e Bruno, Turin, Einaudi.

  • SKINNER Quentin, 1978, The Foundations of Modern Political Thought, vol. II, The

  • Age of Reformation, Cambridge, Cambridge University Press.



Notes 

[1]
Voir par exemple l’article « Hobbes, hobbisme » de l’Encyclopédie ou encore, plus près de nous, David Gauthier [ 1969].

[2]
[Skinner, 1978]. Selon R. Filmer [ 1681/1991], on trouve la même idée chez Calvin.

[3]
En fait, cette particularité était déjà présente chez des penseurs huguenots comme Hotman ou Mornay, et comme chez Hobbes plus tard, elle est liée à une défense de la tolérance. Au sujet des polémistes huguenots, voir Skinner [ 1978, p. 267-275].

[4]
Au sujet de Hobbes et de la tolérance, voir W. K. Jordan [ 1938].

[5]
L’original anglais du Léviathan fut publié en 1651. En 1668, après que le roi lui eût interdit de republier la version originale, Hobbes fit paraître une version en langue latine et il rédigea aussi cette même année une histoire de la guerre civile intitulée Behemot, laquelle fut à son tour interdite de publication. Cette dernière fut publiée pour la première fois, sans l’autorisation de l’auteur, en 1679, année de la mort de Hobbes.

[6]
Ce que le christianisme d’ailleurs a toujours prétendu être : la seule vraie religion, c’est-à-dire différente de toutes les autres religions.

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Pour citer cet article
Dumouchel Paul, « La religion comme problème politique », Revue du MAUSS 2/2003 (no 22) , p. 236-247 
URL : www.cairn.info/revue-du-mauss-2003-2-page-236.htm
DOI : 10.3917/rdm.022.0236.


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Message  Arlitto Jeu 9 Juin 2016 - 20:24

Forum Religion et Politique HER_106_L204Religion et politique aux États-Unis : une pas si sainte alliance

par Isabelle Richet du même auteurhttps://www.cairn.info/revue-herodote-2002-3-page-151.htm#no1

Pages 151 - 166


1
Lorsqu’on observe la vie politique américaine contemporaine, le temps semble bien éloigné où un John F. Kennedy, pour assurer sa victoire à la présidence, devait proclamer lors d’une assemblée à Houston, Texas : « Je crois en une Amérique où la séparation de l’Église et de l’État est absolue, où aucun prélat catholique ne dit au président (si celui-ci est catholique) comment agir, et aucun pasteur protestant ne dit à ses ouailles pour qui voter. Où aucune Église et aucune école religieuse ne reçoit de fonds publics ou de privilège politique... Je crois en un président dont les opinions religieuses relèvent de ses affaires privées [1][1] John F. KENNEDY, « Remarks to an Assembly of Preachers...... »

2
Depuis le milieu des années soixante-dix, en effet, les candidats républicains proclament haut et fort leurs convictions religieuses, promettent de faire adopter des amendements constitutionnels pour réintroduire la prière dans les écoles publiques ou interdire l’avortement, s’engagent à assurer le financement public des écoles confessionnelles, enrôlent les pasteurs dans leurs campagnes, accusent leurs opposants d’avoir « oublié Dieu dans leur programme » (George Bush père, 1992) ou affirment que Jésus-Christ est leur philosophe préféré (George Bush fils, 2000). Plus timorés pendant un certain temps, les démocrates ne sont désormais plus en reste. Durant la dernière campagne présidentielle, Al Gore a fait grand cas de son expérience de chrétien du renouveau (born again), alors que son colistier Joseph Lieberman affichait de façon ostentatoire sa foi judaïque orthodoxe qui l’empêchait de faire campagne le samedi et appelait ses concitoyens à consacrer à nouveau leur nation à Dieu [2][2] Jeremy TOROBIN, « In the Name of God », Campaigns and....

3
Contrairement à une idée reçue, cette entrée en force du religieux dans le jeu politique électoral est un phénomène nouveau qu’il faut analyser à la lumière d’un certain nombre d’évolutions récentes de la société américaine, dont les principales sont la montée du pluralisme culturel, le désenclavement du Sud, le déficit démocratique, la crise de la coalition du New Deal et la mise en place de stratégies visant à construire de nouvelles majorités politiques, le désengagement social de l’État. De ce point de vue, on avancera, avec Patrick Michel, que l’on assiste là à une « réinstrumentalisation du religieux par un politique en panne de concepts, incertain de ses propres catégories [3][3] « Religion et démocratie : nouvelles situations, nouvelles... ».

4
Pourtant, on ne saurait nier un élément de continuité. À bien y regarder, en effet, la déclaration de neutralité religieuse de Kennedy, faite devant un parterre de pasteurs baptistes pour rassurer le Sud protestant, et les proclamations de foi des récents candidats représentent une même violation de l’article VI de la Constitution, qui, dans son paragraphe 3, établit que « aucun test religieux ne sera exigé du personnel de l’État fédéral ». La première répondait à la conviction d’un certain nombre d’Églises protestantes qu’un catholique ne saurait être président des États-Unis; les secondes, plus œcuméniques, confirment que, pour nombre d’Américains, un non-croyant ne saurait accéder à la magistrature suprême. Ensemble, elles témoignent de la difficulté à faire appliquer le principe de laïcité établi par le Premier Amendement de la Constitution [4][4] Qui établit la séparation des Églises et de l’État... dans un pays profondément religieux, et soulignent comment « la logique du débat démocratique – lieu où la loi sociale s’élabore à partir de la volonté collective des citoyens – entre en contradiction avec le primat d’une loi religieuse qui est supposée s’appliquer à tous au-delà même de l’adhésion de chacun [5][5] Danièle HERVIEU -LÉGER, « Croire en modernité : au-delà... ».

Le retour du religieux en politique 

5
Seize ans après la proclamation de neutralité religieuse de Kennedy, Jimmy Carter faisait de sa foi de chrétien born again et de ses responsabilités de catéchiste des arguments de campagne dans un pays plongé dans les affres de l’après-Watergate, de la défaite au Vietnam et de la crise économique liée au premier choc pétrolier. Ces proclamations de foi visaient avant tout à restaurer la moralité au sommet de l’État pour contrer la perte de confiance produite par les agissements de Richard Nixon, mais aussi sans doute à rassurer une population dont certains secteurs étaient prêts à admettre que les crises multiples de l’époque étaient autant de signes que Dieu avait abandonné l’Amérique car celle-ci s’était détournée de lui. Mais l’élection de Carter illustrait un tournant plus fondamental. L’accès à la présidence d’un catholique d’origine irlandaise en 1960 avait signalé l’assimilation réussie des immigrants des zones industrielles du Nord-Est. L’élection du gouverneur baptiste de Georgie annonçait la montée des élites du Sud dans la vie politique nationale. Elle introduisait aussi une nouvelle combinaison entre le religieux et le politique, faite autant d’un regain de religiosité dans le pays que d’une prise de conscience par les responsables politiques de l’usage qui pouvait en être fait, et c’est ce qui nous intéresse ici.

6
Au-delà des circonstances de la crise du milieu des années soixante-dix, des évolutions profondes à l’œuvre dans la société américaine permettent de comprendre l’importance qu’a prise depuis cette époque le religieux dans la vie politique du pays.

Un déficit démocratique 

7
Le premier élément d’explication est à rechercher dans le déclin vertigineux de la culture civique et de l’activité politique de masse comme moyen de chercher ensemble des solutions collectives aux problèmes de la société. Un déclin dont témoigne la faible participation électorale des Américains, qui se situe désormais autour de 50% pour les présidentielles, en dessous de 40% pour les élections au Congrès et de 15% à 20% pour les élections locales [6][6] Carl BOGGS, « The Great Retreat : Decline of the Public.... Ce phénomène est le résultat de la primauté des experts sur les représentants élus qui évacue le débat politique, de l’hypercentralisation des prises de décision qui rend de plus en plus vaine l’action locale, enfin et surtout peut-être de la « corporatisation » de la vie politique, monopolisée par les grandes entreprises transnationales et leurs alliés dans l’appareil d’État [7][7] Robert F. DURANT, « The Democratic Deficit in America »,....

8
Le déclin de la culture civique s’accompagne d’une hostilité croissante envers le gouvernement. Si cette hostilité a été en grande partie cultivée par les courants conservateurs, pour réussir, leurs campagnes devaient rencontrer un écho dans le mécontentement diffus de la population. Si, depuis le New Deal, le gouvernement fédéral était considéré par l’opinion comme garant du bien-être des citoyens, il était désormais accusé d’être à la fois responsable de la crise et incapable de lui trouver des remèdes. Pour beaucoup, le soutien enthousiaste apporté à la politique réformiste de Lyndon Johnson, utilisant le pouvoir fédéral pour étendre aux minorités raciales les programmes sociaux du New Deal, se fracassa sur la tragédie du Vietnam, enclenchée par le même président. D’autres trouvèrent en revanche dans la politique sociale démocrate un motif de rejet de l’action sociale du gouvernement maintenant que celle-ci se développait en faveur des Afro-Américains. Pour leur part, beaucoup de chrétiens conservateurs voyaient dans une série de décisions du Congrès ou de la Cour suprême – en faveur de l’égalité des femmes, des droits des homosexuels, de l’interruption volontaire de grossesse, de l’éducation sexuelle des adolescents ou contre la prière dans les écoles publiques – une offensive directe du gouvernement contre leurs valeurs religieuses traditionnelles [8][8] Michael KAZIN, The Populist Persuasion in American....

9
L’évolution des partis politiques, dont on aurait pu attendre qu’ils le contrent, n’a fait qu’accentuer ce déficit démocratique. Depuis plusieurs décennies en effet, les partis ne sont plus des lieux de débat et de mobilisation. La personnalisation extrême des campagnes, liée à l’utilisation presque exclusive de la télévision, a substitué dans la promotion des candidats et de leurs programmes, l’argent aux militants. Ceux-ci ne sont pas le fruit d’un débat au sein des partis, mais sont concoctés par différents think tanks (boîtes à penser), experts en sondages d’opinion et en techniques de marketing de masse. Les candidats, par ailleurs, sont de moins en moins sélectionnés par les membres, mais par des primaires dans lesquelles votent les électeurs qui s’identifient à un parti, et même des primaires ouvertes à tous les électeurs. La sélection des candidats n’est donc plus le résultat d’un débat collectif mais d’un choix d’individus atomisés [9][9] Martin WATTENBERG, The Decline of American Political.... Ces candidats sont de plus en plus des entrepreneurs politiques qui passent leur temps à collecter des fonds et cherchent à se rallier les soutiens les plus divers pour les y aider, ce dont saura profiter la droite chrétienne.

10
On ne saurait oublier non plus le déclin des mouvements collectifs, placés sur la défensive, depuis le début des années soixante-dix, autant par la contre-offensive conservatrice que par une fragmentation liée à la « politique des droits » ou « politique identitaire ». La généralisation des campagnes à thème unique et la judiciarisation accélérée de la vie politique illustrent ce processus par lequel différents groupes se détournent du débat civique collectif pour imposer « leur » vérité par le biais de référendums locaux ou le recours aux tribunaux [10][10] Robert F. DURANT, « The Democratic Deficit in America »,.... Ce repli sur son groupe, ses intérêts restreints, ce que Carl Boggs appelle la « culture de l’enclave », exprime certes la volonté de conserver un certain pouvoir sur son environnement immédiat alors que les grandes évolutions économiques et politiques semblent hors de contrôle. Comme une sociologue l’a bien montré, la concentration sur le local vise à surmonter le sentiment d’impuissance face aux problèmes plus généraux. Mais, en fait, elle contribue à renforcer l’individualisation de la politique et l’emprise des forces qui rendent les citoyens impuissants [11][11] Nina ELIASOP, « Close to Home : The Work of Avoiding....

11
Le retour du religieux participe de ces phénomènes, tout en prétendant leur offrir une alternative. La « spiritualisation du politique », qui n’est pas seulement le fait des courants chrétiens conservateurs, mais aussi de toute la mouvance New Age, offre un substitut à l’action politique collective, en proposant de s’en remettre à une autorité supérieure et aux certitudes intemporelles, ou en prônant la recherche de l’autonomie et du contrôle de soi. En proposant de changer l’individu – par la méditation ou la conversion – pour changer le monde, on nie en fait toute fonction au politique [12][12] Corinne MC LAUGHLIN et Gordon DAVIDSON, Spiritual Politics :.... Pourtant, comme le montre amplement l’expérience de ces dernières années, le refuge dans la religion ne mène pas nécessairement à l’inaction. Mais l’engagement que les motivations religieuses suscitent, dans les campagnes à thème unique, contre l’avortement, les droits des homosexuels ou pour la prière à l’école, participe de la balkanisation de la vie politique déjà mentionnée [13][13] J. MILTON YINGER et Stephen CUTLER, « The Moral Majority.... Et la force de la droite chrétienne et de la droite républicaine a résidé précisément dans leur capacité à mobiliser ces mouvements éclatés pour en faire une force de changement politique nationale.

Le désenclavement du Sud 

12
Un autre maillon essentiel du processus de redéfinition des rapports entre religion et politique dans la période récente est ce qu’on a appelé le désenclavement du Sud. On peut avancer, en effet, que c’est l’enracinement du protestantisme conservateur dans les régions qui connaissent une modernisation tardive, puis deviennent vite les secteurs les plus dynamiques du pays, économiquement et démographiquement, qui explique en grande partie la réémergence de la religion dans le débat public.

13
Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le Sud était resté une région agraire pauvre, à l’écart de toutes les évolutions affectant le reste du pays. Ses petites communautés rurales, au sein desquelles les églises sont les lieux où se tisse le lien social, avaient conservé une homogénéité qui les protégeait des effets culturellement corrosifs du pluralisme caractérisant les grands centres urbains [14][14] Nancy T. AMMERMAN, Baptist Battles. Social Change and.... Le déplacement des centres de production dans la région durant la guerre, puis la relocalisation de nombreuses industries à la recherche d’une main-d’œuvre bon marché et non syndiquée dans les décennies suivantes accélérèrent le passage d’une économie agraire à une économie industrielle, accompagnée d’une rapide urbanisation de la population, qui accéda en plus grande proportion à l’éducation supérieure. Le processus s’accentua dans les dernières décennies du siècle avec l’arrivée d’industries de pointe et de services, l’exploitation des ressources pétrolières, les activités de tourisme. Ces changements induisirent un processus de différenciation sociale ébranlant la solidarité de caste – blanche –, qui avait été pour beaucoup dans la cohésion de la région [15][15] Earl BLACK et Merle BLACK, Politics and Society in....

14
La déségrégation raciale, qui commença avec la décision de 1954 de la Cour suprême contre la ségrégation scolaire, mais fut surtout imposée par une puissante mobilisation de la population afro-américaine, est l’autre élément majeur qui a bouleversé la structure sociale de la région, y introduisant un pluralisme jusque-là totalement refoulé. Ce pluralisme fut accentué par l’arrivée de millions de migrants du Nord-Est attirés par les opportunités économiques. Ce désenclavement entraîna également une plus grande ouverture sur les questions affectant le pays dans son ensemble, une plus grande perméabilité aux influences de la culture nationale et une plus grande sécularisation de la sphère publique, comme le signalent les décisions de la Cour suprême de 1962 et 1963 interdisant la prière et la lecture dévotionnelle de la Bible dans les écoles publiques, pratiques jusque-là généralisées dans la région [16][16] Jane DAILEY et al., Jumpin’Jim Crow. Southern Politics....

15
Ainsi, en l’espace d’à peine une génération, la région a vu tous ses repères identitaires bouleversés : structure sociale, relations raciales, fusion étroite entre religion et culture, défense farouche de l’autonomie des États par rapport au pouvoir fédéral. Alors que les responsables politiques du Sud se souciaient de ressouder l’identité de leur région, ils comprenaient aussi qu’ils ne pouvaient le faire en jouant ouvertement la carte raciale au moment où le pays rejetait enfin son attitude passée à l’égard des Afro-Américains. C’est là qu’il faut chercher la raison de l’utilisation croissante de la carte religieuse. Le lien entre les deux apparaissait clairement dans la déclaration d’un élu de l’Alabama à propos des neuf juges de la Cour suprême : « Ils ont mis les Nègres dans les écoles et maintenant ils en chassent Dieu [17][17] Cité par William M. BEANEY et Edward N. DEISER, « Prayer.... »

16
Parallèlement, la modernisation de la région affecta aussi les forces religieuses qui en dominaient jusque-là la culture. Les différenciations sociales à l’œuvre touchèrent directement leurs membres, dont un grand nombre quitta la campagne pour les villes, accéda aux classes moyennes et adopta des attitudes culturelles beaucoup plus tolérantes, en rupture avec la rigueur morale imposée par leurs pasteurs [18][18] Ellen ROSENBERG, The Southern Baptists. A Subculture.... Ainsi, dans un parallèle frappant avec l’expérience des dénominations du Nord au début du XXe siècle, les Églises du Sud craignirent de se voir marginalisées dans une société qui se diversifiait et dont elles ne pouvaient plus prétendre réglementer les comportements. De la même façon, elles furent de plus en plus tentées d’utiliser l’action politique pour imposer par la loi un consensus moral qui n’existait plus [19][19] Oran P. SMITH, The Rise of Baptist Republicanism, New....

La crise de la coalition du New Deal et la recherche d’une majorité républicaine 

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Le dernier élément du puzzle qui va permettre la rencontre entre les chrétiens conservateurs, les politiciens du Sud et le parti républicain est la crise de ce qu’on a appelé la coalition du New Deal, et la recherche par les républicains d’une stratégie majoritaire. Depuis le début des années trente, le parti démocrate avait dominé presque sans interruption le Congrès, s’appuyant sur une large majorité qui regroupait les ouvriers industriels du Nord-Est (les white ethnics) en majorité catholiques, les intellectuels libéraux, juifs ou laïcs, les Noirs du Nord et l’écrasante majorité des Blancs du Sud, soudés par une hostilité historique envers le parti de Lincoln.

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Des tensions objectives existaient depuis le début, au sein de cette coalition, entre la culture politique naturellement conservatrice du Sud et le libéralisme – au sens américain du terme – du parti de Roosevelt. Et ces tensions ne résistèrent pas à la loi des droits civiques de 1964, ni aux programmes sociaux promulgués par Johnson en faveur des Afro-Américains. Depuis les années cinquante déjà, de nombreuses personnalités politiques du Sud avaient annoncé leur ralliement au parti républicain, et la base électorale des démocrates s’effritait peu à peu. La crise de la coalition démocrate éclata au grand jour lors des élections de 1968, lorsque le gouverneur – démocrate – d’Alabama, George Wallace, représentant flamboyant du suprématisme blanc, décida de se présenter sur une liste indépendante et obtint une majorité dans tous les États du Sud profond. La campagne de Wallace révéla une autre ligne de fracture dans la coalition du New Deal, dans le Nord cette fois, en introduisant des brèches significatives dans l’électorat du parti démocrate des régions industrielles. Cette ligne de fracture passait entre la classe ouvrière blanche, culturellement conservatrice, les Noirs et les classes moyennes, et les intellectuels, qui soutenaient le mouvement pour les droits des Afro-Américains, des femmes, des homosexuels. Candidat à la candidature démocrate en 1964, Wallace avait été le premier homme politique à lier la carte raciale et la carte religieuse dans une campagne nationale en dénonçant le gouvernement « sans Dieu » qui proposait de mélanger les races. En 1968, tout en continuant à jouer sur les sentiments racistes des ouvriers blancs du Nord, c’est de plus en plus autour des valeurs morales traditionnelles, plus respectables, qu’il chercha à rallier l’électorat, avec un certain succès. Il fut aussi le premier à utiliser les ressources des pasteurs conservateurs, qui lui fournirent des listes de milliers de membres de leurs Églises et firent écho à sa campagne dans leurs programmes de radio et de télévision [20][20] Dan T. CARTER, From George Wallace to Newt Gingrich.....

19
Si la campagne de Wallace révéla la crise de la coalition démocrate, qui s’approfondit au cours des années suivantes, son impact dans le Sud comme dans le Nord n’échappa pas aux stratèges républicains, qui cherchaient depuis un moment déjà à développer une alternative conservatrice au libéralisme qui dominait la politique américaine depuis les années trente. La campagne catastrophique de leur candidat Barry Goldwater en 1964 avait montré la difficulté de rassembler une majorité autour d’une attaque contre l’État-providence et d’une politique étrangère belliqueuse [21][21] Goldwater proposait de liquider le système des retraites.... Dès 1968, un jeune conseiller de Richard Nixon, Kevin Phillips, commença à convaincre les responsables du parti qu’une nouvelle majorité républicaine potentielle existait entre les Blancs du Sud et les white ethnics du Nord, et qu’il était possible de la rassembler autour d’un programme mettant en avant les valeurs traditionnelles. Une majorité morale, en quelque sorte [22][22] Kevin PHILLIPS, The Emerging Republican Majority, Anchor,.... Si Nixon sut mettre à profit ces conseils dans ses campagnes triomphales de 1968 et 1972, après la crise du Watergate – qui donna une centralité nouvelle aux questions morales –, c’est la droite républicaine ayant soudé avec la droite chrétienne une alliance qui porta Reagan au pouvoir et qui domina le parti républicain jusqu’à une période récente.

Droite républicaine et droite chrétienne 

Ronald Reagan et la Moral Majority 

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L’arrivée de Ronald Reagan signalait en fait un changement de garde au sein du parti républicain. Le choix de Goldwater en 1964 avait représenté une première tentative de la vieille droite, qui nourrissait une même hostilité militante envers le communisme et le libéralisme du New Deal, de s’emparer de la direction du parti, en s’appuyant sur les élites économiques de l’Ouest et du Sud, et de remplacer l’establishment républicain du Nord-Est, jugé trop modéré. Si l’opération échoua alors, nombre des militants qui avaient fait leurs armes avec Goldwater, parmi lesquels on trouvait de nombreux chrétiens conservateurs, tout en faisant le dos rond durant les années soixante travaillèrent activement à mettre en place des réseaux pour entretenir la flamme idéologique conservatrice, mais aussi fournir des arguments et des ressources aux mouvements sporadiques qui apparaissaient localement, pour s’opposer aux mesures en faveur des droits des femmes, des homosexuels ou de l’éducation sexuelle dans les écoles.

21
Ces idéologues de la « nouvelle droite », comme ils aimaient désormais s’appeler, partageaient nombre des positions idéologiques de l’ancienne droite, mais ils adoptaient un discours populiste, attribuant tous les problèmes de l’Amérique à l’emprise d’élites sécularisées et au déclin des valeurs morales traditionnelles. Ils avaient en effet constaté l’efficacité d’une telle approche dans un certain nombre de campagnes, comme celle de Phyllis Schlafly, une catholique traditionaliste qui avait milité pour Goldwater puis avait créé une organisation, Eagle Forum, pour empêcher la ratification par les États de l’Equal Rights Amendment (ERA – amendement constitutionnel pour l’égalité des droits) adopté par le Congrès en 1972 et qui, effectivement, ne fut jamais ratifié; ou celle d’Anita Bryant, qui avait fait échouer à Miami une loi garantissant les droits civiques des homosexuels; ou encore celle de parents d’une petite ville minière de Virginie de l’Ouest, qui avaient réussi à faire supprimer les programmes d’éducation sexuelle dans les écoles locales. Avec la légalisation de l’avortement, par une décision de la Cour suprême en 1973, un nouveau thème de mobilisation s’offrait à ces mouvements, qui permettait en outre de rallier l’Église catholique, dont les évêques avaient appelé à la mise en place d’une « action politique planifiée et coordonnée des opposants à l’avortement [23][23] Richard V. PIERARD, « Reagan and the Evangelicals :... ».

22
En 1976, ces républicains conservateurs soutinrent la candidature de Ronald Reagan à la présidence. Même si le parti républicain lui préféra Gerald Ford, celui-ci fut néanmoins contraint, sous la pression de la droite, d’inclure dans son programme la proposition de deux amendements constitutionnels, le premier interdisant l’avortement, le second réintroduisant la prière dans les écoles publiques. La victoire du démocrate Carter, qui se montra capable de ressouder temporairement la coalition du New Deal, ne les découragea pas. Elle confirmait d’une certaine mesure leurs analyses. D’un côté, l’avortement avait joué un rôle important dans la campagne, et les évêques catholiques avaient apporté de façon à peine masquée leur soutien à Ford. De l’autre, c’étaient les professions de foi born again de Carter qui lui avaient permis de regagner les voix des chrétiens conservateurs dans le Sud. Comme le déclarait Richard Viguerie, l’un des architectes de la nouvelle droite, « le terrain le plus important pour le développement de l’idéologie et de la philosophie conservatrices est désormais le mouvement évangélique [24][24] Erling JORSTAD, Holding Fast, Pressing On : Religion... ». Le problème était de transformer cette intuition en résultat électoral en 1980, en particulier en arrachant à Carter le vote évangélique dans le Sud. Pour ce faire, les stratèges de la nouvelle droite s’efforcèrent d’engager directement dans leur campagne un certain nombre de pasteurs influents, en particulier des télévangélistes comme Jerry Falwell et Pat Robertson, qui touchaient des millions de personnes avec leurs programmes et pouvaient leur fournir des centaines de milliers de noms de personnes qui leur envoyaient des contributions financières.

23
Il était clair qu’un grand nombre de pasteurs fondamentalistes – les plus conservateurs au sein de la famille évangélique – étaient prêts à s’engager dans le combat politique. Non seulement le déclin moral de l’Amérique leur semblait avoir atteint un point de non-retour, mais le fisc harcelait leurs milliers d’« académies chrétiennes », créées après la décision de la Cour suprême de 1954, menaçant de leur retirer leur exemption fiscale si elles ne respectaient pas les lois sur la déségrégation raciale. Et tout cela se passait malgré la présence à la Maison-Blanche d’un président born again qui non seulement n’avait rien fait contre l’avortement mais se montrait tout aussi incapable de rétablir la position économique et internationale des États-Unis.

24
Pour rallier ces pasteurs en colère, les responsables de la nouvelle droite créèrent un certain nombre d’organisations, comme la Christian Voice de Paul Weyrich, ou la Religious Roundtable d’Ed McAteer, dont l’objectif était de faire campagne sur des positions « pro-Dieu, profamille, pro-Amérique ». Enfin, ils réussirent à convaincre Jerry Falwell de créer la Moral Majority, dont le rôle principal était de mobiliser les pasteurs et d’inonder les membres de leurs Églises conservatrices de propagande politique, en particulier de fiches évaluant le caractère « bibliquement correct » des candidats [25][25] Richard V. PIERARD, « Reagan and the Evangelicals :....

25
La stratégie de la nouvelle droite se révéla payante. En 1980, Ronald Reagan remporta effectivement le vote du Sud et d’une majorité d’ouvriers catholiques dans le Nord, et sa capacité à faire écho à leurs valeurs traditionnelles fut pour beaucoup dans leur ralliement à sa politique économique et sociale conservatrices [26][26] James L. SUNDQUIST, Dynamics of the Party System, Brookings....

De la Moral Majority à la Christian Coalition 

26
La victoire était grisante pour les porte-parole autoproclamés de Dieu, qui se croyaient désormais – un peu naïvement – en position de déplacer les élites sécularisées qui dominaient la vie publique et de dicter leur volonté au nouveau Congrès. Pat Robertson n’avait-il pas averti lors d’un rassemblement intitulé « Washington pour Jésus » : « Tous les dirigeants de cette ville détiennent leur position par la seule volonté de Dieu, et ils n’ont d’autre autorité que celle que Dieu leur accorde [27][27] New York Times, 30 avril 1980. » ?L’expérience du grand pragmatisme qui domine le processus de décision politique à Washington fut en revanche dégrisante. Reagan s’intéressait avant tout aux questions économiques et militaires et devait négocier avec une Chambre à majorité démocrate. Il oublia bien vite ses promesses électorales aux chrétiens conservateurs. Il soumit certes au Congrès ses propositions d’amendement sur la prière et contre l’avortement, et un projet de loi de défiscalisation des frais de scolarité dans les écoles confessionnelles; mais sachant qu’aucune de ces propositions n’obtiendrait les majorités nécessaires, il n’y mit guère d’enthousiasme. Ses conseillers s’efforçaient de maintenir les contacts avec la Moral Majority, tout en empêchant ses pasteurs de nuire au président par leurs déclarations intolérantes qui en irritaient plus d’un, dans le pays somme au sein du parti républicain.

27
À la veille des élections de 1984, alors que sa popularité était en baisse, Reagan s’efforça de raviver l’alliance. Il multiplia les apparitions devant les organisations chrétiennes les plus conservatrices, choisissant l’une d’entre elles pour prononcer son célèbre discours sur « l’empire du Mal » soviétique et n’hésitant pas à affirmer, devant un parterre de pasteurs fondamentalistes à la convention républicaine, qu’il n’y avait pas de moralité sans religion et que, sans Dieu, la démocratie ne pouvait survivre [28][28] New York Times, 25 août 1984.. Mais, une fois sa victoire assurée, il oublia à nouveau ses promesses. Ainsi, à l’issue de deux mandats républicains, si les pasteurs de la Moral Majority avaient effectivement contribué à réorienter le débat public autour de leurs valeurs traditionnelles, en particulier en faisant des problèmes sociaux des problèmes moraux, ils ne pouvaient se targuer d’aucune victoire législative [29][29] N. J. DEMERATH III et Rhys H. WILLIAMS, « Religion.... Pis encore, leurs forces étaient en déroute. Jerry Falwell avait été contraint de dissoudre la Moral Majority, que son style agressif avait rendue très impopulaire. Cet échec révélait en fait la faiblesse politique de la droite chrétienne, qui s’était laissé manipuler par les élites républicaines et tromper par une visibilité médiatique qui contribua à entretenir l’illusion d’une force organisationnelle qu’elle n’avait pas. Les pasteurs fondamentalistes manquaient à l’évidence de sophistication politique, mélangeant allégrement dans un discours apocalyptique doctrine et programme, et s’aliénant ainsi aussi bien les conservateurs laïques que les croyants conservateurs qui ne partageaient pas nécessairement leur théologie [30][30] Mathew C. MOEN, « From Revolution to Evolution. The....

28
Il revint à Pat Robertson de tirer les leçons de cet échec. En créant la Christian Coalition en 1989, il proposait à la droite chrétienne non seulement une nouvelle organisation mais une réorientation stratégique. Sa candidature malheureuse à la nomination pour le parti républicain en 1988 lui avait permis de prendre des contacts dans de nombreux États pour mettre sur pied un embryon d’organisation. Il s’assura les services de Ralph Reed, un talentueux organisateur républicain de Georgie qui s’était sur le tard découvert de la religion. Aidé par les ressources matérielles de Robertson – qui possède le premier réseau de télévision par satellite du pays –, il entreprit de construire le mouvement à la base, circonscription par circonscription. Cette approche avait un triple avantage : elle permettait à la Christian Coalition d’obtenir des victoires au niveau local, ce qui galvanisait ses troupes frustrées par l’inaction de Washington; elle rendait possible des alliances avec des secteurs conservateurs de l’Église catholique motivés essentiellement par l’opposition à l’avortement et peu sensibles au discours social progressiste de leurs évêques; et, surtout, elle visait à tenter de prendre le contrôle des sections locales du parti républicain, ce qui, vu le faible militantisme, était à la portée d’une fraction minoritaire bien organisée [31][31] Diane MURRAY OLDFLIELD, The Right and the Righteous..... L’objectif était en effet de tenter de contrôler plus directement les élus, dont l’expérience reaganienne avait montré qu’on ne pouvait leur faire confiance pour porter les propositions de la droite chrétienne.

29
En quelques années, Ralph Reed et Pat Robertson réussirent à mettre en place une organisation bien structurée capable de faire sentir son influence dans un certain nombre d’États au niveau des élections et de l’action législative [32][32] Mark J. ROZELL et Clyde WILCOX, Second Coming. The.... Pourtant, malgré ce succès, un certain nombre de problèmes continuaient de frustrer les ambitions des dirigeants de la droite chrétienne. En premier lieu, vu l’importance des primaires dans la sélection des candidats, le contrôle des structures locales du parti reste d’un impact limité; il permet au mieux à la droite chrétienne d’être une force de nuisance à laquelle les candidats doivent prêter attention. En second lieu, et c’est là un élément qui explique à la fois la force et la frustration de la Christian Coalition, l’absolutisme chrétien qui galvanise ses militants et les pousse à s’engager dans les campagnes politiques du parti républicain a tendance, en général, à lui faire perdre les élections au niveau national, où le courant chrétien conservateur reste minoritaire dans l’électorat. Le parti républicain doit donc à la fois jouer sur ces thèmes, en particulier dans le Sud, et s’efforcer de les neutraliser dans les États où ils risquent de lui aliéner un grand nombre d’électeurs. Ces contradictions sont apparues avec évidence au cours des années quatre-vingt-dix et ont amené à une redéfinition des rapports entre le parti et la droite chrétienne.

30
Tous les observateurs s’accordent à penser que la droite chrétienne a apporté sa contribution à la défaite de George Bush père en 1992. Celui-ci n’avait guère courtisé les chrétiens conservateurs, parce qu’il n’en avait pas eu besoin en 1988, mais sa réélection s’annonçait difficile alors que les États-Unis étaient plongés dans la récession. Frustrés par douze années d’administrations républicaines amies sans résultat pour leurs causes, et contrôlant une fraction substantielle des délégués à la convention républicaine, les ténors de la droite chrétienne entendaient négocier durement leur soutien, en donnant le ton de la convention et de la campagne. D’autant plus que la présence de Bill Clinton et de sa femme, Hilary, enfants des années soixante tant haïes par les fondamentalistes, avait donné une nouvelle urgence à leur engagement.

31
Alors que Clinton avait compris que l’élection se jouerait sur les questions économiques, la droite chrétienne profita de la convention républicaine pour lancer une déclaration de guerre culturelle à ses opposants. Prononçant le discours clé de la convention, Pat Buchanan expliquait : « Une guerre religieuse se déroule actuellement aux États-Unis. Il s’agit d’une guerre culturelle aussi critique pour l’avenir de notre nation que le fut la guerre froide, car il s’agit d’une guerre pour l’âme de l’Amérique. Et dans cette guerre, Clinton et Clinton sont avec l’ennemi, et Bush est de notre côté. » Le soutien à Bush était apporté, mais au prix d’une polarisation qui lui coûta cher, en particulier auprès de l’électorat féminin – majoritaire – après que Pat Robertson eut expliqué à la tribune de la convention que « le féminisme encourage les femmes à quitter leurs maris, à tuer leurs enfants, à pratiquer la sorcellerie, à détruire le capitalisme et à devenir lesbiennes [33][33] Garry WILLS, « The Born-Again Republicans », New York... ». Le ton apocalyptique de la campagne détourna une partie substantielle de l’électorat républicain vers le troisième candidat, Ross Perot, et garantit l’échec de Bush contre Clinton.

De la Christian Coalition à George « W » ? 

32
Les rapports avec le parti républicain étaient marqués par une contradiction apparemment insurmontable qui venait de la nature à la fois indispensable et perdante de leur alliance, et ils continuèrent à osciller entre soutien négocié et frustration au cours des années suivantes. La droite chrétienne se mobilisa pour les élections de mi-mandat, qui donnèrent une victoire aux républicains aux deux chambres du Congrès pour la première fois depuis 1954. Mais, encore une fois, malgré la présence de nombreux élus très conservateurs et favorables à leurs valeurs, ils n’obtinrent guère de résultats. Le processus de décision politique, surtout dans un système fragmenté comme l’est celui des États-Unis, pousse au compromis, ce qui représente l’anathème pour les absolutistes chrétiens. Mais leur absolutisme les mène par ailleurs à l’échec. C’est ce qu’a commencé à comprendre Ralph Reed, dès le milieu des années quatre-vingt-dix, en proposant en quelque sorte de « séculariser » la droite chrétienne, de la transformer en une fraction politique conservatrice, jouant le jeu politique selon les règles admises par tous, et qui pourrait trouver sa place au sein de la « grande tente » que le parti républicain souhaitait redevenir afin de retrouver une majorité après l’échec de Bob Dole en 1996. Divisée entre « puristes » et « pragmatistes », la Christian Coalition est allée depuis lors de difficultés en difficultés, surtout après le départ en 1997 de son stratège le plus talentueux, Ralph Reed, découragé par l’extrémisme religieux de ses amis. On a pu voir cet extrémisme à l’œuvre lors de la procédure en destitution du président Clinton, fortement encouragée par les leaders de la droite chrétienne, qui en faisaient une condition pour apporter leur soutien aux républicains aux élections de mi-mandat. Mais les excès de ce véritable djihad – Clinton n’a pas été démis de ses fonctions, et les républicains ont reculé aux élections de 1988 – ont sans doute clos une phase des rapports entre le parti républicain et la droite chrétienne – qui est aujourd’hui profondément divisée et en totale déroute organisationnelle après le départ de Pat Robertson de sa direction –, mais pas des rapports entre religion et politique, comme l’illustre la campagne de l’an 2000.

33
Les républicains restent convaincus de l’utilité électorale de certains des thèmes de la droite chrétienne, et l’utilisation des thèmes religieux par Al Gore et Joseph Lieberman a montré que les démocrates aussi espéraient par là regagner des voix dans le Sud. Mais les stratèges du parti de Bush ont également pris conscience du handicap que représentaient les dirigeants de la droite chrétienne, beaucoup plus extrémistes que la majorité des chrétiens conservateurs, certes très attachés à leurs valeurs, mais aussi à une certaine tolérance. De plus, la diversité ethnique et culturelle croissante de l’électorat appelle à une plus grande tolérance, que George W. Bush a tenté d’exprimer dans son « conservatisme compassionnel » qui visait à faire oublier la polarisation des guerres culturelles. Surtout, bien décidé à ne pas laisser les dirigeants de la droite chrétienne gâcher sa campagne comme ils l’avaient fait pour celle de son père en 1992, il s’est efforcé de les marginaliser, en cherchant à s’adresser directement aux croyants, en témoignant régulièrement de sa foi en public, en établissant des contacts avec une grande diversité de responsables religieux (mais des rapports privilégiés avec aucun), en tentant, en fait, de se substituer à eux comme représentant d’une droite religieuse conservatrice plus inclusive [34][34] Dana MILLBANK, « Religious Right Finds Its Center in....


Notes 

https://www.cairn.info/revue-herodote-2002-3-page-151.htm#re1no1
[*][size=15]
Professeur de civilisation américaine à l’université Paris-X, Centre d’études interdisciplinaires des faits religieux, CNRS-EHESS.

[1]
John F. KENNEDY, « Remarks to an Assembly of Preachers in Houston, Texas », New York Times, 13 septembre 1960, p. 22.

[2]
Jeremy TOROBIN, « In the Name of God », Campaigns and Elections, octobre 2000; Gustav NIEBUHR, « Religion on the Hustings », New York Times, 1er septembre 2000.

[3]
« Religion et démocratie : nouvelles situations, nouvelles approches », in Patrick MICHEL (dir.), Religion et démocratie, Albin Michel, Paris, 1997, p. 17.

[4]
Qui établit la séparation des Églises et de l’État et la liberté religieuse la plus totale en proclamant que « le Congrès ne passera aucune loi visant à un établissement de la religion ou en empêchant le libre exercice ».

[5]
Danièle HERVIEU -LÉGER, « Croire en modernité : au-delà de la problématique des champs religieux et politique », in Patrick MICHEL, Religion et démocratieop. cit., p. 367.

[6]
Carl BOGGS, « The Great Retreat : Decline of the Public Sphere in Late Twentieth Century America », Theory and Society, décembre 1997.

[7]
Robert F. DURANT, « The Democratic Deficit in America », Political Science Quarterly, 1,1995; Stanley A. DEETZ, Democracy in an Age of Corporate Colonization, SUNY Press, Albany, NY, 1997.

[8]
Michael KAZIN, The Populist Persuasion in American History, Basic Books, New York, 1995, p. 258-260.

[9]
Martin WATTENBERG, The Decline of American Political Parties, 1952-1996, Harvard University Press, Cambridge, 1996; Morris P. FIORINA, « The Decline of Collective Responsibilities in American Politics », Daedalus, été 1980; Robert D. PUTNAM, Bowling Alone. The Decline and Revival of American Community, Simon & Schuster, New York, 2000, chap. 2. Pour l’effet de ces évolutions sur la dernière campagne, voir Catherine POUZOULET, « Les maux du politique : l’insignifiance du discours politique et la “non-élection” de George W. Bush », Revue française d’études américaines, octobre 2001.

[10]
Robert F. DURANT, « The Democratic Deficit in America », art. cité; Catherine POUZOULET, « Les maux du politique : l’insignifiance du discours politique et la “non-élection” de George W. Bush », art. cité.

[11]
Nina ELIASOP, « Close to Home : The Work of Avoiding Politics », Theory and Society, 1997, p. 605-647; Carl BOGGS, « The Great Retreat : Decline of the Public Sphere in Late Twentieth Century America », art. cité.

[12]
Corinne MC LAUGHLIN et Gordon DAVIDSON, Spiritual Politics : Changing the World From the Inside Out, Ballantine Books, New York, 1994.

[13]
J. MILTON YINGER et Stephen CUTLER, « The Moral Majority Viewed Sociologically », Social Forces, octobre 1982.

[14]
Nancy T. AMMERMAN, Baptist Battles. Social Change and Religious Conflict in the Southern Baptist Convention, Rutgers University Press, New Brunswick, NJ, 1990.

[15]
Earl BLACK et Merle BLACK, Politics and Society in the South, Harvard University Press, Cambridge, MA, 1987, p. 23-49.

[16]
Jane DAILEY et al.Jumpin’Jim Crow. Southern Politics From Civil War to Civil Rights, Princeton University Press, Princeton, NJ, 2000.

[17]
Cité par William M. BEANEY et Edward N. DEISER, « Prayer and Politics : The Impact of Engel and Schempp on the Political Process », in Robert SIKORSKI, Prayer in Public Schools and the Constitution, 1961-1992, Garland, New York, vol. 1,1993, p. 478.

[18]
Ellen ROSENBERG, The Southern Baptists. A Subculture in Transition, University of Tennessee Press, Knoxville, 1989, p. 44-48.

[19]
Oran P. SMITH, The Rise of Baptist Republicanism, New York University Press, New York, 1997. Pour un survol historique des rapports entre religion et politique aux États-Unis, voir Isabelle RICHET, La Religion aux États-Unis, PUF, « Que sais-je ?», Paris, 2001.

[20]
Dan T. CARTER, From George Wallace to Newt Gingrich. Race in the Conservative Counter-Revolution, 1963-1994, Louisiana State University Press, Baton Rouge, LA, 1996; William C. BERMAN, America’s Right Turn : From Nixon to Clinton, Johns Hopkins University Press, Baltimore, MD, 1996.

[21]
Goldwater proposait de liquider le système des retraites et d’utiliser, si besoin était, l’arme nucléaire contre l’URSS.

[22]
Kevin PHILLIPS, The Emerging Republican Majority, Anchor, Garden City, NY, 1969.

[23]
Richard V. PIERARD, « Reagan and the Evangelicals : The Making of a Love Affair », Christian Century, 21-28 décembre 1983; Leo RIBUFFO, « God and Contemporary Politics », Journal of American History, mars 1993; William MARTIN, With God on Our Side : The Religious Right in America, Broadway Books, New York, 1996; Timothy A. BYRNES, « The Politics of the Catholic Hierarchy », Political Science Quarterly, 3,1993.

[24]
Erling JORSTAD, Holding Fast, Pressing On : Religion in America in the 1980s, Greenwood Press, New York, 1990, p. 58.

[25]
Richard V. PIERARD, « Reagan and the Evangelicals : The Making of a Love Affair », art. cité; Leo RIBUFFO, « God and Contemporary Politics », art. cité.

[26]
James L. SUNDQUIST, Dynamics of the Party System, Brookings Institution, Washington DC, 1983.

[27]
New York Times, 30 avril 1980.

[28]
New York Times, 25 août 1984.

[29]
N. J. DEMERATH III et Rhys H. WILLIAMS, « Religion and Power in the American Experience », Society, janvier-février 1989.

[30]
Mathew C. MOEN, « From Revolution to Evolution. The Changing Nature of the Christian Right », Sociology of Religion, automne 1994.

[31]
Diane MURRAY OLDFLIELD, The Right and the Righteous. The Christian Right Confronts the Republican Party, Rowman & Littlefield, Lanham, MD, 1996.

[32]
Mark J. ROZELL et Clyde WILCOX, Second Coming. The New Christian Right in Virginia Politics, Johns Hopkins University Press, Baltimore, MD, 1996.

[33]
Garry WILLS, « The Born-Again Republicans », New York Review of Books, 24 septembre 1992;Washington Post, 23 août 1992.

[34]
Dana MILLBANK, « Religious Right Finds Its Center in Oval Office », Washington Post, 24 décembre 2001.

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Pour citer cet article
Richet Isabelle, « Religion et politique aux États-Unis : une pas si sainte alliance », Hérodote 3/2002 (N°106) , p. 151-166 
URL : www.cairn.info/revue-herodote-2002-3-page-151.htm
DOI : 10.3917/her.106.0151.
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Message  Arlitto Jeu 9 Juin 2016 - 20:26

Comment peut on appréhender les liens entre la politique et la religion?
Forum Religion et Politique Ecole Sujets / La politique / La société /
Un début de problématisation ...
    Comment peut-on appréhender les liens unissant la politique et la religion ?

Pour bien comprendre l'énoncé, vous devez expliciter l'opposition de la politique et de la religion. Déjà, on peut remarquer que les mots politique et religion sont employés au singulier. Or, il n'y a pas qu'une seule religion, et l'on sait qu'il y a des régimes politiques différents, et non une seule politique. Comment comprendre le singulier?
Au singulier, la politique et la religion désignent non telle politique ou telle religion précisément, mais bien plutôt une forme d'esprit particulière à celles-ci. Les régimes politiques ont en commun d'être tous une démarche de maintien de l’ordre organisé de manière rationnelle. Les religions n'obéissent pas du tout à cette logique. Elles sont faites de dogmes qui sont objets de croyance, non de connaissance. Les vérités qu'elles reconnaissent sont d'un ordre transcendant et ne sont par conséquent pas susceptibles d'être ni prouvées ni vérifiées.
C'est bien entre ces deux formes de pensée (pensée politique et pensée religieuse) que l'on demande s'il existe une incompatibilité.

Les rapports entre politiques et religieux n'ont pas toujours été faciles. La religion a pendant longtemps considéré la politique comme son ennemi. De leur côté, les régimes politiques ont parfois tentés d'étendre à toute chose le règne de leur pouvoir, et jugeaient la religion obscurantiste.
De nos jours, des points de tension existent toujours. Une conciliation est-elle possible entre ces deux familles d'esprit ?
La question est d'actualité. L'esprit des Lumières, mélange de tolérance, d'esprit critique et d'ouverture aux pouvoirs, est partout menacé par la montée du fanatisme religieux. On assassine les intellectuels ; on condamne à mort les écrivains. Les croyances religieuses sont érigées en certitudes au nom de quoi on tue. La vraie religion, celle qui est amour et non haine, n'a jamais demandé que l'on tue pour elle. Le fanatisme, au contraire, terrorise, déchaîne la violence et veut étouffer la liberté de connaître et de penser. Le fanatisme est, lui, à jamais incompatible aussi bien avec l'esprit politique qu'avec celui de la vraie religion.
POUR ALLER PLUS LOIN
SPINOZA, B., Traité théologico-politique, 1670, Garnier-Flammarion. On lira surtout la préface et le chapitre 15.
LEIBNIZ, G.W., Essais de Théodicée, 1710, Garnier-Flammarion.
KANT, E., La religion dans les limites de la simple raison, 1793, Vrin.
COMTE, A., Discours sur l'esprit positif; 1844, Vrin.
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Message  Arlitto Jeu 9 Juin 2016 - 20:27

Religion et politique
par Jacques Sapir 


Estimer que c’est à travers des formes d’organisation politique dans le sens le plus large que se constitue et se maintient une société pose immédiatement le problème de la souveraineté. La souveraineté devient essentielle non seulement pour l’existence de la communauté politique mais aussi comme source fondatrice de son droit, donc de ses lois et règles. Or, cette notion a provoqué de nombreux débats que ce soit en science politique ou en droit constitutionnel[1]. Retenons ici deux des attributs de la souveraineté ; tout d’abord :
« …le souverain est placé au-dessus de tout statut constitutionnel (et) n’est pas lié par lui. Il le crée, mais ne lui doit rien. La marque essentielle de la souveraineté, c’est la possession du pouvoir constituant… »[2]. Il faut alors immédiatement ajouter : « …le souverain détermine l’idée de droit valable dans la société politique considérée… »[3]. On doit cependant remarquer que cette souveraineté ne s’applique qu’aux hommes et non aux choses, et qu’il ne peut y avoir de souveraineté que rapportée à un groupe humain. C’est en cela que la formule d’Aglietta et d’Orléan sur la monnaie souveraine est à la fois fausse et trompeuse[4] et relève du fétichisme.
La souveraineté est à l’origine des notions de pouvoir, de consentement et de légitimation du pouvoir, et donc des concepts d’Auctoritas et de Potestas. C’est la souveraineté qui définit le Droit car c’est elle qui le créé. Elle ne le définit pas seulement en termes généraux, mais aussi, et c’est l’importance d’une situation exceptionnelle de révéler la nature réelle des principes mis en œuvre, en des termes très concrets de savoir qui va tuer et qui doit mourir. Hors la souveraineté, ces concepts n’ont plus de sens. Il ne peut y avoir d’Auctoritas et la Potestas ne traduit qu’une situation de fait et non de droit. Penser la souveraineté revient immédiatement à penser les concepts d’Auctoritas et de Potestas. On peut alors se demander quelle est la source d’un tel Pouvoir. Pourtant, si l’on admet que le contenu symbolique de ces concepts est important, et si ces notions ont été développées dans des temps où la religion, dans les différents sens de ce terme, était centrale on défend ici l’idée que non seulement de telles définitions sont en réalité inutiles, mais qu’elles sont même nuisibles et dangereuses pour établir la généralité de ces dits concepts.
 
Religion et concepts politiques
La question des liens entre religion et politique, de la possibilité même d’élaborer une « théologie politique », est l’une des questions fondamentales de la science politique[5]. Mais, cette question resurgit régulièrement dans le débat politique, en particulier dès qu’il s’agit des institutions européennes. Le thème des « racines chrétiennes » de l’Union européenne mobilise en réalité bien plus qu’une simple description historique. Le fait que le projet européen ait été porté à l’origine par le courant de la démocratie chrétienne en est un bon indice. Pourtant, il est clair que la question d’une origine religieuse possible des concepts de souveraineté et de légitimité, est antérieure au christianisme.
L’héritage grec
La distinction, entre la légalité et la légitimité, autrement dit entre la justesse et la justice nous vient du mythe d’Antigone, et de l’interprétation qu’en donne la pièce de Sophocle[6]. C’est l’un des mythes fondateurs de la civilisation occidentale, amis au-delà on peut légitimement considérer que la généralité du type de conflit ainsi décrit fait de ce mythe l’un des fondements de la politique en général[7]. Sophocle construit sa pièce dans le cadre de la cité grecque idéale[8]. L’histoire est connue : Antigone veut rendre les derniers hommages à son frère mort dans la guerre civile, ce que Créon, le roi, interdit expressément, et non sans quelques raisons[9]. Antigone, quant à elle, invoque une loi d’un degré supérieur, les Dieux imposant que l’on respecte les morts. Mais, un personnage tout aussi important est Hemon, fils de Créon et fiancé d’Antigone, qui développe devant son père la position de ce que doit être un Roi « juste », combinant donc justice et justesse. La tragédie est construite autour de l’hybris de Créon qui veut à tout prix imposer la solution politique (nous dirions aujourd’hui le « légal »). Mais, on peut aussi dire que l’obstination d’Antigone, non pas tant dans sa volonté d’enterrer son frère que d’avoir raison à tout prix contre Créon, constitue aussi une forme d’hybris. Une interprétation possible est que Sophocle veut nous dire que la seule position juste est celle de Hemon qui s’oppose à la violence[10], que l’entêtement à faire prévaloir tant la légalité que la légitimité sans accepter que les deux sont liées, même si la légalité découle en fin de compte de la légitimité, conduit au désastre. La leçon de cette pièce, et le théâtre grec – en particulier dans la tragédie – a une fonction d’éducation des citoyens, est qu’il ne faut pas séparer la légalité de sa source, les « lois divines », mais qu’il convient de les combiner car nul ne peut dire avec certitude ce que veulent les Dieux[11]. C’est ce qui sera formalisé par le couple entre Auctoritas et Potestas dans le monde romain.
L’héritage romain
Les notions d’Auctoritas et de Potestas nous viennent en effet du droit romain. Il faut alors savoir que l’ensemble institutionnel et juridique du pouvoir politique et militaire romain repose sur la Potestas. Mais, cette dernière repose sur l’autorité d’une Auctoritas sans laquelle elle n’est que l’expression de la force brute. La pensée politique du monde romain, avant et durant l’Empire, a ainsi systématisé cette distinction, et ce n’est pas un hasard. Cette distinction permet en effet de rendre acceptable l’usage de la force politique dans un cadre politique stabilisé. C’est ce qui différencie la « Cité » de la Horde. L’Auctoritas donne donc un sens mais aussi ses limites à l’exercice de la Potestas. En fait, chaque magistrat important détient la Potestas qui inclut trois types d’autorité, l’imperium[12], qui est à la fois un pouvoir militaire (pour assurer la sécurité de la Cité) et un pouvoir civil (garant de l’ordre public et du respect des lois), la coercitio (pouvoir de maintenir l’ordre public par la force[13]) et l’auspicia qui est une autorité religieuse. La Potestas d’un Consul, premier magistrat, est affirmée par les 12 licteurs qui l’accompagnent.
Quand elle n’est pas fondée sur une Auctoritas « légitimée », c’est-à-dire reconnue à travers le respect de certains rites religieux, par le peuple qui est le destinataire de la Potestas, celle-ci est vécue comme pure violence, comme une suite de coups de force[14]. L’ Auctoritas donne  ainsi une justification tant symbolique que politique à la contrainte générée par la Potestas mais elle lui fixe aussi des limites que l’on pourrait considérer comme constitutionnelles[15].
On remarquera tout d’abord l’inclusion dans la Potestas d’un pouvoir religieux (celui de consulter les augures[16]) et dans l’Auctoritas l’importance des rites religieux comme celui de l’intronisation. Dans toute l’antiquité, seuls les dieux avaient la capacité de légitimer le pouvoir. C’est un système qui est en réalité bien plus étendu, puisqu’on le retrouve dans les pratiques des sociétés primitives étudiées par Maurice Godelier. Le politique ne peut alors exister sans le symbolique comme si, pour pouvoir être accepté, le fait de commander aux hommes devait s’appuyer sur une autorité sur-humaine. Rome a institutionnalisé ce système de légitimation à travers ce que l’on appelle la « religio romana ». Il faut faire cependant attention aux termes qui peuvent être trompeurs. Cette « religion » n’a que peu de choses à voir avec une religion monothéiste révélée. Il s’agit en réalité d’un ensemble de valorisations, de croyances, de rites, de fêtes et de traditions qui unifient l’Empire (et ceci bien avant que la forme dite impériale ne soit établie). C’est ce qui permet à cet « Empire » de fonctionner par delà les races, les cultures et les superstitio, autrement dit les « religions » de chacun. On doit à Cicéron un bon résumé de cette conception de la religio[17]. Il la présente comme ce que l’on appellerait aujourd’hui, au prix d’un anachronisme, la « citoyenneté », c’est-à-dire une participation active à la vie de la cité et au « bien commun ». Cette définition de la religio est aux antipodes de la nôtre, non seulement parce qu’il ne s’agit pas de la même chose, mais aussi parce qu’il faut que le symbolique soit directement présent dans la vie publique. En fait, l’étymologie du terme indique bien ce dont il s’agit. Le mot religio  est bâti sur le modèle de « diligere ». Le verbe « religere » signifie « élire » ou « choisir » ou encore « porter attention». Il faut ici comprendre que ce n’est pas tant dans le sens commun pris aujourd’hui par ces termes mais dans celui de scrupule ou de discrimination. Il faudra attendre le Bas-Empire, pour qu’au IVème siècle après Jésus Christ un auteur chrétien, Lactance, donne à ce mot une autre étymologie : « religere » ou « relier » voir « rassembler »[18]. On a changé de registre parce que l’on a changé non pas de croyance, mais de type de croyance avec l’irruption d’une religion révélée monothéiste. Ainsi, au départ, dans le monde romain, la religio relève de l’affaire d’Etat qui permet de spécifier ce qui découle dans l’ « imperium » romain, du pouvoir sacré[19]. Avec la fin de la République cependant un changement majeur s’opère. Il est probable qu’il est rendu plus facile par l’horreur que provoque la guerre civile. Auguste va s’approprier l’Auctoritas en se déclarant « Pontifex Maximus » (tout comme Jules César qui occupa cette fonction en son temps) en même temps que s’installe l’Empire. L’Empereur concentre désormais en sa personne tant l’Auctoritas que la Potestas. C’est le système «romain » du haut-Empire.
L’héritage chrétien.
L’irruption du Christianisme, d’abord persécuté puis persécuteur, va cependant radicalement changer la donne[20]. Tertullien va opérer en 193 après Jésus Christ ce que l’on peut considérer comme l’équivalent d’un « coup d’état linguistique ». Il va oser appeler religio le christianisme et qualifier de superstitio le culte impérial[21]. L’enjeu de ce que Saint-Sernin appelle un « coup d’état » était clair[22]. Il s’agissait de placer le christianisme en position  de fondement et de légitimation ultime de l’Imperium. Pour Tertullien, seule la reconnaissance de l’autorité du Dieu Unique, du Dieu des Chrétiens et donc du christianisme pouvait rendre à l’Empereur une légitimité qui lui permette d’exercer correctement son pouvoir[23]. Lorsqu’en 313 après Jésus-Christ, l’empereur Constantin se convertit au christianisme et promulgua l’Édit de Milan qui mit fin aux persécutions anti-chrétiennes, le basculement de légitimité prôné par Tertullien fut définitivement acté. Ce basculement entra progressivement dans la pratique impériale. Il y eut, certes, des retours en arrière, mais aussi des poussées significatives comme le code Théodosien en 380 qui établit l’Église comme l’instance instituante. Progressivement, l’Église prit l’autorité sur l’Empereur comme le montre cet exemple. L’évêque de Milan, Ambroise, contraignit ainsi l’Empereur Théodose à se repentir d’avoir fait exterminer 7000 révoltés dans le cirque de Thessalonique. Dans le même temps l’Église se calque sur l’Institution Impériale, et adopte ses circonscription avec la centralisation sur Rome. Désormais, les temples sont reconvertis en églises avec les représentations d’un Dieu pantocrator qui est désormais dénommé du titre impérial de « Dominus », « Seigneur »[24]. C’est dans ce contexte qu’est née la pensée politique chrétienne, qui constitue encore largement notre soubassement. Près d’un siècle plus tard, de 415 à 427 après Jésus Christ, Augustin (qui devint Saint Augustin), devenu l’évêque d’Hippone, rédige « la Cité de Dieu »[25]. Né en 354 après Jésus-Christ dans ce qui est la Numidie de l’époque (aujourd’hui l’Algérie) dans une famille berbère romanisée, il est très influencé par les auteurs classiques romains et par leurs commentaires sur la philosophie grecque. Réussissant une étonnante synthèse entre la religion chrétienne, le droit romain et la philosophie grecque, il produit la théorie de ce nouveau système de légitimation du pouvoir politique. Pour lui, dans la cité des hommes, le pouvoir n’est légitime, autrement dit ne détient l’Auctoritas que s’il se fonde dans la cité de Dieu elle-même.  C’est bien entendu à l’Église qu’il convient d’assurer cette légitimation, faute de quoi, le pouvoir réduit à la seule Potestas est voué à s’effondrer.
Le legs de Saint Augustin est considérable. C’est lui qui, à la suite des auteurs grecs et latins, donne dans la tradition chrétienne au tyrannicide ses lettres de noblesse. C’est aussi lui qui va, là encore à l’aide de références à des auteurs grecs et latins, établir les deux catégories de Tyrans, le Tyrannus Absque Titulo, ou celui arrivé au pouvoir par des voies injustes, et le Tyrannus ab Exercitio, ou Tyran en raison de l’exercice qu’il fait du pouvoir auquel il est parvenu de manière juste. Ces deux catégories restent parfaitement pertinentes aujourd’hui. Mais, la question posée est de savoir si l’on peut disjoindre le contenu religieux du contenu politique. Le rapport aux Dieux, donc au monde du symbolique, est central que ce soit dans le mythe d’Antigone ou dans le droit romain. Mais, en particulier dans le cas du droit romain, il est clair qu’il serait gravement erroné de confondre la religio à la religion chrétienne. La question donc se pose si en capturant des notions et concepts qui viennent du monde grec et romain, Saint Augustin ne les a pas déformé tout autant qu’il les a sauvés de l’oubli. Nul ne peut écrire en dehors d’un contexte. Mais toute réduction au seul contexte serait elle aussi une erreur. Il nous faut donc dégager le sens général d’une pensée de son contexte.
 
Religio, Religion et Laïcité
Le besoin d’une montée en symbolique se comprend aisément. Nul ne peut prétendre avoir du pouvoir sur les hommes par une simple délégation de ceux-ci. Il faut que cette délégation soit, en un sens ou un autre, mise au-dessus et au delà des autres délégations. Le pouvoir (Potestas) de faire tuer et de faire mourir, qui est l’essence de la fonction de Chef des Armées, autrement dit de l’Imperium, est un pouvoir qui ne peut être accepté que sous des conditions très particulières. C’est là, aussi, ou nous voyons la grande faiblesse des théories de la légalité absolue qui sont aujourd’hui tant à la mode. Si la loi seule dit qui doit détenir ce pouvoir, alors il faut une loi qui ne puissent être contestée. Or, toutes les lois sont, de par la nature humaine des législateurs, contestables. C’est pourquoi il faut fonder ce pouvoir sur une légitimité ou une Auctoritas.
La folie de la Présidence « normale ».
De ce point de vue, on comprend instantanément la folie qu’il y eut de proclamer une « Présidence normale » de la part de François Hollande. L’acte d’exercer le pouvoir présidentiel est tout sauf « normal ». Nul ne nie que le Président soit un homme (ou une femme). Mais, la fonction qu’il occupe impose de se hisser au-dessus de la simple condition humaine. Bref, et pour tout dire, la fonction présidentielle exige de qui l’occupe une dignité qui soit compatible avec l’Auctoritas dont il est revêtu, et qui ne s’accommode guère du spectacle public qu’il donna au début de 2014. De même, quoi que dans un autre genre, Nicolas Sarkozy s’était largement déconsidéré durant son quinquennat par sa passion pour le brillant et son amour de l’argent. Les peuples pardonnent rarement l’atteinte à la dignité de la fonction, ce dont le Président russe, Boris Elt’sine fit l’amère expérience. De ce point de vue, le problème essentiel avec les déclarations de 2012 de François Hollande vient de ce qu’il a confondu « normal » avec « commun ». Car, il peut y avoir plusieurs types de normes, et en particulier on peut penser qu’il y a une norme « héroïque » qui convient bien mieux à l’exercice du pouvoir suprême. Pour l’avoir oublié, pour avoir tiré la fonction présidentielle vers le « commun », et certes il ne fut pas le premier, Nicolas Sarkozy ayant bien entamé cette tache, il risque de passer à la postérité pour le Président le plus détesté. Il aurait pu, et dû, comprendre que le dignité de la fonction qu’il exerçait impliquait des contraintes sur sa vie personnelle. Mais, à avoir voulu vivre une vie « normale » alors qu’il était dans une fonction exceptionnelle, il risque fort d’avoir tout perdu. Cependant, en disant cela, n’est-on pas en train de glisser vers une sacralisation, une vision religieuse de l’Auctoritas ? Car, cette sacralisation a existé. Il faut donc la prendre au sérieux.
Le legs de Jean Bodin.
Cette vision fut, il faut le dire, dominante pendant des siècles, et elle continue d’être sous jacente à certains des discours politiques que l’on peut entendre. D’ailleurs, dans de nombreux pays, le lien entre le pouvoir suprême et une foi religieuse est explicite. Le Président des Etats-Unis d’Amérique prête serment sur la bible et la formule qu’il prononce alors, « and help me God » (et que Dieu me vienne en aide), marque de manière claire cette présence du religieux au sein du politique. Il y a la nostalgie d’un age mythique où était affirmée la trilogie « Un Roi, une Loi, une Foi ». Mais, cet idéal mythique a été fracassé par l’hétérogénéité des croyances. Ceci a été reconnue et théorisé à la fin des Guerres de Religion par Jean Bodin dans une œuvre posthume, l’Heptaplomeres[26], qui est le compagnon secret des Six livres de la République. Il est d’ailleurs de peu d’importance de savoir si cet ouvrage, tel qu’il nous est parvenu est bien entièrement de la main de Bodin. Son contenu ne fait que prolonger celui des Six livres. De quoi s’agit-il donc ? Bodin imagine que sept personnages, qui tous pratiquent la médecine[27] et qui professent tous une foi différente, sont réunis dans du château. Chacun son tour, il vont prendre la parole et chercher à convaincre les six autres. Naturellement, c’est à chaque fois un échec, et pour une raison simple : la foi n’est pas affaire de raison. Quand le septième de ces personnages a parlé se pose alors une question redoutable : que vont-ils faire ? La réponse est éclairante à deux titres. La première est qu’ils décident de ne plus parler entre eux de religion, autrement dit celle-ci est exclue du débat public et devient une « affaire privée », même si, par courtoisie, ils s’engagent tous à aller aux célébrations des uns et des autres. La seconde est qu’ils décident d’œuvrer en commun « pour les bien des hommes ». Une autre fin aurait été possible. Ils auraient pu décider de se séparer et de travailler séparément. Que Jean Bodin insiste sur l’action en commun de personnes aux convictions religieuses différentes est très important. C’est là que l’on retrouve le raisonnement des Six livres. Cela veut dire qu’il y a des choses communes, des Res Publica, qui sont plus importantes que les religions. Cela signifie aussi que ce que nous appellerions dans notre langage la « laïcité » est une des conditions de l’existence des sociétés à composition hétérogènes[28]. En retranchant de l’espace public les questions de Foi on permet au contraire au débat de se constituer et de s’approfondir sur d’autres sujets.
On notera ici que pour Bodin, il s’agit bien de « religion » au sens chrétien du terme et non de la religio civique des Romains. Bodin, rappelons le, est un fervent Catholique, et se destinait à la prêtrise dans sa jeunesse. Il ne reniera jamais sa foi, même s’il exprime un intérêt important pour le Judaïsme. Rien ne permet de penser qu’il ait été agnostique sans même parler d’athée et il est important qu’un tel raisonnement ait été tenu par un Catholique.
Modernité de Bodin.
Le raisonnement politique qu’il tient n’est donc pas une théologie et certainement pas une « théologie politique » au sens de Carl Schmitt au XXIème siècle, même s’il inclut une dimension symbolique importante. De ce point de vue, il faut rapprocher le raisonnement que suit Jean Bodin de la réflexion contemporaine d’Ernst Kantorowicz sur les « Deux Corps du Roi »[29]. Cet historien avait bien relevé l’importance de la légitimation religieuse dans la figure du Roi, mais il avait alors souligné que, et cela même pour les contemporains, n’établissait nullement une nature religieuse du monarque. Ce dernier ne faisant que « recevoir » son royaume des mains de son prédécesseur, il ne lui « appartient » pas[30].
Bodin a procédé de la même manière, d’une manière décisive et fondatrice, à la séparation entre religion et politique, et à la naissance de la laïcité. Il le fait parce qu’il constate, et son action auprès d’Henri III a du être pour lui importante, l’inanité des tentatives soit de « concile général », et il y en eut plusieurs, soit d’éradication de l’hétérogénéité religieuse. Il arrive à cette position, qu’il cachera soigneusement à ses contemporains, comme point d’aboutissement de son œuvre politique, l’établissement de la souveraineté comme principe absolu, fondant en réalité l’Auctoritas. La question de la souveraineté ne dépend pas seulement de qui prend les décisions, autrement dit de savoir si le processus est interne ou externe à la communauté politique concernée. La souveraineté, telle qu’elle se construit dans l’oeuvre de Jean Bodin, réside dans la prise en compte d’intérêts collectifs, se matérialisant dans la chose publique[31]. Le principe de souveraineté se fonde alors sur ce qui est commun dans une collectivité, et non plus sur celui qui exerce cette souveraineté[32]. La souveraineté, pour l’exprimer en des termes plus actuels, correspond ainsi à la prise de conscience des effets d’interdépendance et des conséquences de ce que l’on a appelé le principe de densité. Elle traduit la nécessité de fonder une légitimation de la constitution d’un espace de méta-cohérence, conçu comme le cadre d’articulation de cohérences locales et sectorielles. Cette nécessité n’existe que comme prise en compte subjective d’intérêts communs articulés à des conflits. Que des éléments objectifs puissent intervenir ici est évident; néanmoins la collectivité politique ne naît pas d’une réalité « objective » mais d’une volonté affirmée de vivre ensemble. Quand cette volonté n’existe plus, la communauté se défait. Voila pourquoi la substitution d’une soit disant « ingéniérie » institutionnelle à la décision politique[33], la tentative de « neutraliser » une notion comme la souveraineté, tentative dont on a donné un exemple avec Andras Jakab, ce qui est la logique aujourd’hui des européistes et des partisans de l’Union européenne, est sur le fond une négation du principe même de l’action politique et de la république. Nous avons là une piste pour comprendre pourquoi la négation de la souveraineté, et avec elle celle du principe de légitimité, provoque au sein des nations qui composent l’Union européenne cette crise massive du « vivre-ensemble ». L’union européenne, par ses pratiques mais aussi par ses principes (ou pourrait-on dire son absence de principe justifiant une accusation en immoralité latente), ouvre la voie à la guerre civile.
Souveraineté et pertinence de la décision.
La souveraineté dépend aussi de la pertinence des décisions qui peuvent être prises sur la situation de cette communauté et de ses membres. Une communauté qui ne pourrait prendre que des décisions sans importance sur la vie de ses membres ne serait pas moins asservie que celle sous la botte d’une puissance étrangère. Ceci rejoint alors une conception de la démocratie développée par Adam Przeworski. Pour cet auteur, dans un article où il s’interroge justement sur les transitions à la démocratie en Europe de l’Est ou en Amérique du Sud, la démocratie ne peut résulter d’un compromis sur un résultat. Toute tentative pour prédéterminer le résultat du jeu politique, que ce soit dans le domaine du politique, de l’économique ou du social, ne peut que vicier la démocratie. Le compromis ne peut porter que sur les procédures organisant ce jeu politique[34].
Il est donc faux de faire remonter la laïcité aux affrontements de 1904-1905, et à la séparation de l’Eglise et de l’État. La laïcité remonte bien plus en arrière dans notre histoire, et l’on peut voir très clairement qu’elle est la fille des Guerres de Religion et de leurs horreurs. Mais, surtout, elle s’impose comme la seule solution possible de manière durable quand un pays est confronté à l’hétérogénéité religieuse. Une autre solution est en apparence possible, c’est celle adoptée par les pays allemands après la Paix d’Augsbourg[35] (1555) puis la Guerre de Trente Ans, celle ou peuvent coexister des principautés dont les souverains professent des fois différentes, le Cujus Regno, ejus Religio. Mais, cette solution est bancale. Ne reconnaissant pas la liberté de conscience, elle impose une forme d’homogénéité à une société décidément hétérogène. C’est pourquoi, ce principe s’est progressivement érodé dans les différents pays qui l’ont appliqué. On est donc revenu à la seule solution stable, celle qui fut proposée par Jean Bodin.
 
Le droit naturel et religiosité.
Une objection peut cependant être faite au raisonnement qui vient d’être tenu. Ne pourrait-on donc pas imaginer qu’il existe un corpus de loi découlant de notre « nature humaine », qui fonderait par essence toute forme d’organisation politique. En déplaçant le problème d’une religion transcendante à une religion immanente, comme le culte de l’Être Suprême, on pourrait alors négliger la question de la souveraineté. La vérification en justesse des lois ne se ferait plus qu’à l’aune de ces « grands principes » qui, étant le propre des hommes, ne sont attachés à l’existence d’aucune nation.
Ethologie et politique.
En réalité, cette conception de la « nature » spécifique humaine, même si elle a des fondements dans la pensée antique[36], n’est en réalité propre qu’au christianisme[37]. Pour le christianisme l’homme et au sommet de la Création[38], car il a été fait à l’image de Dieu. la distinction vis-à-vis des animaux est nette et elle se caractérise par le concept l’« âme », qui est vue comme « l’esprit employant le Verbe » des Évangiles, et non comme un principe vital de toutes les créatures. Dans les religions indiennes, mais aussi dans de nombreuses autres, la différence entre l’homme et les animaux est bien plus une affaire de degrés. Cette séparation radicale entre humanité et animalité a été vigoureusement critiquée, par Claude Lévi-Strauss en particulier[39] : «  Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire l’homme occidentalne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité,en accordant à l’une tout ce qu’il refusait à l’autre, il ouvrait un cercle maudit, et que la mêmefrontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et àrevendiquer au profit de minorités toujours plus restreintes le privilège d’un humanismecorrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion ».
Cette question a été renouvelée par les apports de l’éthologie moderne, de la paléoanthropologie et de l’anthropologie. Or, dans son magistral ouvrage sur la parenté, Maurice Godelier montre que l’hypothèse freudienne de la « Horde primitive », pas plus que celle de Claude Levi-Strauss sur l’antériorité de familles consanguines isolées, ne résistent à l’état actuel de nos connaissances[40]. L’analyse des primates évolués, nos proches cousins comme les Chimpanzés et les Bonobos[41], montre que la société, avec ses hiérarchies, ses procédures d’inclusions et d’exclusions, de conflit mais aussi de réconciliation, précède l’humanité au lieu d’en découler. Que ceci soit, ou ne soit pas, acceptable pour le Chrétien est ici secondaire ; c’est un fait scientifique que l’on doit accepter. L’important est que l’on ne peut postuler de manière logique l’antériorité de la « Horde Primitive ». Le propre de l’homme n’est pas d’avoir créé la société, mais de pouvoir en transformer les règles. Cela implique à l’évidence une définition « faible » et une définition « forte » de la culture[42]. Pascal Picq, dans un ouvrage collectif consacré à Qu’est-ce que l’Humain précise cela par la citation suivante.
«L’humain est bien une invention des hommes, qui repose sur notre héritage historiquepartagé, mais n’est pas une évidence pour autant. Homo sapiens n’est pas humain de fait »[43].
On pourrait dire, en d’autres termes, que l’homme s’est en réalité constitué, voire « construit » lui-même, progressivement, au contact de ses semblables. Maurice Godelier écrit ainsi très justement dans un ouvrage de 2004:« Si les hommes n’ont pas pu se donner à eux-mêmes la vie en société, ils ont pu, à la différence des autres primates, transformer leurs façons de vivre en société, inventer de nouvelles formes de société[44] ».On ne saurait mieux dire que, s’il y a bien un mouvement perpétuel d’interactions entre les individus et les cadres collectifs dans lesquels ils s’insèrent, ce mouvement ne part pas initialement de l’individu. Maurice Godelier ajoute par ailleurs quelques pages plus loin:« Les humains ne sont pas seulement une espèce de primates vivant en société. Il s’agit d’une espèce qui produit de la société pour vivre, c’est-à-dire qui a la capacité de modifier ses formes d’existence sociale en transformant les rapports des hommes entre eux et avec la nature. Et si les hommes ont cette capacité, c’est parce qu’ils peuvent se représenter de façon abstraite, à l’aide de concepts et de symboles, les rapports qu’ils entretiennent entre eux et la nature, et savent agir de façon consciente et organisée pour les transformer[45] ».
Ceci constitue aussi une critique radicale des « Robinsonnades » qui posent toutes un homme isolé. Et l’on a tendance à oublier un peu trop souvent que Robinson Crusoë n’est pas une œuvre scientifique mais un « roman d’éducation » écrit par un des grands pamphlétaires religieux anglais, Daniel Defoe. Si Robinson Crusoë, dont l’expérience solitaire sert de paradigme de départ à la littérature marginaliste comme à certains théoriciens du politique[46], ne retourne pas à l’animalité, c’est qu’il envisage toujours sa position dans la perspective de son intégration à une collectivité, que ce soit son retour possible à la civilisation ou sa position vis-à-vis de la communauté des croyants à laquelle il appartient et qu’il espère rejoindre après son trépas. Robinson, bien avant que Vendredi ne fasse son apparition, n’est jamais seul, et l’importance de sa Bible le montre bien. C’est d’ailleurs, symboliquement, la première chose qu’il sauve du naufrage.
Le propre de l’homme.
La question de savoir ce qui fait le « propre de l’homme » renvoie en règle générale à l’existence de la société, conçue comme un ensemble de rapports sociaux. Marx a montré à de nombreuses reprises dans ses travaux la folie qu’il y avait de considérer une « nature » immanente en dehors d’un contexte particulier. Maurice Godelier montre ainsi que, dans toute société, coexistent trois principes qui unissent l’économique, me politique et le symbolique. Il y a ce qui s’échange pour créer du lien. Dans le processus du Don et du contre-Don, les dettes ne s’éteignent jamais. Il y a aussi ce qui s’aliène, s’abandonne sans esprit d’un quelconque retour. Il y a enfin ce qui ne peut ni s’échanger ni s’aliéner, mais doit impérativement être conservé pour se transmettre[47]. C’est là que gît la souveraineté. Dès lors, il devient clair que les membres d’une société humaine se situent d’emblée dans trois univers différents, dont les valeurs sont distinctes. C’est une reconnaissance explicite du principe d’héterogénéité que l’on a posé comme un fondement des sociétés humaines antérieurement. Mais, à l’hétérogénéité qu’implique la vie en société répond celle des représentations de la richesse. On va retrouver ici un des anciennes polémiques portant à la fois sur la monnaie et sur la souveraineté[48]. Cette polémique a porté sur la possibilité de conférer le titre de « souverain » à une institution, la monnaie, et d’en faire l’institution centrale de nos sociétés[49]. Les deux auteurs contestés, Michel Aglietta et André Orléan ont fondé la thèse d’une centralité absolue de l’institution monétaire. C’est à ce titre qu’ont peut les considérer comme fondateurs d’un essentialisme monétaire[50], un terme dans lequel André Orléan se reconnaît explicitement[51]. Ils partent de l’hypothèse que les interactions humaines sont soumises à une dynamique d’imitation aléatoire converge nécessairement vers l’unanimité du groupe[52]. Mais, pour cela, il faut avoir recours à l’anthropologie de René Girard, présentée comme une réfutation systématique de toute référence objective antérieure aux rapports d’échange[53].
Le sens de cette polémique dépasse, et de très loin, les considérations économiques. À travers l’idée d’une « nature » singulière de l’homme se construit aussi, et on peut dire en contrepoint, l’idée d’une « richesse » sur laquelle se fixerait l’attention des hommes. Mais, l’unification des richesses en une « Richesse » par Girard[54], à travers la théorie du mimétisme[55], n’est en réalité qu’un nouveau coup de force théologique au sein des sciences sociales. Girard nie l’existence de contextes structurants à partir d’une scène primitive où une foule d’individus indifférenciés est mue par le désir de richesse. La position de cet auteur tente, en réalité, une audacieuse synthèse entre freudisme et foi chrétienne. De Freud, il retient l’hypothèse de la horde primitive[56]; du dogme chrétien, l’idée d’une « Richesse » transcendante, qui n’est que l’ombre portée sur les hommes par l’Amour de Dieu. Il convient ici de laisser de côté les convictions personnelles des uns et des autres. On sait que la Foi ne se discute pas. On doit par contre s’interroger sur la valeur heuristique de ces hypothèses du point de vue même de l’anthropologie. À-sociale et à-historique dans son fond, la représentation proposée par Girard nous invite à prendre pour argent comptant ce qui n’est qu’une forme religieuse mais non une caractéristique du monde réel. Son caractère global, qui découle du rapport entre la créature (l’homme) et son créateur (Dieu) construit alors l’univers du choix comme un univers unidimensionnel. Mais les difficultés s’avèrent ici insurmontables quand il s’agit de transposer une telle notion dans une vision réaliste de l’économie. Soit l’on se situe délibérément dans un univers de la transcendance, ce qui est le choix philosophique de Girard. Un tel choix est moralement respectable, mais il n’est pas scientifique et ne peut être tenu pour la base d’un raisonnement scientifique. Ce choix s’avère rétif à la critique réaliste. Il est de l’ordre de la métaphysique et non plus de l’analyse scientifique. Ce choix aboutit à retirer une bonne partie de sa substance à la souveraineté, et contribue à la construction de ce concept de « souveraineté hors-sol » que l’on a dénoncé dans les travaux d’Andras Jakab cité antérieurement. En effet, si la monnaie peut vraiment être souveraine, alors rien n’interdit sa « neutralisation » en ce qui concerne les Etats, et son développement comme seul souverain réel de nos sociétés en tant que marchés financiers. C’est très exactement la situation construite, non pas symboliquement, mais bien réellement, par les dirigeants de l’Union européennes, où l’on ne reconnaît que la souveraineté des marchés et ou l’on nie la souveraineté des État. En fait, le travail d’Andras Jakab est une tentative pour « dé-inventer » la Souveraineté. Mais, de telles tentatives sont immanquablement vouées à l’échec.
Le souverain et la main invisible.
Ce n’est d’ailleurs par la première fois que l’on rencontre une telle pollution dans le domaine économique. La « main invisible » chez Adam Smith relève très précisément de la même démarche où une pensée métaphysique veut se faire prendre pour une analyse scientifique[57]. Nous avons là une autre forme du refus fondamental de l’hétérogénéité. Il nous faut donc récuser ce parti-pris de la transcendance tout comme celui de « forces immanentes » (mais la parenté de l’un à l’autre est bien établie), pour pouvoir réellement penser la question de la souveraineté (mais aussi celle de la monnaie). L’affirmation de la traduction socialement harmonieuse des désirs privés n’est en réalité rien d’autre chez Adam Smith qu’un postulat métaphysique qui n’ose pas dire son nom. Il reprend, en en modifiant le sens, les thèses des jansénistes dont il tire, par un long cheminement des sources que décrypte admirablement Jean-Claude Perrot, la primauté de l’intérêt individuel:
« L’intérêt, naguère haïssable, est maintenant admirable et il peut tout. Le Dieu caché de Port-Royal, désormais, est un Dieu perdu« [58].
Mais, même perdue, l’image de Dieu perdure pour hanter les hommes. L’économie politique classique s’affirme ainsi comme une construction métaphysique à la fois quant à la nature humaine et quant aux modes d’interaction. Cette image de Dieu prend alors deux formes distinctes dans la pensée économique : elle induit le modèle déterministe et mécaniste de l’École de Lausanne (Walras et Pareto) et sa forme moderne du modèle Arrow-Debreu. Les édits divins nous sont lisibles par les succès ou les échecs des acteurs. Cette lisibilité justifie l’hypothèse d’information parfaite et complète. Dans une tradition catholique, qui met en avant l’idée que « les voies de Dieu sont impénétrables », c’est au contraire l’opacité d’un monde au-delà de notre compréhension et le refus absolu de toute stabilité qui dominent. Tel est alors le fondement de l’Ecole Autrichienne[59]. Mais, l’une et l’autre aboutissent à cette mise en sommeil du politique au profit de soi-disants experts qui seraient « éclairés » par leur connaissance particulière de secrets cachés et révélés aux seuls initiés. Refuser la démarche métaphysique implique alors de revenir aux procédures qui permettent les interactions et qui décident de leurs résultats.



[1] Voir, Carré de Malberg R., Contribution à la théorie générale de l’État, 2 vol., Paris, Sirey, 1921, t.1.
[2] Burdeau G., Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 1972, p. 29.
[3] Idem, p. 29.
[4] Aglietta M. et A. Orléan (sous la direction de), La Monnaie Souveraine, Paris, Odile Jacob, 1998.
[5] Monod J-C., La querelle de la sécularisation : théologie politique et philosophies de l’histoire de Hegel à Blumenberg, Paris, Vrin, 2002.
[6] Antigone, introduction par Raphaël Dreyfus, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard, 1967.
[7] De Romilly J., La tragédie grecque, Paris, PUF, coll. Quadrige, Grands textes, 2006.
[8] Demont P. et A. Lebeau, Introduction au théâtre grec antique, Paris, Le livre de poche, coll. Références, 1996, et Moretti J-C, Théâtre et société dans la Grèce antique, Paris, Le livre de poche, coll. Références, 2001.
[9] Voir la « justification » de Créon devant les vieillards.
[10] De Romilly J., La Grèce antique contre la Violence, Paris, Fallois, 2000.
[11] Veyne P., Les Grecs ont-ils crus en leurs mythes ?, Paris, Seuil, 1983.
[12] Grimal, P., La civilisation romaine, Flammarion, Paris, 1981.
[13] Lintott A., The Constitution of the Roman Republic, Londres-New York, Oxford University Press1999.
[14] Deniaux E., Rome, de la Cité-État à l’Empire, Institutions et vie politique, Hachette,‎ 2001.
[15] Mommsen T., (trad. Paul Frédéric Girard), Le Droit public romain, Paris, 1871-1892 http://www.mediterranee-antique.info/Auteurs/Fichiers/MNO/Mommsen/Droit_Romain/DPR_000.htm
[16] Chose qui à Rome relève du rite, même si les augures furent souvent raillés par les auteurs de l’époque.
[17] Cicéron (trad. Esther Breguet, Albert Yon, préf. Bernard Besnier), La République suivie de Le Destin, Paris, Gallimard,‎ 1994
[18] Saint-Sernin, C., Auctoritas et potestas Quel type de légitimation pour le pouvoir? Texte posté sur http://www.democratie-spiritualite.org/sites/democratie- spiritualite.org/IMG/rtf/C_Saintsernin_Auctoritas_et_potestas_2.rtfc
[19] Chastagnol A., Stéphane Benoist, Ségolène Demougin, Le pouvoir impérial à Rome : figures et commémorations, Genève, Librairie Droz, 2008
[20] Barnes T.D., Constantine and Eusebius, Harvard University Press, Cambridge (Mass.), 1981 ; Maraval P et Mimouni C.S., Le Christianisme ancien des origines à Constantin, Paris, PUF, 2007.
[21] Sachot M., Quand le christianisme a changé le monde : La subversion chrétienne du monde antique, Odile Jacob, Paris, 2007
[22] Saint-Sernin, C., Auctoritas et potestas Quel type de légitimation pour le pouvoir? Op.cit..
[23] Mignot D-A., Message de l’Apocalypse face à la théologie civile de l’Etat romain,
Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2005
[24] Lane Fox R., Païens et chrétiens : La religion et la vie religieuse dans l’Empire romain de la mort de Commode au Concile de Nicée, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1997
[25] Saint Augustin, Œuvres, sous la direction de Lucien Jerphagnon, vol. II, Paris, Gallimard, « La Péiade », 1998-2002.
[26] Bodin J., Colloque entre sept sçavants qui sont de différents sentiments des secrets cachés des choses relevées, op.cit.
[27] Ce qui n’est pas sans importance car la médecine, sous l’impulsion de personnes comme Ambroise Paré, et par la pratique de la dissection des cadavres, est devenue la science du corps humain, et a commencé la démarche qui en fera un savoir scientifique.
[28] On trouvera un commentaire éclairant de sa contribution aux idées de tolérance et de laïcité dans: J. Lecler, Histoire de la Tolérance au siècle de la réforme, Aubier Montaigne, Paris, 1955, 2 vol; vol. 2; pp. 153-159
[29] Kantorowicz E., The King’s Two Bodies: A Study in Mediaeval Political Theology, Princeton (NJ), Princeton University Press, 1957.
[30] Jordan W.E., préface à The King’s Two Bodies: a study in mediaeval political theology, Princeton (NJ), Princeton University Press, réédition, 1997.
[31] Goyard-Fabre S., Jean Bodin et le Droit de la République, Paris, PUF, 1989.
[32] J. Bodin, Les six livres de la République, op.cit..
[33] Comme le défend Cohen E., L’ordre économique mondial, Fayard, Paris, 2001.
[34] A. Przeworski, « Democracy as a contingent outcome of conflicts », in J. Elster & R. Slagstad, (eds.), Constitutionalism and Democracy, Cambridge University Press, Cambridge, 1993, pp. 59-80.
[35] Voir le texte du traité en allemand sur l’URL :  http://www.lwl.org/westfaelische-geschichte/portal/Internet/finde/langDatensatz.php?urlID=739&url_tabelle=tab_quelle
[36] Cicéron, De Republica, III, § XXII, 33 édition Gallimard, Paris, 1994
[37] Lactance, Institutions divines. Livre I ; introduction, texte critique, traduction par Pierre Monat. Paris : Éditions du Cerf, 1986.
[38] Saint Paul, Première épître aux Thessaloniciens, chapitre 5, verset 23. Voir : Serres, M. P. Picq, J-D. Vincent, Qu’est-ce que l’Humain, Ed du Pommier et de la Cité des sciences, Paris, 2003.
[39] Levy-Strauss C., Anthropologie Structurale, Paris, Plon, 1958.
[40] Godelier M., Métamorphoses de la Parenté, Gallimard, Paris, 2004, chapitre XI.
[41] Voir, en particulier, F. De Wall et F. Lanting, Bonobos, le bonheur d’être singe, Fayard, Paris, 1999.
[42] Godelier, M., « Quelles cultures pour quels primates, définition faible ou définition forte de la culture ? », in Ducros A., Ducros J. & F. Joulian, La culture est-elle naturelle ? Histoire, épistémologie et applications récentes du concept de culture, Paris, Errance, 1998, p. 217-222.
[43] Picq P., « L’humain à l’aube de l’humanité » in Serres, M. P. Picq, J-D. Vincent, Qu’est-ce que l’Humain, op.cit., p. 64.
[44] M. Godelier, Métamorphoses de la Parenté, Paris, Fayard, 2004, p. 469.
[45] Idem, p. 477.
[46] Grapard U. et Hewitson G., ‪Robinson Crusoe’s Economic Man: ‪A Construction and Deconstruction , Londres, Routledge, 2012.
[47] M. Godelier, Métamorphoses de la Parenté, op.cit., pp. 447-448. Voir aussi, du même auteur, L’Énigme du Don, Fayard, Paris, 1996.
[48] Sapir J., Quelle économie pour le XXIè siècle ?, Odile Jacob, Paris, 2005.
[49] Aglietta M., et A. Orléan, La monnaie entre violence et confiance, Odile Jacob, Paris, 2002
[50] Voir J. Sapir, Les trous noirs de la science économique, Albin Michel, Paris, 2000, chapitre 4.
[51] A. Orléan, « Essentialisme monétaire et relativisme méthodologique » in Multitudes, n°9, mai-juin 2002, pp. 190-195.
[52] M. Aglietta et A. Orléan, La Monnaie entre violence et confiance, op.cit., p. 81. Voir, pour la construction formelle du raisonnement, A.Orléan, « Monnaie et spéculation mimétique » in P. Dumouchel (ed.), Violence et vérité autour de René Girard, Paris, Grasset, 1985, pp. 147-158.
[53] Idem, p. 148.
[54] Girard R., La Violence et le Sacré, Fayard, Paris, 2011 (réédition).
[55] Dupuy J.P. et P. Dumouchel, L’enfer des choses, Paris, Le Seuil, 1979
[56] S. Freud, Totem et Tabou, Gallimard, Paris, 1993. Voir particulièrement p. 289.
[57] J-C Perrot, « La Main invisible et le Dieu caché » in J-C Galley, ed., Différences, valeurs, hiérachie. Textes offerts à Louis Dumont, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, 1984, pp. 157-181.
[58] Idem, p. 181.
[59] Bellamy R., “Dethroning Politics: Liberalism, Constitutionalism and Democracy in the Thought of F.A. Hayek”, op.cit..
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Message  Arlitto Jeu 9 Juin 2016 - 20:27

Politique, religion et athéisme



Une définition de la politique
Politique : (du grec polis, la cité) La politique est la science, l'art ou la manière de gouverner un Etat ou une société humaine, et d'y organiser le pouvoir. C'est aussi l'ensemble des affaires publiques d'un Etat et des actions mises en oeuvre par les partis dans le but d'accéder ou de participer au pouvoir.
Définir une politique consiste à fixer les principes et les lignes de conduite dans le but d'atteindre certains objectifs, de déterminer les moyens nécessaires pour y parvenir.



Aperçu historique de la philosophie politique
Le débat initial qui fonde la philosophie politique comme un domaine essentiel de la philosophie se trouve dans le dialogue Le Phédon de Platon, lorsque Socrate indique que, dans sa jeunesse, il a été conduit à abandonner les sciences de la nature pour s'intéresser aux opinions de la Cité. Ce qu'il est convenu d'appeler, avec Socrate sa seconde navigation, signe le point de départ de la Philosophie comme Philosophie Politique. Ce point de départ est déjà porteur d'une ambiguïté, que l'on peut trouver au début des œuvres d'Aristote, la Métaphysique et la Politique. En effet, chacune est dite science première. La première des tâches de la philosophie politique va être ainsi de justifier sont primat sur les choses qui sont au-delà de la Nature (méta ta phusikè).

C'est seulement au Moyen Âge, lors de la réception des textes et des commentaires de la pensée d'Aristote, que l'on en viendra à parler de philosophie première ou de Science des premiers principes à propos des textes d'Aristote dans lesquels le Stagirite analyse la polysémie des sens de l'Être et la question de l'ousia (de l'essence). Ce qu'on va appeler Métaphysique (en grec: "méta ta phusikè", "ce qui est au-delà de la nature") sera pour lors curieusement détaché des études politiques, en contradiction avec le propos même d'Aristote, au début de ses ouvrages politiques, dans lequel il dit que la philosophie première est la Philosophie Politique.

Sans perdre des yeux cette difficulté native, on peut dire que la philosophie politique est aujourd'hui encore en grande partie tournée vers l'examen et la discussion des théories du contrat social, développées aux 17ème et 18ème siècles par John Locke, Jean-Jacques Rousseau et Emmanuel Kant. L'une des œuvres majeures de la philosophie politique contemporaine se situe explicitement dans cette perspective dite "contractualiste": il s'agit de la Théorie de la justice de John Rawls (1971), abondamment commentée dans le monde entier.

D'autres voies ont néanmoins été ouvertes avec, en France, des travaux comme ceux de Michel Foucault, de Cornelius Castoriadis, de Claude Lefort, de Jacques Rancière, de Jean-Pierre Dupuy ou d'Yves Michaud. Là encore, c'est parfois à partir de la redécouverte et de la discussion d'auteurs classiques que se sont dessinées des perspectives nouvelles - comme le montrent par exemple les analyses de Claude Lefort sur l'œuvre de Nicolas Machiavel, auteur du "Prince" (1512).

Source : wikipedia.org



Politique et religion
Politique et religion ont une longue histoire commune et ont même été étroitement liées tout au long des siècles. Elles le sont encore dans beaucoup de pays. Les relations entre la religion et l'Etat peuvent prendre diverses formes. On peut en citer quelques-unes :

  • Le monarque dieu-vivant ou d'essence divine (Pharaons, Caligula et autres empereurs romains, chinois, japonais, incas, etc.)


  • La volonté de certaines religions, comme l'Islam, d'étendre leur emprise sur tous les aspects de vie sociale et donc sur le pouvoir politique pour former, avec la vie spirituelle, une unité indissociable. 


  • Les théocraties (exemples récents : Iran de Khomeyni, le Régime des Talibans en Afghanistan, les juifs ultra-orthodoxes en Israël)


  • Les monarchies de droit divin où le souverain tire sa légitimité d'un lien spirituel avec la ou les divinités.


  • Les relations privilégiées : les concordats.


  • Les partis politiques d'inspiration religieuse plus ou moins modérés (ex : Démocratie chrétienne en Allemagne, les Républicains aux Etats-Unis, le Likoud en Israël)


  • Les groupes de pression religieux sur les hommes politiques (ex : Etats-Unis, Union européenne, Italie)


  • La laïcité : "L'Etat chez lui, l'Eglise chez elle" (Victor Hugo), c'est-à-dire la séparation des Eglises et de l'Etat associée à la liberté de conscience (loi de 1905 pour la France).


Presque tous les pouvoirs politiques considèrent que la religion est une bonne chose pour les sujets ou les citoyens. Les libres penseurs, les sceptiques, les agnostiques et les athées représentent pour eux un danger s'ils deviennent trop nombreux, car ils ne sont pas aussi facilement manipulables. Encourager ou soutenir la religion est un moyen pour les gouvernants d'annihiler tout esprit de rébellion par la promesse d'un lendemain meilleur.



Athéisme et convictions politiques
L'athéisme n'étant que la non-croyance en une ou plusieurs divinités, on ne peut rien en déduire quant aux convictions politiques de l'athée. A l'inverse, certains partis ou mouvements politiques, comme le marxisme ou l'anarchisme, ont clairement affiché l'athéisme comme l'une des composantes de leur doctrine.
L'athée étant en général un libre penseur, un "rebelle", il peut paraître évident que ce n'est pas au sein des partis conservateurs ou "pro-tradition", mais plutôt proches des partis dits "progressistes" qu'on a le plus de chance de le trouver. Mais, autant cela paraissait évident en France au moment de la lutte pour la séparation des Eglises et de l'Etat, autant il faut être prudent pour ce qui est de la situation actuelle*. En effet, l'athéisme d'aujourd'hui est à la fois plus répandu et moins militant qu'autrefois. En outre, un mouvement comme le parti communiste français ne semble plus voir la religion comme l'"opium du peuple", mais comme une source potentielle d'électeurs, et n'hésite pas à voter des subventions pour les écoles privées.

(*) Il n'y a pas à ma connaissance d'études permettant de croiser les convictions religieuses avec les convictions politiques.



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Message  Arlitto Jeu 9 Juin 2016 - 20:28

Alexandre Dorna
La question religieuse et ses relations avec la politique

Table des matières
Introduction
I.- La question brûlante du retour du religieux
II.-Le processus rationnel de sécularisation en Europe
III.- La force du retour du religieux
IV.- L’idéologie religieuse : un hubris exterminateur
V.- Les guerres de religions en Europe : sources de conflits politiques
VI.-La séparation symbolique entre le politique et la religion : la revendication de tolérance et de laïcité
A) Le Prince de Machiavel
B) Hobbes et le Léviathan
C) Baruch Spinoza
VII.- Derniers questionnements
A) Faut-il méditer encore sur la religion ?
B) Faut il établir un bilan des religions ?
C) Une grille de lecture de la laïcité
VIII.- Conclusion dernière

Texte intégral
Introduction
« Le désenchantement du monde, ce n'est pas donc pas seulement la négation de l'interférence du surnaturel dans l'ici-bas, mais aussi la vacance du sens »,C. Colliot-Thélène
Le retour du religieux est là : l’islamisme explose depuis plus de 35 ans.
Le chah d’Iran avait entrepris, par référendum, dans les années soixante, un vaste programme de progrès social et de développement économique (la Révolution blanche). Le chah visait une régénération non-violente de la société iranienne à travers des réformes économiques et sociales, avec l’objectif à long terme de transformer l'Iran en une puissance industrielle mondiale à l’occidentale. Or, cette « révolution » fut associée à la Savak (police politique) qui s’acharna à réprimer les mouvements d’opposition d’inspiration chiite, incarnés par les partisans de l’ayatollah Khomeiny. Le plus remarquable est la désarticulation entre la tradition et l’idée de modernité. La raison politique élargit le fossé économique, social et culturel entre une élite fortement occidentalisée et une classe populaire sensible au conservatisme religieux. En résumé, la modernisation proposée par le chah est devenue purement technique et nullement une modernité au sens occidental du terme. Non sans paradoxe, un islamisme qui lie le fanatisme et la technique sophistique. Plusieurs de ses cadres sont des techniciens en informatique.

Les dirigeants du parti socialiste français et presque l’ensemble de la social-démocratie d’Europe font l’erreur d’appuyer idéologiquement le révolution iranienne dirigée par les religieux et de ne pas écouter les demandes de l'opposant social-démocrate Chapour Bakhtiar. La raison est la vieille croyance idéologique marxiste que les nationalismes du tiers monde étaient potentiellement préférables aux réformismes sous la dépendance des influences américaines. Chapour Bakhtiar sera assassiné à Paris, et le chah mourra en exil. Tout le monde arabe ou presque célèbre la victoire de la révolution iranienne et l’islamisme chiite se trouve au milieu d’une puissante renaissance de l’idéologie nationale-islamiste. Et, d’une manière certaine, l’Iran des ayatollahs jouera un rôle incontestable dans le déclenchement d’un islamisme religieux conquérant et violent, dont le terrorisme islamique actuel est l’écho manifeste des guerres de religion.

Toutefois, les religions sont des ordonnateurs sociaux et des axes politiques, en faisant des différences entre la doctrine, l’idéologie, la foi et la politique.
La Bible convoque la foi, voire l’idéologie catholique, et les encycliques articulent, dans le temps, la nécessaire réaffirmation doctrinaire, afin de construire un modèle institutionnel, et faire de l’Église un pouvoir terrestre.
Le Coran et la Torah jouent le même rôle d’adaptateurs doctrinaux, dans le temps et le devenir historiques.

I.- La question brûlante du retour du religieux
La question religieuse et politique , et les grands phénomènes sociaux et religieux, presque en sommeil depuis de nombreuses années, ont eu du mal à trouver des explications théoriques et à s’intégrer en termes « scientifiques » à l’ensemble des disciplines des Sciences humaines et sociales, probablement dû au fait que le noyau explicatif se trouve dans une longue et profonde crise épistémologique et ses diverses voies d’interprétation.

Pourtant, religion et politique ont longtemps été pensées presque comme indissociables, autant dans l'Antiquité gréco-romaine qu’au Moyen Âge chrétien : les sphères politique et religieuses semblaient inextricablement nouées dans des logiques immanentes proposées par les religions ou dans un rapport de subordination porté par les historiens dans une vision de continuité et de rupture de paradigmes. Or, la modernité change le paradigme et propose, certains pensent à tort, de séparer le religieux du politique au nom de la sécularisation de la religion et de l’instauration de la laïcité.
La question brûlante que pose au politique le retour du religieux, engage  la quête de sens, la conception de l’ordre et de la paix sociale, et relance sous de nouvelles formes le questionnement du pouvoir absolu autant religieux que civil. Bref, le dilemme de la soumission à l’autorité. D’où le besoin de rappeler les liens historiques et affectifs anciens entre politique et religion.
Le sociologue Voegelin nous introduit à la relation entre politique et religion ainsi : « Qui parle de religion pense à l’institution de l’Église , et qui parle de politique pense à l’Etat ».
Au départ, probablement, la religion était une manière de se représenter le monde et de répondre aux questions philosophiques initiales. Celles qui impliquent la nature de l’univers et de l’homme. : qui suis-je, d’où viens-je, où vais-je, qui domine quoi ? Certes, les liens de la culture religieuse et de la politique sont anciens, mais l'emprise religieuse est devenue bien différente et presque évanescente en Occident par rapport à l’Orient. La sécularisation que réclame la modernité a créé en Europe un monde laïque et une pensée technicienne. Or, en Orient, la montée d'un islamisme politique et la renaissance d’un terrorisme jihadiste provoquent des effets mystiques et politiques qui émergent comme des champignons, en Occident aussi. Evénement d’un grand impact psychologique, et en même temps révélateur d’une inquiétude croissante. Une réflexion s’avère nécessaire.

Dans la conjoncture présente, le wahhabisme, cette vision puritaine et rigoriste[ ] issue de l'islam sunnite, selon laquelle l'islam devrait être ramené à sa forme originelle définie selon une interprétation orthodoxe et conservatrice du Coran. Le Jihad extrémiste politico-religieux, dont la branche armée est l’État Islamique autoproclamé, tire toutes les ficelles. Son objectif est de répandre l’islam fondamentaliste par le fer et le feu en profitant de la désorganisation que les Occidentaux ont introduite dans la plupart des pays musulmans par la suppression des chefs d’États laïques qui tenaient les populations et les religieux musulmans d’une main de fer.
Il y a dans l’actualité une série de faits dont l'amalgame est fâcheux, mais qu’il est indispensable de tenir en compte pour réinterroger le phénomène religieux dans sa remarquable actualité. Sans se rallier aux conclusions hâtives de certains politologues, poser la question d'un retour du religieux comme d’un refoulé psychologique n’est pas une attitude candide. Faut-il insister sur le fait que la crise contemporaine est plutôt une quête de « sens », qu’un problème de recherche de solutions économiques. De ce point de vue, c’est un vaste terrain vide, jadis occupé tant bien que mal par la question des rapports moraux de l'homme avec le cosmos et d’une harmonie gouvernementale.

II.-Le processus rationnel de sécularisation en Europe
C'est pourtant ce lien étroit que la philosophie moderne a petit à petit défait, en commençant par jeter les bases théoriques d'un État souverain débarrassé de toute tutelle théologique. Machiavel, Hobbes et Spinoza, chacun à sa manière, ont contribué à ce mouvement.Or, contrairement à une opinion assez répandue, il n’existe pas encore de théorie de la religion qui s’articule de manière intégrale avec l’âme de la cité et l’ensemble des données empiriques des SHS, seulement une foule de travaux sur l’expérience religieuse, qui campent sur des positions révolues du côté de la philosophie et de la sociologie classiques et des études en sciences politiques qui recherchent les traces d'une si longue histoire. La rentrée thématique de l’intégrisme religieux est si peu attendue en Occident, malgré des signes existant depuis fort longtemps, que la réflexion politique se trouve en décalage avec l’événement.
La croyance en Dieu peut résulter d’une adhésion à l’ordre naturel des choses ou aux exigences de la raison. C’est une union dans la croyance générale. Car certains auteurs pensent que la religion correspondrait à un besoin, chez l’homme, de donner sens à l’existence, et à sa présence dans le monde. Elle permettrait de donner des repères, une sorte de grille de lecture pour comprendre l’environnement au sens large. Elle structure les communautés puisque la religion prescrit et interdit à travers des règles et des valeurs.
Par ailleurs, le fait religieux est ancestral au point de constituer le premier cadre d’interprétation du monde. Certes, la rationalité et l’approche scientifique ont déplacé le problème spirituel, mais la vitalité du fait religieux reste toujours source de polémiques, et des réactions politiques.
Si nous prenons l’étymologie de la notion de religion (religare) se pose la question du sujet social et du sens qu’il donne à la vie en fonction de la communauté d’appartenance, et de la culture où les croyances nichent.
Ainsi, ce dossier se trouve à la croisée de plusieurs grands champs d’étude, en particulier de la psychologie sociale et politique, sans prétendre à aucune exhaustivité. Il s’agit d’un regard ouvert et sans frontières. Mais dans une perspective de compréhension et d’observation de l’ensemble de la transmission et de ses formes diverses.
Le retour du religieux (version islamiste) pose au politique une confuse quête de sens, d’ordre et de paix sociale, sous la forme de questionnement du pouvoir et de soumission au pouvoir. D’où le besoin de rappeler les liens anciens entre politique et religion.
Au départ, probablement, la religion est une manière de se représenter le monde et de répondre aux questions philosophiques fondamentales que l’homme se pose de tout temps : qui suis-je, d’où viens-je, où vais-je ? La croyance en Dieu peut résulter d’une adhésion à l’ordre naturel des choses ou aux exigences de la raison. Il faut incarner des principes et de les reconnaître chez les autres. C’est une union de la croyance générale et de la conviction personnelle. En croyant en dieu ou aux dieux, les hommes rendent la vie éternelle plus supportable. Polythéiste ou monothéiste, la religion est le ressort logique ultime qui peut être fondé sur la raison dont l’ordre se fige tout en donnant un sens à la vie, à la distance et à l’univers.
K. Marx fait la critique de manière presque poétique : « Consolation face à la souffrance et la mort, la religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, c’est l’esprit d’une époque sans raison ».
Comme disait Gracian : en matière de religion, gardons les yeux grand ouverts. Car les rapports entre le politique et le religieux se trouvent entremêlés depuis des temps immémoriaux. D’où le poids du respect de l’ordre établi par la croyance au sacré et l’obéissance au pouvoir, soit par les commandements religieux, aux dires d’Alain : « C’est par l’obéissance que le citoyen assure l’ordre, par la résistance , il assume la liberté ».

III.- La force du retour du religieux
Le discours politique, dans ce début du XXIe siècle, se tourne vers le religieuxavec une sinistre évidence, car la montée du sentiment religieux implique une grille delecture idéologique, et une quête de sens.Les attentats au nom de Dieu en témoignent. Les conflits interreligieux sont à nouveau à l’ordre du jour. L’intégrisme islamique s’est propagé dans le monde sur fond de crise sociale et politique. Le massacre des journalistes de « Charlie Hebdo » illustre de manière frappante le phénomène d’une religion qui se fait politique. La formation d’un Califat islamique attire les jeunes musulmans et les convertis. En France, malgré la manifestation du 11 janvier « nous sommes tous Charlie », la résurgence de l’antisémitisme et l’émergence d’un islamo-fascisme fascinent à nouveau.
Il s’avère d’évidence que la crise politique et les inégalités économiques engendrées par le système capitaliste mondial révèlent une colère et une peur longtemps oubliés. D’où une situation devenue confuse. La violence se lie à une nouvelle théologie politique.
L’explication des fanatismes religieux est psychologique : recherche de certitude devant le sentiment d’impuissance.
L’inquiétude et le dogmatisme ont tendance a se renforcer. Faut-il oublier le lourd passé de l’identification du politique et du religieux.
La contre-révolution démocratique au nom du sacré s’enfonce dans la postmodernité : mélanges étranges des dieux mythiques et des hommes transhumanistes.
La géopolitique mondiale serait traversée par le « retour du religieux », devenu la principale clé de compréhension des bouleversements du monde postmoderne. Sans tomber dans le discours idéologique du « choc des civilisations »,en ce début de XXIe siècle, Il est incontestable que les conflits de religion construisent un modèle défiguré, voire criminel ? C’est un rappel des guerres de religion en Europe. Force est de constater que la question du religieux se place souvent au centre de leurs réflexions politiques.
Fin du politique ou mainmise du religieux sur le politique ? Retour du religieux sous une forme néoconservatrice ? La question religieuse est-elle une forme d’idéologie ?
L’archéologie des violences modernes est à rechercher dans la Révolution française et les longs siècles des guerres de religion en Europe.
Rien d’étonnant que les néo-libertariens (variante d’ ex-républicains conservateurs) redécouvrent l’œuvre de Leo Strauss (1899-1973), philosophe allemand émigré aux États-Unis en 1937, dont la réflexion sur l’opposition moderne entre l’humanisme des Lumières et la logique religieuse de la Révélation est la clef pour comprendre la politique. Leo Strauss développe ce dilemme, insurmontable à ses yeux, en réfléchissant sur la condition juive et le problème de l’émancipation des Juifs européens, que le libéralisme politique issu des Lumières n’a pas réussi à résoudre. Il oppose le modèle d’Athènes, la logique platonicienne et le scandale de la mort de Socrate au modèle de la Jérusalem du prophétisme. Le premier étant en définitive incapable, selon lui, de prouver sa supériorité sur le second. Optimisme de l’intelligence, ou domination de la volonté du mal .
Le phantasme de la quatrième guerre mondiale, les gentils contre les barbares, plane. Ce serait le retour selon Leo Strauss de ce qu’il est le dernier appel au « nihilisme allemand » comme réaction au danger perçu d’une fin de civilisation. Selon Strauss, c’est « un amour de la morale, un sentiment de responsabilité envers une morale en péril » qui mène, paradoxalement, les idéologues du nazisme à se libérer des lois et de la morale conventionnelle et à prôner un nouvel ordre rationnel de la violence, visant à exterminer tous les symboles supposés être les symboles de la dégénérescence, jugée intolérable. C’est là un mécanisme intellectuel du même type qui semble animer aujourd’hui les idéologues du terrorisme anti-terroriste : un « hubris exterminateur », évidemment , à l’ordre du jour, mais qui, au nom de la défense de la « civilisation » judéo-chrétienne, au cœur des tenants du nouveau discours idéologique américain. Conservateurs et démocrates partagent une vision religieuse du rôle de la nation américaine. On connaît aujourd’hui la force idéologique de ce mythe, et sa puissance cohésive qui fait de l’Amérique le plus grand défenseur du pluralisme idéologique.

IV.- L’idéologie religieuse : un hubris exterminateur
L’idéologie est un système plus ou moins cohérent d’idées et de valeurs que les hommes, à des époques différentes, se font de la réalité sociale.
Ce sont des opinions érigées en principes non susceptibles de se mettre en question, sous peine de détruire les constructions interprétatives qu’on se fait du monde. Les idéologies peuvent prendre l’allure de constructions : politiques, religieuses, économiques, morales et même scientifiques.
En outre, ce sont des représentations psychologiques ad hoc au sens subjectif du terme qui s’appuient sur des raisonnements logiques. C’est un terme qui s’est imposé au début du XIXe siècle (Dusttut de Tracy) et incorporé au discours. Les marxistes désignent ce concept comme cœur des idées fausses du système politique dominant (capitalisme), chez Pareto la connotation est presque la même avec le mot « dérivations »
Aujourd’hui le mot idéologie est souvent utilisé par les sociologue et les politicologues en un sens large sans préjuger de leur validité, sous la forme de systèmes d’idées que l’on peut juger comme des religions séculières. La notion d’idéologie a un caractère flottant et trop commode. L’idéologie per se a des réponses à tout. C’est la circulation fiduciaire d’un numéraire mental sans valeur fixe. Ce sont des croyances systématisées qui peuvent être logiques (rationnelles ou irrationnelles), avec la prétention d’être vraies en fonction d’intérêts, de sentiments ou de raisons dépendant du positionnement social ou économique des acteurs politiques, au point de traduire une psychologie de groupe (élites) ou des institutions.
Les idéologies sont des « machines à faire des dieux » selon la formule utilisée par Monnerot et Moscovici.
Enfin, la religion est un produit immatériel de la société et conditionnée par les conceptions morales d’une époque , et la politique d’un temps historique. Elle exprime l’effet de détresse des hommes face aux mystères du monde et doit être soumise à une critique dans sa signification d’illusion collective. Toute religion est imprégnée des images de consolation et d’intérêts sociaux.
Enfin, selon le mot latin religare (relier), les religions sont censées unir les hommes. Or, si elles unissent généralement les fidèles d’une même religion, elles se divisent parfois en interne, mais surtout entre elles. Rappelons le Moyen-Orient, des guerres déterminées par un contexte géopolitique et économique deviennent des guerres proprement interreligieuses ou intra-religieuses. La religion n’est pas la paix qu’elle prétend être. Au nom d’un monde idéal, elle dévalorise la vie terrestre. Chez Marx, la religion se nourrit non seulement de la détresse sociale, mais elle contribue à l’alimenter. Pour Nietzsche, la religion chrétienne est hostile à la vie.

V.- Les guerres de religions en Europe : sources de conflits politiques
Pour se rendre compte de la nature et du rôle politique de l’institution religieuse, il est nécessaire de revisiter le contexte et l’étendue des troubles religieux et la formule politique in statu nascendi dans l’Europe des XVIe, XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles.
C'est au cœur du Saint-Empire romain germanique que naissent les guerres religieuses qui mènent aux affrontements entre le protestantisme (réforme), et le catholicisme (traditionnel). C’est un mouvement dont la naissance est la protestation qui se décline en Réforme. Voilà la religion proposée en nouvelle conception idéologique .
Une rapide synthèse donnera un aperçu pour étayer l'hypothèse du caractère éminemment politique de la fondation de la maçonnerie et de son expansion dans le monde.

La guerre des paysans allemands qui se déroule de 1524 à 1526, mêle à la fois les causes sociales et les disputes religieuses. Elle s’actualise au XVIIe siècle avec la guerre de Trente Ans qui opposa de 1618 à 1648, les princes et souverains protestants et catholiques. Par extension géopolitique, l’enjeu implique plusieurs pays voisins, comme la France, le Danemark, la Suède et la Hongrie.
En France, les guerres de religion mènent à une série de conflits entre 1562 et 1598.Elles s'amorcent sous le règne de François II avec la conjuration d'Amboise (1560) et trouvent leur paroxysme avec le massacre de la Saint-Barthélemy (1572). Elles se terminent par la signature de l'édit de Nantes en 1598. Or, à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, la révocation de l'édit de Nantes (1685) amena le roi de France Louis XIV à lancer une série de campagnes de persécutions religieuses — connues notamment sous le nom de « dragonnades » — contre les populations protestantes à l'intérieur même du royaume de France, celles-ci aboutissant finalement à la guerre des Cévennes menée contre les Camisards.

En Angleterre, en 1549, l'introduction du Livre de la prière commune, présentant la théologie de la Réforme anglaise, provoque une révolte. Cette reforme est très impopulaire, en particulier dans les régions qui restent encore catholiques dans l'ouest de l'Angleterre. S'ajoutant aux mauvaises conditions économiques, l'attaque contre l'Église catholique conduit à une explosion de colère insurrectionnelle. Le roi envoie une armée composée en partie de mercenaires allemands et italiens pour la réprimer. Cette répression est jugée actuellement par les autorités religieuses anglicanes comme une « erreur énorme ». De nombreux autres conflits noircissent les relations entre les deux religions pendant tout les XVIe et XVIIe siècles. Notamment, les guerres dites des Trois Royaumes qui se déroulèrent en Angleterre, en Écosse et en Irlande entre 1639 et 1651, alors que ces trois pays avaient le même monarque. A cela s’ajouta un mouvement nationaliste de l'Irlande et de l'Écosse qui se rebellèrent contre l'Angleterre. Au XVIe siècle, le roi Henri VIII s'était proclamé chef de l'Église d'Angleterre et le catholicisme avait été interdit en Angleterre, même si il restait cependant la religion de la majorité de la population irlandaise, et d’une grande partie de l’Écosse qui mènent la résistance auxTudor. En Écosse, la situation est semblable. D’où la Guerre des évêques — Bellum Episcopale — qui prépare la future guerre civile anglaise. Depuis les années 1580, deux fractions de la population sont apparues : les Presbytériens, partisans de l'autorité de pasteurs et d'anciens. Et les Épiscopaliens, favorables à l'autorité des évêques. La montée des évêques inquiète les Presbytériens, en particulier la noblesse écossaise, préoccupée de sa perte de pouvoir et d'influence. L'introduction dans l'Église écossaise d’un nouveau livre de prières, de style anglican, contre l'avis des principaux évêques et sans concertation, provoque la colère des Presbytériens. L'Écosse devient ainsi officiellement presbytérienne. La guerre semble le seul moyen de sortir de l'impasse. Le contrecoup est la guerre civile anglaise qui éclate en 1642. En conséquence, Cromwell se lance dans la conquête de l'Écosse en 1650-51. À la fin de ces guerres, les trois royaumes forment un État unitaire, (Commonwealth), sous la forme d'une république, qui prit rapidement les caractéristiques d'une dictature militaire. En pratique, le pouvoir était exercé par Oliver Cromwell lui-même. Les puritains calvinistes triomphent et prennent le pouvoir sous le protectorat de Cromwell. On peut y repérer plusieurs tendances : les presbytériens qui forment le groupe majoritaire ; les indépendants ; les baptistes ; les millénaristes qui prêchent l’Apocalypse pour l’année 1666 (car 666 est le chiffre de la bête dans l’Apocalypse), les Quakers (ou trembleurs) se rattachant aux millénaristes. Pour eux, la lumière intérieure est plus importante que l’Écriture accessible à tous. Le fondateur, George Fox, est un laïc inspiré. Il rejette tout culte, toute hiérarchie, et proclame la fraternité et l’égalité entre ceux qu’on appelle les puritains. Olivier Cromwell, qui n’était pas presbytérien, favorise la création de communautés « indépendantes » et pratique une certaine tolérance religieuse, sauf à l’égard des catholiques.

À la mort de Cromwell, en 1658, les Anglais font appel à Charles II, qui, après avoir promis une amnistie générale et la liberté de conscience, devient roi en 1660. Or, Charles II restaure l’Église d’Angleterre et l’épiscopat. Les puritains (ou dissidents) sont persécutés : interdiction des réunions, exclusion des charges municipales, emprisonnement. Et, postérieurement, Jacques II (1685-1688), frère de Charles II, entre-temps converti au catholicisme, devient roi en prêtant serment de défendre l’Église d’Angleterre. Pourtant il s’entoure de jésuites et unit contre lui les anglicans et les dissidents. Son successeur, Guillaume d’Orange, après la fuite de Jacques en France, désigné régent du royaume, puis roi avec son épouse Marie sous les noms de Guillaume III (1689-1702) et de Marie II. Le nouveau souverain fait entrer l’Angleterre et les Provinces-Unies dans la guerre de la Ligue d’Augsbourg contre Louis XIV, ce qui suscite des espoirs du côté des protestants persécutés en France et favorables à Jacques II. Or les partisans de Jacques II, les jacobites, et les partisans des Stuarts réfugiés en France, s’opposent aux propositions de réforme religieuse de Guillaume III qui leur demande de prêter allégeance (Acte de tolérance). L’Acte de succession de 1701 exclut du trône d’Angleterre tout monarque catholique et assure la succession de la protestante Anne, et assure le pouvoir à la maison de Hanovre au détriment des Stuarts et des catholiques partisans de la contre-réforme et des jacobites résidant en France.

Pourtant, un vent nouveau souffle en Angleterre. Les idées de rationalisme et de tolérance gagnent progressivement les esprits. Les conceptions scientifiques gagnent en influence et se plient à la méthodologie de la science expérimentale proposée par F. Bacon. La critique du dogmatisme religieux gagne du terrain. La Royal Society of London est fondée en 1660. C’est une institution destinée à la promotion des sciences. La figure la plus importante, Isaac Newton, est entourée de certains francs-maçons, notamment Desaguliers, réunis dans La Royal Society, Newton et la science ne sont pas encore entièrement débarrassés des spéculations inspirées de la magie, de l’astrologie et de l’alchimie.

VI.-La séparation symbolique entre le politique et la religion : la revendication de tolérance et de laïcité
La « scène » publique se manifeste dès lors comme un lieu de rencontre, mais aussi de dissensus, car, au-delà de l’élan de sécularisation que représente la modernité, le mouvement de la laïcité suppose un déchirement, un écartement de l’ancien et du nouveau, qui est un travail de la culture sur elle-même pour prendre ses distances vis-à-vis des croyances et des pratiques et admettre de les relativiser. En portant ses convictions (religieuses, agnostiques ou athées) dans un espace public ouvert au débat, chaque citoyen accepte de les remettre en question ; il accepte aussi de reconnaître celles des autres.
Cette révolution symbolique n'aurait pas été possible sans la séparation du théologique et du politique, à laquelle Machiavel, Hobbes et Spinoza ont contribué dès l'aube de la modernité.

A) Le Prince de Machiavel
Le Prince, écrit en 1513, marque une profonde rupture avec la tradition antérieure des manuels à l'usage des princes, par l'anticonformisme radical qu'il manifeste vis-à-vis de la morale chrétienne. Les vertus habituellement prônées par les conseillers des princes (sagesse, patience, modération, bonne foi, clémence...) sont toutes battues en brèche par le philosophe florentin qui leur préfère un ensemble de qualités variant en fonction des circonstances et répondant uniquement à un impératif d'efficacité. Le prince vertueux se mue en prince habile dont le but premier est d'acquérir et de préserver l'État (mantenere lo stato). En faisant fi de la morale chrétienne, l'œuvre de Machiavel manifeste l'indépendance de la pensée politique à l'égard de toute tutelle idéologique, la politique devenant un domaine de savoir autonome.
Mais la religion n'est pas pour autant négligée par Machiavel : elle fait entièrement partie de l'imaginaire des hommes et constitue de ce fait une des clés de voûte de la vie politique. Le réalisme machiavélien veut en effet que l'on tienne compte de la « vérité effective de la chose », c'est-à-dire de l'expérience plutôt que d'un idéal illusoire. Or cette expérience nous apprend que le peuple vit dans l'opinion et l'imagination. La religion relève de ce règne de l'apparence qui façonne les rapports de pouvoir entre les hommes. C'est bien la religion qui, dans Les Discours sur la première décade de Tite-Live, participe au succès de la république romaine en favorisant un état d'esprit fier, libre et courageux. Et c'est encore la religion, chrétienne cette fois, qui, du temps de Machiavel, mobilise les foules. L'atteste le succès du moine dominicain Savonarole, qui canalisa la ferveur populaire et parvint même à instaurer une république puritaine à Florence durant quatre années à la fin du XVe siècle. Même si Machiavel n'a que mépris pour la religion chrétienne (elle a, selon lui, entretenu la division de l'Italie et favorisé des mœurs dissolues), le prince doit néanmoins pouvoir s'adapter à cette donne et feindre autant que possible la religiosité pour paraître pieux aux yeux du peuple. Ce qui ne doit nullement l'empêcher d'« entrer dans le mal » si la nécessité l'exige, c'est-à-dire si la préservation de l'État l'impose. Avec Machiavel, la religion devient donc un instrument de ruse aux mains du prince. Cette subordination du religieux à des fins politiques lui vaudra une réputation sulfureuse durant plusieurs siècles.

B) Hobbes et le Léviathan
Dans le célèbre Léviathan (1651), Hobbes sera le premier à proposer une théorie de l'État souverain comme artifice purement humain issu d'un « contrat social ». À une époque où partout le pouvoir du Roi se pense en terme de droit divin et où « toute autorité vient de Dieu », fonder la légitimité du pouvoir non plus sur des principes théologiques mais sur une pure convention est proprement révolutionnaire. Si Hobbes est encore aujourd'hui considéré comme le fondateur de l'État moderne, c'est bien parce qu'il a pu penser l'État comme la production des hommes, qui se donnent à eux-mêmes leurs propres lois et institutions indépendamment de toute intervention divine.
Mais si le Léviathan a fait scandale, c'est aussi pour son interprétation de la Bible et pour la critique de l'Église qui en découle. En effet, Hobbes est parfaitement conscient de l'impact de l'imaginaire religieux sur les conceptions politiques de ses concitoyens : ceux-ci préfèrent encore mourir plutôt que risquer de désobéir à Dieu ; aucun souverain humain ne fait le poids face à un commandement supposé divin. Il vise à convaincre ses lecteurs que le message biblique n'exige d'eux rien d'autre que l'obéissance au souverain et la foi dans quelques dogmes très simples. L'Église romaine est accusée d'avoir abusé durant des siècles de la crédulité du peuple en inventant sans cesse des dogmes nouveaux sans lien avec la religion « vraie » (en particulier la croyance dans les enfers et l'idée que l'Église incarne le royaume de Dieu sur terre) dans le seul but d'en tirer le maximum de profit personnel.
En contestant ces dogmes largement partagés par la communauté chrétienne, Hobbes se met évidemment en danger. Mais cette réforme de l'imaginaire religieux est indispensable à la transformation de la culture populaire qu'il appelle de ses vœux : il faut débarrasser les hommes des peurs irrationnelles grâce auxquelles l'Église romaine prospère, rétablir les peurs rationnelles et utiles comme celles de la mort ou des sanctions infligées par le souverain, et permettre une meilleure compréhension de l'essence du pouvoir civil. On le voit, l'éducation du peuple ne se réduit pas à une critique de la religion « corrompue », mais consiste aussi à préparer les esprits à l'avènement d'une politique rationnelle et déthéologisée.

C) Baruch Spinoza
Spinoza (1632-1677) présente de nombreux points communs avec Hobbes, mais fait un pas de plus vers la laïcisation de l'État. Comme lui, il rompt avec la pensée théologico-politique médiévale en effectuant un travail critique sur la Bible et sur la religion pour montrer comment théologie et politique (mais aussi théologie et philosophie) doivent absolument être distinguées. Comme lui, il défend farouchement le pouvoir politique de toute emprise religieuse et prône une totale autonomie de l'État, dont la légitimité ne se fonde plus sur aucun dogme théologique, mais uniquement sur des principes rationnels. Néanmoins, chez Hobbes, cette autonomie de la sphère politique n'entraîne pas pour autant la liberté d'expression dans l'espace public : certes, « la pensée est libre », nous dit Hobbes - c'est-à-dire que nul ne peut la contraindre par la force - mais les convictions personnelles relèvent du « for intérieur » de chacun et ne peuvent faire l'objet d'une manifestation publique qu'à condition d'être autorisée par l'État. Si le souverain le souhaite, il peut même imposer un culte particulier. Ce qui importe c'est que l'espace public soit entièrement sous la coupe du pouvoir civil et ne laisse entrevoir aucun dissensus qui ferait craindre un retour à l'« état de nature » des guerres de religions.
Spinoza peut être considéré comme un précurseur de la laïcité, parce qu'au-delà de la sécularisation du pouvoir politique, il a défendu la liberté de conscience (chacun est libre d'exprimer ses opinions et de les défendre publiquement), fondée sur la distinction principielle du droit public et du droit privé. L'État ne doit « prendre parti » pour aucune option religieuse ou philosophique ; toute loi qui criminaliserait une opinion serait automatiquement source de violence. L'État devient ainsi instance de pacification qui ouvre un espace public libéré de toute tutelle, y compris étatique.
Enfin la laïcisation des sociétés européennes est la conséquence du processus démocratique et l'acceptation d'une société irrémédiablement divisée, dont les valeurs sont soumises sans cesse à un débat. L'origine de la laïcité passe, dit-on, par la lente évolution de la tolérance religieuse. Ainsi, pour certains, l'éveil de la tolérance est la toile de fond de l'attitude laïque, issue des guerres religieuses et qui trouve en France une résonance politique à la fin de la monarchie.
Ainsi, plusieurs théoriciens modernes ont connu un grand retentissement, par le pronostic de « l’éclipse du sacré ». Or, plus la modernité s’enfonce dans un matérialisme extrême, plus le « retour du religieux » se fait sentir sous des formes diverses.

VII.- Derniers questionnements
Les nombreux affrontements violents, avec lynchages et incendies, ces dernières semaines, montrent que les conflits prennent une tournure proche-orientale. Là, l’hostilité contre la messe, pesons bien les mots, peut être le fait « d’adeptes de la laïcité ». Qu’entend-on donc par là ? La laïcité serait-elle devenue un laïcisme négateur de la liberté religieuse, telle qu’elle a pu aboutir dans tous les régimes césaristes, totalitaires, jacobins, nazis, communistes.
La laïcité et la politique, à notre avis, demandent de répondre a trois autres questions : faut-il encore méditer sur la religion, faut-il établir un bilan des religions, faut-il revenir sur la laïcité comme moyen de dialogue ?

A) Faut-il méditer encore sur la religion ?
Certainement, le spirituel compte énormément dans l’évolution de la culture et de la psychologie des hommes, mais a la manière des anciens qui utilisaient le beau mot grec de kosmoscarrappelons que, chez les Grecs, on ne parle pas d'univers mais de κόσμος (kósmos, « monde ordonné » en grec) : un monde clos qui a un ordre (par opposition au chaos). Ainsi pour Socrate : « À ce qu’assurent les doctes pythagoriciensCalliclès, le ciel et la terre, les Dieux et les hommes sont liés entre eux par une communauté, faite d’amitié et de bon arrangement, de sagesse et d’esprit de justice, et c’est la raison pour laquelle, à cet univers, ils donnent, mon camarade, le nom de cosmos, d’arrangement, et non celui de dérangement non plus que de dérèglement. » PlatonGorgias, 507e - 508a

B) Faut il établir un bilan des religions ?
Sans vouloir choquer, il s’agit de hiérarchiser les religions par rapport aux valeurs universelles de la raison humaine. Kant critiquait la religion judaïque en étant celle d’un peuple élu. En revanche, il mettait en avant le christianisme comme religion universaliste. Par ailleurs, l’hindouisme et le bouddhisme ne sont pas des religions au même sens que les trois monothéismes. La dimension d’Église et de conformisme idéologique y est moindre. Ces mouvements sont peut-être davantage spirituels que religieux. Leur fonds doctrinal est plus difficile à critiquer intellectuellement, moralement ou politiquement. Il faut cependant rester méfiants : ces religions sont aussi concernées par des mouvements de fanatisme et d’intolérance. Dans l’histoire, les religions ont parfois pris des orientations politiques progressistes, comme la Théologie de la libération. Mais généralement, les religions ont été du côté du pouvoir dominant. Or ,dans les régimes fascistes du XXe siècle – l’Italie de Mussolini, l’Espagne de Franco, le Portugal de Salazar et le Chili de Pinochet, le catholicisme se voulait neutre.
S’opposer à la religion exige un athéisme militant, c’est revenir aux guerres originaires à la fois du pouvoir et des religions. Or une autre manière d’établir les relations entre la religion et la politique se résume au principe de la laïcité : non seulement comme séparation de l’État et des églises, mais à une attitude d’accompagnement. Car,  se dire contre la religion ne veut pas dire s’opposer aux croyances, mais simplement marcher à côté en toute indépendante. Voilà le sens à donner à la laïcité.
C) Une grille de lecture de la laïcité
Enfin, il faut énoncer dans une grille de lecture de la laïcité quelques opinions qui la structurent sans la réduire :
1 - Le cœur du discours laïque est rattaché à la notion ancienne de peuple (laos) au sens d'humanité tout entière. Le laos suppose une certaine idée égalitaire de la justice et une indivisibilité dont la République est l'héritière politique. Personne n'est habilité à s'imposer à autrui. Liberté et égalité se situent au même niveau, et sont unies par les liens de la fraternité qui fondent l'identité politique de la nation.
2 - Il y a là un impératif d'appartenance qui suppose une union de tous sans contraintes individuelles. Une reconnaissance dans une idée commune de respect et de solidarité réciproques sur la base de la souveraineté du peuple et de chacun.
3 - Un principe juridique de rattachement à la puissance publique. C'est une union qui délie pour renforcer la pratique de la liberté individuelle sous la tutelle de la loi commune à tous.
4 - La liberté laïque de conscience est le refus d'accepter une vérité sans falsification. C'est la posture a-dogmatique des citoyens libres. Car le citoyen laïque aspire à la liberté de conscience sans dogme. La vérité n'’est jamais une vérité révélée, mais relative et expérimentale. Il y a là une démarche d'évaluation et de rigueur dans la méthode.
5 - Il n'y a pas de veto à la religion ou aux croyances, mais refus de donner un statut à la domination spirituelle et matérielle. Une redéfinition juridique des rapports entre religion et cité : séparation, non-antagonisme.
6 - L'émancipation laïque ne se réduit pas à la sécularisation des institutions, c'est la lutte contre les pouvoirs imposés par la force ou la pression des oligarchies.
7 - La laïcité n'est pas un courant de pensée parmi d'autres, elle reste le refus d’'abriter dans l'espace public des vérités révélées ou des dogmes idéologiques. C'est une philosophie au sens d'un savoir-vivre autant qu'une culture des relations humaines.
8 - L'école est au cœur du dispositif républicain. Ce n’'est ni le maître ni l'élève qui doivent être au centre du dispositif scolaire, mais la transmission et la vérification de la connaissance. Car son but est moins d'adapter les élèves à la société telle qu'elle est, que de leur fournir les outils pour leur propre émancipation et celle des autres, afin qu'ils restent lucides devant les dogmes et les menaces d'’aliénation de leurs droits. -
9 - La République n'est ni religieuse ni athée, mais le garant politique de l'espace public et de la vie privée, la séparation de l'État et de l'Église n'étant qu'un de ses moyens. Les fondateurs de la République se sont battus contre toute tentative d'assujettissement des esprits et pour garantir le choix personnel dans le cadre de l'intérêt général.
10 - La laïcité est un anticléricalisme (au sens d'’un refus des oligarchies de toute sorte) luttant contre les institutions et les organisations qui visent à monopoliser le pouvoir, le savoir et la conscience. L'État républicain et laïc doit se porter garant, afin de réduire la concentration des pouvoirs dans toutes les organisations d'ordre : l'armée, les partis politiques, la justice, l'éducation et l'’économie, partout où se trouvent des centres de pouvoir sous l'emprise de groupes oligarchiques qui imposent une certaine vision au détriment d'autres. Il ne faut pas oublier que la tentation de tout pouvoir est de devenir monopoliste.
11 - La laïcité, enfin, n'est pas une attitude neutre, mais une attitude impartiale, car l'État républicain devrait garantir la défense des droits individuels et des lois communes.
12 - La religion est un fait social total. Mais l'histoire montre le danger de placer la religion avant le politique. C'est là un retour à tous les absolutismes.

VIII.- Conclusion dernière
Voilà une discussion qui nous mène à répondre à la question posée au commencement de cet exposé. La religion n’est pas un fait religieux, mais un fait social global, et seule la laïcité permet d’échapper a son emprise.
Notre siècle justifie l’idée que les idées sont devenues folles. En revanche, la laïcité est une notion juridique largement inscrite dans l'histoire et la constitution de la nation française et qui témoigne des valeurs qui fondent la République moderne. Comme un espace d'ouverture, de dialogue, de débat contradictoire et de délibération citoyenne, sans dogmes ou vérités révélées. C'est un trait culturel et un formidable mécanisme d'intégration par-delà les dogmes.
Pourtant, l’attitude ultra-laïque ne comprenant pas ce que la religion veut dire dans des sociétés où elle garde une force très structurante, mène à une impasse tragique .. Les Occidentaux ont oublié leur propre passé. Car la religion est devenue un système de croyances individuelles et privées. Or, la plus grande partie du monde ne fonctionne pas de la sorte. Et leur revanche religieuse s'accélère avec la mondialisation. Car l'économisme de type occidental, le raisonnement libéral, l'efficacité technique et la consommation, cohabitent avec l'aspiration à retrouver une tradition.
Il faut terminer, mais auparavant disons avec la lucidité de J.C. Carrière que pense à la résurgence et la nouvelle alliance de la foi et la violence et le retour du gout de donner la mort par une croyance sans preuve.
Bibliographie

Psychologie sociale de la religionhttp://www.psychologie-sociale.com/index.php?option=com_content&task=view&id=300&Itemid=121sous la direction de Nicolas Roussiau. P.U.R.
Les Formes élémentaires de la vie religieuse, de E. Durkheim. 1912
L'Esprit des Lumières, de Tzvetan Todorov. Paris, R. Laffont, 2006.
Les Religions politiques d’Eric Voegelin. Paris,Cerf. 1994
Sociologie des religions, de M. Weber. Paris, Gallimard, 1996.
Croyances de J.C. Carrières. O. Jacob 2015.

Pour citer ce document
Alexandre Dorna, «La question religieuse et ses relations avec la politique», Les cahiers psychologie politique [En ligne], numéro 27, Juillet 2015. URL : http://lodel.irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/index.php?id=3092 
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Message  Arlitto Jeu 9 Juin 2016 - 20:30

 Pouvoir religieux et pouvoir politique     

    Traditionnellement on opposait pouvoir spirituel et pouvoir temporel. (texte) Le pouvoir spirituel  émanant de la puissance éternelle de Dieu était confondu avec le pouvoir religieux émanant de l’Église et incarné dans la personne d’une autorité comme le Pape.  L’expression pouvoir temporel désigne essentiellement le pouvoir politique souverain, pouvoir qui règne en effet dans le domaine du relatif gouverné par le temps.
    Or dans une leçon précédente nous avons marqué une distinction entre religion et spiritualité. Il Forum Religion et Politique Philo_religionnous est apparu que la religion doit avant tout être considérée comme une organisation. Les religions, qu’on le veuille ou non, fonctionnent dans la logique des institutions et elles participent directement du pouvoir temporel. Ce qui les différentie du pouvoir politique proprement dit, c’est le caractère « sacré » de l’autorité qu’elles revendiquent et qu’elles dénient au pouvoir « profane ».  Ainsi naît la dualité entre l’ordre religieux et l’ordre profane, dualité intensément conflictuelle comme l’Histoire nous le montre. Nous avons pris soin de montrer que la spiritualité réside dans une relation vivante, personnelle, non-duelle, de l’être humain à l’Esprit. L’aventure intérieure de la spiritualité n’est pas une affaire de pouvoir, d’organisation, de dogme ou de morale sociale.
    Toujours est il que nous sommes, entre religion et politique, à ce moment de l’Histoire à la croisée des chemins. Nous assistons partout à une montée des extrémismes religieux.  Dans quelle mesure pouvoir politique et pouvoir religieux peuvent-ils être réconciliés ? A-t-on seulement raison, d’opposer, comme on l’a fait si souvent, l’Église et l’État ? L’organisation religieuse n’est-elle pas la préfiguration de l’organisation étatique ? L’État n’a-t-il pas été considéré par Hegel comme le « [url=http://www.philosophie-spiritualite.com/cours/histoire2.htm#id%C3%A9alisme historique]dieu vivant[/url] » ? Ou bien ne faut-il pas à tout prix désacraliser l’État au nom de la raison humaine pour lui donner un sens ? Ce qui serait la seule manière de rendre possible sans heurt la coexistence des religions dans un même espace social.
*  *
*
A. La montée aux extrêmes et la religion
    Jetons un regard sur notre époque. Personne ne sait exactement ce qu’a prophétisé André Malraux,  s’il faut retenir « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas », ou bien « Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas ». Nous avons vu précédemment que ce n’est pas du tout la même chose ; l’alternative elle-même entre ces deux directions est un des défis les plus graves de notre temps. Ou bien nous sommes capables d’ouvrir une ère de compréhension universelle dans laquelle la famille humaine saura dépasser toutes les divisions religieuses ; ou bien nous prenons la voie de la radicalisation des religions, dans un mouvement qui ne conduit pas l’humanité vers plus d’intégrité, mais vers davantage d’intégrisme.
     1) Le malheur, c’est que tout nous porte à croire que nous sommes bel et bien engagés dans la seconde direction. Il y a des conditions géopolitiques à connaître. Un fil conducteur au moins. Au cours du XX ème siècle, la politique menée par l’Occident s’est totalement convertie au dieu pétrole. Forum Religion et Politique Icone_video_indexeeC’est au dieu pétrole que nous devons l’essor du capitalisme et de notre société de consommationl’american way of life. La propagande publicitaire a véhiculée l’image d’une société d’opulence, mais dont la richesse dépend d’une énergie fossile d’un coût très, très faible et des sous-produits de l’or noir (des engrais, des solvants, tous les plastiques et l’énorme pétrochimie Forum Religion et Politique Petrolequi va avec). Très peu de gens en ont conscience, mais la fin du pétrole sonnera le glas de la société de consommation. Dans l’euphorie consumériste des trente glorieuses, on croyait dans le rêve de ressources inépuisables et d'une productivité à l’infini. Aux USA en 1900 il suffisait d’une pelle et de quelques barriques pour récolter la pâte noire du pétrole en surface. Idem en Russie près de Bakou. Une époque jubilatoire, tant les promesses de l’or noir étaient merveilleuses pour les adolescents qui se pavanaient au volant des grosses cylindrées des années 50. Seulement il a bien fallu se rendre à l’évidence, les ressources finissaient par se tarir, un gisement pouvait être complètement épuisé et la production décliner. C’est ce qui s’est produit tant aux USA qu’en Russie. Alors ? Il a fallu chercher ailleurs. On sait aujourd’hui mieux ce qui s’est passé. Innombrables sont les guerres qui ont été menées avec en sous-main le souci d’obtenir un accès facile aux ressources et un approvisionnement sécurisé. Cela fait un siècle que l’on prétend faire la guerre pour toutes sortes de prétextes idéologiques… mais avec toujours un regard en coin sur la manne pétrolière ! Étant donné que la Forum Religion et Politique Icone_video_indexeerégion du Golfe persique détient la grande majorité des ressources mondiales, il a fallu jouer le tout pour le tout. Installer sur place des régimes politiques fantoches, entièrement dévoués à la cause de l’Occident. Sécuriser la route du pétrole est une obsession du pouvoir politique depuis un siècle.
    Forum Religion et Politique Icon_scissors---------------L’importance primordiale du pétrole a ensuite drainé au Moyen-Orient une quantité énorme de revenus ; mais qui n’a pas été équitablement distribuée. Dans les rues où circulent les Rolls des Émirs, jouent toujours des gosses dans la misère et sans véritable avenir. Une jeunesse sans travail et qui s’ennuie. Une énorme frustration s’est accumulée dans la conscience collective de ces nations qui ont aussi pour caractéristique d’être formées de populations en majorité très jeunes. L’intégrisme islamique n’a pas eu besoin de déployer beaucoup de persuasion pour inventer la haine de l’Occident ; la corruption des [url=http://www.philosophie-spiritualite.com/cours/pouvoir4.htm#r%C3%A9gime politique]régimes politiques[/url] était patente. Quand l’économie est mal gérée et que la démocratie ne fonctionne pas, c’est toute l’influence occidentale qui finit par être perçue comme une corruption. La corruption «  idéologique de l’Occident chrétien ».  Les peuples qui vivent sous la tutelle de l’Islam se réfugient derrière la parole de ceux qui ne jurent que par un retour à l’intégrité morale. Et ils ne trouvent d’intégrité morale que dans le respect strict des règles de la religion. Ce qui est effectivement une de ses fonctions, mais pas la seule. C’est très désagréable à dire, mais il faut reconnaître qu’en un siècle d’exploitation effrénée des ressources, de manigances, de guerres, l’Occident a finalement produit un peu partout en réaction de l’intégrisme. Il a implicitement contribué à propager une vision du monde dans laquelle seul le retour à une règle religieuse stricte peut être une alternative crédible contre l’influence occidentale. Il a offert aux tribuns religieux l’image d’une société déracinée, gaspilleuses, inégalitaire, superficielle et moralement décadente. La propagande a fait le reste. Le résultat, c’est qu’aujourd’hui, le Moyen-Orient,
.. Forum Religion et Politique Icon_scissors
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Le Forum Religion et Politique 251104866_Lterrorisme recrute dans les faubourgs de la misère et promet une société meilleure si l’Islam est partout appliqué.
    A partir du moment où l’intégrisme produit de la violence, il suscite dans le mouvement de la dualité en face de lui exactement la même attitude dans les religions adverses. Il existe un intégrisme chrétien, avec ses « soldats du Christ » que l’on arme pour le combat, un intégrisme au sein de la communauté juive etc. et tous s’excitent les uns les autres et se renforcent dans l’opposition. Fait nouveau, alors que pendant des millénaires le génie indien a consisté à absorber toutes sortes de religions dans une incroyable mosaïque, alors, qu’autrefois même un athée pouvait discourir sur les marches d’un temple, il s’est aussi développé un intégrisme hindou. Voyez ce qui s’est produit lors de la scission entre l’Inde et les deux Pakistan, voyez ce qui arrive au Cachemire, à Ceylan. On pourrait continuer indéfiniment avec l’actualité et cela n’a pas tendance à se calmer. On observe un peu partout sur la planète au sein des religions établies une montée aux extrêmes.
     2) Qu’est-ce que l’intégrisme ? Il ne se confond pas avec la religion et n’a rien à voir avec la spiritualité. L’intégrisme est dans la religion la tentation, de la part d’une frange de fidèles, d’une radicalisation du moralismed’un retour au mode de vie premier du Fondateur, d’un retour à une version de la religion épurée des apports de l’histoire et de la modernité. Cela s'appelle fondamentalisme. L’intégrisme n’est pas le monopole d’une religion en particulier, bien qu’il soit favorisé dans les religions reposant sur un credo. Il peut se manifester en chacune. Il ne concerne qu’une partie des fidèles, ceux qui sont particulièrement enclin au fanatisme et non la communauté entière des croyants. En effet, pour autant qu’une religion reste une organisation socialement intégrée, il serait contradictoire qu’elle s’oppose à ce qui lui donne la reconnaissance qu’elle a toujours cherché. Si aux origines, il est indéniable que les religions ont d’abord été des sectes, elles ont au fil du temps gagné une crédibilité sociale. Au vu des religions elles-mêmes, l’intégrisme est toujours perçu comme une menace, une remise en cause de l’intégration sociale, du pouvoir, des conquêtes obtenues dans l’histoire. L’intégrisme introduit dans l’organisation religieuse, une puissance de division qui mène à la  rupture avec la société politique.
    ... force de l’intégrisme, c’est de dénoncer la compromission de la communauté religieuse avec la société politique, pour autant qu’une nation cherche à se constituer de manière indépendante et laïque. Comme État. Une communauté religieuse est sensée adopter et suivre les règles et les interdits des Écritures. Elle tend à absorber le pouvoir politique dans le pouvoir religieux. L’intégriste dit faire partie des « purs », des « fidèles » et il dénonce les « impurs » et les « infidèles ». Ceux qui ne vivent pas en accord avec les préceptes. Pour lui, les compromissions avec la modernité politique sont autant de formes de corruption de l’esprit de la religion. Il ne peut y avoir deux autorités, celle de l’État et celle de la religion, il ne peut y avoir qu’une autorité, Dieu et sa parole dans l’Écriture. L’intégriste dénonce la corruption morale de la communauté à laquelle il appartient dans son éloignement avec les préceptes des Écritures saintes. Il n’a aucune peine à  dénoncer la collusion avec le pouvoir politique, pour autant que celui-ci ne s’est pas totalement dévoué et identifié au service de la religion. Ce qu’il veut, c’est une réforme des mœurs dans le respect des interdits et des prescriptions du code religieux. L’intégriste est toujours un réformateur, son idéalisme, il ne l’emprunte pas à une vision humaniste à portée universelle, il le tire d’une interprétation de la religion « originelle » qu’il faudrait selon lui restaurer. Les premières communautés chrétiennes, l’époque des Prophètes, l’époque de Mohammed etc.
    Logiquement : a) l’intégrisme conduit à la négation de la séparation de l’Église et de l’État. Il voudrait plutôt un État Chrétien ou un état Islamique, Juif ou Hindou etc. Il ne voit de salut que par un retour quasi-littéral à l’enseignement des textes sacrés, retour qui est sensé restaurer l’intégrité morale dans un mode de vie conforme aux Écritures. b) La ferveur intégriste ne laisse aucune place à celui qui revendique l’incroyance, où qui se poseraient en agnostique, elle cherche à convertir incroyants, païens et infidèles. Elle se voit porte-parole de la « Vérité » absolue émanant de Dieu. De la suit que c) l’intégrisme, parce qu’il revendique une vérité absolue, a dans son principe même une aversion pour la démocratie, car c’est un régime qui pour sa sauvegarde admet une diversité d’opinions relatives. Sans absolutisme, pas d’intégrisme. Pour une raison identique, d) l’intégrisme rejette la notion de droits de l’homme car il revendique l’unique autorité d’un droit divin canonique tiré des textes sacrés. De même, d) tant que l’on se situe sur le terrain de l’intégrisme, il ne peut être question de droits de la femme ou de droits de l’enfant, car l’un et l’autre n’ont aucune place en dehors des prescriptions de l’Écriture où ils sont déjà sévèrement réglementés. Enfin, e) en matière de liberté de croyance, il va de soi que du point de vue de l’intégrisme, la possibilité de se convertir à une autre religion est une aberration intolérable. Un crime. Il ne saurait y avoir de religion en dehors de celle donnée par la tradition et les pères. f) Du point de vue de l’intégriste, la valeur et même l’existence d’une autre religion n’ont pas de sens. Il n’y a qu’une seule religion vraie. La sienne. Comme le disait Monseigneur Lefebvre, « la Vérité ne discute pas avec l’erreur » ! Les évangélistes veulent activement partout dans le monde convertir les musulmans à la parole de Jésus. Les dirigeants musulmans demandent à l’Europe de se convertir à l’Islam. Notre Dame de Paris est sensée devenir une mosquée. Le clergé s’inquiète de la montée du bouddhisme... Le résultat est un cocktail explosif de tensions religieuses partout dans le monde.
B. Pouvoir politique et tolérance
    A moins de renoncer à l’exercice de la souveraineté, ce qui reviendrait à se nier lui-même et à ne pas jouer le rôle qui est le sien, le pouvoir politique ne peut pas et ne doit pas céder à l’intégrisme. Nous avons traversé suffisamment de guerres de religions pour comprendre que les ambitions de pouvoir des Églises sont aussi totalitaires que celles des idéologiques politiques qui prétendent maintenir une marche forcée de l’Histoire vers le progrès. On peut, quoi qu’avec difficultés, à la rigueur, accepter l’expression « république islamique » ou « république chrétienne » etc. Mais, dans l’état Forum Religion et Politique Religi2actuel des choses, le concept de « démocratie islamique », de « démocratie chrétienne » etc. a tout l‘air d’un oxymore. Le fait d’accoler un nom de religion au mot république ne se justifie que par le legs d’une tradition, l’appartenance à des valeurs communes héritées de l’histoire. Cela ne va pas plus loin. Dans sa définition même, l’État est une entité abstraite, une communauté juridique instituée par une lente élaboration de la raison humaine. La célébration de l’État est d’une froideur glacée, ce qui explique que les peuples portent davantage leur adhésion vers la nation comme communauté historique porteuse d’un héritage. La « mystique [url=http://www.philosophie-spiritualite.com/cours/nature3.htm#pens%C3%A9e fragmentaire]nationaliste[/url] » est aussi inquiétante que la dérive intégriste, mais elle a un peu plus de chair que le cérémonial d’État : elle donne un aliment plus solide à la recherche d’une [url=http://www.philosophie-spiritualite.com/cours/nature6.htm#Identit%C3%A9 culturelle]identité[/url]. Ce qu’il ne faut jamais oublier.
     1) Cela dit, les blessures de l’histoire nous ont appris en retour toute l’importance de la tolérance. Peu d’observateurs ont compris à quel point ce mot était avant tout politique. Être tolérant, c’est accepter une différence  d’opinions, de manières de vivre, tout en se préservant soi-même comme différent de ce que l’on tolère. Ce qui suppose que l’on place le respect, comme [url=http://www.philosophie-spiritualite.com/cours/pouvoir2.htm#%C3%A9ducation civique]vertu civique[/url], au-dessus des partis-pris personnels. Si je suis juif et vous chrétien, hindou ou musulman, je peux très bien tolérer que nous ayons des convictions différentes, parce que je pense que nous ne pouvons vivre ensemble qu’en acceptant nos différences de croyances. Cela m’oblige aussi a admettre qu’il puisse y avoir des incroyants, des athées et des agnostiques. Question de principe. L’intolérance est insupportable, parce qu’elle bafoue d’emblée le contrat social qui nous permettrait de vivre d’une façon a peu près cohérente. Mais la tolérance ne veut pas dire que je vais adhérer à votre code, à vos croyances, à vos prescriptions pour autant. La tolérance permet à l’ego de préserver son identité. C’est aussi une façon de l’obliger à relativiser ses vues très arrêtées, en l’invitant à admettre qu’un point de vue différent du sien est parfaitement possible. Et qu’il est aussi légitime qu’il puisse s’exprimer.
    Forum Religion et Politique Icon_scissors---------------Il faut remercier la Hollande d’avoir été assez tolérante pour qu’un certain Benoît de Spinoza ait pu y vivre décemment. Spinoza, c’est quand même au regard de l’autorité religieuse le « mauvais juif » qui avait quitté la Synagogue. S’il a pu exercer sa liberté de pensée, c’est dans un contexte politique qui était assez favorable. Ce n’est pas un hasard. En comparaison, il faut reconnaître que Descartes, comme il l’avoue dans ses lettres, devait « s’avancer  masqué », larvatus prodeo. En France, il fallait encore à l’époque se montrer très très prudent vis-à-vis du pouvoir religieux. Et Descartes a dû à un moment s’exiler. Il n’y a  pas de doute sur le fait que Descartes soit sincèrement un penseur chrétien, cependant, il y a dans son œuvre des éclairs de génie et une audace qui lui faisait prendre des risques. L’inquisition n’était pas très loin. Maintenir, comme il le soutient, qu’il y a en l’homme une lumière naturelle de l’intelligence qui est sa propre autorité, indépendamment de l’[url=http://www.philosophie-spiritualite.com/cours/raison4.htm#argument d%E2%80%99autorit%C3%A9]autorité[/url] de la Révélation était très osé. Carrément subversif vu le contexte.
    On peut dire que toute la pensée politique qui émerge à la Modernité est taraudée par cette question de savoir comment établir un régime politique affranchi de l’autorité de l’Église et qui soit respectueux de la liberté de pensée. Bien sûr, en toile de fond, il y a la traque des apostats et des hérétiques, menée par l’Église depuis des siècles. Ce n’est pas seulement conquérir le droit pour quelques penseurs de pouvoir philosopher dans leur coin. L’implication en est que tout homme doit pouvoir exercer sa liberté d’examen sans être menacé de poursuites ou de censure. Et comme la férule de la censure était détenue par l’Église, cela veut dire aussi que tout homme a droit à une liberté de croyance en matière de religion.
    2) Que nous dit à ce sujet le Traité théologico-politique de Spinoza ? Dans une lettre de 1665 adressée à Oldenburg, il précise les intentions du traité dans trois motifs : a) Détruire les préjugés des Forum Religion et Politique Religi1théologiens qui font obstruction au libre exercice de la philosophie, en attaquant notamment l’opinion thomiste selon laquelle philosophia ancilla theologiae « la philosophie devrait être servante de la théologie ». Il s’agit donc en bon examen de « montrer à nu ces préjugés et d'en débarrasser les esprits réfléchis. » b) Spinoza veut se défendre de l’accusation d’athéisme portée contre sa propre doctrine. Si, comme nous l’avons vu, il y a bien chez Spinoza une authentique spiritualité, il y a contresens grave à le traiter comme un penseur qui n’aurait aucun sens de la [url=http://www.philosophie-spiritualite.com/cours/religio3.htm#Vie %C3%A9ternelle]Transcendance[/url]. (texte) Il lui faut donc expliquer pour quelles raisons les religieux peuvent voir en lui un athée et montrer la voie par laquelle selon lui la raison humaine peut approcher l’être de Dieu. c) Enfin, il lui faut établir du mieux possible l’importance dans l’État de la liberté de philosopher, hélas en effet, « l'autorité excessive et le zèle indiscret des prédicants tendent à la supprimer ». De fait, l’État est tolérant, mais l’Église ne l’est pas, ou, plus exactement devrions-nous dire, l’État n’est pas encore assez tolérant, quand bien même ce beau pays de la Hollande est à l’époque le pays le plus tolérant d’Europe. Il faut donc montrer qu’il doit l’être car il en va de son existence même et de sa justification en tant qu’institution politique. Défendre la liberté de philosopher au sein de l’[url=http://www.philosophie-spiritualite.com/cours/liberte1.htm#libert%C3%A9 de pens%C3%A9e]État[/url], c’est aller jusqu’au bout de l’idée même d’une République bien ordonnée et bien conçue.
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