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Message  Arlitto Jeu 09 Juin 2016, 19:25

Rappel du premier message :

Forum Religion Catholique





Catholicisme




Religion des chrétiens qui reconnaissent le pape comme chef spirituel.

Le catholicisme, également appelé l’Église catholique, est la branche du 
[ltr]christianisme[/ltr]
 qui reconnaît l'autorité spirituelle et juridictionnelle du 
[ltr]pape[/ltr]
. « Totalité et universalité » : tel est le sens en grec ancien du terme katholikos, par lequel est désignée, dès le iie s. de notre ère, l'Église qui a été fondée par Jésus, puis celle qui est restée attachée à ce titre ancien après les divisions apparues au sein du monde chrétien.

Le catholicisme fonde son unité sur une communauté de foi, de sacrements et de vie religieuse (un seul Christ, une seule foi). Une, la foi catholique repose sur un triple fondement : l'Écriture, qui est parole de Dieu ; la Tradition, qui est continuité de l'action divine ; l'Église, dépositaire et seule interprète autorisée de la vérité.



L'Église catholique au sein du christianisme

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Lippo Memmi, saint Pierre

Selon l'Évangile, Jésus a lui-même désigné parmi ses apôtres un homme, Pierre : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église. » Le martyre de Pierre à Rome a ensuite désigné le siège épiscopal de la ville comme celui autour duquel doit s'affirmer l'unité de l'Église et de la foi. C'est ainsi que dans l'Église primitive est établie, vers le ier s., la primauté de l'évêque de Rome, successeur de Pierre. 

Les enseignements du Christ ont d'abord été transmis par voie orale. Aux premiers écrits chrétiens, notamment les lettres adressées par Paul aux communautés qu'il a fondées, vont succéder les Évangiles de Matthieu, Marc, Luc et Jean. Face à la nécessité de légiférer pour authentifier, parmi les multiples écrits qui sont alors rédigés, ceux qui sont fidèles à l'enseignement du Christ, un corpus est rassemblé sous le nom de « Nouveau Testament », en même temps que les écrits juifs antérieurs sont rebaptisés « Ancien Testament ». De même, face à la multiplication des communautés chrétiennes qui naissent dans tout le Bassin méditerranéen à partir du ier s., sont structurées les formes de cette Église (assemblée), qui est appelée à préserver le message du Christ en le protégeant des interprétations erronées. 



Le schisme avec les chrétiens d’Orient



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Constantin Ier le Grand

Persécuté du ier au ive s., puis toléré et enfin reconnu comme religion officielle par l'empereur Constantin, au début du ive s., le christianisme parvient à s'établir dans l'Empire romain, tout en maintenant son unité ecclésiale et doctrinale jusqu'au xe s. Cependant se développent au sein de l'Église de nombreux débats théologiques, tranchés lors de grands conciles où sont élaborés et fixés des éléments essentiels de la doctrine chrétienne, comme l'universalité du christianisme (Jérusalem, en 49), la Trinité de Dieu (Nicée, en 325 ; Constantinople, en 381), la nature de Jésus-Christ, à la fois humaine et divine (Chalcédoine, en 451). Après l'éclatement de l'Empire romain à la fin du ve s., les divergences entre Orientaux et Occidentaux se font de plus en plus sentir. 

Alors que l'Église orientale reste sous la tutelle de l'empereur de Constantinople, l'Église latine doit, pour sa part, suppléer le pouvoir politique, qui s'est effondré avec la chute de l'Empire romain d’Occident. Rome y gagne en autorité non plus seulement spirituelle, mais également temporelle. L'Église d'Orient, déjà opposée à l'Église latine sur la formulation du dogme de la Trinité, lui reproche son autorité centralisatrice. En 1054, la rupture est consommée. L'Église latine garde le nom ancien de « catholique » et celle d'Orient prend celui d'« Église orthodoxe ». Certaines Églises feront néanmoins retour à la communion catholique, notamment au xviiie s., tout en gardant leurs rites de tradition orientale. 



La Réforme protestante


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Martin Luther

Face au pouvoir temporel de plus en plus hégémonique de l'Église catholique en Europe, les critiques se lèvent pour dénoncer les pesanteurs et les compromissions de l'appareil clérical. Les thèses de Martin Luther (1517) marquent le début de la Réforme, qui donne naissance aux Églises protestantes. Ce mouvement de contestation aspire à une simplification et à une personnalisation de la religion, en préconisant notamment la lecture directe de la 
[ltr]Bible[/ltr]
 par le croyant. Grâce au développement de l'imprimerie, il parvient en effet à retirer aux clercs et à l'Église le monopole de la pratique des Saintes Écritures. Dans le protestantisme, il n'y a pas d'épiscopat sacramentel, mais un sacerdoce commun à tous. Le baptême et la Cène (partage du pain et du vin) sont les seuls sacrements retenus, et toute pratique de dévotion ou toute démarche visant à s'assurer du salut sont rejetées : le salut ne s'achète pas, il est obtenu par la grâce de Dieu et non par les œuvres. 

L'Église catholique tente de répondre à ces vives attaques par la Contre-Réforme, ou Réforme catholique, en réaffirmant notamment l'autorité du pape ainsi que son attachement à la Tradition, à son magistère, aux sacrements et au salut par les œuvres. 



La foi catholique

Introduction

La foi catholique consiste en l'adhésion aux enseignements de l'Église portant sur les vérités que Dieu a révélées par son Fils. Elle se caractérise précisément par la définition des voies d'accès à ces vérités et au salut qu'elles portent en elles : la Révélation, l'Église et la Tradition, qui forment un tout indivisible. 



La Révélation


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Lorenzo Lotto, la Reconnaissance de la nature divine de l'Enfant Jésus

Selon le christianisme, Dieu s'est révélé aux hommes à travers l'histoire du peuple juif, auquel il a proposé son alliance, avant de se révéler pleinement à travers son Fils – Jésus-Christ mort et ressuscité –, en lequel il s'est incarné. 

Le Dieu révélé par le Christ est un Dieu unique mais en trois hypostases : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Il est créateur de toute chose et de toute vie. Empli de bonté envers sa création, il renouvelle, à travers le sacrifice de son Fils sur la croix, son alliance avec le peuple juif puis avec tous les hommes. Les chrétiens, en effet, croient non seulement à la résurrection du Christ, mais aussi à la résurrection des morts et à la vie éternelle : le salut. 

L'enseignement du Christ peut se résumer par cette phrase de l'Évangile de Luc (Luc X, 27) : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces, et de tout ton esprit. Et tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Le mot « alliance » traduit un lien de réciprocité entre Dieu et l'homme, et il exprime la « solidarité » de Dieu avec tout homme. Aussi toute adhésion de foi comporte des exigences d'engagement de solidarité humaine et sociale. 

La Révélation est tout entière contenue dans la vie, la mort et la résurrection du Christ. Les textes bibliques conservés par la Tradition transmettent les récits qui en ont été faits par les premiers chrétiens. 



L'Église

Dépositaire et interprète autorisée des vérités chrétiennes, l'Église veille au maintien de l'unité de la foi. Dans le catholicisme, c'est à elle, à l'assemblée des fidèles, que sont transmises les Écritures, et non à chacun de ses membres d'une manière individuelle. 

L'Église catholique ne peut admettre sans difficulté l'existence de plusieurs Églises chrétiennes. Selon elle, la volonté du Christ, réaffirmée dans le credo de Nicée, est que son Église soit « une, sainte, catholique et apostolique », et ce non seulement d'un point de vue théologique – comme le soutiennent orthodoxes et protestants –, mais également dans sa réalisation concrète. 

La conviction avec laquelle l'Église catholique revendique comme légitime le droit de rassembler tous les chrétiens repose sur trois éléments fondamentaux : 


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Évêque célébrant la messe

– La succession apostolique. Les évêques continuent avec le pape la mission confiée par Jésus aux apôtres. Leur ordination dans l'Église (par imposition des mains et sacrement de l'ordre) les investit des pouvoirs de gouverner, d'enseigner et de donner les sacrements au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. 

– La prédication de la Parole. De même que les premiers disciples ont reçu de Jésus l'Esprit saint, le collège des évêques et le pape sont assistés par l'Esprit lorsqu'ils doivent énoncer les vérités de foi. 


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Baptême d'un enfant

– Les sacrements. La présence du Christ dans l'Église se manifeste par l'Église elle-même et par les sacrements – signes sacrés porteurs de grâces et institués par le Christ –, à travers lesquels l'Esprit opère le don de Dieu. L'Église catholique dispense sept sacrements : le baptême et l'eucharistie (communs à toutes les Églises chrétiennes), la confirmation, le mariage, l'ordre, la réconciliation (pardon) et l'onction des malades (extrême-onction) pratiqués également dans les Églises orthodoxes. Par le sacrement de l'ordre (ordination), les clercs – diacres, prêtres, évêques – reçoivent le pouvoir de transmettre la grâce de Dieu par les sacrements. 



La Tradition

L'Église assure la présence du Christ à travers les âges, en tant que dépositaire des Écritures, mais aussi de la Tradition. Dans le catholicisme, la Tradition englobe l'ensemble des enseignements, des dogmes et des pratiques cultuelles que l'Église a adoptés tout au long de son histoire. Loin de penser que son épaisseur risque de rendre opaque la vérité du Christ, l'Église catholique considère que la Tradition garantit la transmission fidèle et intégrale de la Révélation. 

Par son action théologique, dogmatique, liturgique et même sociale, l'Église s'efforce sans cesse d'approfondir le mystère chrétien. Les nouveaux dogmes qu'elle élabore ne sont pas censés apporter de nouvelles vérités, mais éclairer un aspect de la vérité déjà révélée dans sa plénitude par le Christ. Ainsi, la vérité discernée à un moment donné par l'Église des fidèles n'est pas désavouée par les générations suivantes, mais elle est conservée dans la Tradition, tout en étant réinterprétée. 

Il existe une manière moderne d'adopter des dogmes qui tend à s'éloigner d'une conception « doctrinaire » de la Tradition et qui prend en compte la dimension historique de la parole doctrinale de l'Église. En témoignent les paroles du pape Jean XXIII au concile Vatican II (1962) : « Autre chose est le dépôt même ou les vérités de la foi, autre chose est la façon selon laquelle les vérités sont exprimées, à condition toutefois d'en sauvegarder le sens et la signification. » 

À toutes les époques et dans les divers contextes culturels, l'Église catholique a toujours professé sa foi dans l'assistance par l'Esprit saint pour interpréter et actualiser le message évangélique, en le préservant des interprétations subjectives et en lui conservant son authenticité et son unité. 



La liturgie

Ensemble des célébrations officielles du culte rendu à Dieu, la liturgie s'organise ordinairement au niveau de la communauté paroissiale. Ces célébrations publiques, qui ont lieu habituellement le dimanche ou le samedi soir, rassemblent à l'église les catholiques établis à proximité. Un calendrier liturgique répartit sur une année la célébration des grandes étapes de la vie du Christ (sa naissance est fêtée à Noël, sa résurrection à Pâques, etc.). 


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Messe à Notre-Dame de la Trappe

La principale liturgie est la messe, qui comprend deux grandes parties, la première étant consacrée à la lecture et aux commentaires de la Parole (sermon ou homélie), la seconde à l'eucharistie et à l'action de grâce. Comme le Christ l'a enseigné aux apôtres à la veille de sa mort, les catholiques partagent le pain et le vin dans l'eucharistie, un sacrement qui, plus qu'un acte dédié à la mémoire du Christ, est, dans la théologie catholique, sa transsubstantiation. Par la communion, les croyants participent à la vie du Christ, reçoivent son corps et son sang comme une nourriture spirituelle qui les sanctifie. 

Les catholiques, de même que les orthodoxes, prient la Vierge Marie et les saints, intercesseurs auprès de Dieu. 



L'institution catholique

Introduction

L'Église catholique possède une structure à la tête de laquelle se trouve le pape, suivi – dans l'ordre hiérarchique – par les évêques, les prêtres, les diacres et les laïcs (ou simples fidèles). 

Avec ses deux mille ans d'histoire et ses nombreux fidèles répartis dans le monde, l'Église catholique se révèle être une institution dont le gouvernement est fort complexe. 



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Rome
Le support territorial de l'Église catholique est l'État de la cité du Vatican, dont le statut a été établi par les accords du Latran, en 1929. Ce vestige des États pontificaux, institués au viiie s. pour garantir au pape une indépendance vis-à-vis des pouvoirs politiques, couvre un territoire de 44 ha enclavé dans la ville de Rome. La cité du Vatican jouit d'un statut de neutralité et d'inviolabilité. Cet État singulier est doté d'un gouvernement propre. Sa population s'élève à quelques centaines de personnes, principalement occupées dans la curie romaine. 



Le gouvernement de l'Église


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Premier concile du Vatican

Au sommet de la hiérarchie catholique, le pape est le garant de la continuité apostolique. Occupant le siège épiscopal de l'apôtre Pierre, il est évêque de Rome. Il nomme les évêques. Élu par le Sacré Collège des cardinaux et choisi parmi eux, il est aussi le signe visible de l'unité de l'Église. À ce titre, il représente l'autorité suprême, arbitrant toutes les décisions concernant la vie de l'Église, l'expression de la foi et les grandes questions posées par les évolutions de société. Toutes ses décisions et déclarations n'engagent pas la foi catholique au même degré : une encyclique papale n'a pas la valeur d'un dogme, qui est l'énonciation d'un article de foi. Aux périodes défensives de son histoire, l'Église catholique s'est recentrée autour de l'autorité du pape, notamment après le grand schisme d'Orient (au moment même où l'Église orthodoxe a conservé des traditions plus pluralistes en son sein), mais aussi lors de la Réforme protestante, puis au début de la modernité issue des Lumières et de la Révolution française. En 1870, au concile Vatican I, l'Église s'est attachée à redéfinir la primauté et l'infaillibilité de son chef. Près d'un siècle plus tard, le concile Vatican II a rééquilibré l'autorité papale en réhabilitant dans ses fonctions primitives la collégialité des évêques. 

La collégialité épiscopale confère une responsabilité à tous les évêques, qui exercent leurs pouvoirs sous l'autorité du pape. C'est au chef suprême de l'Église qu'incombe, en effet, le droit de les réunir tous en concile œcuménique ou en synode (c'est-à-dire en assemblée régionale ou locale, par exemple, les évêques africains). Cependant, depuis le concile Vatican II, des conférences épiscopales nationales ou locales (par exemple, la Celam, la Conférence des évêques d'Amérique latine) se tiennent régulièrement à leur propre initiative. 

Assemblée des cardinaux – évêques élevés à ce rang par le pape –, le Sacré Collège joue un rôle de conseil particulier auprès du chef suprême de l'Église. Le rôle de cette assemblée consiste essentiellement à élire le nouveau pape. Mais, selon la règle édictée par Paul VI en 1970, ne participent au vote que les cardinaux âgé de moins de 80 ans. Le Sacré Collège, qui comptait 70 cardinaux de Sixte Quint à Jean XXIII, en rassemble près de 200 à la fin des années 2000. 



L'Église locale

Circonscrite par un territoire – le diocèse – plus ou moins vaste selon les régions du monde, l'Église diocésaine constitue l'unité de base de l'Église, dans laquelle la continuité apostolique est assurée par l'évêque. 

Nommé par le pape, l’évêque est choisi parmi les prêtres et ordonné par des évêques. La plupart d'entre eux sont à la tête d'un diocèse, qui est organisé en paroisses que l'évêque confie à des prêtres. L'évêque, qui a pouvoir de juridiction, est responsable en particulier de la pastorale (enseignement et mission) et des prêtres de son diocèse. 

Ordonnés par l'évêque, les prêtres sont au service de l'Église diocésaine. Ce sont exclusivement des hommes ayant fait vœu de célibat (à l'exception des Églises catholiques de rite oriental, où des hommes mariés peuvent être ordonnés). Ils reçoivent de l'évêque le pouvoir de dispenser tous les sacrements sauf l'ordination des nouveaux prêtres (réservée aux évêques). Ils président les célébrations liturgiques, organisent les nombreuses activités de catéchisme, d'entraide, de réflexion au niveau paroissial et diocésain. 

Les diacres constituent, au sein de l'Église, le premier degré de la hiérarchie et du sacrement de l'ordre. Tirant son origine d'une tradition ancienne, le diaconat a été remis en honneur par le concile Vatican II comme service spécifique de la communauté croyante ouvert aux hommes mariés. On parle alors de diacres permanents. 

Les laïcs sont les membres les plus nombreux de l'Église. Ils voient leur participation à la mission évangélique de l'Église mieux reconnue dans les sociétés laïcisées du IIIe millénaire. 



Les ordres religieux

En dehors des activités organisées autour des paroisses et, plus généralement, dans le cadre de la structure ecclésiastique, il existe d'autres formes de vie religieuse, plus dépouillées, plus disciplinées et souvent plus communautaires. Les ordres et les missions représentent ainsi des formes très différentes d'engagement au nom de la foi catholique. 


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Giotto, Innocent III approuve la règle de saint François

À l'instar des plus connus d'entre eux – bénédictins et bénédictines de saint Benoît (vie s.), franciscains de saint François d'Assise (xiiie s.), clarisses de sainte Claire (xiiie s.), dominicains de saint Dominique (xiiie s.) ou jésuites d'Ignace de Loyola (xvie s.) –, tous les ordres religieux suivent des règles de vie qui répondent aux trois appels évangéliques : la pauvreté, la chasteté et l'obéissance. Ils se différencient néanmoins par leur principale activité qui peut être la prédication, l'action missionnaire et sociale ou encore la prière (notamment dans les ordres contemplatifs vivant dans des monastères). 

Contrairement à la prêtrise, les ordres admettent hommes et femmes, mais dans des communautés séparées. Le statut de religieux n'est pas incompatible avec la prêtrise, tant et si bien que beaucoup de religieux sont également prêtres. Par ailleurs, certains ordres (comme les dominicains et les franciscains) ont institué un « tiers ordre », dans lequel sont regroupés des laïcs, mariés ou non, qui, tout en continuant à vivre dans le monde, s'engagent à suivre certains préceptes de la règle adoptée par l'ordre auquel ils appartiennent. 

Les ordres religieux ont, pour la plupart, essaimé sur tous les continents. Les responsables des communautés dépendent, selon les cas, de l'évêque du lieu ou d'une autorité centrale rattachée directement au Saint-Siège. 



Les mouvements catholiques

Les mouvements catholiques rassemblent des croyants désireux d'agir au nom de la foi, de la justice et de la charité chrétiennes, dans le cadre d'un des nombreux organismes existants, associations ou institutions. Alors que certains d'entre eux ont une dimension locale, d'autres (comme Caritas International, dont fait partie le Secours catholique français) sont internationaux. 

Ces mouvements allient à des degrés divers l'étude ou la formation religieuse, l'approfondissement spirituel et l'action caritative ou sociale. Une tension existe cependant entre ceux qui seraient tentés d'oublier le « monde » et ceux qui, au contraire, s'engagent « dans le monde » sans mettre en avant leur identité de membres de l'Église. 



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Léon XIII

À travers ces nombreux engagements, le catholicisme continue d'être actif dans les domaines de l'enseignement et de l'assistance hospitalière ou caritative, qu'il a longtemps eus en charge. Avec la révolution industrielle du xixe s., il s'est investi sur le terrain social pour dénoncer la « misère imméritée des ouvriers » (encyclique Rerum novarum de Léon XIII, en 1891) et pour y chercher remède. Connu sous le nom de catholicisme social, ce mouvement a débouché sur l'action politique, conduite par les partis de la démocratie chrétienne, et préparé l'éclosion de l'apostolat des laïcs, notamment l'Action catholique en France. 

La présence de plus en plus nombreuse de missionnaires dans les pays du tiers-monde a permis aux catholiques de participer à la lutte pour le développement des pays du Sud et de porter assistance aux plus défavorisés. 



L'évolution actuelle du catholicisme

Introduction

Ouverture sur le monde séculier, volonté de rejoindre les préoccupations des fidèles, telle est la tendance qui l'emporte aujourd'hui au sein de l'Église catholique, qui cherche à refréner la poussée des traditionalistes refusant toute modernisation liturgique et toute forme d'œcuménisme. 



Le concile Vatican II

La seconde moitié du xxe s. est marquée par le concile Vatican II. Convoqué par Jean XXIII, qui l'ouvre le 11 octobre 1962, il est clos le 8 décembre 1965 par Paul VI. Au terme de cette grande assemblée qui a réuni les évêques du monde entier et de nombreux experts théologiens, le catholicisme sort transformé, en particulier plus ouvert au dialogue : 
– avec les autres confessions chrétiennes dans le cadre du dialogue œcuménique, qui se traduit, dès le 7 décembre 1965, par la levée réciproque des excommunications entre Rome et Constantinople ; 
– avec tous les hommes s'interrogeant au sein de l'Église sur les problèmes de société, dans le respect de leur liberté ; 
– avec tous les catholiques, clercs et laïcs, qui ont reçu la même mission de témoigner du Christ et qui méritent ainsi une plus grande reconnaissance, due également au pluralisme culturel des Églises particulières et locales, dont il convient de respecter l'autonomie légitime (par exemple, par l'utilisation de la langue vernaculaire comme langue liturgique) ; 
– avec les autres religions, sur la base d'une reconnaissance plus ample du caractère impénétrable des voies de Dieu. 

Le concile Vatican II a été l'aboutissement et le point de départ d'un vaste travail théologique qui continue à susciter un intérêt général, de la part tant des clercs que des laïcs. 



La tentation intégriste

L'intégrisme catholique est né d'une réaction aux évolutions des sociétés modernes. Désignant initialement un parti politique espagnol, né vers 1890, à la suite de la condamnation papale du modernisme (Syllabus, 1864), le terme a pris un sens plus large. Aujourd'hui il s'applique aux catholiques intransigeants, qui refusent toute concession avec l'ordre social et politique des sociétés modernes, laïques et pluralistes. 

Au début du xxe s., sous le pontificat de Pie X, l'intégrisme a pris la forme d'une organisation secrète, la Sapinière, dont l'activité principale était de constituer des dossiers sur les catholiques jugés trop « compromis » avec la société moderne. Elle a mis fin à ses activités en 1921. 

Après Vatican II, l'intégrisme est devenu le creuset des tendances catholiques fondamentalement hostiles à l'aggiornamento (adaptation de l'Église à la modernité) engagé par le concile. Le 30 juin 1988, le schisme conduit par le chef des intégristes – l'évêque français Marcel Lefebvre – a été consommé avec l'Église de Rome. 


Documents associés

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    Baptême d'un enfantConstantin Ier le GrandÉvêque célébrant la messeGiotto, Innocent III approuve la règle de saint FrançoisLéon XIIILippo Memmi, saint PierreLorenzo Lotto, la Reconnaissance de la nature divine de l'Enfant JésusMartin LutherMesse à Notre-Dame de la TrappePremier concile du VaticanRome
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Message  Arlitto Sam 11 Juin 2016, 20:55

Jérôme de Prague


Malgré les avertissements de Huss déjà prisonnier, Jérôme de Prague s’était rendu à Constance, mais n’ayant pu obtenir de sauf-conduit, il quitta la ville pour retourner en Bohême. Ses ennemis cependant réussirent à s’emparer de lui, et, chargé de chaînes, il fut ramené à Constance. C’était en mai 1415. Aussitôt après son arrivée, il dut paraître devant le concile. Là un grand nombre d’accusations furent portées contre lui, il fut accablé d’injures, et même le célèbre Gerson qui l’avait connu à Paris, le traita avec dureté. Jérôme déclara qu’il donnerait sa vie pour la défense de l’Évangile qu’il avait annoncé. Le concile le remit, jusqu’à ce que l’affaire de Huss fût terminée, entre les mains de l’archevêque de Rigo qui le traita avec la plus grande cruauté, plus que s’il eût été le pire des malfaiteurs. Il fut attaché, mains et pieds liés, à une poutre élevée, de manière à ce qu’il ne pût ni s’asseoir, ni lever la tête. Il resta ferme pendant plusieurs mois, en dépit des tortures que lui infligeait son impitoyable bourreau. Mais enfin il céda sous l’effet de ses intolérables souffrances. Loin de toute consolation humaine, enchaîné dans une sombre cellule et dans une position des plus pénibles, ayant à peine les aliments nécessaires pour apaiser sa faim et sa soif, le courage lui manqua. Épuisé et désespéré, il se laissa aller à rétracter entièrement tous les enseignements contraires à la doctrine de l’Église romaine, et surtout ceux de Wiclef et de Huss. On rédigea pour lui sa rétractation, et il la lut devant le concile le 23 septembre. Non seulement il abjurait toutes les hérésies dont il était accusé et celles de Wiclef et de Huss, mais il déclarait qu’il approuvait la sentence portée contre eux.

Pauvre Jérôme ! Pour prix de sa rétractation, il ne fut pas même mis en liberté. Tout ce qu’il obtint fut de ne plus être enchaîné. On mettait en doute sa sincérité, et l’on craignait qu’étant libre, il ne retournât en Bohême pour soutenir l’hérésie. Mais ce traitement injuste lui ouvrit les yeux, et Dieu l’employa pour son relèvement. Il regretta amèrement sa rétractation et reconnut avec repentance sa faute devant Dieu. De nouvelles accusations avaient été portées contre lui ; on le questionna dans sa prison, mais il refusa de répondre à ces interrogatoires privés, et demanda d’être entendu par le concile. Il parut donc une seconde fois devant ses juges qui s’attendaient à une nouvelle rétractation. Ils furent bien déçus et surpris, lorsqu’il déclara solennellement qu’en condamnant les doctrines de Wiclef et de Huss et en approuvant la sentence prononcée contre le saint confesseur de la vérité, il avait commis un péché dont il se repentait profondément. Il commença son discours en demandant à Dieu d’incliner son cœur par sa grâce, afin que ses lèvres ne proférassent que ce qui pouvait servir au bien de son âme. « Je n’ignore pas », s’écria-t-il, « que beaucoup d’hommes illustres ont succombé sous les accusations de faux témoins et ont été injustement condamnés ». Et il cita la longue liste de ceux que mentionne la Bible et qui souffrirent ainsi, en commençant par Joseph, Daniel et les prophètes, et continuant par Jean le Baptiseur, le Seigneur de gloire lui-même, les apôtres et Étienne. Enfin il rappela tous les grands hommes de l’antiquité qui étaient tombés victimes de faux témoignages et avaient laissé leur vie pour l’amour de la vérité.

L’éloquence brûlante du prisonnier frappa d’étonnement ses ennemis. Après avoir passé 340 jours dans un misérable cachot, ils le voyaient calme et intrépide, parlant avec puissance. Il reconnaissait sans détour qu’aucun acte de sa vie ne l’avait autant affligé que sa rétractation. « Cette coupable rétractation », disait-il hautement, « je la rétracte maintenant pleinement, et je suis résolu à tenir jusqu’à la mort pour les vraies doctrines de Wiclef et de Huss, parce que je crois que ce sont les purs enseignements de l’Évangile, de même que je crois que leur vie a été sans blâme et sainte ».

Il n’était pas besoin de plus de preuves de son hérésie. Il fut condamné à mort comme hérétique et relaps. L’évêque de Lodi fut de nouveau chargé de prononcer le discours que l’on peut appeler l’oraison funèbre de l’accusé. Il prit pour texte : « Il leur reprocha leur incrédulité et leur dureté de cœur » (Marc 16:14), paroles qu’il appliqua à l’hérétique qui se trouvait devant lui. En réponse à ce discours, Jérôme s’adressant au concile dit : « Vous m’avez condamné sans m’avoir convaincu d’aucun crime. Une épine demeurera dans vos consciences, un ver qui ne mourra point. J’en appelle au Souverain Juge, devant lequel vous paraîtrez avec moi, et à qui vous aurez à répondre au sujet de ce jour ». Poggius, historien catholique qui était présent à cette scène, dit : « Les oreilles de tous étaient captivées, et les cœurs étaient émus. La séance fut très agitée et bruyante ». Comme autrefois Paul devant Agrippa, Jérôme était sans nul doute l’homme le plus heureux de toute cette nombreuse assemblée. Il jouissait de la présence et de l’approbation de son bien-aimé Maître. Il pouvait dire comme le bienheureux apôtre : « Dans ma première défense, personne n’a été avec moi, mais tous m’ont abandonné… Mais le Seigneur s’est tenu près de moi et m’a fortifié » (2 Timothée 4:16-17).

Le 30 mai 1416, Jérôme fut remis au bras séculier. Eneas Sylvius, qui plus tard devint pape sous le nom de Pie II, et qui était membre du concile, écrivait à un ami : « Jérôme est allé au bûcher comme à une joyeuse fête. Comme le bourreau s’apprêtait à allumer les fagots derrière son dos, il dit : « Apporte le feu ici, devant moi. Si je l’avais craint, j’aurais pu y échapper ». Telle fut la fin d’un homme d’une excellence peu ordinaire. J’ai été témoin de cette catastrophe, et j’en ai vu chaque détail ». Tel est le témoignage d’un écrivain catholique qui faisait partie de l’assemblée qui condamna Jérôme. Lui et Poggius témoignent de l’injustice de tous ces prélats, et de la fermeté héroïque de Huss et de Jérôme. Ce dernier, après qu’on l’eut lié au poteau, ne cessa de chanter d’une voix forte et ferme des cantiques à la louange de son Sauveur. Du milieu des flammes, on put l’entendre distinctement chanter l’hymne latine en usage à la fête de Pâques dans les églises romaines, et qui commence par ces mots :


« Salve, festa dies, toto venerabilis aevo,

Qua Deus infernum vicit, et astra tenens ».


c’est-à-dire : 


« Salut, ô jour de fête, à jamais digne d’être célébré, 

jour auquel Dieu, qui régit les cieux, a vaincu l’enfer ».


Jérôme n’expira qu’après un quart d’heure entier de souffrance dans les flammes. Peu d’instants avant sa mort, il s’écria : « Ô Dieu, aie pitié de moi ! aie pitié de moi ». Et aussitôt après : « Tu sais, Seigneur, combien j’ai aimé ta vérité ». Puis : « Entre tes mains, je remets mon esprit ». Ce furent les dernières paroles distinctes qui sortirent de la bouche du martyr. « Absent du corps », son esprit bienheureux alla auprès du Seigneur, où il attend avec tant d’autres la glorieuse résurrection de vie.

Il est digne de remarquer que la mort de ces deux hérauts de la Réformation ne fut pas le résultat d’une condamnation prononcée par le pape ou par la cour romaine, mais que ce fut un concile général de l’Église qui rendit la sentence. Il représentait l’Église romaine tout entière, toute la puissance temporelle et spirituelle du monde romain. Elle est tout entière responsable de ce crime ajouté à tant d’autres, qui appelleront sur elle le jugement de Dieu.
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Message  Arlitto Sam 11 Juin 2016, 20:55

Les Hussites


Les travaux de Huss et de Jérôme de Prague en Bohême n’avaient pas été stériles. Un grand nombre de personnes avaient reçu dans leur cœur les vérités scripturaires que ces deux serviteurs de Dieu avaient prêchées, et elles y restaient attachées. La mort de ces fidèles témoins n’avait fait que confirmer dans leur foi leurs adhérents, de sorte qu’un an après leur supplice, l’archevêque de Lodi, dans un discours prononcé devant le concile, disait que le supplice du feu avait été trop doux pour ces deux hérétiques dont les doctrines abominables avaient infesté l’Angleterre, la France, l’Italie, la Hongrie, la Pologne, l’Allemagne et toute la Bohême. Ces doctrines étaient aussi celles que professaient les Vaudois répandus dans tous ces pays, ainsi que les Wiclefites en Angleterre. Les prédications de Huss et de Jérôme leur avaient comme donné une vie nouvelle. La vérité de Dieu ne peut mourir malgré les efforts de Satan ; la lumière de l’Évangile ne pouvait plus être éteinte, en dépit de toutes les persécutions.

Le supplice de Huss et de Jérôme souleva une vive indignation dans toute la Bohême. Plus de quatre cents chevaliers et gentilshommes de Bohême et de Moravie écrivirent au concile pour protester contre ses procédés et contre l’outrage fait à la foi orthodoxe des Bohémiens en brûlant leurs deux plus éminents docteurs. Le concile se refusa à prêter l’oreille à ces représentations. Au contraire, en l’an 1418, peu avant la clôture du concile, le pape Martin V fit annoncer une croisade contre les partisans de Huss qui furent dès lors nommés Hussites. Le cardinal de Raguse fut envoyé en Bohême comme légat du pape. C’était un homme violent qui annonça son intention de ramener le pays à l’obéissance à l’Église romaine par le feu et l’épée. Il mit à exécution ses menaces. Après que de sévères édits eurent été rendus contre les Hussites, il en fit torturer et brûler vifs plusieurs qui résistaient. On les emprisonnait, on confisquait leurs biens, on traquait comme des bêtes féroces ceux qui s’enfuyaient, et ceux qui étaient pris étaient vendus comme esclaves. Plus de 1600 furent jetés vivants dans les fosses des mines de Kuttenberg. Un prêtre hussite ayant été arrêté, on lui perça les mains avec une épée ; puis il fut lié à un arbre par des cordes passées à travers ses blessures, et enfin brûlé. Tels étaient les traitements que l’on faisait subir à de fidèles serviteurs de Dieu.
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Message  Arlitto Sam 11 Juin 2016, 20:56

La guerre des Taborites


Poussés à bout par leurs ennemis, les Hussites prirent les armes pour se défendre. Ils oublièrent, comme d’autres l’ont fait après eux, que le Seigneur devant Pilate a dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu, afin que je ne fusse pas livré aux Juifs » (Jean 18:36).

On avait interdit les églises aux ecclésiastiques qui adhéraient aux doctrines de Huss. Ils se réunissaient donc en dehors avec les fidèles. Un des points sur lequel les Hussites insistaient, était que la coupe de la Cène fût distribuée à tous les communiants, et non pas réservée aux prêtres seuls, comme l’Église romaine l’enseigne. En effet, le Seigneur a dit à ses disciples : « Buvez-en tous » (Matthieu 26:27), et l’apôtre Paul, en rappelant l’institution de la Cène, dit aux Corinthiens : « Toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez la coupe » (1 Corinthiens 11:26), ce qui s’adressait à tous sans exception. Mais l’Église romaine, de son chef, comme nous l’avons vu, avait retranché la coupe aux laïques, pour la donner au clergé seul. Or en l’an 1416, une troupe de prêtres de l’Église de Rome se jetèrent sur les assemblées de ceux qui communiaient sous les deux espèces, c’est-à-dire avec le pain et le vin, et les dispersèrent de vive force. Alors les prêtres des Hussites rassemblèrent leur peuple et se retirèrent avec lui sur une haute colline située au sud et à quelque distance de la ville de Prague. Une tente y fut élevée pour y célébrer le service divin et y prendre la Cène. Un grand nombre de fidèles se joignirent à eux. Ils se partageaient en différentes sections pour écouter les prédications et pour communier. Un jour, trois cents tables y avaient été dressées, et l’on y compta plus de 42000 communiants. Une agape suivit où les riches partagèrent avec les pauvres. Les jeux, les danses, les boissons fortes étaient interdits, et le peuple demeurait là sous des tentes comme dans un camp. De là vint le nom de Tabor, c’est-à-dire camp en langue tchèque, que l’on donna à cette colline, et de là aussi le nom de Taborites donné à ceux qui s’y étaient réfugiés et plus tard à tous ceux qui se joignirent à eux.

Bientôt les Taborites eurent un chef en la personne d’un noble Bohémien, Jean de Trocznow, surnommé Ziska, ou le Borgne, parce qu’il avait perdu un œil dans une bataille. Il était attaché à la cour, et l’on avait remarqué que depuis la mort de Huss, il était toujours sombre et pensif. Un jour le roi lui en demanda la cause. « Ils ont brûlé Jean Huss », répondit Ziska, « et nous ne l’avons pas encore vengé ». « Je n’y puis rien », dit le roi, « voyez vous-même ce que vous pouvez faire ». Le roi n’avait pas parlé sérieusement, mais Ziska l’entendit autrement et se mit à la tête des Hussites. Il les exhorta à mettre fin à la vie dissolue et à l’orgueil des prêtres de Rome, et à travailler efficacement à la réformation de l’Église.

Le roi Wenceslas, terrifié à la pensée d’une rébellion, ordonna aux bourgeois d’apporter leurs armes à son palais. Ils obéirent, mais non comme il l’attendait, car ils vinrent complètement armés et prêts au combat. « Nous voici », dit Ziska, « contre quels ennemis faut-il marcher ? ». Le roi était impuissant pour résister, et les Hussites entrèrent dans la ville de Prague et en prirent possession. Le lendemain, comme ils traversaient la ville, ayant à leur tête un prêtre portant le calice (la coupe de communion) en signe qu’ils demandaient la coupe pour tous aussi bien que le pain de la Cène, une pierre partie de l’hôtel de ville devant lequel ils passaient, vint frapper le prêtre. Aussitôt un grand nombre de Hussites brisèrent les portes, pénétrèrent dans la salle où le sénat était en séance, et se saisirent de quelques uns des sénateurs qu’ils jetèrent par les fenêtres. La guerre avait commencé.

En l’année 1419, le roi Wenceslas mourut. L’empereur Sigismond, son frère, lui succéda comme roi de Bohême. Les Hussites s’adressèrent à lui et à la reine Sophie pour obtenir un compromis qui leur permît d’agir selon leurs consciences ; mais Sigismond insulta leurs messagers et jura de régler l’affaire dans le sang. Les Hussites savaient qu’ils n’avaient aucune pitié à attendre de l’homme qui avait violé le sauf-conduit donné à Huss, et ils se préparèrent à se défendre jusqu’à la dernière extrémité. Ziska appela aux armes tous les partisans de Huss, jusqu’au plus faible, capable seulement de jeter une pierre. Était-ce selon Dieu ? Nous ne pouvons le penser. Comme nous l’avons fait remarquer, le Seigneur a dit : « Si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu,… mais maintenant mon royaume n’est pas d’ici » (Jean 18:36). Le temps viendra où le Seigneur lui-même apparaîtra du ciel pour combattre et balayer de dessus la terre les impies et délivrer son peuple opprimé (Apocalypse 19:11-21). En attendant, les croyants ont à souffrir avec patience (Apocalypse 1:9 ; 14:12), si Dieu permet qu’ils soient persécutés.

Les Hussites se retranchèrent sur le Tabor, dont le sommet est hérissé de rochers, et Ziska en fit une forteresse capable de soutenir les plus rudes assauts. La plupart des Hussites, venus de la campagne, n’étaient d’abord armés que de fléaux, de faux, de fourches et d’autres instruments aratoires, mais ils inspiraient à leurs ennemis une terreur indescriptible. Le nom seul de Ziska jetait l’épouvante dans leurs rangs. L’empereur Sigismond, secondé par Frédéric d’Autriche, ayant rassemblé une armée de 100000 hommes, à la suite d’une croisade prêchée contre les Hussites, marcha d’abord sur Prague dont il s’empara et où il mit à mort ceux des sectaires qu’il put y trouver. Ensuite il attaqua le Tabor, mais après une lutte longue et acharnée, l’armée allemande fut mise en fuite, laissant son camp aux mains de Ziska. Une nouvelle armée de 150000 hommes fut envoyée contre lui. Elle ravagea cruellement le pays, brûlant les prisonniers qu’elle faisait, qu’ils fussent Hussites ou non : il suffisait d’être Bohémien pour être déclaré hérétique.

Nous citerons seulement un fait qui montre d’un côté la cruauté des soldats de Sigismond, partisans de Rome, et de l’autre la fermeté de ceux qui, ne prenant point de part au combat, souffraient pour la vérité. Un détachement de l’armée allemande prit par trahison le pasteur d’Arndostewiez, nommé Wenceslas, homme pieux et généralement aimé. On l’amena à l’armée, avec son vicaire, sous prétexte qu’ils étaient Hussites. Ils furent envoyés à l’évêque qui les renvoya au général. Après les avoir accablés de mauvais traitements, on les somma d’abjurer leur hérésie, sous peine d’être brûlés. Wenceslas répondit : « L’Évangile veut que le peuple boive à la coupe du Seigneur. La primitive Église l’a fait, et notre missel (*) le prescrit. Effacez donc l’Écriture ; anéantissez l’Évangile… ». À ces mots, un soldat le frappa au visage avec son gantelet de fer, si violemment que le sang jaillit. Le lendemain on le conduisit au bûcher avec son vicaire, trois paysans âgés, et quatre enfants de 7 à 11 ans qui avaient confessé leur foi avec une grande fermeté. On les sollicita encore une fois d’avoir pitié d’eux-mêmes et d’abjurer leur erreur afin de sauver leur vie. Wenceslas répondit : « À Dieu ne plaise que nous cédions à vos paroles. Nous sommes prêts à souffrir une telle mort, non pas une fois, mais cent fois, s’il était possible, plutôt que de renier la vérité de l’Évangile, qui est plus claire que le soleil ». On mit le feu au bûcher ; Wenceslas prit les enfants dans ses bras, comme un berger porte ses tendres agneaux, les serra contre lui et chanta avec eux un cantique au milieu des flammes. Les enfants furent bientôt étouffés, et Wenceslas après eux rendit l’esprit, s’étant montré fidèle jusqu’à la mort, et prêt à recevoir la couronne de vie promise par le Seigneur à ses fidèles témoins (Apocalypse 2:10).


(*) Livre de messe, renfermant le rituel à suivre, les prières à dire, les portions de l’Écriture à lire et les cérémonies à accomplir aux différents temps de l’année.

Ziska et les Taborites avaient pris l’offensive. Ceux-ci se déclaraient les élus de Dieu et prétendaient que tout leur appartenait, qu’ils avaient le droit de s’emparer des biens de leurs ennemis, qu’ils comparaient aux Moabites et aux Ammonites, et qu’ils pouvaient les mettre à mort. Guerre affreuse où l’on ne faisait pas de quartier ! Chose horrible que l’on prît le nom du Seigneur pour justifier de telles choses. Les Taborites vainqueurs parcouraient le pays, brûlant les églises et les monastères, tuant les prêtres et les moines, détruisant tout ce qui portait la marque de l’Église romaine. Un prêtre avait séduit la sœur favorite de Ziska, et il ne pouvait oublier cet outrage. Les Taborites se rendirent ainsi maîtres de toute la Bohême et pénétrèrent même jusqu’en Autriche et en Allemagne.

Le pape Martin V fit prêcher une nouvelle croisade contre eux. Des milliers d’hommes accoururent dans l’espoir de gagner les indulgences promises. Quatre armées commandées par le cardinal Julien, envahirent en même temps la Bohême. Mais la victoire suivait partout Ziska, qui, bien qu’il eût perdu son second œil au siège de la ville de Raby, n’en continuait pas moins à conduire ses soldats avec succès contre leurs ennemis. On ne comprenait pas qu’avec des forces comparativement faibles, les Bohémiens pussent tenir tête à des armées composées de l’élite de l’Allemagne, les battre et les mettre en fuite. « Les Bohémiens ont fait preuve d’une admirable valeur », dit un écrivain papiste ; « car l’empereur Sigismond n’a pas pu les réduire, bien qu’il ait mis sous les armes la moitié de l’Europe ». Deux fois le cardinal Julien fut témoin de la terreur qui saisissait même les princes et les généraux les plus braves, lorsqu’ils voyaient les Bohémiens s’approcher, bien qu’en beaucoup plus petit nombre que leurs troupes. Une fois, dès qu’ils parurent, les croisés, pris d’une frayeur panique, jetèrent leurs armes et s’enfuirent. En vain Julien, le crucifix à la main, voulut-il les arrêter, les suppliant de faire volte face. Lui-même fut entraîné dans la déroute et obligé de fuir sous le costume d’un simple soldat. Son chapeau et ses vêtements de cardinal, ainsi que la bulle du pape, tombèrent entre les mains des vainqueurs. Julien, les yeux baignés de larmes, s’écria : « Ah ! ce ne sont pas les ennemis, mais nos péchés, qui nous font fuir ainsi ». Le concile de Bâle lui-même reconnut que la défaite des troupes impériales était l’effet d’un jugement de Dieu. Mais, comme nous l’avons déjà fait remarquer, rien ne justifie les Hussites du fait d’avoir pris les armes pour se défendre ou pour soutenir leurs droits, même sous le prétexte de maintenir la vérité. « Les armes de notre guerre ne sont pas charnelles », dit l’apôtre Paul (2 Corinthiens 10:4). Dieu appelle les siens à souffrir patiemment la persécution, en se remettant à Celui qui juge justement, comme l’a fait Christ, notre divin Modèle (1 Pierre 2:21-23). Le temps viendra où Dieu lui-même vengera le sang de ses fidèles témoins (Apocalypse 6:10). Le résultat final de cette terrible guerre montre bien qu’elle ne pouvait être approuvée de Dieu. Mais Dieu tiendra compte de ceux qui comme Huss, Jérôme et d’autres, ont donné leur vie en témoignage à la vérité, au lieu de verser le sang de leurs adversaires.

L’empereur Sigismond voyant ses armées toujours battues par Ziska, finit par l’agréer comme vice-roi de Bohême, avec un pouvoir absolu sur ce royaume. Ziska allait lui prêter serment lorsqu’il mourut de la peste en 1424. Deux frères, Procope le grand et Procope le petit, prirent le commandement des Hussites, et n’eurent au commencement pas moins de succès que Ziska. Mais des dissensions se manifestèrent parmi les Hussites. Les uns, que l’on nomma Calixtins, du mot calix, coupe, ne demandaient que l’usage de la coupe de la Cène pour tout le peuple et la liberté de lire les Écritures. Les autres, auxquels on conserva le nom de Taborites, allaient plus loin. Ils tenaient à tous les enseignements de Huss et réclamaient une entière réforme de l’Église. Ils en appelaient aux Écritures, rejetaient les ordres monastiques, la messe, le purgatoire, la confession, l’invocation des saints, le culte des reliques, le mérite des œuvres, etc. Rome profita habilement de ces dissentiments. Le concile de Bâle, tenu de 1431 à 1433, accorda, sous l’influence de Rokyzan, qui était un chef calixtin, l’usage de la coupe aux Hussites. Quatre articles nommés les compactata furent acceptés de part et d’autre. C’étaient : 1° la Cène sous les deux espèces ; 2° la libre prédication de la parole de Dieu par des ecclésiastiques régulièrement nommés ; 3° l’administration, mais non la possession, des biens de l’Église par le clergé ; 4° l’établissement d’une discipline rigoureuse tant pour les ecclésiastiques que pour le troupeau. Les Calixtins se montrèrent satisfaits, et un grand nombre d’entre eux abandonnèrent l’armée des Procope. Ainsi affaiblie, elle perdit une bataille contre les troupes de l’empereur, et ses deux chefs furent tués. Sigismond put rentrer à Prague et chercha à rétablir la paix en faisant des promesses aux Hussites. Mais il recommença bientôt à les persécuter, à les priver de leurs églises, et l’on pouvait craindre de nouveaux troubles, lorsqu’il mourut en 1437.
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Message  Arlitto Sam 11 Juin 2016, 20:56

L’unité des frères


Un certain nombre des Taborites, qui n’avaient pas accepté les compactata restèrent en armes. Après de longues luttes, ils furent vaincus par le roi Podiebrad qui s’empara de leur forteresse en 1453 et la détruisit. La plupart périrent misérablement ; le reste se joignit à ceux qui n’avaient plus voulu prendre les armes, comprenant que c’est par la foi, la prière, la patience et les bonnes œuvres, qu’il faut combattre. Ceux-ci étaient maintenant persécutés par les Calixtins aussi bien que par les catholiques. Mais les Calixtins se virent bientôt enlever ce qui leur avait été accordé, de sorte qu’un certain nombre d’entre eux revinrent vers leurs frères.

En 1436, Rokyzan fut élu archevêque de Prague. Il avait été un des principaux Calixtins et, comme nous l’avons dit, c’est grâce à lui que les compactata avaient été obtenus. Une fois nommé archevêque, il chercha à persuader aux Calixtins d’abandonner l’usage de la coupe, bien que restant toujours lui-même plus ou moins hostile à la papauté. Cependant à la fin, comme nous le verrons, il se déclara tout à fait contre les Taborites. On voit en lui le triste exemple d’un apostat, au moins ses actes tendent à le montrer tel. Il avait été persuadé de la vérité des doctrines que maintenaient les Hussites, au point qu’il exhortait les vrais fidèles à se réunir en particulier, et qu’il les aidait en leur fournissant des livres. « Je sais que vos sentiments sont selon la vérité », leur disait-il ; mais si je soutenais votre cause, j’encourrais le même opprobre que vous ». Ainsi il reconnaissait ouvertement qu’il n’estimait pas « l’opprobre de Christ comme un plus grand trésor » que sa place d’archevêque. Il était bien loin de ressembler à Moïse qui choisissait d’être affligé avec le peuple de Dieu (Hébreux 11:25-26). Quelle leçon pour nous ! Le Seigneur a dit : « Quiconque ne porte pas sa croix, et ne vient pas après moi, ne peut être mon disciple » (Luc 14:27). Il demande qu’on le confesse sans crainte devant les hommes, si l’on veut être reconnu de Lui (Matthieu 10:32).

Cependant Rokyzan obtint des États de Bohême que les Taborites pussent se retirer à Lititz sur les frontières de la Moravie et de la Bohême, pour y fonder une colonie où ils célébreraient leur propre culte et exerceraient leur propre discipline d’église. C’est en 1451 qu’eut lieu le premier exode des Taborites en Moravie. Beaucoup de bourgeois de Prague, et parmi eux des nobles et des savants, et aussi un certain nombre de Calixtins, se joignirent aux pèlerins. En Bohême même, le roi Georges Podiebrad accorda aux Hussites le libre exercice de leur culte. Ils jouirent en paix de cette liberté durant trois années.

Jusqu’alors les frères de Bohême n’avaient pas cru devoir se séparer officiellement de l’Église de Rome, dont ils condamnaient cependant les abus, les superstitions et les erreurs. Ils espéraient toujours une réforme de l’Église, mais cette réforme n’arrivait pas. Que devaient-ils faire ? Ils avaient sollicité Rokyzan de rompre avec ce qu’il savait être contraire à la foi et de se séparer de celui que lui-même avait nommé l’Antichrist, mais il refusa, « aimant la gloire qui vient des hommes plutôt que la gloire de Dieu », comme ces chefs des Juifs qui avaient cru en Jésus, mais qui ne le confessaient pas, de peur d’être exclus de la synagogue (Jean 12:42-43). Ce qui portait les frères à s’adresser ainsi à l’archevêque, c’est qu’ils pensaient que quelque doué de Dieu que soit un homme pour édifier ou évangéliser, il ne pouvait être un ministre du Seigneur, prêcher, baptiser et donner la cène, que s’il était régulièrement ordonné, c’est-à-dire consacré au ministère par un autre ou d’autres déjà consacrés, et cela en remontant par succession régulière jusqu’aux apôtres ; c’est ce que l’on nomme la succession apostolique. Or nous ne trouvons rien de semblable dans l’Écriture. C’est le Seigneur Jésus qui donne à son Église les évangélistes, les pasteurs et les docteurs pour l’œuvre du ministère et l’édification des chrétiens (Éphésiens 4:11-12) ; mais nulle part la parole de Dieu ne dit que d’autres hommes doivent les consacrer. C’est le Seigneur qui les appelle, et ils vont où il les envoie. Paul ne fut pas consacré par les autres apôtres, et il ne consacra personne pour lui succéder quand il ne serait plus là. Quand il parle aux anciens de l’assemblée d’Éphèse des dangers qui menaceraient l’Église après son départ, il ne leur dit pas d’avoir soin d’établir d’autres anciens et de les consacrer pour veiller après eux sur l’Église ; il se contente de les recommander à Dieu et à la parole de sa grâce (Actes 20:28-32).

Qu’auraient dû faire les frères de Bohême ? S’attendre simplement à Dieu qui leur aurait donné des hommes capables de les diriger et de les édifier, sans qu’ils eussent besoin de les faire consacrer, par des ministres déjà ordonnés. Mais ils étaient encore des chrétiens faibles, non quant à la foi, mais quant aux lumières, et ils crurent devoir s’organiser en Église et avoir des conducteurs établis par les hommes. Ils furent encouragés dans leur pensée par Martin Lupatius, collègue de Rokyzan. Celui-ci, comme nous l’avons déjà dit, avait rejeté ces projets. Lupatius les engagea à établir entre eux de l’ordre et un gouvernement régulier, en prenant pour modèle, disait-il, la primitive Église quant à la doctrine et à la discipline, et à tirer d’eux-mêmes des ministres auxquels on chercherait plus tard à donner une ordination régulière.

Les frères, avant de prendre cette résolution, se rassemblèrent pour prier le Seigneur, Lui demandant si c’était sa volonté de se séparer de l’Église de Rome pour former une Église selon son cœur. Leur pensée à cet égard n’était pas juste. Se rassembler autour de Jésus selon sa promesse d’être au milieu des deux ou trois réunis en son nom (Matthieu 18:20), aurait été conforme à l’Écriture, car l’homme ne peut pas former une Église. L’Église ou l’Assemblée, dont Christ dit qu’il la bâtirait (Matthieu 16:18), existe depuis la Pentecôte, lorsque le Saint Esprit descendit sur les disciples rassemblés (Actes 2:1-4). Quant à sa forme extérieure, elle est en ruines et rien ne peut la rétablir dans son état primitif, mais ce que Christ bâtit demeure, et Satan ne peut y toucher. Les frères de Bohême, ces fidèles chrétiens, qui faisaient partie de la vraie Église, avaient bien raison de se séparer de Rome, qui usurpe faussement le nom d’Église, mais ils se trompaient en voulant former une Église. Quoi qu’il en soit, ils crurent voir la volonté de Dieu, et en toute sincérité, selon la lumière qu’ils avaient, ils élurent trois anciens provisoires. L’un d’eux était Grégoire de Razerherz, neveu de Rokyzan, homme d’une grande piété, de beaucoup de sagesse et de dévouement, et versé dans la connaissance des choses divines. Cela se passait en 1457, et c’est alors que les frères prirent le nom d’Unité des frères, ou de frères de l’Unité.

Nous avons dit qu’ils jouirent de quelques années de paix. Le zèle missionnaire, qui a toujours caractérisé les frères de Bohême, se manifesta dès lors. Leur nombre s’accrut ; par la prédication de l’Évangile, beaucoup d’âmes furent converties et en plusieurs parties du pays se formèrent des communautés plus ou moins nombreuses. Grégoire déploya dans ce but une grande activité. Ils choisirent des inspecteurs pour les surveiller, et assemblèrent des synodes généraux afin d’examiner de quelle manière ils pourraient conformer plus exactement leur doctrine, leur culte, leur discipline et leur vie à la parole de Dieu. Quelle différence avec les temps précédents où la guerre ravageait leur pays ! Maintenant ils avaient pris leur vraie position comme chrétiens : « Vivant en paix avec tous les hommes », et « ne se vengeant pas eux-mêmes » (Romains 12:18-19).

Mais leur prospérité et surtout le fait de s’être séparé de Rome et d’avoir constitué leur Église, souleva de nouveau la haine et l’inimitié des prêtres de Rome auxquels se joignirent les Calixtins. Ils répandirent contre eux de fausses accusations. On prétendait que les frères voulaient susciter une nouvelle guerre et que c’était dans ce but qu’ils rassemblaient de grandes multitudes. Le roi crut à ces insinuations des prêtres, et Rokyzan lui-même, craignant de perdre sa charge, se tourna contre ceux dont il connaissait cependant la fidélité, et il incita le roi à sévir contre eux. La persécution fut terrible et s’étendit partout en Bohême et en Moravie. Mais les successeurs des anciens Hussites résolurent de ne faire aucun usage des armes charnelles pour se défendre. Le courage invincible qu’avaient déployé leurs prédécesseurs sur les champs de bataille, ils le montrèrent en supportant patiemment les souffrances pour l’amour de Christ. Sous les plus grandes épreuves ils restèrent fermes dans leur foi. On les accusait d’être des sujets insoumis, et on prenait leurs biens, on les chassait de leurs demeures au cœur de l’hiver, et on les obligeait de passer les nuits dehors. Plusieurs moururent ainsi de faim et de froid. Toutes les prisons de Bohême, et surtout celles de Prague, regorgeaient de frères. Les prisonniers étaient cruellement tourmentés. Plusieurs furent brûlés vifs ; d’autres torturés jusqu’à la mort. On les écartelait, on les suspendait avec d’énormes poids attachés aux pieds, et on les laissait expirer ainsi. À d’autres on coupait les mains et les pieds. Les persécuteurs païens des premiers siècles se montrèrent moins cruels contre les chrétiens que les prêtres et les sectateurs de cette Église de Rome qui se dit la seule vraie Église.

Les anciens, durant ces persécutions, remplissaient fidèlement leur devoir. Ils visitaient les frères, au péril de leur vie, les exhortaient à la patience, et les fortifiaient dans la foi. Ainsi, en 1461, Grégoire était allé à Prague pour y vaquer à son périlleux ministère. Il avait convoqué les frères dans une maison pour y célébrer la Cène avec eux. Un juge, qui les favorisait secrètement, les fit avertir qu’on était sur leurs traces, et qu’ils feraient bien de s’enfuir. Grégoire, pensant que les chrétiens ne doivent pas sans nécessité s’exposer au péril, leur conseilla de se séparer. Mais les autres dirent : « Non ; celui qui a la foi ne doit pas fuir. Restons tranquilles et attendons ». Quelques jeunes étudiants qui se trouvaient là, disaient que pour eux la torture était un déjeuner et le bûcher un dîner. Ils furent arrêtés. Le juge se présenta et leur cria depuis la porte ces paroles étranges dans sa bouche : « Il est écrit que tous ceux qui veulent vivre selon la piété, souffriront la persécution. Suivez-moi donc en prison, par l’ordre de l’autorité ». Sur le point d’être mis à la torture, presque tous ceux qui s’étaient vantés de braver la mort, renièrent leur foi. Grégoire, que l’on nommait le patriarche des frères, ne se laissa pas effrayer. Il fut si cruellement torturé qu’il tomba en défaillance et qu’on le crut mort. On en porta la nouvelle à l’archevêque qui accourut aussitôt à la prison, et, fondant en larmes, il s’écria : « Ah ! mon cher Grégoire, plût à Dieu que je fusse à ta place ! » Beau souhait, mais qui, dans la bouche de Rokyzan, ressemblait à la parole de Balaam : « Que mon âme meure de la mort des hommes droits, et que ma fin soit comme la leur » (Nombres 23:10). Grégoire reprit ses sens et obtint la liberté, à la demande de l’archevêque. Il vécut jusqu’en 1474, s’occupant toujours de l’œuvre du Seigneur.

Les frères avaient cru, d’après les paroles de Rokyzan devant son neveu, qu’ils pourraient encore espérer de lui qu’il procéderait à une réforme de l’Église, mais il persista dans son refus ; alors ils rompirent tout à fait avec lui, et lui dirent : « Tu es du monde, tu périras avec le monde ». Il fut tellement irrité qu’il sollicita du roi de nouveaux ordres de persécution contre les frères, et resta leur plus cruel ennemi. Il mourut dans le désespoir en 1471, quinze jours avant le roi Podiebrad.

La mort de celui-ci apporta quelque adoucissement à la persécution, sans cependant qu’elle cessât entièrement. L’évêque de Breslau fit observer que l’effusion du sang des hérétiques ne faisait que les multiplier. On procéda donc contre eux d’une autre manière. On se contenta de rechercher partout les frères et de les chasser de leurs demeures. Ils se virent forcés de chercher une retraite dans les montagnes et les vastes forêts de la Bohême, et de demeurer dans les cavernes des rochers, comme ceux dont parle l’apôtre : « Affligés, maltraités, errant dans les déserts et les montagnes, et les cavernes et les trous de la terre » (Hébreux 11:38). Là, ils menaient une vie de misère et de privations. Ils ne faisaient du feu que la nuit, pour que la fumée ne trahît pas leurs retraites. Là, ils lisaient la Bible et priaient. En temps de neige, lorsqu’ils devaient sortir pour chercher de la nourriture, ils avaient soin de marcher à la file, et le dernier traînait après lui une grosse branche d’arbre afin d’effacer l’empreinte de leurs pas. Malgré cela, leur courage ne défaillit pas. Ils se réjouissaient d’avoir le privilège de souffrir pour Christ, se consolaient mutuellement, et s’édifiaient sur leur très sainte foi (Jude 20).

Et c’est pourtant durant ce temps de souffrance, voyant qu’il n’y avait plus à espérer une réforme générale de l’Église, que les frères songèrent à réaliser leur pensée de former une Église, en prenant toutes les mesures nécessaires pour maintenir la doctrine du salut et une saine discipline. Les anciens qu’ils avaient élus provisoirement, convoquèrent dans ce but un synode des principaux des frères. Ils se rassemblèrent, dans l’année 1467, au nombre de soixante-dix prêtres, nobles, savants, bourgeois et agriculteurs. Pour savoir lesquels seraient définitivement nommés, on résolut de s’en remettre au sort, comme avaient fait les apôtres pour élire Matthias (Actes 1:24-26). Après une prière de Grégoire, le sort désigna trois nouveaux anciens que l’assemblée accepta avec joie et actions de grâces comme étant donnés par le Seigneur lui-même. Il fallait pourvoir à leur ordination. Or cela ne pouvait se faire que par un évêque régulièrement consacré comme tel. Il n’y en avait pas parmi eux ; alors ils s’adressèrent à Étienne, dernier évêque des Vaudois réfugiés en Autriche, et qui souffrit plus tard le martyre. Les frères envoyèrent vers lui trois de leurs prêtres qu’Étienne consacra évêques. Ceux-ci à leur tour consacrèrent les trois anciens qui avaient été élus, et ordonnèrent un de ceux-là comme quatrième évêque. Ainsi s’établirent des liens entre les frères et les Vaudois. Ceux-ci, plus tard persécutés, se joignirent aux frères. Nous voyons l’importance que les frères de Bohême attachaient à l’ordination et à la succession épiscopale. Nous avons fait remarquer que, bien qu’ils cherchassent à suivre l’Écriture, ils s’en écartaient sur ce point.

Leur zèle d’ailleurs pour répandre la vérité restait toujours très grand. Dans un intervalle de paix, vers l’an 1490, ils entreprirent et publièrent une traduction des Saintes Écritures en langue bohème. Cette traduction eut en peu de temps plusieurs éditions et se répandit largement. L’imprimerie, nouvellement inventée, y contribua beaucoup, Dieu, qui conduit toutes choses, la fit arriver au temps propre pour mettre sa Parole à la portée d’un grand nombre. Ainsi ce petit peuple intéressant et vraiment pieux fit beaucoup pour préparer le chemin à des hommes tels que Luther, Zwingli et Calvin.


* * *


Ladislas II, originaire de Pologne, succéda à Podiebrad. Sous son règne, les frères de l’Unité jouirent en général de la paix. Cependant, au commencement de son règne, leurs ennemis s’efforcèrent de pousser lui et le peuple à les persécuter. Pour cela, ils soudoyèrent un homme qui prétendait avoir été un ministre des frères. Poussé par sa conscience, disait-il, il les avait quittés pour rentrer dans la vraie Église, celle de Rome, et maintenant il voulait faire connaître les iniquités qui se pratiquaient chez les frères. Il disait qu’ils prostituaient le baptême et la Cène, et qu’ils se livraient dans leurs réunions à toutes sortes d’impuretés ; qu’ils pratiquaient la sorcellerie et tuaient les gens pour s’emparer de leur argent et s’enrichir ainsi. C’était à peu près ce dont les païens accusaient faussement les chrétiens des premiers temps. Les prêtres de Rome firent voyager cet homme en divers endroits ; on le faisait monter en chaire et là, devant les auditeurs, il débitait des mensonges que l’on répandait aussi au loin par des écrits. Les prêtres pensaient exciter ainsi le peuple contre les frères et forcer le roi à sévir contre eux. Cette fraude produisit d’abord un effet terrible. Mais le méchant fait une œuvre qui le trompe. Tout d’un coup, fatigué d’être promené de lieu en lieu, cet homme finit par avouer qu’il s’était laissé gagner par de l’argent et qu’il ne connaissait pas du tout les frères. Quelques personnes aussi qui désiraient connaître la vérité, avaient visité secrètement leurs réunions, et ayant trouvé tout le contraire des bruits qu’on avait répandus, s’étaient jointes à eux.

À cette époque, les frères se sentant si grandement isolés, résolurent de chercher à découvrir si, en d’autres contrées, il y avait des chrétiens qui non seulement confessaient Jésus de bouche, mais qui s’efforçaient de le servir, se tenant attachés aux pures doctrines de la parole de Dieu et rejetant l’autorité du pape qu’ils regardaient comme l’Antichrist. Ils auraient aimé, s’il se trouvait de tels fidèles, entrer en relations fraternelles avec eux, afin qu’ils leur fussent utiles à eux-mêmes par leurs enseignements et leur exemple. Dans ce but ils envoyèrent en 1474, de différents côtés, des hommes éprouvés. Quelques nobles se chargèrent des frais et obtinrent du roi des sauf-conduits. Les délégués visitèrent, l’un la Grèce et l’Italie, l’autre la Russie et les provinces avoisinantes, un troisième, accompagné d’un interprète juif, parcourut la Palestine et l’Égypte, un quatrième visita la Thrace. Mais de retour dans leur pays, ils déclarèrent qu’ils n’avaient pas trouvé ce qu’ils cherchaient, et que partout ils avaient vu les chrétiens s’abandonner à toute espèce de péchés. En 1486, un synode fut convoqué afin de délibérer sur ce qu’il y avait à faire pour ne pas encourir le reproche de s’être séparés de l’Église. Il fut résolu qu’en quelque lieu et à quelque époque que Dieu susciterait des docteurs et des réformateurs pieux, ils se joindraient à eux. Mais comme, à leur connaissance, de tels hommes n’avaient point encore paru, ils envoyèrent de nouveau, trois ans plus tard, des hommes dévoués en France et en Italie pour chercher si dans ces contrées il y aurait des églises fidèles. Mais là encore, ils constatèrent avec douleur que la plupart de ceux qui portaient le nom de chrétiens, s’étaient détournés des enseignements de la parole de Dieu, soit quant à la doctrine, soit quant à la conduite. Ils trouvèrent cependant quelques âmes qui confessaient le Seigneur, malgré les périls que leur fidélité leur faisait courir. Ils s’entretinrent avec elles de la foi qui leur était commune et les encouragèrent à persévérer dans la voie du salut. C’est en France parmi les Vaudois qu’ils rencontrèrent ces fidèles qui les accueillirent avec une grande affection. Mais ils furent aussi témoins des persécutions que ces frères avaient à souffrir. En Italie, ils virent le supplice de Jérôme Savonarole qui fut brûlé vif à Florence, et que l’on peut considérer comme l’un des précurseurs de la Réformation. Mais ce fut surtout à Rome qu’ils virent à quel point de corruption l’Église de Rome était descendue. C’était Alexandre VI qui occupait alors le trône pontifical, et ce pape avait été dès sa jeunesse un des hommes les plus corrompus que l’on pût rencontrer. On a dit de lui qu’il foula aux pieds toutes les lois divines et humaines. Nous comprenons quelle impression dut faire sur les deux envoyés des frères la vue de ces iniquités commises par celui qui s’appelait le vicaire de Jésus Christ et le chef de l’Église. De retour dans leur patrie, ils rapportèrent aux frères ce qu’ils avaient vu, et ceux-ci furent convaincus qu’ils n’avaient autre chose à faire pour le moment qu’à prier ardemment pour la chrétienté et à supporter avec patience et courage les épreuves qu’il plairait à Dieu de leur dispenser.

Cependant, durant la période de paix dont ils jouirent, l’église de l’Unité des frères s’accrut d’une manière remarquable. Plusieurs gentilshommes se joignirent à eux et ouvrirent sur leurs terres des maisons de prières. Il y avait déjà, en 1500 environ, deux cents communautés de frères de Bohême. Mais l’ennemi ne sommeillait pas. Le clergé romain chercha à engager le roi Ladislas à les priver de leur liberté. Un édit de persécution bientôt révoqué, il est vrai, fut rendu, mais la diète (*) décida d’extirper entièrement l’hérésie. Les évêques persuadèrent à la reine que l’enfant qu’elle était sur le point de mettre au monde, ne vivrait pas, si elle ne s’efforçait pas de tout son pouvoir à entraîner le roi dans cette voie de persécution. Le roi, n’ayant pas le courage de lui refuser, pria le Seigneur de renverser ces projets. Les ennemis des frères triomphaient, mais, en dépit de la prédiction des évêques, ce fut la reine qui, en mettant l’enfant au monde, mourut, et l’exécution de l’édit fut arrêtée.


(*) Diète, assemblée où l’on traitait des affaires publiques.

La protection de Dieu envers les frères se montra à cette époque d’une manière bien visible en diverses occasions. En 1510, les intrigues de leurs ennemis avaient réussi à faire enregistrer par la diète l’édit de persécution dont nous avons parlé. Le grand chancelier Colowrat, qui s’était montré le plus acharné contre les frères, retournant chez lui au sortir de la diète, s’arrêta chez le baron de Colditsch. Là il raconta un jour à table d’un air satisfait les plans de persécution formés contre les Picards, surnom que l’on donnait aux frères. Puis se tournant vers son domestique qui était un de ces frères, il lui dit : « Eh bien, Simon, qu’en dis-tu ? Les voilà tous d’accord pour vous détruire ». — « Oh ! » répondit Simon, « il y a quelqu’un qui n’y a pas encore consenti, et sans lequel on ne fera absolument rien ». — « Qui oserait s’opposer à tous les États du royaume ? » dit le chancelier avec colère. « Ce ne peut être qu’un traître à la patrie, un scélérat digne du même sort que les Picards ». Et frappant du poing sur la table avec violence : « Puissé-je ne jamais me lever d’ici sain et sauf », ajouta-t-il avec imprécation, « si on laisse en vie un seul de ces Picards ! » — « C’est là-haut qu’est Celui qui saura bien empêcher l’exécution de vos desseins, s’il le juge bon », répondit Simon avec courage en élevant sa main vers le ciel — « Coquin », reprit le chancelier encore plus furieux, « tu en feras bientôt l’expérience ». Après ces mots, il voulut se lever de table pour se rendre à son château, mais une douleur subite le força de se rasseoir. Son pied se couvrit de pustules et l’inflammation fit bientôt de tels progrès que tous les moyens employés ne purent l’arrêter. Le chancelier en mourut au bout de quelques semaines.


Plusieurs autres cas de morts soudaines et terribles des principaux ennemis des frères produisirent une grande sensation et donnèrent lieu à ce proverbe : « Quiconque est rassasié de la vie, n’a qu’à chercher querelle aux Picards : il n’aura pas plus d’un an à vivre ».
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Message  Arlitto Sam 11 Juin 2016, 20:56

L’unité des frères à l’époque de la Réformation


Ce chapitre et le suivant viendraient logiquement après ceux qui sont consacrés à la Réforme. Laissés ici conformément au dessein de l’auteur, ils marquent la continuité du travail par lequel l’Esprit de Dieu, parallèlement à la Réforme et largement en dehors d’elle, gardait des hommes attachés à l’Écriture, et indépendants de toute Église établie. Le Seigneur devait se servir de ces foyers d’une lumière en apparence faible et vacillante, pour allumer en maints endroits, 400 ans après Jean Huss, la flamme du Réveil.


Nous avons vu comment les frères de Bohême avaient cherché des chrétiens animés des mêmes sentiments qu’eux. Quelle ne fut pas leur joie en apprenant qu’en Allemagne Dieu avait suscité un puissant champion de la vérité, le réformateur Luther, dont les doctrines s’accordaient avec celles de Huss, et qui dévoilait et combattait les abus et les superstitions de Rome, ainsi que le pouvoir papal. En 1519, quelques prêtres calixtins avaient écrit à Luther pour lui déclarer qu’ils reconnaissaient que sa doctrine était conforme à l’Évangile et pour l’exhorter à persévérer dans la foi. Luther qui, à cette époque, avait déjà combattu les indulgences, les encouragea à s’affermir dans ce qu’ils connaissaient de la vérité, et les avertit de ne pas se laisser entraîner dans l’Église romaine par des concessions ou par des espérances illusoires, car, en le faisant, ils se rendraient coupables de la mort de Huss et de Jérôme de Prague.

Dès que les frères de Bohême eurent appris le témoignage que Luther rendait à la vérité, ils lui envoyèrent, en 1522, deux députés pour le féliciter de l’œuvre que le Seigneur lui avait confiée, et l’assurèrent du concours de leurs prières. Ils lui donnèrent en même temps connaissance de leur doctrine et de leur constitution. Luther les reçut avec affection, et témoigna que cette visite l’avait encouragé. Les frères auraient voulu que Luther introduisît dans les églises d’Allemagne un ordre et une discipline analogues à ce qu’ils avaient chez eux, et ils insistèrent à plusieurs reprises auprès de lui sur ce sujet. Mais Luther ne pensait pas que le moment fût encore venu. Cependant il tendit la main d’association aux envoyés des frères et leur dit : « Soyez les apôtres des Bohémiens ; mes compagnons et moi, nous désirons être ceux de nos compatriotes. Travaillez toujours à l’avancement de la vérité de l’Évangile dans votre pays, suivant que les circonstances vous le permettront ; nous y travaillerons de notre côté, selon les forces que le Seigneur nous donnera, et priez pour nous ». Luther leur rendit aussi le témoignage que depuis le temps des apôtres aucune communauté chrétienne ne s’était autant rapprochée des Églises apostoliques que la leur. Il disait encore : « Bien que ces frères ne nous surpassent pas en pureté de doctrine, ils nous sont supérieurs à l’égard de la discipline ».

D’autres réformateurs rendirent aux frères le même témoignage. Un pasteur protestant qui écrivait vers le milieu du 16° siècle, parle ainsi d’eux : « On trouve en Bohême une classe de gens connus sous le nom de Frères, de Picards ou de Vaudois. Ils s’interdisent tout excès de table et toute danse, ainsi que les jeux de cartes et de dés. Ceux qui enfreignent leurs règlements sont exclus de la communauté, après avoir été avertis une ou deux fois, et ils ne peuvent y rentrer qu’après avoir donné des marques certaines et publiques de leur repentance. Dans les jours ouvriers, on ne voit point de fainéants parmi eux ; le dimanche ils s’assemblent pour s’édifier par la parole de Dieu. Plusieurs d’entre eux connaissent les Écritures mieux que beaucoup d’ecclésiastiques. Ils ont des personnes établies pour visiter les malades, les consoler, et les soigner ». Et l’écrivain ajoute : « Voyons-nous pareilles choses parmi nous ? ». C’est un beau témoignage, mais il faut nous souvenir que les œuvres, quelles qu’elles soient, doivent provenir, non de règlements auxquels on est dans l’obligation de se soumettre, mais de la vie de Christ en nous. L’apôtre dit des chrétiens, sauvés par grâce, par la foi : « Nous sommes son ouvrage, ayant été créés dans le Christ Jésus pour les bonnes œuvres que Dieu a préparées à l’avance, afin que nous marchions en elles » (Éphésiens 2:10). Nous ne voulons cependant pas dire qu’une discipline ne soit pas nécessaire dans l’Église, ni qu’il n’y eût chez les frères une vraie piété, une œuvre de Dieu dans leurs âmes. Leur constance dans les persécutions le prouve.

Elles n’étaient pas encore terminées pour eux. En 1547, l’empereur d’Allemagne, Charles-Quint, et son frère Ferdinand, roi de Bohême, s’étaient armés contre les protestants. La nation bohémienne refusa de faire cause commune avec eux contre l’électeur de Saxe, protecteur de la Réforme. On imputa ce refus aux frères, que l’on accusa d’avoir voulu mettre sur le trône de Bohême l’électeur de Saxe. Ce fut leurs rapports avec Luther qui donnèrent naissance à ces accusations. Le roi Ferdinand fit donc arrêter les principaux d’entre les frères qui furent emprisonnés, ou exilés, ou privés de leurs biens. Quelques-uns furent torturés pour obtenir d’eux l’aveu de prétendus complots. Jean Augusta, le premier des anciens des frères, fut mis trois fois à la torture, battu de verges à plusieurs reprises et réduit comme nourriture à des portions de pain et d’eau à peine suffisantes pour entretenir sa vie. Comme on ne put lui faire avouer des crimes qu’il n’avait pas commis, il fut retenu dans les prisons durant seize ans, jusqu’à la mort de Ferdinand. Sa fermeté chrétienne, sa patience, sa piété, jointes aux prières ferventes qu’il adressait au Seigneur, agirent de telle sorte sur ses bourreaux qu’ils se convertirent à la vérité.

Un autre ancien, nommé Georges Israël, montra le même dévouement. On exigeait une rançon de mille florins pour sa liberté. Comme il ne les avait pas, ses amis et des frères offrirent de la payer pour lui. Il refusa, disant : « C’est assez pour moi d’avoir été une fois racheté et pleinement affranchi par le sang de mon Sauveur ; je n’ai pas besoin d’être racheté une seconde fois par argent ou par or. Gardez votre argent, il pourra vous être utile dans l’exil dont vous êtes menacés ». Il réussit plus tard, par le secours de Dieu, à s’échapper de prison. Il en sortit en plein jour, à la vue de ses gardiens, sous le costume d’un écrivain, la plume à l’oreille, du papier et un encrier à la main. Il put franchir tous les obstacles et se rendit en Pologne, où, comme nous allons le voir, des frères chassés par la persécution s’étaient rendus.

Un autre exemple de délivrance extraordinaire est celui du diacre Bosang. Mis en prison, il priait Dieu ardemment de lui rendre la liberté. S’étant endormi, il vit en songe un vieillard vénérable qui lui montrait un clou planté dans le mur de la prison. S’étant éveillé, il trouva en effet le clou et s’en servit pour agrandir l’ouverture de la fenêtre de manière à ce que son corps pût y passer. Fatigué par son travail, il se rendormit, mais un songe l’avertit de nouveau qu’il était temps de fuir. Il se laissa glisser dans le fossé, trouva les portes du jardin du château ouvertes, ainsi que le songe le lui avait dit, et alla se cacher dans une boutique vide. Mais de nouveau il succomba au sommeil, et fut réveillé par la même voix qui lui dit : « Pourquoi t’arrêtes-tu ici ? Ne sais-tu pas qu’on te poursuit ? ». Il se hâta de sortir de la ville et se réfugia en Prusse, où il mourut en 1551.

Le même édit qui avait frappé les principaux des frères, fit fermer leurs lieux de réunion, et l’on arrêta ou dispersa tous leurs pasteurs, qui ne purent rester dans le pays que secrètement, et furent réduits à se glisser de nuit auprès de leurs frères pour leur donner les soins de leur ministère. Quant au peuple, on lui donna le choix ou de rentrer dans l’Église romaine, ou de se joindre aux Calixtins, ou d’évacuer le pays dans l’espace de six semaines. Un grand nombre se laissèrent intimider et se joignirent aux Calixtins ; mais la plupart se retirèrent en Pologne en 1548. Le petit nombre de ceux qui ne sortirent pas du pays, resta caché ou se dispersa.

Nous ne nous étendrons pas longuement sur ce qui concerne les frères qui émigrèrent en Pologne d’où, d’ailleurs, sous l’influence de l’évêque romain de Posen, un édit fut bientôt rendu par le roi Sigismond-Auguste, qu’ils eussent à évacuer immédiatement le pays. Ils se retirèrent en Prusse, où ils furent accueillis avec bonté par le duc Albert. Leur court séjour en Pologne ne fut cependant pas sans fruit. L’Évangile y fut reçu par quelques personnes de la noblesse et de la bourgeoisie, et de temps à autre, un des pasteurs d’entre les frères établis en Prusse venait visiter les nouveaux convertis.

Une des conversions remarquables de ce temps-là fut celle du comte d’Ostrorog. Il fut gagné au Seigneur à l’heure même où il se rendait dans l’assemblée avec un fouet pour en faire sortir sa femme. Une fois touché par la grâce, il fut un homme plein de zèle et d’ardeur pour la vérité. Il demanda aux frères de Prusse un prédicateur pour ses domaines, et on lui envoya, en 1551, Georges Israël. Celui-ci revint donc en Pologne et, dans l’espace de six ans, il rassembla vingt communautés de frères. D’autres travaillèrent à la même œuvre, de sorte que, dans cet espace de temps, le nombre des assemblées s’éleva à près de quarante.

Mais la haine des ennemis de la vérité ne permettait pas à Georges Israël de prêcher autrement que dans des réunions secrètes. Les frères plaçaient devant les maisons des hommes de confiance qui en interdisaient l’entrée aux personnes inconnues ou suspectes. Afin d’empêcher que la voix du prédicateur ou les chants de l’assemblée fussent entendus dans la rue, on garnissait les fenêtres de coussins de lit. L’évêque de Posen ayant été informé de ces assemblées, aposta une quarantaine de mauvais sujets, et leur donna ordre de saisir et de lui livrer Georges Israël. Celui-ci, cependant, ne s’enfuit, ni ne se cacha. Il continua d’aller et de venir dans la ville, se remettant à la protection du Seigneur, sans négliger pourtant les moyens que la raison et la prudence lui suggéraient. Il changeait souvent de costume, tantôt vêtu en gentilhomme, tantôt comme un voiturier, un cuisinier ou un manœuvre. En allant visiter les frères, il rencontrait souvent des hommes chargés de l’arrêter, mais le Seigneur ne permit pas que jamais ils le reconnussent.

Les tentatives faites pour réunir les frères aux Églises protestantes, luthériennes et réformées, appartenant à l’histoire de la Réformation, nous n’en parlerons pas.

Les frères, en Bohême et en Moravie, retrouvèrent quelque repos sous le gouvernement doux et paisible de l’empereur Maximilien II. Dès 1564, ils obtinrent de lui la liberté de rouvrir leurs lieux de réunions et d’exercer leur culte. Cela ramena dans le pays un grand nombre de ceux qui avaient été forcés d’en sortir. Mais leurs ennemis cherchèrent de nouveaux moyens de les perdre. En 1563, le grand chancelier de Bohême, Joachim de Neuhaus, se rendit à Vienne, et sollicita instamment l’empereur de signer un édit ordonnant l’entière destruction des églises des frères. L’empereur céda, et le grand chancelier repartit pour la Bohême plein de joie. Mais cette fois encore, le Seigneur intervint pour empêcher que l’édit fût mis à exécution. Comme le dit le prophète : « Prenez un conseil, et il n’aboutira à rien ; dites la parole, et elle n’aura pas d’effet ; car Dieu est avec nous » (Ésaïe 8:10). Tandis que le grand chancelier traversait le Danube sur un pont de bois près de Vienne, une des travées du pont se rompit sous lui, et il fut précipité dans le fleuve avec toute sa suite et son bagage. Six cavaliers seulement purent avec leurs chevaux se sauver à la nage. L’un d’eux, un jeune gentilhomme, vit le chancelier reparaître au-dessus de l’eau. Il le saisit par sa chaîne d’or et le soutint jusqu’à ce qu’un bateau fût venu à leur secours. On le tira hors de l’eau, mais il était déjà mort. Quant à la cassette qui renfermait l’édit rendu contre tant d’innocents, le courant l’emporta, et on ne put jamais la retrouver. Le gentilhomme qui avait ainsi échappé à la mort fut si frappé de la protection que Dieu avait accordée aux frères en cette occasion, qu’il se joignit à ceux-ci. Dans un âge très avancé, il rendait encore témoignage à cet événement remarquable. L’empereur, loin de renouveler l’édit, exprima au contraire des sentiments très favorables aux frères qui jouirent pendant longtemps d’un repos entier.

Ils profitèrent de ce temps pour faire une autre traduction de la Bible en langue bohémienne, et comme la première avait été faite sur la version latine appelée la Vulgate, ils envoyèrent quelques-uns de leurs jeunes gens qui se destinaient au ministère, aux universités de Wittemberg et de Bâle, pour y étudier les langues originales dans lesquelles la Bible a été écrite. Lorsqu’ils furent de retour, ils se réunirent avec un certain nombre de pasteurs chez un baron qui se chargea de tous les frais de l’entreprise. Ce grand travail ne prit pas moins de quatorze années, et c’est encore cette version qui sert de nos jours.

Les frères avaient reconnu qu’il y avait pour les jeunes gens qui allaient étudier dans les universités étrangères, le danger d’en rapporter beaucoup de vanité et de choses contraires à la simplicité dans laquelle ils désiraient marcher. Ils établirent donc trois séminaires pour que les jeunes gens pussent y faire leurs études. Mais n’y avait-il point en cela même un écart à la simplicité dans laquelle leurs prédécesseurs avaient marché ? Comme nous l’avons fait remarquer, sont-ce les études qui forment les serviteurs de Dieu ? Elles peuvent servir lorsqu’on les possède, et Dieu a pourvu en différents cas à ce qu’il y eût des hommes pieux versés dans la connaissance des langues étrangères et capables d’étudier la Bible dans les langues où elle a été écrite, et d’en donner des versions. Mais ils n’avaient pas étudié en vue de cela. Encore moins est-il nécessaire, pour un fidèle ministre de Jésus Christ, d’étudier la théologie, comme on la nomme, et toutes les branches qui s’y rapportent.

Mais les frères commirent une autre faute qui amena finalement leur ruine. La liberté et l’existence de leur culte n’avaient pas été reconnues par le gouvernement, et ils crurent que ce serait un avantage pour eux de l’obtenir. C’était rechercher l’appui du monde et, par conséquent, ne plus compter absolument sur celui de Dieu. Il y avait plus. Ils ne pouvaient obtenir cet avantage ou ce qu’ils estimaient tel, car c’était plutôt un malheur, qu’en s’unissant aux Calixtins et aux Luthériens. Ces trois partis non catholiques devaient présenter à l’empereur une confession de foi commune.

On convoqua donc une assemblée où chaque parti envoya des députés et l’on rédigea une confession de foi renfermant seulement les articles sur lesquels on était d’accord. Cette confession, signée de tous les députés, fut présentée à l’empereur qui la reçut favorablement et promit sa protection à tous ceux qui y adhéreraient. Mais il est évident que cette alliance avec les Calixtins et les Luthériens n’avait pu se faire qu’en passant sous silence des points que les frères jugeaient importants, et cela n’était-il pas regrettable ? Nous devons reconnaître chez tous les vrais chrétiens ce qui, dans leur foi, est selon Dieu et sa Parole ; mais si nous estimons qu’ils n’obéissent pas à la Parole dans leur marche, devons-nous nous associer à eux ?

Les frères avaient obtenu ce qu’ils désiraient, de sorte qu’aux yeux de l’homme, ils étaient plus solidement établis. Ils eurent à essuyer un orage passager après la mort de Maximilien II. Rodolphe II, son successeur, se laissa entraîner par les Jésuites à renouveler l’édit de persécution publié en 1506 par Ladislas. Il eut un commencement d’exécution ; tous leurs temples furent fermés ; mais l’empereur revint bientôt sur ces mesures. Il reconnut qu’il s’était arrogé sur les consciences un droit qui n’appartient qu’à Dieu, et non seulement il révoqua l’édit de persécution, mais il accorda, en 1609, aux frères et à tous ses sujets protestants de Bohême et de Moravie, le libre exercice de leur culte, le droit de bâtir de nouveaux temples, et d’avoir auprès du gouvernement des défenseurs ou avocats de l’Église pour défendre leurs droits. Chose remarquable, les Jésuites auraient voulu que les frères fussent exclus de cette concession. Trouvaient-ils en eux des champions plus fermes de la vérité et des adversaires de Rome plus redoutables ? Ou bien les haïssaient-ils davantage comme successeurs de Huss, le précurseur de la Réforme ? Quoi qu’il en soit, les États de Bohême s’opposèrent à leurs sollicitations ; les frères jouirent des mêmes droits que les autres.
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Message  Arlitto Sam 11 Juin 2016, 20:58

Ruine des églises des Frères de Bohême


Les frères se trouvèrent ainsi au plus haut point de prospérité extérieure, mais moins forts spirituellement que durant les cent années qu’avaient duré leurs persécutions, et où la force du Seigneur se montrait dans leur infirmité. C’est ce que reconnaît avec douleur un de leurs évêques qui fut témoin de leur déclin et de leur ruine. « Hélas ! » dit-il, « la liberté religieuse (que l’empereur venait de leur donner) dégénéra bientôt en liberté charnelle. De là vint que dès l’abord cette liberté qui occasionna enfin la sécurité de la chair, ne plut point aux âmes pieuses qui en redoutaient les suites fâcheuses ». En effet, dès lors les frères se relâchèrent dans l’observation de leur discipline particulière ; et du relâchement ils tombèrent dans des fautes qui leur apportèrent des souffrances que l’on ne peut toutes considérer comme endurées pour le nom de Christ.

En 1612, l’empereur Rodolphe mourut. Ferdinand II lui succéda comme empereur et comme roi de Bohême. Aussitôt Rome s’efforça de faire mettre à exécution les décrets du concile de Trente contre les protestants, à commencer par ceux de Bohême et de Moravie. On débuta par toutes sortes de vexations et d’oppressions, sans aucun égard à leurs réclamations basées sur l’édit de tolérance. Alors les protestants, oubliant que les chrétiens n’ont pas à faire valoir leurs droits, mais plutôt à souffrir qu’on leur fasse tort, refusèrent obéissance à Ferdinand II et choisirent pour roi l’électeur palatin, prince qui avait pris parti pour la Réformation. Ils allèrent plus loin, et en vinrent aux voies de fait ; ils précipitèrent des fenêtres du château de Prague les représentants de l’empereur. C’était une révolte que la parole de Dieu condamne, car elle nous dit : « Que toute âme se soumette aux autorités qui sont au-dessus d’elle car il n’existe pas d’autorité, si ce n’est de par Dieu et celles qui existent sont ordonnées de Dieu ; de sorte que celui qui résiste à l’autorité résiste à l’ordonnance de Dieu ; et ceux qui résistent feront venir un jugement sur eux-mêmes » (Romains 13:1-2). L’Écriture n’autorise donc pas ceux qui se trouvent sous un mauvais gouvernement de le renverser par la force et d’en établir un autre. Elle nous dit que « c’est une chose digne de louange si quelqu’un, par conscience envers Dieu, supporte des afflictions, souffrant injustement » (1 Pierre 2:19).

Cet acte de violence de la part des protestants de Bohême fut l’origine de cette terrible guerre appelée dans l’histoire « la guerre de Trente ans ». Nous n’avons pas à nous en occuper, mais dire seulement quels en furent pour les frères les résultats. Peut-être eurent-ils peu de part à cette résistance armée, mais ils furent enveloppés dans tous les maux qui fondirent sur les protestants après la défaite de ceux-ci dans la bataille de Weissenberg, près de Prague, en 1620. Plusieurs d’entre eux furent faits prisonniers, d’autres s’enfuirent dans les pays voisins. Les principaux d’entre eux furent attirés à rentrer dans leur pays, sous la promesse d’un pardon absolu. Mais comme, au temps de Huss, on ne respecta pas le sauf-conduit de l’empereur, de même, deux cents ans après lui, on ne tint pas la promesse de pardon envers ceux qui y crurent. Dès qu’ils furent rentrés, on les jeta en prison et plusieurs furent condamnés à mort.

C’est ainsi que, le 21 juin 1621, furent décapités vingt-sept des défenseurs les plus considérés des protestants, dont presque la moitié faisaient partie des frères. On peut dire qu’ils moururent comme confesseurs de la vérité, car bien qu’ils eussent commis une faute, en voulant soutenir par la force leurs droits, ils auraient pu sauver leur vie, en reniant leur foi. En effet, dès que la sentence eut été prononcée, les prêtres catholiques s’empressèrent de les exhorter à entrer dans l’Église romaine, les assurant que dans ce cas l’empereur leur ferait grâce. Mais ils repoussèrent les paroles des prêtres avec fermeté et une connaissance des Écritures qui firent que ceux-ci étonnés se retirèrent. Un fait montre la haine singulière des papistes contre les frères. Tandis qu’aux autres protestants on accorda qu’ils fissent venir des ministres luthériens pour prier et prendre la cène avec eux, cette douceur fut refusée aux frères.

L’échafaud avait été dressé devant la maison de ville. On y conduisit les condamnés la veille de l’exécution. Il y avait, dans cet édifice, quelques condamnés qui n’étaient pas de la noblesse. Dès qu’ils apprirent l’arrivée de leurs frères, ils se mirent aux fenêtres et les accueillirent en chantant des cantiques. Le peuple, attiré par ce spectacle, versait sur les victimes des larmes de compassion.

Ceux qui allaient être exécutés passèrent presque toute la nuit en saintes conversations, en prières et dans le chant des louanges de Dieu. Dès l’aube du jour, ils se couvrirent de leurs plus beaux vêtements, comme pour une fête, et lorsqu’à cinq heures, un coup de canon donna le signal des exécutions, ils s’embrassèrent, se souhaitant mutuellement la force d’en haut pour être fidèles jusqu’à la mort. Le moment du supplice étant arrivé, comme on les emmenait un à un, ils se firent à chaque départ de touchants adieux. « Le Seigneur vous bénisse et vous garde, bien-aimés », disait aux autres celui qui partait ; « qu’Il vous donne la consolation du Saint Esprit, la patience et le courage, afin que vous confirmiez par votre mort, ce que vous avez affirmé du cœur et de la voix ». Et les autres répondaient : « Que Dieu bénisse le chemin que tu prends pour l’amour de son Fils Jésus Christ. Va devant nous, cher frère, dans la maison de notre Père. Nous sommes assurés par Jésus, en qui nous croyons, que nous nous reverrons aujourd’hui dans la joie céleste ».

Nous donnerons quelques détails sur l’exécution de quelques-uns de ces confesseurs de Christ ; nous les verrons fidèles jusqu’à la fin. Le premier qui fut conduit à l’échafaud fut le comte de Schlik, premier défenseur de l’église des frères. C’était un homme de grands talents et d’une piété sincère, aimé et respecté de tous les gens de bien. Sa sentence portait qu’après avoir été décapité, son corps serait écartelé et exposé dans un carrefour. L’ayant entendue, il s’écria : « C’est peu que de perdre un sépulcre ». Le prédicateur qui l’avait accompagné, l’exhortait au courage. « Ah ! » dit-il, « je puis vous assurer que je n’ai aucune crainte. Je me suis déclaré pour la religion dans sa pureté, je suis prêt à prouver par ma mort la fidélité que je lui garde ». Le matin déjà, en entendant le signal du canon, il s’était écrié : « Voilà l’avant-coureur de la mort ; je serai le premier à la voir : Seigneur Jésus, aie pitié de nous ! » Arrivé sur l’échafaud, il se tourna vers le soleil qui se levait, et dit : « Jésus, soleil de justice ! aide-moi à pénétrer au travers des ténèbres de la mort, dans la lumière éternelle ». Puis il s’agenouilla en priant et reçut le coup de mort. Les spectateurs étaient touchés jusqu’aux larmes en voyant la sérénité qu’il garda jusqu’au dernier moment.

Après lui, vint Wenceslas, baron de Budowa, qui appartenait aussi à l’église des frères. Il était également un de leurs défenseurs. C’était un vieillard de soixante-seize ans, un homme savant, connu par plusieurs écrits, et qui, sous l’empereur Rodolphe, avait occupé des places importantes. Lorsqu’il vit approcher le danger, il alla mettre sa famille en lieu de sûreté et revint seul à Prague, sa conscience ne lui permettant pas, disait-il, d’abandonner la bonne cause. « Peut-être », ajouta-t-il, « le Seigneur veut-il que je la scelle de mon sang ? ». Et comme son secrétaire lui disait qu’on avait fait courir le bruit qu’il était mort de chagrin : « Moi », reprit-il, « mourir de chagrin ! Vois-tu (dit-il en montrant la Bible), ce paradis de mon âme ne m’a jamais encore fourni des fruits aussi doux qu’aujourd’hui. Là je demeure journellement, mangeant la manne du ciel et buvant l’eau de la vie. Personne ne verra le jour où l’on puisse dire que Budowa est mort de chagrin ».

Peu de jours avant que la sentence de mort eût été prononcée contre lui et ses compagnons, il eut un rêve remarquable qui fit sur son esprit une impression très grande. Il lui semblait se promener dans une verte prairie où tout ce qui l’entourait était beau et agréable. Ses pensées, même dans son rêve, étaient naturellement occupées de l’issue probable de son procès. Tout à coup un messager brillant de lumière s’approcha de lui, plaça dans sa main un petit livre, puis disparut. En ouvrant le livre qui lui était donné d’une manière si étrange, il vit que les feuillets étaient d’une soie blanche comme la neige, sans rien d’autre écrit que ce verset plein d’encouragement : « Remets ta voie sur l’Éternel, et confie-toi en lui ; et lui, il agira » (Psaume 37:5). Tandis qu’il méditait sur ces paroles divines, un autre personnage vint vers lui, portant dans ses mains un vêtement blanc qu’il jeta sur ses épaules, et là-dessus il s’éveilla (lire Apocalypse 3:4-5 ; 7:9).

Plus tard, en montant sur l’échafaud, il fit allusion à ce songe, regardant cette robe blanche comme un emblème de la justice divine dont par grâce il était revêtu.

Des prêtres ne discontinuèrent pas leurs tentatives jusqu’à son dernier jour sur la terre, pour l’engager à renier sa foi. Deux capucins vinrent vers lui pour lui montrer, disaient-ils, le chemin du ciel. — « Oh ! par la grâce de Dieu, je le connais », répondit-il. — « Peut-être que monseigneur se trompe », insistèrent-ils. — « Non, non », reprit Budowa ; « mon espérance se fonde sur la parole de Dieu qui ne peut tromper. Je n’ai pas d’autre chemin pour aller au ciel que Celui qui a dit : Je suis le chemin, et la vérité, et la vie ». Après avoir réfuté leurs idées sur l’autorité de l’Église romaine, il offrit de leur montrer à son tour le vrai chemin du ciel ; mais les pauvres capucins déconcertés s’en allèrent en faisant le signe de la croix.

Après eux vinrent deux jésuites, le jour même du jugement. Ils arrivèrent dans sa prison, le matin de bonne heure, et commencèrent par louer sa grande science, puis manifestèrent le désir de sauver son âme. Il leur répondit d’une manière simple, mais ferme et décidée. « Plût à Dieu que vous fussiez aussi sûrs de votre salut que je le suis du mien, par le sang de l’Agneau ».

— C’est bien, répliquèrent-ils en le pressant, mais ne présumez pas trop de vous-même ; l’Écriture ne dit-elle pas : Personne ne sait s’il mérite la grâce ou la colère ?

— Où se trouvent ces paroles ? Voici la Bible, montrez-les moi, répondit le noble témoin de la vérité.

— Si je ne me trompe, dit l’un, c’est dans l’épître de Paul à Timothée.

— Vous voulez m’enseigner la voie du salut, dit Budowa, vous qui connaissez si mal la Bible ! Que le croyant puisse être assuré de son salut nous est démontré par ces paroles de Paul : « Je sais qui j’ai cru », et encore : « La couronne de justice m’est réservée ».

— Oh ! répondit le jésuite, montrant encore plus son ignorance ; ce n’est pas vous, ni aucun autre que cela concerne ; Paul ne disait cela que de lui-même.

— Tu te trompes, répartit hardiment le baron ; car l’apôtre ajoute aussitôt : « Et non seulement à moi, mais aussi à tous ceux qui aiment son apparition » (2 Timothée 4:8).

C’est ainsi, et par d’autres déclarations des Écritures qu’il leur montra tellement leur ignorance qu’ils le quittèrent pleins de confusion et de colère, le nommant un hérétique endurci.

Peu après il monta, d’un air serein, sur l’échafaud. Il découvrit sa tête, passa doucement sa main sur ses cheveux, et dit : « Voyez, mes cheveux gris, quel honneur on vous fait de vous orner de la couronne du martyr ! » Puis il se mit en prière en élevant sa tête qui tomba sous le glaive du bourreau et fut placée sur une tour.

Après quelques autres, ce fut le tour du seigneur de Kapplisch, vieillard de 86 ans. Il dit au ministre luthérien qui venait visiter les condamnés : « Aux yeux du monde ma mort est ignominieuse, mais devant Dieu elle est glorieuse. En entendant prononcer ma sentence, ma chair affaiblie a commencé à trembler, mais par la grâce de Dieu je n’ai maintenant aucune crainte de la mort ». Avant d’être exécuté, il dit en s’habillant au prédicateur qui était auprès de lui : « Voyez, je mets mon vêtement de noces ». Et comme le prédicateur lui répondait que la justice de Dieu en Christ nous ornait intérieurement d’une manière bien plus véritable : « Oui », dit le bon vieillard ; « mais je veux me parer même au dehors en l’honneur de l’Époux de mon âme ». On l’appela, et il dit : « À la garde de Dieu, il y a assez longtemps que j’attends ». Comme il était très faible sur ses jambes et qu’il avait quelques marches à descendre, il demanda à Dieu de le fortifier, afin de ne pas fournir en tombant, un sujet de moquerie aux ennemis. Il avait aussi fait demander au bourreau de frapper de son glaive au moment précis où il le verrait se mettre à genoux et lever la tête, de peur qu’il ne tombât par faiblesse s’il tardait trop. Mais au moment de l’exécution, le pauvre vieillard se tenait si courbé et si incliné sur ses genoux, que le bourreau n’osait porter le coup. Le prédicateur, voyant cela, cria au martyr : « Monseigneur, vous avez recommandé votre âme à Christ ; présentez-lui maintenant avec courage votre tête blanchie, et l’élevez vers les cieux ». Le vieillard l’éleva aussi haut qu’il put, en disant : « Seigneur Jésus, je remets mon esprit entre tes mains », et pendant cette prière, le bourreau frappa, sa tête tomba et fut placée sur un portail.

Nous mentionnerons aussi le supplice de Henri-Othon de Lose, encore un des défenseurs des frères. Il s’était fait scrupule de recevoir la Cène d’un ministre luthérien, et était d’abord affligé d’être privé de participer à ce repas du Seigneur ; mais il fut richement consolé par le Seigneur. Quand le ministre luthérien vint à lui pour l’accompagner sur l’échafaud, il se leva et s’élança vers lui comme dans le ravissement, et lui dit : « Combien je me réjouis de vous voir, homme de Dieu ! Écoutez ce qui m’est arrivé. J’étais assis sur ce siège, dans une profonde affliction de ne pouvoir pas prendre la Cène, car vous savez que j’aurais voulu un ministre de notre communion. Je m’endormis dans ma tristesse, et voilà que, dans un songe, le Seigneur m’apparut et me dit : « Ma grâce te suffit ; je te nettoie avec mon sang » (*). À l’instant je sentis en quelque sorte son sang couler sur mon cœur, et depuis mon réveil je suis singulièrement restauré et fortifié ». Là-dessus il éclata en ces paroles de triomphe : « Oui, crois, et tu as mangé la chair du Fils de l’homme (**). Je n’ai plus peur de la mort ! Mon Jésus vient au-devant de moi avec ses anges pour me mener à ses noces, et là je boirai éternellement avec Lui la coupe de la joie et des délices ! ». Il monta plein de joie sur l’échafaud, s’y prosterna d’abord en prières, et après s’être relevé, il ôta ses vêtements, se mit à genoux et dit : « Seigneur Jésus, reçois-moi dans ta gloire », et tandis qu’il prononçait ces paroles, le bourreau fit tomber sa tête.

(*) Il ne faut pas oublier que les frères, de même que les luthériens et d’autres chrétiens de diverses dénominations, croient qu’une grâce spéciale est attachée au fait de prendre la Cène. Elle est un privilège, mais ne confère aucune grâce, bien qu’on jouisse en son cœur de ce mémorial de l’amour du Sauveur.

(**) Allusion à Jean 6:53.

C’est dans cette même paix et cette même joie que moururent tous les autres. Aucun d’eux ne fléchit et ne pensa à renier sa foi. « Eux l’ont vaincu à cause du sang de l’Agneau et à cause de la parole de leur témoignage ; et ils n’ont pas aimé leur vie, même jusqu’à la mort » (Apocalypse 12:11).

Après ces exécutions, le gouvernement procéda à l’extirpation totale du protestantisme dans toute la Bohême et la Moravie. Tous les prédicateurs des frères et les autres ministres protestants qui étaient à Prague en furent chassés, et peu après cette mesure s’étendit à toute la Bohême et la Moravie. Plusieurs des pasteurs expulsés se cachèrent dans des cavernes d’où ils visitaient secrètement leurs frères, mais on les découvrit successivement et on les mit à mort ou on les fit sortir du pays. On remarquera que ces moyens violents ne furent pas employés seulement à l’égard de ceux qui avaient pris part à la guerre et qu’on pouvait taxer de rebelles, mais envers tout ce qui était protestant, de sorte qu’il est évident qu’il s’agissait au fond, non d’une question de politique, mais de la question religieuse, et de la volonté de la part du romanisme d’exterminer ou d’expulser tous les protestants, les frères et les autres.

Les temples furent purifiés avec de l’eau bénite ; on battit les chaires et les tables de communion à coups de verge ; les coupes de la Cène furent souillées ; plusieurs milliers de Bibles et d’autres livres religieux furent brûlés sous le gibet ; les cadavres des protestants furent arrachés de leurs sépultures et jetés à la voirie. Un grand nombre de personnes souffrirent la mort avec la foi et le courage qu’avaient montrés leurs prédécesseurs ; d’autres supportèrent avec joie la prison, les mauvais traitements et la perte de leurs biens, et s’exilèrent volontairement dans d’autres contrées.

Pour remplacer les pasteurs exilés ou mis à mort, on donna aux églises les plus dépravés d’entre les prêtres, et comme ces hommes de rien ne réussissaient pas à gagner le peuple, on institua une commission de réforme qui devait par ruse ou par force obliger le reste des protestants à abjurer leur foi. On mit en usage tous les moyens possibles pour arriver à ce but ; on ne craignit pas de leur dire qu’ils pouvaient croire dans leur cœur tout ce qu’ils voudraient, pourvu qu’ils adhérassent extérieurement à l’Église romaine, et qu’ils se soumissent au pape.

Le plus grand nombre ne se laissaient pas ébranler, parce que les seigneurs, comptant sur les princes protestants d’Allemagne, leur faisaient espérer une délivrance prochaine. Mais bientôt toute la noblesse, après avoir été ruinée par toute sorte d’extorsions et dépouillée de tous ses biens, fut bannie du royaume. Plusieurs centaines de familles de nobles ou de riches bourgeois se dispersèrent en Pologne, dans les États allemands, dans la Hongrie et jusque dans les Pays-Bas. Quant au peuple, on le surveillait avec sévérité pour empêcher son émigration et le forcer à l’apostasie, mais, en dépit de tout, des milliers de familles trouvèrent moyen de suivre leurs pasteurs dans les privations et la misère, qui en diminuèrent beaucoup le nombre.

Un évêque des frères dispersés, Amos Coménius, exilé comme les autres, écrivait à ce sujet avec une profonde douleur : « Le Seigneur a visité les frères comme par une tempête, et emporté, comme par une inondation nocturne, leur ancien jardin si fertile et si florissant. Il a permis que les chefs fussent jetés dans les fers et que leur sang fût répandu comme de l’eau. De plusieurs centaines d’églises qui faisaient leur bonheur et leur joie, il ne leur en est pas resté une seule. Les pasteurs ont été dispersés et les troupeaux livrés à des mercenaires. Ceux qui ont survécu à la persécution ont péri dans l’exil. Presque tous les ministres, les anciens, les évêques et les diacres ont disparu, et je suis resté seul, à l’exception d’un collègue que j’ai encore en Pologne ». Coménius ne se dissimulait pas que c’étaient les fautes des frères qui avaient attiré sur eux le châtiment de Dieu ; mais cela ne justifie en aucune manière la cruauté de leurs persécuteurs. Ainsi il ne resta plus dans la malheureuse Bohême que quelques débris ignorés de cette Église, réduits à ne s’assembler que de nuit dans les cavernes et les grottes, exposés à des angoisses et à des périls continuels.

Tout cela se passait dans le premier tiers du 17° siècle. La fin de ce même siècle fut témoin d’une autre persécution qui présente avec celle des protestants de Bohême des traits à bien des égards analogues, mais où brillèrent aussi, par la grâce de Dieu, la foi et la constance des martyrs. Nous parlons des persécutions contre les protestants de France sous Louis XIV. Elles devaient durer un siècle entier.
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Message  Arlitto Sam 11 Juin 2016, 20:59

Quelques détails sur les descendants des Frères de Bohême et de Moravie jusqu’à la fondation de Herrnhut


Les persécutions exercées en Bohême et en Moravie contre ceux qui s’étaient séparés de l’Église romaine, n’atteignirent pas seulement les Frères, mais aussi les communautés luthériennes et réformées qui s’étaient formées dans ces contrées. Mais malgré toutes les persécutions, malgré les émigrations en masse dans les pays voisins, en Pologne, en Silésie, en Prusse, en Saxe, etc., émigrations qui, de 1622 à 1730, atteignirent le chiffre de cent mille personnes, il y eut toujours dans ces deux pays des familles qui restèrent attachées aux doctrines évangéliques, bien qu’obligées souvent de dissimuler et de suivre extérieurement les cérémonies du culte romain. Plusieurs non seulement conservèrent ces doctrines pour eux-mêmes, mais les propagèrent, quoique dans le plus grand secret, parmi leurs alentours. D’autres de ces amis de l’Évangile, à cause de la main de fer du clergé qui pesait sur eux, allaient jusqu’à cacher pendant toute leur vie à leurs femmes, à leurs enfants, à leurs domestiques, les lieux retirés où ils gardaient leurs Bibles et leurs livres de dévotion. Ils les lisaient en secret ou les faisaient servir à l’occasion à l’édification des autres. On a vu des maris et des pères ne découvrir à leurs familles le trésor caché de leurs livres que sur leur lit de mort, ne voulant pas quitter la terre sans avoir au moins rendu témoignage de leur foi. D’autres moins timides tenaient des assemblées secrètes où ils s’édifiaient en commun. Ils se réunissaient de nuit dans des caves ou autres endroits retirés, toujours exposés à être découverts et à subir de sévères châtiments et même la mort.

Ainsi pendant un siècle entier que dura l’oppression de ce pauvre peuple, il se maintint une semence de vérité qui manifesta son existence d’une manière remarquable au commencement du 18° siècle. Nous donnerons quelques détails sur ce sujet intéressant.

Parlons d’abord d’un homme distingué à bien des égards par sa science, son attachement à la cause des frères et son dévouement pour eux. Amos Coménius, déjà nommé, pasteur de l’église de Fulneck en Moravie, fut un de ceux qui durent s’exiler. Il se retira en Pologne avec une partie de son troupeau. En 1632, il fut nommé évêque des frères dispersés de Bohême et de Moravie. La désolation des églises navrait son cœur, mais il y voyait un châtiment que Dieu leur avait infligé à cause de leur relâchement et de leur association avec le monde. Au moment de quitter sa patrie, arrivé sur une montagne de la frontière, il porta ses regards une dernière fois sur la Moravie et la Bohême, et se mettant à genoux avec ses frères, il supplia Dieu avec larmes de ne pas abandonner entièrement ces contrées et de ne pas les priver tout à fait de sa Parole, mais d’y conserver toujours une sainte semence. Sa prière fut exaucée, comme nous le verrons. Lui-même ne cessa point de s’occuper de ceux qui avaient été dispersés et de les édifier. Il composa pour eux un cathéchisme dédié à toutes les brebis dispersées de Jésus Christ, et spécialement à celles de Fulneck et des environs. Il en terminait la préface par ces mots : « Que le Dieu de toute grâce vous donne par son Esprit d’être fortifiés quant à l’homme intérieur pour la cause de Jésus Christ, d’être persévérants dans la prière, de demeurer affranchis du péché, d’être fermes dans les tentations et dans la tribulation, en vue de la gloire, et pour que vous soyez éternellement avec Lui dans son royaume ». Coménius mourut en 1671, mais son souvenir s’est conservé longtemps dans la contrée de Moravie où il avait exercé son ministère.

Comme l’avait demandé ce fidèle serviteur de Dieu, malgré l’oppression qui pesait sur les frères depuis un siècle, un résidu se maintenait. Il est vrai qu’à l’époque de sa mort, on ne pensait à l’étranger aux Frères de Bohême et de Moravie pas plus qu’on ne pense à un mort, mais des germes de vie existaient, et, dès 1701, se manifestèrent. En 1715, il y eut un puissant réveil à Fulneck et dans quelques endroits auprès de Lititz, ce qui attira sur les fidèles un redoublement de sévérité. Quelques-uns émigrèrent, mais le réveil ne fut point arrêté.

Il était donc resté à Fulneck et dans les villages environnants une assez grande quantité de frères, contraints, comme nous l’avons dit, de se conformer extérieurement aux formes du culte romain, mais qui conservaient avec soin l’Écriture Sainte et leurs livres de cantiques et de dévotion. Ils tenaient tous les matins et tous les soirs, et surtout le dimanche, des réunions que les magistrats n’ignoraient pas, et qui attiraient de temps à autre aux fidèles de nouvelles épreuves. Il est vrai que, pour les gagner ou les endormir, les prêtres romains leur avaient accordé pour un temps la Cène sous les deux espèces ; mais cette faible concession leur ayant été enlevée, ils se mirent à prendre la Cène entre eux en secret, et Dieu ne les laissa pas sans conducteurs pour les encourager.

Après le départ de Coménius, plusieurs des prédicateurs des frères s’étaient réfugiés à Zauchtenthal, village près de Fulneck, et tenaient là des assemblées, de sorte que la connaissance de l’Évangile s’y conserva. Parmi ces hommes, il y eut Martin Schneider qui instruisait la jeunesse, et lui enseignait la lecture, l’écriture et le catéchisme de Coménius. Sa conduite attira l’attention des prêtres. Il fut cité devant les magistrats, mis plusieurs fois en prison, et aurait été condamné à être brûlé, si des maîtres catholiques, chez qui il était en service et qui l’aimaient beaucoup, n’eussent intercédé pour lui.

Après lui, les assemblées se tinrent chez son cousin Samuel Schneider. Lui aussi, accusé d’être un des docteurs des frères, fut sur le point d’être pendu. Il n’échappa que par une sorte de miracle. Il continua malgré tout ses prédications et mourut en 1710. Il s’endormit plein de joie, et scella dignement une vie de foi en confirmant devant ses amis et ses ennemis le témoignage qu’il avait rendu à l’Évangile. Il ne cessait de parler de ce qui avait fait l’objet de son espérance ; son cœur débordait de joie à la pensée de se trouver bientôt auprès de son Seigneur. « Là », disait-il, « je verrai aussi ses chers apôtres, ses prophètes, tous les martyrs qui ont souffert pour son nom, et toute la nuée des confesseurs et des témoins qui n’ont pas aimé leur vie, mais l’ont donnée pour Jésus ; et je serai pour toujours avec le Seigneur ». « Regardez », disait-il aux siens, « regardez la fin de ces hommes ! » paroles qui pouvaient bien s’appliquer à lui-même. Et il les conjurait de rester fidèles au Seigneur Jésus.

Le prêtre romain de l’endroit se présenta pour lui administrer l’extrême-onction, mais Schneider lui répondit : « Je suis déjà oint et scellé par le Saint Esprit pour la vie éternelle ; l’onction que vous voulez me donner est donc bien inutile ». — « Pensez-vous donc mourir en état de grâce sans avoir reçu l’extrême-onction ? » lui demanda le prêtre. Schneider, montrant du doigt le soleil, répondit : « Aussi sûrement que M. le curé voit le soleil briller dans les cieux, aussi sûrement je suis sauvé ». — Alors le prêtre dit : « Bien, bien, Schneider ; mais, dites-moi, on vous accuse de n’être pas bon catholique, et que vous ne faites aucun cas des saints ». — « Les gens ont dit beaucoup de mal de moi », répliqua Schneider, « et ils m’ont fait beaucoup de chagrin sans motifs ; mais je me suis efforcé pendant toute ma vie de marcher sur la trace des saints, et d’imiter leur conduite ». Le prêtre se tut, et en s’en allant il dit à ceux qui étaient présents : « Que je meure de la mort de ce juste ! »

Un autre fidèle témoin de ces temps-là, fut Georges Jœschke, de Sehlen. C’était un véritable descendant des frères de Bohême, un de ces patriarches pieux auprès desquels les amis cachés du Seigneur venaient chercher des encouragements et des consolations dans ces temps de tribulations. Il était en correspondance intime avec les frères de Fulneck et des environs, de Zauchtenthal, de Schoenau, de Kunerwald, etc. Ils avaient coutume de se réunir tour à tour dans chacun de ces endroits pour s’y entretenir dans la tristesse de leur cœur et avec beaucoup de larmes et de prières, de la doctrine du salut, de l’état des frères, de l’oppression qui pesait sur ceux qui restaient fidèles. On constatait avec douleur que le nombre des familles de ceux-ci diminuait à cause des mariages avec des catholiques, et le gouvernement ne cessait d’agir pour favoriser cette diminution.

Georges Jœschke ne cessa jusqu’à sa mort de prier pour ce pauvre résidu, de consoler, d’avertir et de fortifier ce qui s’en allait mourir. Il s’intéressait particulièrement aux cinq frères Neisser, ses neveux. Il leur enseignait fidèlement la voie du salut et leur recommandait de lire assidûment l’Écriture sainte, les écrits des frères et ceux de Luther. En même temps, il leur disait que chacun doit être pour lui-même assuré de son salut et du pardon de ses péchés, et qu’étant sauvés, nous n’avons plus à vivre pour le monde, mais pour Jésus ; que, sans cela, eût-on toute la science possible, on peut être perdu.

Il avait eu, dans un âge très avancé, un fils qu’il aimait tendrement. Voyant, en 1707, sa fin approcher, il rassembla autour de son lit ses neveux et son enfant pour leur donner sa dernière bénédiction. Il les exhorta solennellement à rester fidèles jusqu’à la mort à Jésus, tel qu’ils avaient appris à le connaître. Il leur dit de s’attacher à Lui de toute leur âme, et qu’alors ils verraient une grande délivrance ; « car Dieu », ajouta-t-il, « exauce la prière de ses élus qui crient à Lui nuit et jour ».

Puis il dit encore : « Il est vrai que notre liberté est anéantie ; la plupart des descendants des frères se livrent de plus en plus à l’amour du monde, et sont engloutis par le papisme. Toutes les apparences semblent indiquer que la cause des frères est perdue. Mais, mes enfants, vous la verrez : il viendra une délivrance pour ceux qui sont demeurés de reste. Aura-t-elle lieu en Moravie, ou bien quitterez-vous cette Babel ? je l’ignore ; mais je suis sûr que cela ne tardera plus longtemps. Je penche à croire que vous sortirez du pays et que vous trouverez un lieu où vous pourrez servir Dieu sans crainte, d’après sa Parole. Quand le temps viendra, soyez prêts, et prenez garde d’être les derniers ou de rester tout à fait en arrière. Souvenez-vous de mes paroles. Enfin je vous recommande ce petit, mon seul enfant. Je le recommande particulièrement à toi, Augustin. Il faut qu’il appartienne aussi à Jésus. Ne le perdez pas de vue, et lorsque vous sortirez du pays, prenez-le avec vous ».

Ayant parlé ainsi, le vénérable vieillard se tourna vers son enfant et le bénit en répandant beaucoup de larmes. Il donna ensuite sa bénédiction à tous ses neveux, et peu après, il s’en alla auprès de son Seigneur. Il était âgé de quatre-vingt-trois ans. Jamais les frères Neisser n’oublièrent cet adieu, et ils conservèrent soigneusement dans leur cœur les paroles du serviteur de Dieu.

N’est-elle pas touchante, en effet, cette scène au milieu de ces temps d’oppression ? Ne rappelle-t elle pas la fin du vieux patriarche Jacob et celle de Joseph ? La foi qui leur faisait voir la sortie des fils d’Israël du pays d’Égypte, la foi qui avait soutenu les frères dans leurs souffrances et la mort même, ne brille-t-elle pas aussi dans les paroles de confiance du vieux Georges Jœschke ? Le Seigneur n’avait pas cessé d’avoir des témoins dans ces malheureuses contrées, et il exauça leurs prières.

Après la mort de ces fidèles confesseurs de la vérité, leurs descendants se virent contraints de tenir leurs réunions toujours plus secrètes, et, à la fin, de les borner au simple culte de famille, ce qui contribua beaucoup au déclin des assemblées. Tout se réunissait contre elles. La prison, les amendes, les séductions du monde, la crainte de perdre leurs biens, faisaient glisser toujours plus les restes des frères dans la conformité au monde et dans la participation aux cérémonies catholiques.

Comme nous l’avons dit, il y avait cent ans que les frères étaient ainsi opprimés en Moravie, lorsque Dieu agit dans sa grâce pour les délivrer. Et le commencement de cette délivrance s’effectua par les instruments les plus humbles, car c’est ainsi que Dieu se plaît à se manifester. Le premier fut un pauvre mendiant.

En 1716, vivaient encore dans le village de Sehlen les cinq frères Neisser dont nous venons de parler. Ils se réunissaient aussi fréquemment que possible avec leurs voisins, les frères de Zauchtenthal et des environs. Un vieux soldat protestant en congé venait souvent mendier chez eux et les réjouissait par les cantiques évangéliques qu’il chantait à leur porte, et par les passages des Écritures qu’il leur citait. Il les mit en relation avec les pasteurs luthériens de l’église de Teschen, en Silésie, dont l’un, nommé Steinmetz, était un homme de Dieu qui, avec ses collègues, annonçait la bonne nouvelle du salut, et insistait sur ce que doit être la véritable vie chrétienne. Dès lors les frères allèrent souvent chercher là des encouragements et des lumières, bien qu’ils eussent plus de douze lieues à faire pour s’y rendre.

Mais l’homme dont Dieu se servit surtout pour l’œuvre qu’il avait en vue, fut un simple artisan, homme de Dieu et vrai ministre de l’Évangile, « non de la part des hommes, ni par l’homme mais par Jésus Christ, et Dieu le Père » (Galates 1:1). Il se nommait Christian David, et était né en 1690, à Senftleben, en Moravie. Né et élevé dans le papisme, il montrait un grand zèle à en pratiquer toutes les ordonnances ; mais il ne trouvait pas, en les accomplissant, le repos de son âme, lorsque sa conscience le condamnait pour quelque faute commise, et il n’y trouvait pas non plus la force nécessaire pour combattre et vaincre le péché. Dans sa jeunesse, il fut employé à garder les vaches et les brebis, ensuite il apprit l’état de charpentier. Dans l’endroit où il vivait alors, il fit la connaissance de quelques chrétiens évangéliques qui lui montrèrent que le culte des saints et les pratiques romaines n’étaient que des commandements d’homme. Cela ébranla sa foi en l’Église de Rome. Dans la même ville se trouvaient quelques hommes pieux qui, à cause de leurs réunions et des livres qu’on avait saisis chez eux, avaient été emprisonnés dans une cave. Christian les entendait là prier et chanter jour et nuit, ce qui lui fit une profonde impression, mais il ne se rendait pas compte de ce qui agissait en eux et leur donnait dans l’épreuve une telle paix et une telle joie.

Les Juifs avaient aussi une synagogue dans cet endroit. Christian voyant le zèle et la fidélité avec lesquels ils observaient leur loi et célébraient leur culte, s’attacha à eux. Mais s’étant entretenu avec eux, il fut jeté dans une grande perplexité, ne sachant plus qui avait raison, les catholiques romains, les prisonniers ou les Juifs.

Il n’avait point encore vu de Bible. Ayant appris que ce livre était la parole de Dieu, il désira vivement l’avoir et réussit à se le procurer. À force de lire et de comparer ensemble l’Ancien et le Nouveau Testament, les doutes qui l’avaient tourmenté disparurent, et il vit que Jésus était bien le Messie promis. Mais de nouvelles incertitudes surgirent dans son esprit : il se demanda si la Bible était bien la parole de Dieu. Mais plus il l’étudia, plus il vit comme toutes les promesses et les menaces qu’elle contient, s’étaient accomplies ; il vit aussi avec quelle vérité l’Écriture trace le caractère des méchants et des croyants et décrit le combat de l’esprit et de la chair. Il comprit ainsi que la Bible est vraiment la parole de Dieu, et que la religion chrétienne, telle que cette Parole la présente, est la seule vraie religion pour laquelle des milliers et des milliers d’hommes ont sacrifié leur vie dans tous les siècles. Dès lors la Bible fut sa lecture favorite et journalière, son délassement et son étude après le travail. Jusqu’à la fin de ses jours, il s’en occupa avec assiduité, et il en était si fortement imprégné que son langage et sa manière de s’exprimer s’en ressentaient. C’est d’après la Bible qu’il apprit à écrire et qu’il forma des caractères qui lui étaient particuliers.

Ayant acquis la conviction que la doctrine luthérienne était celle de l’Écriture sainte, il résolut de se joindre à cette Église. Pour cela il alla en Hongrie, et lorsqu’il entendit à Tyrnau (*), pour la première fois, le chant d’un cantique dans un temple luthérien, il fut ravi de joie. Mais il n’avait pas encore appris que ceux qui cherchent Dieu ont souvent plus de zèle et d’amour que ceux qui prétendent l’avoir trouvé. Les luthériens de Hongrie craignaient d’encourir les peines sévères édictées contre ceux qui recevraient un prosélyte catholique, et ils conseillèrent à Christian d’aller en Saxe. Il y consentit d’autant plus volontiers, que le clergé romain commençait à l’épier.


(*) Petite ville de Hongrie, au nord-est de Presbourg.

Il se rendit d’abord à Leipzig, puis à Berlin. Là, abjurant entièrement le catholicisme, il prit la Cène pour la première fois dans l’église luthérienne. Mais il ne trouva pas encore là ce à quoi il s’était attendu. Il vit partout chez les protestants le désordre et l’impiété, et s’aperçut qu’il ne pouvait pas lui-même vivre sérieusement, sans être un objet de mépris pour le plus grand nombre, et sans rencontrer l’opposition sous toutes sortes de formes. Il s’engagea alors comme soldat, pensant être plus indépendant quant à la conscience. C’était une idée étrange, qui montre que jusqu’alors il n’avait pas encore trouvé la lumière dont son âme avait besoin. Il dut bientôt être désappointé, et quitta l’armée pour retourner en Silésie, afin d’y exercer son premier état de charpentier. Mais persécuté par les Jésuites, il se rendit en 1717, à Gœrlitz, en Lusace (*).

(*) La Lusace, contrée au nord de la Bohême, appartenant à la Saxe.

Là il fit la connaissance d’enfants de Dieu plus éclairés, et trouva enfin ce après quoi son cœur soupirait depuis si longtemps, la paix et l’assurance du salut, fruit de la foi au Seigneur Jésus, sans les œuvres de la loi, comme il le prêcha dès lors lui-même. Il se maria et vécut avec sa femme d’une vie tout à fait exemplaire. Mais il se sentait appelé à annoncer l’Évangile partout où Dieu le conduirait ; sa femme, de santé plutôt délicate, ne pouvait l’accompagner, mais d’accord avec lui, elle ne mettait point d’obstacles à ses fréquents voyages. C’étaient ses compatriotes qu’il avait surtout à cœur de visiter, et aucun danger, car il y en avait beaucoup à courir, ne put l’empêcher d’aller vers ceux qui recherchaient la vérité, afin de les éclairer et de les fortifier.

C’est ainsi que, dans cette même année 1717, il arriva chez les frères Neisser, à Sehlen. Il leur expliqua de quelle manière ils devaient lire l’Écriture pour qu’elle leur fût en réelle bénédiction. Puis, eu égard aux circonstances douloureuses où ils se trouvaient, il leur développa ces paroles de l’épître de Jacques, si appropriées à leur position : « Estimez-le comme une parfaite joie, mes frères, quand vous serez en butte à diverses tentations, sachant que l’épreuve de votre foi produit la patience. Mais que la patience ait son œuvre parfaite, afin que vous soyez parfaits et accomplis, ne manquant de rien. Et si quelqu’un de vous manque de sagesse, qu’il demande à Dieu, qui donne à tous libéralement et qui ne fait pas de reproches, et il lui sera donné » (Jacques 1:2-5).


Ils furent profondément touchés des paroles si simples et si vraies de cet homme de Dieu. Dans le sentiment de leur misère spirituelle, ils désiraient ardemment se rapprocher des contrées où il leur semblait qu’il y avait tant de chaleur et de vie, car ils pensaient que tous les luthériens étaient comme Christian David. Ils le prièrent donc de leur chercher dans un pays protestant un endroit où ils pussent s’établir et vivre selon la piété.

Au bout d’un an et deux mois, Christian David revint. Il avait cherché en vain un lieu de retraite pour ces frères, mais il les encouragea et les fortifia en les exhortant à la patience et à mettre leur confiance en Dieu. Il avait fait une grave maladie, et il leur raconta combien Dieu lui avait accordé de bénédictions dans son épreuve, en lui suscitant des amis dévoués qui l’avaient entouré d’amour. Cette fois il leur développa ces paroles : « Quiconque aura quitté maisons, ou frères, ou sœurs, ou père, ou mère, ou femme, ou enfants, ou champs, pour l’amour de mon nom, en recevra cent fois autant, et héritera de la vie éternelle » (Matthieu 19:29).

Ces pauvres frères n’avaient pas besoin d’être stimulés à s’éloigner de leur pays. Ils répétèrent à Christian David combien la contrainte où ils étaient de participer aux cérémonies superstitieuses de l’Église de Rome, qu’ils savaient contraire à la parole de Dieu, blessait leur conscience, de sorte qu’ils n’avaient nul repos. Mais Dieu, dans sa sagesse, trouva bon de les éprouver encore. Trois ans se passèrent avant que leur désir fût accompli.

Pendant ce temps, ils continuèrent à fréquenter autant que possible l’église de Teschen, dont les pasteurs, comme nous l’avons dit, annonçaient fidèlement la voie du salut. Ils firent part au pasteur Steinmetz de leur désir d’émigrer, et furent bien étonnés de l’entendre leur déconseiller de donner suite à leur pensée. Il leur dit que partout ils trouveraient une grande corruption, des obstacles à la vraie piété, et même des persécutions. Les frères furent consternés, mais sans se décourager, ils continuèrent à prier Dieu avec plus d’ardeur, afin qu’il les délivrât de tant de maux.

Tout espoir semblait perdu lorsqu’un matin, le jour de la Pentecôte 1722, Christian David entra chez eux, leur apportant une bonne nouvelle. Un jeune comte de Zinzendorf — il avait alors 22 ans — un enfant de Dieu dévoué qui cherchait à amener des âmes à Jésus, avait acheté une terre en Lusace, et y avait appelé un pasteur fidèle, nommé Rothe. Là était l’asile que Dieu avait préparé aux frères. Voici comment la chose eut lieu. Dans le courant d’une conversation avec un ami, le comte avait appris qu’il y avait à Gœrlitz un charpentier chrétien qui avait rencontré en Moravie des personnes pieuses désireuses de trouver un asile loin de l’oppression de Rome. Le comte fit aussitôt venir Christian David, le reçut avec bonté, s’informa de l’état de ces Moraves, et lui dit qu’ils n’avaient qu’à venir, qu’il leur trouverait un endroit où ils ne seraient pas inquiétés par le fait de leur émigration, et qu’en attendant il les recevrait sur sa terre, à Bertholdsdorf. Son dessein était de les placer ailleurs, mais Dieu les lui destinait pour commencer par eux l’œuvre qu’il avait à cœur, savoir de faire annoncer l’Évangile parmi les chrétiens, et au loin chez les païens. Nous n’avons pas à raconter ici la vie de Zinzendorf, et ce que Dieu lui donna de faire, mais nous pouvons admirer comment Dieu choisit les instruments de sa grâce dans toutes les conditions sociales, effaçant pour son service les différences de rang, et aussi comment il répond aux prières de ceux qui désirent le servir fidèlement.

Dès que Christian David eut communiqué cette grande nouvelle aux frères Neisser, ils résolurent de tout quitter pour suivre ce serviteur de Dieu là où une retraite leur était ouverte, car, dirent-ils, cela vient du Seigneur. Deux d’entre eux, Augustin et Jacques, résolurent de partir le mercredi suivant, trois jours après que Christian David était venu les trouver. Les autres frères Neisser ne furent pas aussi vite prêts. Augustin et Jacques d’ailleurs, partant les premiers, devaient les avertir si Dieu bénissait leur entreprise, et alors ils les suivraient. Les deux émigrants laissaient tout, leur avoir, leur maison, leurs amis, leur vieille mère. Leur cœur était déchiré en voyant les larmes de celle-ci, mais ils prièrent ensemble, et Dieu calma sa douleur.

Mais au moment de partir, ils se souvinrent de la recommandation de leur oncle relativement à leur jeune cousin, Michel Jœschke, qui avait alors 18 ans. Jacques le fit venir ; il l’interrogea sur l’état de son âme, et le voyant dans une grande angoisse, il lui rappela son père et ses adieux et lui parla ouvertement de leur projet. « Le temps est venu », dit-il, « que je sorte d’ici pour sauver mon âme et celle des miens. Augustin et moi, nous sommes résolus à tout abandonner pour aller au lieu que Dieu nous a choisi. Si tu veux, fais-en autant ». Michel pâlit de joie, et plein de reconnaissance envers Dieu, il s’écria : « Certainement j’irai avec vous ! Il y a longtemps que je désirais une telle chose, mais je ne savais comment l’exécuter ». N’est-ce pas une chose touchante de voir ce jeune chrétien abandonner tout pour aller en un lieu où il pourrait servir Dieu ? Alors Jacques lui dit : « Ne dis rien à personne ; fais demain tes affaires comme de coutume, et après le travail de la journée, mets tout de suite tes meilleurs habits, prends avec toi une ou deux chemises, et viens chez moi vers dix heures du soir ».

Michel bénit Dieu et se trouva à l’heure dite au rendez-vous. Ce fut donc le mercredi après la Pentecôte de l’année 1722, à dix heures du soir, que la petite troupe de pèlerins se mit en route, quittant tout, mais pleine de courage et de confiance en Dieu. Elle se composait des deux frères Augustin et Jacques Neisser, leurs femmes et quatre enfants, un garçon de six ans, une fillette de trois ans, et deux jumeaux de deux mois. Il y avait de plus Michel Jœschke et Marthe Neisser, nièce d’Augustin, et Christian David qui les guidait. Ils s’en allaient ainsi, bien pauvres et bien chétifs selon le monde, mais précieux au Seigneur qui étendait sur eux sa protection puissante.

Toute la nuit ils marchèrent par des sentiers de traverse pour éviter la grande route, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à la frontière de la Silésie. Ils parvinrent ainsi à Niederwiese, ville située dans cette contrée, et là, le pasteur les reçut cordialement. Il se jeta immédiatement à genoux et implora sur eux la bénédiction de Dieu. Le jeune Michel Jœschke resta provisoirement auprès de lui, et les autres poursuivirent leur chemin jusqu’à Gœrlitz où le pasteur Schœffer les accueillit avec affection et les hébergea durant huit jours. De là on les adressa à Bertholdsdorf à un nommé Heitz, intendant du comte de Zinzendorf, homme actif et de grande piété. Le pasteur de l’endroit, Rothe, qui était aussi un chrétien dévoué, lui avait recommandé les émigrants dans une lettre où il disait : « Voici deux de nos frères en la foi qui fuient l’oppression de la Moravie… Je vous prie de soulager ces pauvres étrangers qui ont abandonné, comme Abraham, leur patrie et leur parenté… eux qui ont tout laissé pour le nom de Jésus, et qui ne demandent que le strict nécessaire pour leur nourriture, etc ». Ainsi le Seigneur faisait trouver à ces fidèles témoins des cœurs pleins de sympathie, qui mettaient en pratique la recommandation de l’apôtre : « Que l’amour fraternel demeure » (Hébreux 13:1).

Ils trouvèrent cette même affection fraternelle chez Heitz. Il accueillit les émigrants et les logea provisoirement dans une vieille ferme, depuis longtemps inhabitée. Puis il chercha un endroit où il pourrait les établir. « J’étais tout seul », écrivait-il au comte, « et j’élevai mon cœur à Dieu pour lui exposer la misère et les désirs de ces bonnes gens, et je Lui demandai aussi de ne nous laisser rien faire qui fût contraire à sa volonté. Mais je me sentis la liberté de dire au Seigneur : C’est ici que je bâtirai en ton nom la première maison à ton honneur ».

C’était une pauvre hospitalité qu’on accordait là aux étrangers. L’endroit était sauvage, couvert de buissons et marécageux. Aussi la femme d’Augustin Neisser s’écria-t-elle. « Où trouverons-nous du pain dans ce désert ? ». À quoi un nommé Marche, qui se trouvait là, précepteur des petites-filles de la comtesse de Gersdorf, grand-mère du comte, répondit d’un ton solennel : « Si vous croyez, vous verrez sur cette place la gloire de Dieu ».

Christian David, acceptant l’hospitalité offerte aux Neisser, prit sa hache et, l’enfonçant dans un arbre, dit : C’est ici que le passereau a trouvé sa maison et l’hirondelle son nid. « Tes autels, ô Éternel des armées ! » (Psaume 84:3). Tel fut l’humble commencement de ces communautés que l’on appela la nouvelle église morave, et qui subsistent de nos jours.

On se mit à l’œuvre pour construire, et quelques mois plus tard la maison étant achevée, les Neisser et peu après Christian David vinrent y habiter. L’excellent Heitz avait voulu dresser lui-même le premier poteau et planter le premier clou du nouveau bâtiment, et tous les jours il était venu encourager les ouvriers. Il voulut aussi faire la dédicace de cette première maison si chétive. Il fit un discours sur le 21° chapitre de l’Apocalypse, parla de la magnificence de la nouvelle Jérusalem, de la sainteté et du bonheur de ses habitants, fit une application à la maison qui venait de se construire, et termina par une fervente prière. On chanta un cantique et l’on se sépara plein de joie. L’endroit fut plus tard, en 1724, nommé Herrnhut, ce qui veut dire : « Garde de Dieu ».

Zinzendorf s’était peu occupé de l’établissement de ses nouveaux hôtes, mais, à l’occasion de l’installation du pasteur Rothe à Bertholdsdorf, il s’adressa à eux en ces termes : « Vous, bien-aimés étrangers et voyageurs que le Dieu éternel a conduits ici, heureux êtes-vous d’avoir cru, car toutes les promesses de Dieu s’accompliront pour vous. Devancez les autres habitants dans la foi et les œuvres vivantes qu’elle produit, y mettant tous vos soins dans l’amour. Soyez un sel parmi mon peuple ; le sel est une bonne chose.

« Et vous, mes chers sujets, ne vous laissez pas devancer par ces étrangers, afin qu’ils ne profitent pas seuls de la nourriture qui vous est préparée. Venez, allons tous au Sauveur. — Il donnera à son peuple la force et des bénédictions de paix ».

Combien ces pauvres réfugiés devaient jouir de l’amour fraternel qu’ils rencontraient et la liberté où ils se trouvaient, en pensant à la dure oppression qui avait pesé sur eux. Ils avaient tout quitté, leurs biens, leurs parents, leurs amis, et voilà que la parole de Jésus s’accomplissait à leur égard : ils trouvaient déjà en ce temps-ci beaucoup plus que ce qu’ils avaient laissé, en attendant, dans le siècle à venir, la vie éternelle (Luc 18:29-30). Zinzendorf n’avait pas encore vu l’installation des réfugiés. Comme nouvellement marié, il se rendait chez lui avec sa jeune femme et qu’il traversait la forêt, il aperçut une maison qu’il ne connaissait pas. On lui dit que c’était celle des réfugiés de Moravie. Il y entra, leur souhaita la bienvenue de la manière la plus affectueuse, se mit à genoux avec eux, et demanda au Seigneur de bénir cet endroit et d’avoir toujours les yeux sur lui.

Au commencement de 1723, Christian David se rendit de nouveau en Moravie auprès des trois autres frères Neisser. Ceux-ci avaient été appelés à rendre compte de l’évasion de leurs deux frères, car on ne permettait pas aux malheureux qui voulaient rester fidèles de quitter le pays : autre trait commun avec les protestants de France qui ne réussissaient à émigrer qu’avec la plus grande peine et exposés à beaucoup de périls. Les frères Neisser, ne voulant pas donner les renseignements qu’on leur demandait, furent jetés en prison. Dès qu’ils en furent sortis, ils prièrent les autorités du pays, qui étaient des jésuites, de leur donner la permission de quitter la contrée. On leur répondit par la menace de les remettre en prison. Ils se décidèrent alors à partir sans autorisation en laissant tout leur avoir. C’est à ce moment que Christian David arriva chez eux, et peu de mois après, en été, ils partirent avec leurs familles, au nombre de dix-huit personnes. À travers bien des dangers ils arrivèrent heureusement auprès de ceux qui les avaient précédés. Le bon intendant Heitz obtint pour eux la permission de bâtir une maison à côté de celle de leurs frères, et ils s’établirent là, gagnant avec beaucoup de peine, en travaillant de leurs mains, de quoi vivre, mais toujours remplis de courage et de foi.

Le Seigneur veillait aux besoins spirituels de la petite colonie. Le baron de Watteville, d’une famille noble de Berne, ami de Zinzendorf, avait passé par de terribles combats d’âme. Des doutes sur toutes choses le tourmentaient et l’avaient jeté dans un profond découragement. Il suppliait Dieu de se révéler à lui, et de lui donner une certitude entière et vivante de son existence. Zinzendorf chez qui il se trouvait, s’efforçait de le soutenir par ses prières et ses exhortations. Enfin cette parole : « Dieu est amour », le saisit et le toucha si puissamment qu’il tomba sur sa face devant Dieu et resta plusieurs heures dans cette attitude, répétant sans cesse ces précieuses paroles qui le firent passer des ténèbres à la lumière. Il fut un zélé et dévoué collaborateur de Zinzendorf dans l’œuvre que Dieu donna à celui-ci d’accomplir. Il avait un grand amour pour les chrétiens pauvres et vint occuper une petite chambre dans la première maison de Herrnhut, ce qui causa une grande joie aux réfugiés. Ce fut pour eux un temps de bénédiction, car ils étaient soutenus chaque jour par les exhortations chrétiennes de ce frère. Ils appréciaient d’autant plus sa présence auprès d’eux que le pasteur demeurait loin. D’ailleurs tous les premiers réfugiés de Moravie se réunissaient aux assemblées tenues chez Heitz. Là les vérités du salut étaient exposées avec suite et clarté. On y comparait l’Écriture avec l’Écriture ; tous ceux qui savaient lire y apportaient leur Bible, et chacun pouvait faire ses remarques en toute liberté. Cela fut très utile aux réfugiés.

Vers la fin de la même année 1723, Christian David retourna en Moravie et se rendit à Zauchtenthal où eut lieu, et dans les environs, un réveil remarquable. Il arriva chez David Schneider, petit-fils du vieux et fidèle Schneider dont nous avons parlé. Il y avait là encore un peu de vie. Quelques hommes, avides de la vérité, se réunirent auprès de lui, et il leur présenta les vérités divines avec cette vivacité et cette fraîcheur qu’ils ne connaissaient plus.

De là il se rendit à Kunewald, village voisin où il prêcha à une nombreuse assemblée sur les béatitudes (Matthieu 5:1-12). Son discours produisit un effet extraordinaire. Un réveil merveilleux s’ensuivit à Zauchtenthal et à Kunewald. On se transmettait de l’un à l’autre la bonne nouvelle du salut. On s’entretenait dans les maisons, dans les rues, sur les routes. Il n’y avait que peu de familles qui ne fussent pas saisies par la puissance de la grâce. À Kunewald, un jeune homme de vingt ans, Melchior Nitschmann, commença à tenir des réunions ; un autre, nommé David Nitschmann, jeune tisserand de dix-huit ans, et d’autres avec lui, parcouraient le pays, rendant témoignage de l’œuvre de Dieu dans leurs cœurs, et conjurant les pécheurs de se rendre à l’amour de Jésus. On se réunissait dans les maisons pour chanter des cantiques et lire l’Écriture ; jour et nuit on était ainsi occupé. Les bergers chantaient des cantiques en gardant leurs troupeaux ; les valets et les servantes, au milieu de leurs travaux, ne s’entretenaient que du salut en Jésus. Dans tous les villages environnants, on n’entendait plus de musique profane ; les établissements où l’on jouait et dansait, étaient abandonnés. Même les jeunes enfants adressaient des prières à « l’Amour éternel », c’est ainsi qu’ils nommaient Dieu, et conjuraient souvent leurs parents de venir à Jésus, l’ami des pécheurs. Une jeune fille de douze ans mourut avec une si vive assurance de la grâce de Dieu, avec un si complet renoncement au monde et un avant-goût si puissant de la gloire à venir, que son témoignage produisit sur plusieurs une impression particulièrement profonde.

Mais comme toujours l’ennemi veillait, et la persécution ne tarda pas à sévir, telle qu’en 1724, les autorités parlaient de rien moins que de détruire tout le village de Zauchtenthal. Les magistrats et les prêtres avaient d’abord essayé d’étouffer le mouvement par des défenses et des menaces, mais en vain. Ceux qui avaient cru et qui étaient sauvés continuaient d’annoncer les vertus de Jésus, et magnifiaient Dieu d’avoir fait venir de tels jours où la foi de leurs pères était ranimée. Alors on passa aux voies de fait, et ce fut comme un crible pour distinguer ceux qui n’avaient point de racine de ceux qui étaient établis sur un fondement solide. On jeta en prison, non seulement ceux qui avaient tenu des assemblées, mais aussi ceux qui y avaient assisté, et comme les prisons regorgèrent bientôt de monde, on jeta les frères dans des écuries et des trous infects où plusieurs furent près de succomber. D’autres furent enfermés dans des caves à moitié remplies d’eau, où on les tint jusqu’à ce qu’ils fussent près de mourir de froid. Il y en eut qu’on plaça, au cœur de l’hiver, au haut des tours pour les forcer, par la souffrance d’un froid excessif, à déclarer ceux qui possédaient des livres hérétiques, à dire combien de fois le « Buschprediger » (*), c’est-à-dire Christian David, avait été chez eux, et quels étaient ceux qui s’y étaient rencontrés. Quelques-uns des fidèles furent condamnés aux travaux forcés pour plusieurs années, d’autres furent emprisonnés jusqu’à la fin de leurs jours, et plusieurs, surtout les Nitschmann et les Schneider, durent payer des amendes exorbitantes qui les ruinèrent. Un des Nitschmann vit raser sa maison pour avoir logé un protestant.


(*) « Le prédicateur des buissons », nom donné à Christian David, et qui veut dire sans doute prédicateur itinérant.

Ces persécutions devinrent l’occasion de nouvelles émigrations. Dieu y montra sa bonne main en rendant possible, d’une manière ou d’une autre, l’évasion de plusieurs qu’on avait jetés en prison. Les prêtres et les magistrats cherchaient à empêcher les émigrations en conseillant perfidement aux frères de jurer fidélité à l’Église de Rome, et leur insinuant qu’après cela ils pourraient croire ce qu’ils voudraient. Mais les fidèles préféraient tout abandonner plutôt que d’agir contre leur conscience. Une fois qu’ils avaient réussi à quitter le pays, ils se rendaient à Herrnhut, auprès de leurs frères.

Nous citerons encore un exemple intéressant d’une de ces émigrations. David Nitschmann était particulièrement lié avec quatre autres jeunes gens, comme lui pleins de zèle pour la vérité. Tous appartenaient aux familles les plus aisées de la localité. Le père de l’un d’eux était justicier de Zauchtenthal et ennemi déclaré des frères. Ces jeunes gens fortement unis entre eux par le lien d’une même foi pour laquelle ils voulaient combattre, parcouraient sans cesse la contrée en annonçant l’Évangile, prêts à tout souffrir pour le Seigneur. Mais ayant vu qu’ils ne pourraient à la longue soutenir la fureur de leurs ennemis et conserver la liberté de servir Dieu selon leur conscience, ils résolurent de quitter le pays. Le lendemain de Pâques 1724, il y avait eu une assemblée où le substitut du bailli était entré furieux et s’était emparé des livres, Bibles et cantiques. Peu après les cinq jeunes gens furent cités à paraître devant les autorités. Le juge, qui était comme nous l’avons dit, le père de l’un d’eux, leur défendit, sous des peines sévères, de continuer leurs assemblées, et leur conseilla d’aller plutôt s’amuser au cabaret. « Et ne vous imaginez pas », déclara-t-il en outre, « d’émigrer, car les magistrats ont le bras long et sauront bien vite vous atteindre ».

Le résultat de cette admonestation fut qu’immédiatement les jeunes gens prirent la résolution de s’expatrier sans tarder. Ils exécutèrent leur projet le lendemain soir, et partirent sans rien emporter et sans savoir où ils iraient. Arrivés hors du village, ils se mirent à genoux dans une prairie, prièrent pour leur village et la contrée qu’ils laissaient, et se recommandèrent, eux et les frères qu’ils quittaient, à la garde et à la protection de Dieu. Puis ils entonnèrent le cantique que chantaient cent ans auparavant leurs pères chassés aussi de leur pays :


Heureux le jour où, quittant ma patrie,

Je vais chercher la misère et l’exil !

Mon Rédempteur, en qui je me confie,

Me gardera même au sein du péril.


Afin d’éviter les poursuites, ils prirent des chemins de traverse dans la montagne. Arrivés près de Neisse, en Silésie, ils délibérèrent afin de savoir s’ils se rendraient près de leurs frères à Lissa, en Pologne, ou en Saxe. Ils résolurent d’aller dans cette dernière contrée, pour saluer Christian David, l’instrument de leur réveil. Dieu les conduisait.

Mais chemin faisant, ils eurent l’occasion d’être désillusionnés quant à l’idée qu’ils s’étaient faite de l’Église protestante. Partout où ils passaient, ils cherchaient des enfants de Dieu, mais quand ils s’informaient pour en trouver, on les traitait de piétistes, et on les menaçait de les livrer à leur gouvernement. À Schweidnitz, ils furent scandalisés en voyant la pompe du culte luthérien ; mais enfin ils trouvèrent des frères en Christ. Un homme pieux les conduisit à Niederwiese chez le pasteur Schwedler, un homme de Dieu, lequel, ayant appris qui ils étaient, les reçut avec beaucoup d’amour. Il se jeta à genoux avec eux et pria. Les cinq jeunes gens sentant son affection, s’attachèrent aussitôt à lui. Après la prière, il leur dit : « Mes enfants, savez-vous bien de qui vous êtes les descendants ? » et il leur raconta, les larmes aux yeux, l’histoire de Wiclef, de Huss, de Jérôme de Prague et de Coménius. Puis il ajouta : « C’est de ces martyrs, c’est de leur sang précieux que vous êtes sortis. Le Seigneur a exaucé les prières qu’ils Lui adressaient pour leurs descendants. Le Dieu qui a promis de bénir jusqu’en mille générations, et qui vous a tirés maintenant de l’esclavage, vous gardera jusqu’à ce qu’il vienne rassembler toutes ses brebis dans son céleste bercail ».

Touchés de cet accueil cordial, les cinq jeunes frères prirent congé de ce fidèle serviteur de Christ, et, sur son conseil, se dirigèrent vers Herrnhut, munis d’une lettre de recommandation qu’il leur donna pour le pasteur Rothe, à Bertholdsdorf. Celui-ci, les ayant examinés, reconnut que c’étaient des jeunes hommes qui avaient quitté leurs biens et leur position dans le monde pour Christ, et, avec une grande joie, il leur parla sur ce qui est dit de Moïse lequel, « devenu grand, refusa d’être appelé fils de la fille du Pharaon, choisissant plutôt d’être dans l’affliction avec le peuple de Dieu, que de jouir pour un temps des délices du péché, estimant l’opprobre de Christ un plus grand trésor que les richesses de l’Égypte » (Hébreux 11:24-26) ; et il leur fit l’application de ces paroles. Puis il les fit conduire à Herrnhut. Ils eurent la conviction que c’était bien là que Dieu avait voulu les amener, et, en effet, il les employa dans son œuvre. Les frères Neisser furent heureux de les accueillir, et bien que tous fussent dans la pauvreté, ils étaient satisfaits et jouissaient de la paix du Sauveur.

Cependant la persécution ne cessait de sévir en Moravie. Comme on exigeait toujours plus rigoureusement des frères qu’ils fissent serment de renoncer à leur foi, de rester dans le pays et de se soumettre à l’Église romaine, et que l’on mettait en prison ceux qui refusaient ou qui se réunissaient, les fidèles s’occupaient tous des moyens de fuir cette oppression. Ce fut encore une pierre de touche pour éprouver la foi. Ceux qui quittaient le pays uniquement par motif de conscience, abandonnant tout, parents, amis et biens, échappèrent en général heureusement, et il y en eut plusieurs qui s’évadèrent de leurs prisons d’une manière que l’on peut appeler miraculeuse. D’autres qui ne purent s’en aller sur le moment, trouvèrent plus tard le moyen de rejoindre les leurs, en dépit de toute la surveillance de leurs ennemis. Ceux, au contraire, qui, manquant de foi et craignant d’être exposés à la pauvreté, vendaient leurs biens en secret et voulaient emporter de l’argent ou partir avec leurs bagages, furent souvent trahis ou arrêtés en route, ou bien dépouillés et maltraités par des voleurs.

C’est ainsi que Herrnhut s’agrandissait et se peuplait tous les jours. Mais on n’y recevait pas de nouveaux hôtes à la légère. On examinait avec soin les motifs qui amenaient les émigrants. Si ce n’était pas la foi seule, on fournissait à l’étranger une somme d’argent suffisante pour son retour chez lui, avec une lettre de recommandation aux autorités de le bien recevoir. Zinzendorf défendit même aux habitants de Herrnhut de retourner en Moravie pour engager d’autres à quitter le pays. Malgré cela, plusieurs frères échappèrent pour aller tirer de l’esclavage quelques-uns de leurs amis. Quant à Christian David, il ne cessa pas d’exciter le grand mouvement d’émigration, au milieu des dangers très grands qu’il courut. L’émigration continua ainsi durant une dizaine d’années, et amena de Moravie à Herrnhut quelques centaines de chrétiens, dont plusieurs descendaient réellement des anciens frères. On veillait d’ailleurs à ne recevoir autant que possible que des réchappés de la persécution.

Nous nous arrêterons ici. Nous n’avons pas à décrire l’organisation de la communauté de Herrnhut et de celles qui, sur son modèle, se formèrent en différents endroits, et dont l’ensemble constitua la nouvelle Église morave. Nous ne dirons rien de la forme et des cérémonies de leur culte. Nous signalerons seulement leur attachement à Christ comme Agneau de Dieu et Victime offerte pour le salut des pécheurs, ils insistaient aussi sur la rédemption par la foi sans les œuvres, mais manifestée par une vie sainte qui doit en être la conséquence. Rappelons aussi leur zèle, dès le début, pour l’évangélisation des nations païennes, sujet qui tenait fort à cœur au comte Zinzendorf. Plusieurs des frères sortis de l’oppression de Moravie allèrent au loin, dans les Antilles et autre part, prêcher l’Évangile aux pauvres esclaves noirs. Ils partaient à leurs risques et périls, cherchant à gagner leur vie par le travail, tout en annonçant la bonne nouvelle. Plusieurs y laissèrent leur vie. D’autres missionnaires allèrent dans les contrées du Grœnland, et de nos jours encore les missions moraves y sont nombreuses. Mais notre but a été essentiellement de montrer que l’œuvre de Huss ne fut pas perdue, et de faire voir la constance des témoins de la vérité en dépit de l’oppression, et la fidélité de Dieu qui les a soutenus à travers toutes les épreuves et a maintenu ainsi la lumière de la vérité. Ajoutons encore que l’action des frères moraves a préparé dans les pays de langue française, le réveil qui eut lieu au commencement du dix neuvième siècle.


Nos lecteurs nous sauront gré de leur donner les notes suivantes d’un sermon de Christian David, recueillies par le grand évangéliste Wesley, lors d’une visite qu’il fit aux établissements de Herrnhut en 1738.

« La parole de réconciliation que les apôtres prêchaient », disait le charpentier Christian David, s’adressant, en habits de travail, à ses auditeurs, « est que nous sommes réconciliés à Dieu, non par nos œuvres, ni par notre propre justice, mais uniquement et pleinement par le sang de Christ. Mais quelqu’un dira : « Ne dois-je pas m’affliger et être contrit à cause de mes péchés avant d’espérer que je puisse être réconcilié avec Dieu ? ». Oui, il est bon et légitime que vous ayez un cœur brisé et contrit. Mais remarquez que cela n’est pas votre œuvre, mais celle du Saint Esprit. De plus, ce n’est pas le fondement de la réconciliation. Ce n’est point par là que vous êtes justifiés ; ce n’est pas la justice, ni une partie de la justice par laquelle vous êtes réconciliés avec Dieu. La rémission de vos péchés n’est due en tout, ni en partie, à cette cause. Votre humiliation et votre contrition n’y sont pour rien. Au contraire, c’est un obstacle à votre justification, c’est-à-dire que si vous vous fondez en quoi que ce soit sur vos sentiments, si vous pensez : il faut que je sois contrit jusqu’à tel ou tel point, je dois m’affliger davantage avant de pouvoir être justifié, — vous posez votre contrition, votre douleur, votre humiliation, comme fondement ou au moins comme une partie de votre justification, et par conséquent c’est un obstacle à ce que vous soyez justifiés, un obstacle qui doit être enlevé. Le vrai fondement n’est donc ni votre contrition, ni votre propre justice, ni quoi que ce soit qui vienne de vous, ni non plus de ce que le Saint Esprit opère en vous. Le fondement de votre justification est une chose en dehors de vous, et c’est le sang de Christ. Car voici ce que dit la Parole : « À celui qui ne fait pas des œuvres, mais qui croit en celui qui justifie l’impie, sa foi lui est comptée à justice » (*). Ne voyez-vous pas, par ces paroles, que le fondement n’est rien de ce qui se trouve en nous ? Il n’y a aucune relation entre Dieu et l’impie ; ils sont totalement séparés l’un de l’autre ; ils n’ont rien de commun. Il n’y a donc, dans les impies, rien pour les rapprocher de Dieu et les unir à Lui. Que trouvons-nous en effet en eux ? Des œuvres, de la justice, de la repentance ? Non, de l’impiété seulement.

(*) Romains 4:5.

Cela étant ainsi, allez droit à Christ, avec toute votre impiété. Dites-lui : « Ô Toi, dont les yeux sont comme une flamme de feu, sondant mon cœur, tu vois que je suis un impie. C’est pourquoi amène moi à Celui qui justifie l’impie ; que ce soit ton sang qui me sauve, car en moi il n’y a rien qu’impiété ». C’est là ce que les sages et les savants de ce monde manquent à comprendre. Pour eux c’est une folie. Le péché est l’unique chose qui sépare l’homme et Dieu ; le péché est aussi le seul argument, l’unique raison que le pécheur puisse présenter pour que l’Agneau de Dieu ait compassion de lui, et qu’en vertu de son sang, il l’amène auprès du Père. Voilà le fondement qui ne peut être ébranlé. Par la foi, nous sommes établis sur ce fondement, et cette foi aussi est le don de Dieu ».

Telle était la doctrine prêchée à Herrnhut ; celle qui met de côté l’homme et ses œuvres, pour que le pécheur trouve tout en Christ et par Christ.
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Message  Arlitto Sam 11 Juin 2016, 20:59

La Réforme dans les pays de langue Allemande


 Martin Luther


Préparation à la lutte

Il existe peu de récits aussi captivants que ceux qui constituent la plupart des biographies de Martin Luther ; il en est peu où il soit plus malaisé de séparer l’exacte vérité d’avec ce qui y a été ajouté par l’imagination ou par le désir d’insérer la note pittoresque dans un exposé rendu austère par la nature même du sujet, et complexe à cause de la psychologie très spéciale du grand réformateur. La plupart des biographes ont trouvé commode de puiser dans les Tischreden (Propos de table), recueillis par les admirateurs de Luther après sa mort. Celui-ci avait l’habitude, surtout les dernières années de sa vie, de tenir table ouverte, au grand désespoir de sa femme, la parcimonieuse Catherine de Bora. Grand causeur, il prenait plaisir à diriger la conversation, qu’il agrémentait volontiers en contant des souvenirs personnels, empruntés essentiellement à ses années de jeunesse. Sans y mettre la moindre prétention historique, il se laissait aller, en toute sincérité, à enjoliver les anecdotes, y introduisant des détails romanesques ou passionnés, propres à captiver ses commensaux. Ceux-ci les écoutaient avec ferveur, les notaient en les embellissant à leur tour, et finirent par les collectionner dans un recueil qu’on serait porté à considérer comme authentique, mais qui s’est mué en une sorte de biographie romancée. Dans ce qui va suivre on se bornera à ce qui paraît historiquement exact et à expliquer, par des faits, la remarquable évolution de cet homme, sorti des profondes ténèbres de l’erreur pour devenir non seulement un monument de la grâce de Dieu, mais aussi, dans sa main, un instrument puissant en vue de l’anéantissement des doctrines les plus fausses, accumulées au cours des siècles.

Né à Eisleben en Saxe le 10 novembre 1483, dans une famille de mineurs qui se fixa plus tard à Mansfeld, Martin Luther vécut, semble-t-il, une enfance assez dure. Son père dut arriver pourtant à une certaine aisance, puisque, ayant remarqué les brillantes qualités intellectuelles de son fils, il put l’envoyer, quand il eut quatorze ans, à Magdebourg, afin d’y parfaire ses études. Il les poursuivit à l’université d’Erfurt, dans la faculté de droit, où il trouva une bibliothèque bien fournie ; mais il avait vingt ans déjà quand il mit la main sur la Bible, qu’il n’avait jamais vue. Il la parcourut avec curiosité, avec intérêt même, mais sans, pour l’instant, en assimiler le contenu ; elle parlait à son intelligence, non à son cœur. Petit à petit cependant, il mit plus de sérieux à sa lecture, si bien que, dès le jour où il coiffa le bonnet de docteur, il se demanda s’il avait raison d’embrasser la carrière juridique, selon le vœu de sa famille, puisqu’elle ne lui permettrait pas de concentrer toutes ses pensées uniquement sur les choses de Dieu. En proie à ces scrupules, profondément tourmenté dans son âme par le sentiment de ses péchés, il résolut brusquement d’entrer dans un couvent d’Augustins, où, espérait-il, il rencontrerait la réponse à toutes les questions qui se posaient à lui, cela malgré l’opposition de son père qui lui rappela que, selon l’Écriture Sainte elle-même, les enfants doivent obéissance à leurs parents. Dans la décision de Luther il y eut une direction providentielle : à côté de l’étude des œuvres du patron de l’ordre, dont on connaît la piété éclairée, on recommandait aux moines la lecture de l’Écriture Sainte.

Le jeune homme croyait trouver au couvent l’exemple d’une vie sainte et cette paix de l’âme qu’il recherchait avec tant de zèle. Mais, au lieu de mœurs pures, il eut sous les yeux le spectacle de désordres de toute espèce. L’ardeur de son tempérament le porta à s’appliquer à la lettre, à exagérer même les duretés du régime imposé aux novices. Harcelé par la crainte d’avoir à paraître devant Dieu, alors qu’il s’en savait incapable par lui-même à cause de son état de péché, il se serait volontiers écrié comme l’apôtre : « Misérable homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? » (Rom. 7:24). Il avait cependant la ferme conviction que ces mortifications constitueraient un grand mérite aux yeux de Dieu et que ce serait autant de gagné par lui pour le ciel. Mais cela ne comblait pas l’abîme ouvert dans son cœur. Il en fit plus tard l’aveu en ces termes : « J’ai été moine pendant près de vingt ans. Je me suis tourmenté de toutes manières. J’ai prié, j’ai jeûné, j’ai veillé, j’ai souffert le froid jusqu’à me faire mourir. Et dans toutes ces choses, que cherchais-je, si ce n’est Dieu qui devait regarder à l’austérité de ma vie et à ma fidélité à observer les règles de mon ordre ? Ainsi je vivais dans l’idolâtrie, abusé par des rêveries humaines. Car je ne croyais pas en Christ, je le craignais comme un juge sombre et terrible. Aussi je me mis en quête d’autres intercesseurs : c’était Marie, c’étaient les saints, c’étaient mes bonnes œuvres et les mérites de l’ordre… Je me croyais irrévocablement perdu chaque fois qu’il s’élevait dans mon âme un désir impur, un mouvement de colère ou de haine… Il n’y avait rien que je ne fisse pour me délivrer de mes angoisses ; je me confessais tous les jours, mais les mêmes tentations se reproduisaient sans cesse ». Pour comble de maux, les supérieurs du couvent lui enlevèrent sa Bible et lui recommandèrent la lecture de certains docteurs qui, bien loin de remplacer le Livre de Dieu, ne firent qu’accroître ses perplexités et ses angoisses.

C’est pourtant dans ce couvent même, au sein de cette organisation où tout semblait l’éloigner de la vérité, que le Seigneur lui ouvrit les yeux. Staupitz, vicaire-général de l’ordre des Augustins, frappé de l’air défait de son jeune subordonné, dont il connaissait par ailleurs les mérites remarquables et la piété sincère, lui dit un jour : « Pourquoi, mon frère, t’affliger de ces spéculations et de ces pensées trop hautes ? Regarde au côté percé du Seigneur Jésus sur la croix, au sang qu’il a répandu pour toi ; c’est là que tu rencontreras la miséricorde de Dieu. Au lieu de te tourmenter à la pensée des fautes que tu as commises, jette-toi dans les bras du Rédempteur. Mets ta confiance en lui, en sa justice, en son sacrifice expiatoire, consommé par sa mort à la croix. Ne le fuis pas ! Dieu n’est pas contre toi ; c’est toi qui t’éloignes de lui. Prête l’oreille au Fils de Dieu. Il descendit ici-bas sous la forme d’un homme, afin de t’assurer de la faveur divine. Il te dit : « Mes brebis écoutent ma voix, et moi je les connais,… et personne ne les ravira de ma main » (Jean 10:27-28). Et le pieux vicaire ajoutait : « Mon ami, j’ai juré plus d’une fois au Dieu saint de vivre pieusement, mais je n’ai pu tenir mes serments. Aujourd’hui je suis décidé à ne plus faire une promesse semblable, car je sais que je ne la tiendrai pas. Si Dieu refuse de me faire grâce pour l’amour de Jésus Christ, je ne pourrai subsister devant lui ; malgré mes bonnes œuvres, je périrai. Regarde au sang que Jésus a versé pour toi : c’est là que tu trouveras la grâce de Dieu. Au lieu de te martyriser pour expier tes péchés, confie-toi en lui, accepte pour toi-même le sacrifice qu’il a accompli sur la croix ».

Mais Luther persistait à chercher en lui-même la base de la repentance qu’il savait nécessaire à son salut et répondait aux arguments de son bienveillant interlocuteur, ainsi que le font tant de personnes timides : « Comment puis-je croire à la faveur de Dieu aussi longtemps que je ne suis pas vraiment converti ? Un changement doit s’opérer en moi avant qu’il puisse me recevoir ». Staupitz montra à Luther que le Seigneur, loin de l’avoir abandonné, le faisait passer par ce chemin de souffrances morales pour se révéler à lui comme un bon et tendre Père qui ne veut pas la mort du pécheur, mais sa conversion et sa vie.

D’autre part, un moine âgé lui rendit visite dans sa cellule et, alors que Luther lui parlait de ses doutes, de ses craintes, son confrère lui fit remarquer que la Confession des péchés, si souvent répétée dans les offices, contient cette phrase : « Je crois à la rémission des péchés ». Luther l’avait articulée bien des fois, mais sans jamais se l’appliquer à lui-même. Soudain la lumière se fit dans son cœur et il s’écria : « J’y crois ! » Là-dessus le vieillard répondit : « Dans ce cas, mon frère, rappelle-toi que, selon la voix divine, tes propres péchés sont pardonnés si tu mets ta confiance dans le sacrifice de Christ ».

Le noviciat terminé, Luther reçut la prêtrise. Mais sa haute culture théologique et philosophique, ses dons intellectuels extraordinaires, son éloquence attirèrent l’attention sur lui. Il n’avait pas vingt cinq ans quand l’université de Wittemberg l’appela à occuper la chaire de professeur de philosophie. Il n’en continuait pas moins à se rattacher à l’ordre des Augustins et habitait toujours le couvent. Une partie de son enseignement consistait à commenter les Saintes Écritures et c’est ainsi qu’il donna un cours sur les Psaumes, puis entama une étude sur l’épître aux Romains. Or, un jour que, dans l’isolement de sa cellule, il méditait sur la leçon qu’il allait donner, ses yeux tombèrent sur sa Bible, ouverte devant lui, et il y lut ces mots de Rom. 1:17 « Le juste vivra de foi » (citation de Hab. 2:4). Son âme en fut illuminée : il existe donc pour le juste une vie différente de celle que possède le reste des hommes ; cette vie est produite par la foi, reconnaissance par le pécheur de la justice de Dieu, mais aussi du moyen donné par Dieu pour que ce juste puisse se tenir devant lui sans conscience de péché.

L’enseignement de Luther en fut transformé. Jusque-là on avait admiré en lui le professeur éloquent, le savant. Mais maintenant c’est un chrétien que les étudiants avaient devant eux, un chrétien éprouvé par la révélation qu’il avait reçue des vérités fondamentales du christianisme et dont toute la science dérivait dorénavant de la Bible, tandis que, jusque-là, c’est la scolastique desséchante qui en faisait les frais. Ce trésor, il le tirait du tréfonds de son cœur.

Ayant obtenu le grade de licencié en théologie, il dut prêter entre autres le serment suivant : « Je jure de défendre de toutes mes forces la vérité de l’Évangile ». Cette promesse, il la tint toute sa vie durant, non certes dans l’esprit de ceux qui la lui avaient imposée, mais selon la volonté de Dieu. Son enseignement reposait sur la Bible seule, de même que sa prédication. Il étudiait avec ferveur les Écritures, les annonçait en toute pureté et en défendait l’intégrité absolue contre l’opposition, d’où qu’elle vînt. Il rendit ainsi à la Parole de vérité la place dont l’avait privée l’Église romaine ; il en condamna, avec la dernière vigueur, l’adultération, « ce mal qui n’est que grossièrement matériel : on ne l’aperçoit même pas ; on ne s’en émeut point ; on n’en sent point l’effroi ». Ces paroles ont toute leur valeur aujourd’hui. Et voici encore en quels termes il recommandait plus tard la prédication de la Parole de Dieu : « Ce n’est pas nous qui devons travailler, mais c’est le Seigneur par sa Parole. Les cœurs des hommes sont dans sa main, « comme est l’argile dans la main du potier » (Jér. 18:6). Nous avons le droit de parler, mais non celui de contraindre. Prêchons ! Le reste appartient à Dieu. Que gagnerai-je, si je recours à la force ? Des grimaces, une belle apparence, des singeries, l’uniformité figée, l’hypocrisie. Mais il n’y aura ni sincérité, ni foi, ni amour. Tout manque lorsque ces qualités font défaut. Je ne donnerais pas un sou pour remporter une victoire pareille. Notre premier but doit être de gagner le cœur ; voilà pourquoi nous devons prêcher l’Évangile. Si nous le faisons, nous verrons que la Parole divine produit son effet un jour, puis le lendemain ; et ainsi, petit à petit, les auditeurs abandonneront leurs anciennes pratiques et apprendront à suivre le chemin du Seigneur. Dieu produit, par le moyen de sa Parole, des résultats infiniment plus grands que vous et moi et le monde entier, si nous concertions nos efforts. Dieu saisit le cœur ; voilà la vraie et seule victoire ».

Mais Luther savait aussi la nécessité d’étudier la Bible sous la direction du Saint Esprit et avec le secours du Seigneur. « Il ressort à l’évidence », écrit-il à un ami, « que nous ne saurions comprendre les Saintes Écritures par nos propres moyens ni par la puissance de notre intelligence. Notre devoir élémentaire est de commencer par la prière. Demandez instamment au Seigneur qu’il vous accorde, dans sa riche grâce, de bien saisir la portée de ce qu’il vous révèle. Nul autre ne peut interpréter la Parole divine, sinon celui qui en est l’auteur, selon qu’il est écrit : « Ils seront tous enseignés de Dieu » (Jean 6:45 ; cf. És. 54:13). N’espérez rien obtenir par vos études personnelles, livré à vous-même, ni par votre propre intelligence, si vaste soit-elle. Mettez votre confiance en Dieu et dans les directions de son Esprit. Croyez-en un homme qui a mis cette méthode à l’épreuve ».

Des différends ayant surgi entre l’ordre des Augustins et le Saint-Siège, Luther fut délégué à Rome dans le but de les aplanir. On a fortement exagéré l’influence de ce voyage sur son évolution spirituelle. Il ne manqua pas sans doute d’être douloureusement frappé, comme on l’est encore maintenant, du spectacle des pratiques purement païennes, des superstitions grossières qui s’y étalent dans toute leur laideur, sans compter tous les autres désordres dont la ville était le théâtre. On ne doit pas oublier qu’à ce moment-là Luther était encore catholique professant, mais que sa conversion avait déjà eu lieu. Ce qu’il retira de son séjour à Rome, c’est la conviction qu’une Réforme complète de l’Église était indispensable. Il y puisa aussi nombre d’expériences qui lui furent des plus utiles dans la suite.

C’était le moment où la vente des indulgences (*) se pratiquait en Allemagne. Luther ne pouvait que s’opposer de toute son énergie à un commerce pareillement néfaste, surtout parce qu’il battait en brèche la doctrine de la justification par la foi. Tetzel, qui dirigeait l’affaire, trouva chez le vaillant Augustin un adversaire acharné et redoutable. Mais la chose en elle-même n’était pas nouvelle. En 1482 déjà la Sorbonne passa condamnation sur la proposition suivante, qu’on lui avait soumise : « Toute âme est immédiatement délivrée du purgatoire dès l’instant qu’un membre de sa famille dépose dans le tronc une pièce d’argent en vue des réparations à effectuer à l’église de Saint-Pierre ». La Sorbonne voyait plus clair que les papes du 16° siècle. Mais, en Allemagne, le mal s’installait, pour ainsi dire, officiellement. À côté de l’hérésie abominable ainsi proclamée, le trafic des indulgences représentait un vrai danger public, en ce qu’il annulait les valeurs morales et consacrait positivement le crime : on vit tel individu en acheter une, fort coûteuse, il est vrai, pour se voir absous d’avance de l’assassinat de son père. Toute sécurité disparaissait ; la protection des lois n’était plus qu’une affirmation sans portée.


(*) Voir rubrique sur les pratiques de l’Église romaine.

Après avoir prêché, avec une rare éloquence, contre les indulgences, Luther résolut, selon l’habitude courante, de provoquer Tetzel à un débat public sur la question. Dans ce but il afficha à la porte de la cathédrale de Wittemberg 95 thèses qui résumaient l’enseignement de la Bible à ce sujet et, appuyées sur la même autorité, condamnaient impitoyablement l’odieux trafic (31 octobre 1517). En voici quelques-unes :

« 1. Quand notre Maître et Seigneur Jésus Christ dit : « Repentez-vous ! » il entend que la vie tout entière de ses fidèles serviteurs sur la terre soit marquée par un esprit continuel de repentance ».

« 6. Le pape ne peut absoudre d’aucune condamnation. Il ne peut que confirmer la rémission, accordée par Dieu lui-même. S’il agit autrement, la condamnation n’en déploie pas moins ses effets ».

« 21. Les commissaires des indulgences sont dans l’erreur lorsqu’ils affirment que l’homme est sauvé par l’indulgence pontificale et libéré de tout châtiment ».

« 36. Tout chrétien qui éprouve une vraie repentance à l’égard des péchés qu’il a commis en obtient la rémission, sans le secours des indulgences ».

« 43. Celui qui donne aux pauvres ou prête aux nécessiteux fait là une œuvre plus méritoire que celui qui achète une indulgence ».

« 46. Quiconque n’a pas de superflu est tenu d’employer ce qu’il a pour procurer le nécessaire aux siens, et il ne doit pas gaspiller ce qu’il possède pour acheter des indulgences ».

« 62. Le vrai trésor de l’Église, son bien le plus précieux, c’est l’Évangile de la gloire et de la grâce de Dieu ».

« 79. C’est un blasphème de dire que la croix aux armes pontificales a autant de puissance que la croix de Christ ».

Aucun champion catholique n’osa se présenter pour discuter les thèses, encore moins pour les réfuter. En revanche, elles se répandirent avec une rapidité extraordinaire. « Au bout de quinze jours », écrit un historien, « toute l’Allemagne les connaissait ; au bout d’un mois on les lisait dans toute la chrétienté, comme si les anges eux-mêmes en avaient été les porteurs. On a peine à se représenter l’agitation qu’elles suscitèrent ». On les traduisit en hollandais et en espagnol ; un voyageur, dit-on, les mit même en vente à Jérusalem. Les pèlerins, qui affluèrent à Wittemberg pour la Toussaint, contribuèrent pour une large part à cette extraordinaire diffusion.

L’archevêque de Mayence ayant donné la sanction ecclésiastique au trafic honteux des indulgences, Luther lui écrivit : « Nul ne saurait être sauvé par son évêque. C’est à peine si le juste est sauvé et le chemin qui conduit à la vérité est étroit. Pourquoi donc les vendeurs d’indulgences bercent-ils le peuple d’une sécurité charnelle ? Le devoir des évêques n’est-il pas de prêcher l’Évangile et de parler à leurs auditeurs de l’amour du Sauveur ? Jamais le Seigneur n’a enseigné qu’il fallait prêcher les indulgences ; il nous a enjoint d’annoncer l’Évangile seul. Combien donc c’est chose dangereuse et répréhensible de la part d’un évêque s’il autorise à masquer l’Évangile et à ne parler au peuple que d’indulgences qu’il faut acheter à prix d’argent ! Je supplie Votre Grandeur, au nom du Seigneur Jésus Christ, d’étudier à fond cette question et de donner les ordres nécessaires pour que le peuple apprenne la vérité. Si Votre Grandeur néglige ce devoir, elle sera un jour confondue par d’autres voix qui réfuteront catégoriquement ceux qui prêchent ces fausses doctrines ». L’archevêque ne daigna pas répondre à cette adjuration solennelle.

Le Seigneur protégeait de façon remarquable son fidèle témoin. Luther avait de nombreux partisans et quelques amis fidèles et dévoués. Mais, jusqu’ici, il ne pouvait compter que sur leur appui moral. Quand il s’agissait de lutter, il demeurait seul sur la brèche, où il déployait une énergie indomptable, à tel point que très peu de champions catholiques osaient se mesurer avec lui. C’est presque seul aussi qu’il avait traversé les années sombres du couvent d’Erfurt. Mais maintenant qu’il avait saisi le salut en Christ, aucune puissance humaine n’eût pu le faire rétrograder : « Ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu », écrit-il, « sont souples d’intelligence et de raisonnement et menés miraculeusement par la main du Seigneur là où justement ils ne veulent pas aller ». Cependant le combat ne faisait que commencer. Satan était à l’œuvre et fourbissait ses armes.

Au sein de l’ordre des Augustins, Luther ne rencontrait que peu l’appui qu’il avait escompté : on redoutait le ressentiment de Tetzel et le discrédit qui en résulterait. Nombre des amis du réformateur ne le soutenaient que mollement, si grande était leur incertitude quant à l’issue des événements. Luther avait espéré voir relever le gant par de hauts dignitaires de l’Église, par d’illustres philosophes qui, il le souhaitait, se rangeraient à ses côtés. Mais le Seigneur dirigea les circonstances tout autrement. De nouveau l’isolement complet. À distance on lui prodiguait généreusement marques de sympathie et paroles d’encouragement ; mais là s’arrêtait le secours humain. Aussi, son bel enthousiasme fit place à une déception amère, suivie d’un profond découragement. Il tremblait à la pensée d’avoir contre lui toute l’Église, à laquelle il se rattachait encore. Cet état d’esprit se retrouve tout au long de la carrière de Luther. De nature impulsive, doué d’une foi robuste, d’une confiance illimitée dans la sagesse de Dieu, il ne connaît pas l’obstacle, ne songe pas à le prévoir. Rien ne l’arrête ; il fonce sur l’ennemi, tête baissée, croyant impossible que le Seigneur ne le fasse arriver à ses fins. Certes il demande moins à conduire les autres qu’à être conduit lui-même par la main de Dieu. Mais quand le chemin s’obstrue, il semble croire que tout est perdu. En fait Luther est avant tout un démolisseur ; il n’a ni trêve ni repos qu’il ne voie le sol jonché de ruines.

Dans son infinie sagesse le Seigneur plaça à ses côtés, dans la personne de Philippe Mélanchton, un collaborateur d’une valeur inappréciable. De bonne heure ces deux amis, sentant combien ils avaient besoin l’un de l’autre, se lièrent très étroitement, ce qui faisait dire à Mélanchton : « S’il est un homme que j’aime et que j’embrasse de tout mon cœur, c’est Martin Luther ». Mélanchton possédait les plus belles qualités de l’esprit. Doué d’une intelligence vive, d’une remarquable facilité de compréhension, il savait admirablement communiquer à autrui les choses qu’il savait. Surtout il était de cet « esprit doux et paisible qui est d’un grand prix devant Dieu » (1 Pierre 3:4) et ainsi il gagnait tous les cœurs. Cela ne l’empêchait nullement de jouir d’une grande autorité. Il l’emportait sur tous par la profondeur de ses connaissances, mais la Parole de Dieu était son étude préférée ; dès sa jeunesse il lui consacra une attention diligente ; il rejetait tous les raisonnements humains à son sujet et s’en tenait littéralement aux déclarations de la Bible dont il portait toujours un exemplaire sur lui.

C’est ainsi que les deux réformateurs se complétaient, Luther donnant à Mélanchton quelque chose de son énergie débordante et celui-ci contribuant à calmer la fougue de son ami.

Luther caractérisa leur collaboration en ces termes pittoresques. « Ma tâche est d’extirper troncs et souches, d’abattre haies et épines, de combler les fossés. Je suis le rude défricheur qui ouvre et dresse la voie. Maître Philippe vient après moi ; il accomplit en silence son œuvre bien nette : il laboure, il plante, il sème, il arrose avec amour selon les riches dons que Dieu lui a faits ». On note ici que Mélanchton fut le premier à établir la différence essentielle qu’il y a entre « la connaissance historique du Christ », connaissance qui ne sauve pas, et la « confiance en la promesse divine ».

Tetzel finit par relever le gant qui lui avait été jeté. N’osant toutefois pas rencontrer en face son redoutable contradicteur, il fit rédiger par ses amis une série de thèses, réfutant celles de Luther, et les soutint devant trois cents membres du clergé, réunis à Francfort-sur-l’Oder. Comme il s’était bien gardé de convoquer les réformateurs, il remporta une facile victoire, qui tourna cependant à sa confusion. Le peuple allemand, dans son ensemble, voyait plus clair que les ecclésiastiques. Las d’être pressuré par eux, cette tentative de lui extorquer de l’argent par les fausses promesses des indulgences finit par lui inspirer un violent dégoût, surtout parmi la jeunesse universitaire. Les étudiants de Wittemberg réunirent tous les exemplaires des thèses de Tetzel qu’ils réussirent à trouver et les brûlèrent publiquement.

Jusqu’ici le pape Léon X s’était tenu en dehors du conflit, « simple querelle de moines », disait-il, faisant allusion aux rivalités séculaires entre Augustins et Dominicains, ordre auquel appartenait Tetzel. En tant qu’homme d’une haute culture et ami des arts et des lettres, il désirait vivre en paix, mais s’intéressait toutefois aux idées nouvelles, énoncées par Luther, pourvu qu’on les lui présentât sous une forme agréable et spirituelle. De Luther il parlait avec estime à cause des qualités intellectuelles hors pair qu’il lui reconnaissait. Mais la hardiesse toujours croissante des réformateurs finit par alarmer Léon X, et plus encore ses agents ; ils tremblaient à la nouvelle des mouvements qui se propageaient partout. Il faut dire que les adversaires de la vérité en Allemagne semblaient prendre à tâche de rendre leur position toujours plus précaire, tant par leurs violences que par la faiblesse de leurs ripostes.

Le pape céda enfin aux instances de son entourage et cita Luther à comparaître devant lui dans un délai de soixante jours. Qu’allait faire le réformateur ? Obéir à cette injonction, c’était courir à la mort, s’exposer au même sort que Jean Huss, que Savonarole et tant d’autres qui périrent sous les coups de la papauté. Le Seigneur ne le permit pas. Il prépara à Luther un protecteur puissant, l’électeur Frédéric de Saxe. Ce prince, quoique effrayé de l’audace de son ami, appréciait fort sa franchise, sa soumission aux Écritures. Bien qu’il n’eût pas attaqué lui-même les abus, il vit avec plaisir qu’un autre s’en chargeait. Il se déclara dès l’abord pour Luther et obtint que celui-ci fût examiné et jugé en Allemagne. Toutefois Luther avait trop confiance dans le Seigneur et dans la bonté de sa cause pour ne pas repousser toute intervention de ce prince en faveur de la vérité. « Je ne veux pas », disait-il, « que, dans cette affaire, notre électeur, qui est innocent de tout cela, fasse la moindre chose pour défendre mes propositions. Qu’il tienne la main à ce que je ne sois exposé à aucune violence, s’il le peut sans compromettre ses intérêts. S’il ne le peut pas, j’accepte mon péril tout entier ». Cette fermeté de Luther encourageait ses nombreux amis. Il donnait par là un vivant exemple de sa confiance absolue dans les soins du Seigneur à son égard. « L’Éternel est pour moi, je ne craindrai pas ; que me fera l’homme ? » (Ps. 118:6).

Changeant donc de tactique, Léon X invita le cardinal Cajétan, son légat à la diète allemande, d’instruire l’affaire et de la traiter en Allemagne. Luther reçut l’ordre de se rendre à Augsbourg. Il répondit immédiatement à cet appel ; par bonheur ses amis montrèrent plus de prudence que lui et lui firent dire de ne pas comparaître devant le cardinal avant d’avoir reçu un sauf-conduit, dûment signé de l’empereur. Cette pièce se fit attendre quelques jours pendant lesquels Cajétan chercha à circonvenir le réformateur par diverses prévenances. Il envoya aussi auprès de lui plusieurs de ses partisans qui devaient préparer le terrain soit en ébranlant Luther par la crainte, soit en tâchant de le gagner par des flatteries. Il s’agissait finalement de bien peu de chose, lui disaient-ils ; il n’avait qu’à rétracter ses erreurs, l’affaire d’un mot latin de six lettres : « Revoco, je me rétracte ». Mais Luther demeura inébranlable.

Enfin la pièce attendue arriva. Il ne faudrait pas croire qu’en l’acceptant Luther cherchât à s’appuyer sur le bras de la chair. Il voyait simplement son devoir d’obéir aux avis que lui avaient donnés ses amis les mieux intentionnés et même les plus pieux. Le Seigneur tenait sa cause en mains. S’il lui demandait sa vie, il la donnerait joyeusement.

En présence du légat, Luther revendiqua nettement pour lui-même la paternité des thèses de Wittemberg ; il en encourut l’entière responsabilité, ajoutant qu’il était disposé à recevoir instruction, si on le convainquait d’erreur. Là-dessus le cardinal, résolu à assumer le rôle d’un père bienveillant vis-à-vis d’un fils rebelle, répondit d’un ton tout à fait conciliant, louant même l’humilité de Luther, en exprimant sa joie ; puis il insista auprès de lui pour qu’il reconnût ses fautes, retirât ses propositions et s’abstînt désormais de propager ses opinions. Luther ayant demandé sur quels points il devrait se rétracter, le légat mentionna la question des indulgences et l’affirmation du réformateur que le salut dépend de la pure grâce de Dieu. Luther ne se refusa point à recevoir de nouveaux enseignements sur les indulgences, sans, bien entendu, s’engager à les accepter. Quant à l’autre point, il déclara qu’il le maintiendrait jusqu’à la mort, s’il le fallait, puisque le nier, ce serait nier toute l’œuvre rédemptrice de Christ. C’est en vain que Cajétan recourut à tous les moyens pour obtenir de Luther l’aveu qu’il souhaitait de lui extorquer. Prières et menaces demeurèrent également inutiles, et de même les jours suivants. Luther maintint sa position du début : « Je ne suis qu’un homme », disait-il, « et par conséquent sujet à me tromper. J’ai déjà formulé mon désir de recevoir les instructions et les redressements nécessaires sur les erreurs que je puis avoir commises. Je ferai tout ce que l’on peut exiger d’un chrétien. Mais je proteste de toutes mes forces contre la méthode suivie dans cette affaire et contre la prétention qu’on énonce de me contraindre à rétracter sans m’avoir convaincu de mes fautes ».

En fait le débat roulait essentiellement sur cette affirmation de Luther que c’est la foi seule qui sauve : « La foi du juste le justifie et lui donne la vie de Dieu ». Il appuyait son assertion sur de nombreux passages de la Bible dont le légat osa prétendre que la plupart n’avaient rien à voir dans la discussion ; c’étaient ceux-là surtout qui le condamnaient. Poussé à bout Cajétan s’écria : « Rétracte, ou bien retire-toi définitivement ! »

Luther obéit respectueusement à cette injonction ; les deux adversaires ne devaient plus jamais se revoir. Pris dans ses propres filets, Cajétan en conçut un violent dépit : « Cet homme », dit-il, « a des yeux profonds et de singulières spéculations dans la tête. Je ne veux plus discuter avec une brute pareille. Son regard perçant en dit trop long sur son caractère malin ».

Pendant cette lutte inégale le bruit se répandit que le cardinal allait recourir à un procédé favori de Rome : faire jeter en prison Luther et son ami Staupitz, supérieur des Augustins, cela malgré le sauf conduit. Un sénateur d’Augsbourg prit ses mesures pour sauver le vaillant champion de la vérité. Un soir, vers minuit, un pauvre cavalier mal monté, n’ayant ni épée, ni éperons, sortait de la ville par une porte dérobée, accompagné d’un vieux postillon. C’était Luther, sur lequel le sénat veillait. Il arriva, harassé de fatigue, à Wittemberg. Fort irrité de ce que sa proie lui avait échappé, le cardinal somma l’électeur d’envoyer Luther à Rome ou de le bannir de ses États. Le prince remit au réformateur la pièce qu’il venait de recevoir et repoussa le rôle honteux qu’on voulait lui faire jouer.

Dans une lettre humble, mais ferme, adressée au légat, Luther exposa toute sa conduite, l’impossibilité d’une rétractation, puis tout ce qui faisait la base de sa foi. « Je m’abandonne », écrit-il, « à la miséricordieuse volonté du Seigneur, en quelque manière qu’il dispose de moi, et je lui rends grâce de ce qu’il juge digne un pauvre pécheur, tel que moi, de souffrir dans une aussi bonne et sainte cause ».

Luther jugea opportun d’écrire directement à Léon X, lui disant entre autres son désir d’en appeler du pape mal informé au pape mieux informé. Cette missive, rédigée avec la plus parfaite déférence, ne reçut pas même de réponse. Là-dessus Luther en rédigea une seconde, dans laquelle il en appelait cette fois du pape à un concile, coup droit porté à l’autorité pontificale, attendu qu’une bulle de Pie II avait décrété l’excommunication majeure contre quiconque, fût-ce l’empereur en personne, se permettrait de mettre en doute la suprématie du pape. Mais Léon X préférait la diplomatie aux moyens violents et résolut de faire une nouvelle tentative auprès de Luther en recourant à l’intermédiaire du chambellan Miltitz, homme rusé, habile et porteur de magnifiques présents. Encore cette fois, vaine intervention. Miltitz fit alors citer devant lui Tetzel et lui reprocha amèrement la manière dont il s’acquittait de sa mission. Le malheureux vendeur d’indulgences en fut si affecté qu’il tomba malade. Luther essaya de le consoler en cherchant à tourner ses regards vers le Seigneur, mais sans succès. Peu après, Tetzel mourut de chagrin.

Le docteur Eck, autrefois collègue et ami de Luther, s’était fait un nom par l’âpreté qu’il mettait à combattre la doctrine évangélique. On le connaissait comme remarquablement doué pour la discussion à laquelle il apportait une ardeur belliqueuse et une habileté dignes d’une meilleure cause. À maintes reprises il avait participé à ces disputes, si goûtées alors ; toujours il avait eu le dessus. Il publia douze thèses, destinées à réfuter celles de Wittemberg. Or la douzième proposition était rédigée de telle façon qu’elle attaquait personnellement Luther dans l’opposition qu’il faisait à la doctrine pontificale. En effet, s’appuyant sur les meilleurs textes historiques, Luther avait démontré que, dans les premiers temps de l’Église, l’évêque de Rome n’avait jamais songé à régner sur toute la chrétienté : si donc il y prétendait maintenant, c’était pure usurpation de sa part. Malgré les conseils de ses amis, qui redoutaient les savants sophismes du docteur Eck, Luther résolut de lui tenir tête, bien que la nature même du débat causât à ses partisans les plus vives appréhensions. Mais le duc Georges de Saxe (qu’il ne faut pas confondre avec l’électeur), grand zélateur du catholicisme, provoqua le débat en adressant d’amers reproches à ceux qui cherchaient à l’éviter, entre autres à l’évêque de Mersebourg, sur le territoire duquel se trouvait Leipzig, où les adversaires devaient se rencontrer ; or l’évêque n’avait pas commis d’autre offense que celle de déclarer qu’il estimait la dispute parfaitement oiseuse.

Une foule nombreuse assista au débat : nobles, savants, professeurs ; il dura une semaine environ. Luther fit preuve d’une connaissance extraordinaire de la Bible, domaine dans lequel Eck se montra tout à fait inférieur, puis aussi d’une documentation historique telle que, plusieurs fois, il confondit son adversaire par des arguments tirés de Pères de l’Église les plus réputés. Il démontra, par les Écritures, que l’Église n’a qu’un Chef, qui est le Christ, citant entre autres Ps. 110:1: « L’Éternel a dit à mon Seigneur : Assieds-toi à ma droite, jusqu’à ce que je mette tes ennemis pour le marchepied de tes pieds ». Eck crut le confondre en le traitant de Hussite, de Bohême, d’hérétique, à quoi Luther répondit sans hésiter que, parmi les affirmations de Huss, il en était plusieurs tout à fait conformes aux enseignements de la Parole de Dieu, celle-ci entre autres : « Il n’est pas nécessaire pour le salut de croire l’Église romaine supérieure aux autres ». « Peu m’importe », ajouta-t-il, « que cette parole soit de Huss ou de Wiclef ; c’est la vérité ; il ne m’en faut pas davantage ». Et il résuma en ces termes la position qu’il prenait : « Le docteur Eck évite les Écritures tout autant que le diable s’enfuit, dès qu’il voit la croix. Pour ce qui me concerne, tout en protestant de mon respect à l’égard des Pères de l’Église pour autant qu’ils sont dans la vérité, je mets infiniment au-dessus d’eux la Parole de Dieu. C’est sur ce point que j’attire instamment l’attention de ceux qui nous écoutent ». Comme enfin, au sujet de Huss, Eck lui opposait les décisions du concile de Constance, Luther déclara, sans ambages, que n’importe quel concile peut se tromper ; que seule la Bible est infaillible.

Eck visait à provoquer de la part de son antagoniste des affirmations de cette nature. Il y réussit et la dispute de Leipzig eut ainsi pour Luther cet avantage inappréciable de l’amener à prendre nettement position vis-à-vis de différents points sur lesquels il ne s’était pas encore prononcé. Il apparut donc à Leipzig, plus qu’il ne l’avait jamais été, comme le champion indéfectible de la vérité. C’est ainsi que, du mal que les hommes cherchent à perpétrer, le Seigneur sait tirer du bien ; pourvu que ceux qui sont sur la brèche s’attendent entièrement à lui, leur dépendance à l’égard de sa volonté tournera à sa gloire.

Dans des lettres privées du docteur Eck, qui ont été conservées, celui-ci avoue que, sur nombre de questions, il subit une défaite complète, qu’il s’efforce d’expliquer par les motifs qu’on devine. Dans le monde théologique de Leipzig on proclama la victoire pleine et entière du champion catholique. À cette assertion on opposera l’opinion d’un témoin modeste et impartial, Mosellanus, qui s’exprime en ces termes. « À entendre ceux qui ne comprennent rien aux sujets de discussion, Eck remporta un triomphe éclatant. Mais, aux yeux des gens instruits et intelligents, c’est Luther qui resta maître du champ de bataille ». Un fait demeure : sans entrer le moins du monde dans les innombrables arguties théologiques, alléguées au cours de la dispute, la cause de la vérité s’impose par sa simplicité même. Ce qui le prouve entre autres, c’est la renommée désormais acquise par l’université de Wittemberg où Luther professait toujours. On voyait jusqu’à quatre cents étudiants à la fois suivre ses cours, à tel point qu’ils avaient grand’peine à se loger dans la ville. Cette extraordinaire puissance d’attraction ne suffit-elle pas à démontrer la valeur du message que proclamait le réformateur ?

Ce message se répandit rapidement hors d’Allemagne. Froben, le célèbre imprimeur bâlois, éditait les œuvres de Luther ; elles s’écoulèrent aussitôt parues. Six cents exemplaires pénétrèrent en France. On les accueillit avec transports en Angleterre. Des négociants espagnols les traduisirent en leur langue et les expédièrent d’Anvers dans leur patrie. Calvi, un savant libraire de Paris, en introduisit un gros ballot en Italie. Et Froben d’écrire à ce propos à Luther. « J’ai tout vendu à dix exemplaires près. Jamais spéculation éditoriale ne m’a aussi bien réussi ». À quoi le réformateur lui répondit : « Je me réjouis avec vous de ce qu’on trouve plaisir à la vérité, bien qu’elle s’exprime sans grand savoir et en bégayant ».

La dispute de Leipzig amena Luther à rompre les derniers liens qui le rattachaient encore à l’Église romaine. Jusqu’ici il avait toujours souhaité opérer une réforme au sein même de l’Église. Il en comprit l’absolue impossibilité. « Sortez du milieu d’elle, mon peuple ! et sauvez chacun son âme de l’ardeur de la colère de l’Éternel » (Jér. 51:45). Eck lui révéla que la suprématie que Rome prétend exercer tire son origine de l’ambition d’un parti et de la crédulité ignorante d’un autre. « Apprenez par mon exemple », écrivit Luther, « combien c’est chose malaisée de « désapprendre » les erreurs qui courent le monde entier et qui, par suite d’une longue accoutumance, nous sont devenues une seconde nature. Voici sept ans que je lis les Saintes Écritures et que je les expose avec zèle, à tel point que je les sais presque par cœur. Je possédais aussi les prémices de la connaissance et de la foi au Seigneur Jésus Christ ; cela signifie que je savais que nous sommes justifiés et sauvés, non par nos œuvres, mais par la foi en Christ. J’ai même soutenu publiquement que ce n’est point par droit divin que le pape prétend à la suprématie de l’Église chrétienne. Et cependant je n’avais pas vu la conclusion de toute mon attitude, à savoir la nécessité catégorique et indubitable de proclamer que la papauté est du diable. Car ce qui n’est pas de Dieu est du diable ».
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Message  Arlitto Sam 11 Juin 2016, 21:00

La lutte


En août 1520 Luther lança son célèbre Appel à Sa Majesté Impériale et à la Noblesse chrétienne de l’Empire allemand, concernant la Réforme de la Chrétienté, « Vigoureux coup de clairon qui sonna l’attaque contre Rome », comme le disait un de ses amis. Quelques extraits de ce document montreront comme il savait s’appuyer sur la Bible pour défendre ses opinions : « On prétend que le pape et le clergé constituent l’ordre ecclésiastique ou spirituel. Or nous lisons en 1 Pierre 2:9. « Vous, c’est-à-dire tous les enfants de Dieu, vous êtes… une sacrificature royale »… Le pape se fait passer pour le vicaire de Jésus Christ et le prince de ce monde : or Jésus Christ a dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jean 18:36)… Le pape prétend à la succession légale de l’empereur ; est-ce du Seigneur qu’il tient ce droit ? Du Seigneur qui a dit : « Les rois des nations les dominent ; … mais il n’en sera pas ainsi de vous » (Luc 22:25-26) … Le pape prétend encore à Naples, à la Sicile ; il soutiendra ses prétentions par le fer et le feu, dit-il. Mais, écrit l’apôtre Paul, « nul homme qui va à la guerre ne s’embarrasse dans les affaires de la vie » (2 Tim. 2:4). Le pape, lui, s’en embarrasse plus que tous les autres souverains. Mettons lui donc en main la Bible et qu’il y apprenne à vivre en paix et à prier pour les autorités, « pour les rois et pour tous ceux qui sont haut placés, afin que nous puissions mener une vie paisible et tranquille » (1 Tim. 2:2)… Satan a persuadé au clergé que c’était chose honorable que de ne pas se marier (voir 1 Tim. 4:1-3). Or nous voyons nombre de prêtres et de prélats chargés de famille, sans avoir contracté les liens du mariage. « Que le surveillant (ou évêque) soit… mari d’une seule femme » (1 Tim. 3:2). De là des désordres sans nom… ». En peu de jours 4000 exemplaires de cet Appel se vendirent, fait sans précédent dans les annales de l’imprimerie.

Pour mieux préciser ses arguments, Luther publia peu après un ouvrage en latin, destiné aux gens d’Église, intitulé : De la captivité de Babylone et de l’Église, où il traite la question des sacrements, puis un petit livre : De la liberté chrétienne, dédié à Léon X, l’ouvrage le plus parfait qui soit sorti de sa plume par la richesse des images, la simplicité du style, la profondeur des pensées, la note purement évangélique. Il développe l’idée que le chrétien est la plus libre des créatures parce qu’il est affranchi du péché et de la loi, mais que, par reconnaissance et par amour, il obéit volontairement à Dieu et se soumet à ses frères. Le livre s’ouvre sur une épître dédicatoire au pape, respectueuse pour la personne du pontife, mais sans ménagements pour la cour de Rome : « Tu es, ô Léon, comme un agneau au milieu des loups, comme Daniel dans la fosse aux lions ».

Malgré sa prétendue victoire, le docteur Eck supportait avec peine de voir grandir l’influence et la popularité de Luther. Mais plus l’infortuné défenseur des catholiques s’agitait contre son rival, plus il perdait de terrain ; ses clameurs n’avaient pas plus de succès que ses arguments, bien que tous les membres du clergé, tant séculier que régulier, en répétassent les échos. On le honnit dans des satires cinglantes et il se vit abandonné de toute l’Allemagne bien pensante. N’y tenant plus, il partit pour Rome où il entreprit auprès du Saint Siège une campagne persistante de diffamation contre son antagoniste. Le pape hésitait à agir, les cardinaux aussi. Ne connaissant Luther que de nom, ils se berçaient de l’espoir de le ramener à leur point de vue. Mais Eck ne voulait pas entendre parler de compromis : donnant libre cours à son ressentiment, il criait vengeance ; des moines firent chorus avec lui et, encouragé de la sorte, il harcela le pape, discutant avec lui des heures durant et ne laissant pas une pierre sans la retourner. Il stimula la cour pontificale, les couvents, le peuple, l’Église, et finit par l’emporter. Léon X céda : la perte du réformateur fut ainsi décidée. Sans tarder le Sacré Collège publia une bulle, passant condamnation sur toutes ses doctrines, lui accordant un délai de soixante jours pour se rétracter ; après quoi, s’il n’avait pas cédé, lui et tous ses adhérents seraient excommuniés. Au surplus, Luther recevait l’ordre de comparaître devant le pape à Rome.

À vue humaine, la cause de la réforme risquait fort d’être définitivement perdue. L’autorité pontificale jouissait encore d’un crédit immense malgré les attaques dirigées contre elle. Aux yeux du grand nombre, ces assauts répétés la fortifiaient même. Elle représentait tout un long passé, une antique tradition qu’on ne saurait jeter à terre brutalement, sans motifs dûment reconnus et démontrés. Soutenir Luther, c’était se prononcer contre l’Église, et les moyens dont celle-ci usait à l’égard des réfractaires étaient propres à faire réfléchir sérieusement les âmes timorées. On l’a déjà vu : Luther était de ceux que le danger anime et stimule. La gravité même des circonstances lui inspirait une ardeur dont il semblait incapable dans la vie ordinaire. Non qu’il ne passât pas par des luttes intérieures ; peu d’hommes ont dû comprendre comme lui la portée de ces mots de 2 Cor. 12:9-10: « Le Seigneur m’a dit : Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans l’infirmité… C’est pourquoi je prends plaisir dans les infirmités, dans les outrages, dans les nécessités, dans les persécutions, dans les détresses pour Christ : car quand je suis faible, alors je suis fort ». Et comme il savait mettre sa confiance dans le Seigneur, il recevait de lui une sagesse merveilleuse qui lui permit de parer aux coups les plus violents.

Or la plupart des mesures prévues dans la bulle devaient rester sans effet tant qu’il ne se trouverait pas en Allemagne un magistrat civil prêt à les faire exécuter. Même les princes les plus catholiques éprouvaient une jalousie intense, dès qu’une autorité extérieure s’avisait d’empiéter sur leurs droits. Le pape avait-il compétence pour faire confisquer et brûler les écrits du réformateur ? Pouvait-il exiger qu’on se saisît de sa personne ? À qui incombait le devoir de l’appréhender ? Enfin, les lois germaniques interdisaient de condamner le délinquant, avant qu’il eût été interrogé. On rapporte ce mot d’un noble allemand : « Depuis quatre siècles, voici le premier chrétien qui ose tenir tête au pape, et celui-ci prétend le mettre à mort ! »

Fort de son droit, le réformateur comprit qu’il ne devait pas se taire, mais qu’il fallait agir. Le 17 novembre 1520, en présence d’un notaire et de cinq témoins, il signa une protestation solennelle contre l’autorité pontificale, déclarant qu’il en appelait du pape à un concile général de l’Église. Cette pièce se répandit rapidement à travers toute l’Allemagne et même dans la plupart des pays de l’Europe. Trois semaines plus tard, devant une des portes de Wittemberg, en présence d’un grand nombre de professeurs et d’étudiants, Luther mit le feu à un immense bûcher sur lequel il brûla la bulle du pape, ainsi qu’une quantité de volumes, contenant des lois et des décrets, émis par le Saint Siège pour affirmer sa suprématie. Par cet acte public Luther rompait irrévocablement avec l’Église romaine, acceptait l’excommunication prononcée contre lui et déclarait ouvertement la guerre au Saint Siège.

Léon X se trouvait dans le plus grand embarras. Jamais encore on n’avait vu un cas pareil, celui d’un homme, et encore un moine, qui résistait au chef suprême de l’Église. Un des plus grands érudits d’Italie en matière de droit canonique, Aléandre, fut dépêché en Allemagne en qualité de nonce, avec mission de plaider, devant les princes, en faveur des prérogatives, considérées comme imprescriptibles, de la papauté. Il intervint énergiquement auprès de Frédéric, électeur de Saxe, dont il connaissait la bienveillance à l’égard de Luther : « Au nom du Saint-Père », lui dit-il, « je requiers de vous que vous fassiez brûler les écrits de cet hérétique, puis que vous lui infligiez à lui-même le châtiment qu’il mérite, ou bien que vous le livriez prisonnier au Saint Siège ». L’électeur donna une réponse évasive, bien décidé au surplus à faire prévaloir le principe que le pape devait céder le pas à la justice civile. L’idée lui vint de prendre l’avis d’Érasme, une des gloires de l’Allemagne, et dont le nom suffisait à donner un grand poids à ses paroles. Il opina en ces termes : « Toutes ces dissensions proviennent de la haine que manifestent les moines pour la connaissance et de leur crainte de voir supprimer la tyrannie qu’ils exercent sur les esprits. Quelles armes emploient-ils contre Luther ? Intrigues, malveillance, calomnies. Plus on est vertueux, plus on s’attache aux doctrines évangéliques, et moins on trouve à critiquer dans la conduite de Luther. La sévérité de la bulle a soulevé l’indignation de tous les gens de bien, car ils n’y trouvent rien de cette douceur qui conviendrait à celui qui s’intitule le vicaire de Jésus Christ. Le monde a soif de vérité ; gardons-nous de nous opposer à ce saint désir. Que toute la question soit soumise à des juges impartiaux et compétents ; il n’y a pas d’autre marche à suivre ; elle s’impose à la dignité du pape lui-même ».

Pendant ce temps il se produisait en Allemagne un événement de toute importance. L’empereur Maximilien venait de mourir et, comme la couronne était élective, trois candidats se présentèrent pour briguer cette dignité. L’un d’eux, Henri VIII d’Angleterre, se récusa bientôt, mais il restait en présence François Ier, roi de France, et Charles Ier, roi d’Espagne, tous deux puissants et ambitieux, tous deux adversaires déclarés de la Réforme. Après certaines hésitations, les électeurs, craignant de voir un étranger occuper le trône impérial, y appelèrent Charles d’Espagne, par sa mère petit-fils de Maximilien. Connu sous le nom de Charles Quint (le cinquième du nom en Allemagne), sa rivalité avec François Ier, qui ne pouvait admettre de se voir privé de la couronne germanique, constitue l’un des événements capitaux de l’histoire de l’Europe.

Très jeune encore, le nouvel empereur avait contracté des habitudes graves et réfléchies. Sans éclat extérieur, mais avide d’instruction, il déploya une activité infatigable. Il fut, il est vrai, dissimulé, astucieux, mais brave à la guerre et ferme dans l’adversité. Une des premières pensées qui le préoccupèrent, ce fut de prendre des mesures propres à calmer ce vaste mouvement religieux, dont il ne comprenait pas clairement la portée, et qui l’effrayait. Connaissant à peine les Allemands — il parlait mal leur langue, — manquant d’expérience politique, mais désireux de faire régner la paix dans ses États, Charles-Quint penchait tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. En bon catholique, il aurait souhaité complaire au Saint Siège, mais son intelligence avisée lui fit comprendre la nécessité urgente de défendre l’autorité temporelle, faute de quoi il se serait aliéné peut-être tous les princes allemands et son crédit en aurait été très gravement compromis. Vraisemblablement l’avis d’Érasme lui vint en aide. Il résolut donc de convoquer la Diète d’Empire, réunion des représentants de tous les États allemands, qui siégeait habituellement à Augsbourg ; mais comme la peste sévissait dans cette ville, l’assemblée se transporta à Worms dans le Palatinat.

Animé d’un sincère sentiment de justice, qui ne veut pas que l’on condamne le coupable sans l’avoir entendu, Charles-Quint désirait faire appeler Luther, mais les agents du pape s’y opposaient ; ils redoutaient la hardiesse avec laquelle sans doute le réformateur leur tiendrait tête. Du reste trois jours avant la Diète, la bulle d’excommunication ayant été lancée contre Luther, ses ennemis déclaraient qu’il était interdit d’avoir affaire avec un excommunié. Charles fut, un instant, sur le point de céder ; mais l’espoir de terminer tous ces débats l’emporta. Luther reçut mandat de comparaître ; ses adversaires durent en prendre leur parti.

On le voit : l’agitation régnait en Allemagne : inquiétude dans les sphères politiques, intrigues au sein du clergé, appréhension parmi les protestants, sans cesse sur le qui-vive. Luther seul demeurait calme ; rien ne troublait son admirable sérénité, effet de la puissante grâce de Dieu à son égard, car un caractère comme le sien aurait pu se laisser aller à l’angoisse la plus naturelle. « C’est le Seigneur », disait-il, « qui a provoqué tous ces événements et il les mènera à bonne fin, même si je dois subir l’exil ou la mort. Il est à mes côtés. Celui qui demeure en nous est plus puissant que ceux qui prétendent diriger le monde ». C’est alors qu’il écrivit ses méditations sur le cantique de Marie (Luc 1:46-55) en l’appliquant à son propre cas. « Ce puissant, dit Marie. Quelle hardiesse d’expression chez cette jeune vierge ! D’un seul mot elle taxe tous les forts de faiblesse, tous les puissants d’impuissance, tous les sages de folie, tous ceux dont le nom est grand parmi les hommes, d’infamie. Elle abat dans la poussière la force, la science humaine, la gloire ; elle les ramène aux pieds de Dieu seul. Son bras, dit-elle encore, indiquant par là la puissance par laquelle il agit lui-même, sans l’aide d’aucune de ses créatures, cette puissance mystérieuse qui opère dans le secret et dans le silence jusqu’à ce qu’elle ait accompli son bon plaisir. La destruction approche sans que rien ne l’annonce ; la délivrance survient au moment où nul ne s’y attendait. Il laisse les siens en proie à l’oppression et à la détresse, si bien que chacun se dit en lui-même : Il n’y a plus d’espoir pour eux ! Mais même alors, il est le plus puissant de tous ; la force de Dieu commence à l’endroit où celle de l’homme prend fin. Que la foi s’attende à lui ! … D’autres fois il permet que ses adversaires se vantent de leur pompe et de leur vaine gloire. Il leur retire le soutien de sa force et les laisse se glorifier de la leur. Il les prive de l’appui de sa sagesse éternelle ; ils s’enflent de celle qu’ils croient posséder, mais elle ne dure qu’un jour. Au moment où leur entourage en est ébloui, le bras de Dieu se lève et tout l’édifice qu’ils ont construit s’écroule, telle une bulle qui s’évanouit » (*).


(*) Si l’on s’est étendu, plus qu’on ne le fait communément dans les biographies de Luther, sur ces préliminaires de sa comparution à Worms, c’est pour faire ressortir à la fois la situation extrêmement grave et dangereuse, à vues humaines, dans laquelle il se trouvait, mais aussi l’intervention merveilleuse de la grâce de Dieu envers lui dans ces circonstances critiques. On se contente trop généralement de noter brièvement : « Excommunié par le pape, mais cité par Charles-Quint à se présenter devant la Diète, Luther partit aussitôt pour Worms ». Cette façon simpliste de résumer les faits en ne les situant pas dans leur cadre constitue une véritable trahison historique. Cette période de la vie de Luther est la plus décisive.

Le cadre de ce petit livre ne permet pas d’entrer dans le détail des discussions qui eurent lieu au sein de la diète pendant les premières semaines de la session. Aléandre y parla longuement dans le sens que l’on devine, insistant auprès de l’empereur pour qu’il ne reculât pas devant la mission que l’Église lui confiait, à savoir l’extirpation de l’hérésie et des hérétiques sans pitié aucune. Chose étrange, il trouva un contradicteur encore plus éloquent que lui en la personne du duc Georges de Saxe qui, on l’a vu, professait une hostilité catégorique vis-à-vis des doctrines réformées, mais estimait que leur existence même démontrait à quel point la responsabilité de l’Église était engagée. À son instigation, on élut un comité pour étudier la question ; au bout de peu de jours il fit rapport et présenta une liste de 101 plaintes à l’adresse du catholicisme.

La situation de Luther n’était pas réglée pour tout cela. Mais, de toute évidence, elle n’avait rien à faire avec ces doléances : l’étude de ce document demanderait un temps très long et il en faudrait bien davantage pour trouver une solution. Avec tout cela on n’aboutirait à rien du tout tant que la paix religieuse ne régnerait pas en Allemagne et celle-ci ne pouvait s’établir tant que Luther persisterait dans son activité. Or il avait pour lui des partisans toujours plus nombreux, parmi eux des hommes de la plus haute autorité. Qu’on le voulût ou non, on ne pouvait l’ignorer ; il exerçait une influence indéniable, puissante, salutaire aussi, il fallait l’avouer. Le vulgaire bon sens, comme la justice la plus élémentaire, exigeaient qu’on l’entendît tout au moins, quitte à voir ensuite quel parti prendre. Sans le vouloir, sans le savoir probablement, Charles Quint se serait rangé à l’avis de Gamaliel : « Si ce dessein ou cette œuvre est des hommes, elle sera détruite ; mais si elle est de Dieu, vous ne pourrez la détruire » (Actes 5:38). Ce n’est donc qu’après de longues hésitations qu’il résolut de citer Luther à comparaître devant lui à Worms. Ainsi s’accomplissaient les voies de Dieu. Il voulait que cette lumière, qu’il avait allumée à la face du monde, brillât sur une montagne ; tous y concouraient, à leur insu, empereur, rois et princes. C’est peu de chose pour lui que d’élever l’homme le plus infime aux plus hautes dignités. Un acte de sa puissance suffit pour conduire dans le palais impérial l’humble fils d’un simple mineur. Devant lui il n’y a plus de grands et de petits : Charles-Quint et Luther sont sur un pied d’absolue égalité. Mais quel chemin parcouru par le moine saxon depuis le 31 octobre 1517 jusqu’aux premiers jours de 1521 !

Muni d’un sauf-conduit, Luther fit en hâte ses préparatifs, la validité de cette pièce étant strictement limitée. Il gardait un calme imperturbable au milieu de ses amis, frappés d’épouvante : le souvenir de la trahison commise à l’égard de Jean Huss, les hantait et ils savaient Aléandre et sa séquelle capables de toutes les forfaitures. En vain ils épuisèrent les arguments qu’ils croyaient propres à retenir Luther ; comme il l’écrivit plusieurs années plus tard, même s’il y avait eu à Worms autant de diables que de tuiles sur les toits, il se serait néanmoins jeté avec joie parmi eux. Il connaissait l’inanité absolue de tout secours humain ; le Seigneur l’avait conduit jusque-là et ne l’abandonnerait pas : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? » (Rom. 8:31). À ses partisans haut placés, comme l’électeur de Saxe, il recommandait vivement de ne pas intervenir en sa faveur ; il ne voulait pas rendre son témoignage au péril d’autrui. Il refusait surtout n’importe quelle démarche auprès de Charles Quint, auquel chacun devait obéissance, autorité établie de Dieu et dont seul Dieu pouvait entraver les desseins.

Précédé d’un héraut impérial, Luther quitta Wittemberg le 2 avril 1521. Voyage triomphal ; les foules se pressaient sur le passage de l’homme qui allait se présenter, tout seul, devant l’empereur. À Erfurt, où il se trouva un dimanche, il prêcha sur Jean 20:19-20. Le valeureux chevalier, Ulrich von Hütten, aurait voulu le saluer à Worms. Empêché de réaliser son désir, il adressa au réformateur ce message pour le moment de son arrivée : « Que l’Éternel te réponde au jour de la détresse ! Que le nom du Dieu de Jacob te protège ! Que du sanctuaire il envoie ton secours, et que de Sion il te soutienne ! … Qu’il te donne selon ton cœur, et qu’il accomplisse tous tes conseils ! » (Ps. 20:1, 2, 4).

Plongés dans la consternation, les membres de la Diète, jusqu’au dernier moment, avaient espéré que Luther renoncerait à venir : c’eût été un soulagement pour ses amis, et ses adversaires s’en seraient félicités, puisque, en refusant de comparaître, Luther aurait mis les torts de son côté. Ils n’hésitèrent même pas à proposer à Charles d’agir comme l’avait fait Sigismond vis-à-vis de Jean Huss, du moment, osaient-ils affirmer, qu’il n’y a aucune obligation à tenir la parole donnée à un hérétique. Mais Charles refusa catégoriquement d’entrer dans ces vues.

Pendant la nuit qui suivit son arrivée, Luther ne trouva guère de repos. Une angoisse terrible l’étreignait et il passa des heures à supplier le Seigneur de lui venir en aide. Sa requête fut exaucée : il recouvra le calme et, sans émotion apparente, il partit avec le maréchal d’empire, venu pour le chercher à quatre heures de l’après-midi. C’était le 17 avril 1521. Jamais encore homme n’avait comparu devant une si auguste assemblée. Elle comptait environ deux cents membres, tous revêtus des plus hautes dignités de l’empire. Charles-Quint était là en personne, le puissant souverain dont la suprématie s’étendait sur les deux hémisphères, à ses côtés son frère, six des sept électeurs impériaux, puis une foule de nobles, des représentants du clergé, parmi eux de fougueux adversaires de la Réforme, tel le fameux duc d’Albe qui allait se faire un nom à jamais abhorré en massacrant sans pitié les enfants de Dieu dans les Pays-Bas. En entrant dans la salle, Luther reçut deux paroles d’encouragement : Matt. 10:18-20, 28. Les gardes qui l’escortaient le firent avancer et il se trouva face à face avec l’empereur. Sur une table étaient entassés des livres, vrais corps du délit : c’étaient les écrits du réformateur.

Après quelques instants d’un profond silence, sur un signe de Charles, Jean Eck, chancelier de l’archevêque de Trèves (qu’il ne faut pas confondre avec celui qui figurait à la dispute de Leipzig), se leva et dit : « Martin Luther, Sa Majesté Impériale t’a sommé de comparaître ici pour répondre à ces deux questions : Te reconnais-tu pour l’auteur de ces livres ? Veux-tu les rétracter, oui ou non ? »

On fit lecture des titres, puis Luther répondit : « Sa Majesté Impériale me demande deux choses. Sur le premier point je déclare reconnaître ces volumes comme ayant été écrits par moi-même ; je ne saurais le nier. Quant au second point, c’est une question qui concerne le domaine de la foi et du salut des âmes. Elle a trait aussi à la Parole de Dieu, le trésor le plus grand et le plus précieux qui existe ; j’agirais en téméraire si je répondais sans avoir mûrement pesé mes paroles. Je risquerais de dire moins que ne l’exigent les circonstances ou plus que ne le veut la stricte vérité. Ainsi je pécherais contre cette assertion du Seigneur : « Quiconque me reniera devant les hommes, moi aussi je le renierai devant mon Père qui est dans les cieux » (Matt. 10:33). Je supplie donc très humblement sa Majesté Impériale de m’accorder du temps, afin que je puisse répondre sans enfreindre la Parole de Dieu ».

Après une brève délibération, la Diète accorda à Luther sa demande, à condition qu’il répondit oralement et non par écrit. Il regagna donc son hôtellerie, où il se vit bientôt assailli par des visiteurs qui lui parlèrent en sens divers, les uns pour l’engager à tenir ferme, les autres pour l’effrayer et l’induire à céder. À peine eut-il le temps de jeter quelques notes sur le papier et, après une nuit consacrée presque entière à la prière, il dut se préparer à comparaître de nouveau.

Ce jeudi 18 avril 1521 fut, comme on l’a dit, « l’un des jours les plus mémorables de l’histoire du témoignage de Dieu sur la terre ». Luther dut attendre deux heures à la porte de la salle des délibérations. Il était passé six heures quand il y fut admis. Il faisait nuit ; on avait allumé des flambeaux : c’est à leur lueur rougeâtre et vacillante qu’il parut devant l’assemblée, plus nombreuse et plus agitée que la veille. Tous les témoins s’accordent pour relever son maintien paisible et assuré, quoique modeste et respectueux. Son discours, prononcé en latin d’abord, puis en allemand, d’une voix haute et ferme, fut ce qu’il devait être, humble, déférent, mais net et solide, démontrant la puissance de la promesse faite par le Seigneur en Matt. 10:19-20 (voir aussi Marc 13:11 ; Luc 12:11) : « Quand ils vous livreront, ne soyez pas en souci comment vous parlerez ni de ce que vous direz ; … car ce n’est pas vous qui parlez, mais c’est l’Esprit de votre Père qui parle en vous ». En voici les principaux passages :

« Je reconnais les livres qu’on me présente comme étant de ma plume. Ils ne sont pas tous de la même nature. Les uns traitent de la foi et des œuvres, sans aucune polémique. Mes adversaires même en reconnaissent l’utilité ; ils conviennent qu’ils méritent d’être lus par des chrétiens. La bulle du pape, malgré sa virulence, me l’accorde. Pourquoi donc rétracterais-je ces écrits ? Serais-je donc le seul au monde à rétracter des vérités admises par la voix unanime de mes amis et de mes ennemis, le seul à faire opposition à des vérités que le monde entier se fait gloire de confesser ?

« D’autres de mes livres attaquent le papisme et ses partisans, leurs fausses doctrines, leur vie scandaleuse. Ces plaintes ne sont-elles pas celles de tous les gens pieux et craignant Dieu ? Peut-on nier que le pape n’ait, par ses lois, ses théories humaines, enchaîné, torturé les consciences des fidèles, de la manière la plus déplorable ? Peut-on nier qu’avec une incroyable tyrannie il n’ait épuisé et englouti jusqu’à ce jour les trésors des peuples, et particulièrement ceux de cette grande et illustre nation ? Et je rétracterais mes paroles ? Jamais !

« Reste une troisième catégorie d’écrits : ceux que j’ai publiés contre quelques particuliers, avocats de la tyrannie romaine. Bien que mes attaques aient été parfois trop vives, et j’en conviens sans peine, je ne les rétracterai point, de peur d’encourager les abus d’un pouvoir oppresseur. Je suis homme, et non pas Dieu. Je ne saurais mieux me défendre qu’en répétant les paroles du Seigneur Jésus, mon divin Maître : « Si j’ai mal parlé, rends témoignage du mal » (Jean 18:23). Combien plus moi, qui ne suis que cendre et poussière et si porté à l’erreur, combien plus dois-je souhaiter que l’on critique mes idées !

« Mais j’ajoute que j’éprouve de la joie à voir la Parole de Dieu provoquer aujourd’hui, comme elle le fit autrefois, une telle agitation. C’est là son caractère spécifique ; c’est sa destinée. Le Seigneur Jésus lui-même a dit : « Pensez-vous que je sois venu donner la paix sur la terre ? Non, vous dis-je ; mais plutôt la division » (Luc 12:51 ; Matt. 10:34). Prenons donc garde qu’à force de chercher à enrayer la discorde, nous ne nous rendions coupables d’opposition à la sainte Parole de Dieu. Je pourrais lui emprunter des exemples qui vous prouveraient que des pharaons, que des rois de Babylone ou d’autres d’Israël ne contribuèrent jamais plus directement à leur ruine que le jour où ils cherchèrent à consolider leur autorité par des mesures en apparence d’une sagesse extrême, mais en opposition à la volonté divine. « Dieu… transporte les montagnes, et elles ne savent pas qu’il les renverse dans sa colère » (Job 9:5). Ne supposez pas du reste que je prétende imposer mes lumières si faibles à cette auguste assemblée ; je ne fais que m’acquitter de ce que je sens être mon devoir de sujet allemand à l’égard de sa Haute et Puissante Majesté Impériale ».

Tous les assistants étaient suspendus à cette bouche éloquente d’où jaillissaient d’aussi écrasantes vérités. Le chancelier de Trèves, en apparence insensible, prit la parole de la part de l’empereur et dit avec rudesse : « Tu n’as pas répondu à la question. Veux-tu rétracter, oui ou non ?

Puisque », répondit Luther, « votre Majesté Impériale et vos Altesses Sérénissimes exigent de moi une réponse simple, claire et catégorique, la voici. Je ne puis soumettre ma foi à l’autorité du pape, pas plus qu’à celle des conciles. Il est en effet clair comme le jour qu’ils sont souvent tombés dans l’erreur et se sont même contredits ouvertement. Tant qu’on ne m’aura pas prouvé par les Saintes Écritures ou par des arguments irréfutables que j’ai mal compris les passages que j’invoque, lié par la Parole de Dieu, je ne peux ni ne veux me rétracter. Me voici. Je ne peux autrement. Que Dieu me soit en aide ! »

L’empereur, en se levant, mit fin à l’audience.

Le lendemain Charles Quint fit lire à la Diète une pièce écrite de sa propre main, dans laquelle il formulait à l’adresse de Luther des menaces directes. Grandes furent de nouveau les inquiétudes des partisans du réformateur, mais le Seigneur ne relâcha point la protection dont il l’entourait et lui suscita de fervents défenseurs, même parmi les tenants du catholicisme qui exigeaient le respect de la parole donnée et n’admettaient pas non plus que l’empereur se permît un langage pareil, sans avoir consulté la Diète. Cédant enfin aux instances de son entourage, Charles Quint consentit à un sursis de trois jours, pendant lesquels ceux qui le voulaient auraient la liberté de s’entretenir avec Luther, afin de tâcher de l’amener à d’autres sentiments. Ce fut peine perdue. Une dernière comparution devant la Haute Assemblée eut lieu le 24 avril ; le réformateur demeura inébranlable. Son sauf-conduit expirait le lendemain. Charles Quint le prorogea de trois semaines, lui enjoignant de rentrer chez lui sans troubler la paix publique ni en parole, ni par ses écrits.

Luther se hâta donc de quitter Worms, sans oublier toutefois le respect qu’il devait à l’empereur en tant que le souverain duquel il dépendait. Deux jours après son départ il lui adressa une lettre pleine de déférence, dans laquelle on lisait entre autres ces lignes : « Dieu, qui scrute les cœurs, m’est témoin que je suis prêt à obéir avec empressement à Votre Majesté soit par ma vie, soit par ma mort… Dans les choses temporelles qui n’ont rien à faire avec les biens éternels, nous nous devons une mutuelle confiance, mais en ce qui concerne la Parole divine et les réalités invisibles, Dieu ne permet pas que nous nous soumettions aux hommes ; il veut que nous dépendions de lui seul. Celui qui se confie aux hommes pour son salut éternel donne à la créature la gloire qui appartient au seul Créateur ».

Suivant la même route qu’il avait parcourue quelques semaines auparavant, le réformateur vit accourir auprès de lui une foule d’amis, heureux et reconnaissants de le revoir sain et sauf. C’est ainsi qu’il passa à Eisenbach, où il séjourna une nuit. Le lendemain soir, comme il traversait la forêt de Thuringe en compagnie de son frère et d’un de ses amis, il descendait un chemin creux, lorsque cinq cavaliers, masqués et armés de pied en cap, fondirent sur la petite troupe. Trois d’entre eux se saisirent de Luther qu’ils avaient contraint de descendre de sa voiture ; ils lui enlevèrent sa soutane, jetèrent sur ses épaules un manteau de chevalier et le forcèrent de monter sur un cheval tout harnaché qu’ils avaient amené. Ils renvoyèrent les compagnons du réformateur, puis se mirent en route, non sans faire faire à leurs montures mille détours, afin de dépister quiconque aurait songé à les poursuivre. Puis la cavalcade partit au galop. Il était presque minuit lorsqu’on atteignit le château de la Wartbourg.

Une main amie, celle de l’électeur Frédéric, avait pourvu à la sûreté de Luther. Sous le nom de chevalier Georges, il dut se résigner à cette captivité, imposée par une tendre sollicitude qui le mettait à l’abri des coups de ses ennemis ; ceux-ci, en effet, avaient ourdi un complot contre lui, qui ne visait à rien moins qu’un vulgaire assassinat. Profitant de ces loisirs forcés, il se mit au travail. Son œuvre capitale à la Wartbourg fut la traduction du Nouveau Testament en langue allemande. Il poursuivit ce travail, une fois rentré dans la vie active ; c’est ainsi qu’au bout de quelques années, il put mettre la Bible entière entre les mains du peuple. Il en existait déjà des versions partielles, mais aucune d’après les textes originaux ; elles manquaient donc d’exactitude et leur prix élevé empêchait beaucoup de personnes de les acquérir. On en était même venu à en proscrire l’emploi, tellement on redoutait l’influence de la vérité sur les esprits : « L’entrée de tes paroles illumine, donnant de l’intelligence aux simples… Tes commandements m’ont rendu plus sage que mes ennemis, car ils sont toujours avec moi » (Ps. 119:130, 98). Ici de nouveau les desseins du Seigneur s’accomplissaient. Luther n’aurait pu mener à bout une entreprise de cette envergure s’il avait gardé ses fonctions de professeur à Wittemberg ; la préparation de ses cours, son énorme correspondance, les visites innombrables qu’il recevait, tout cela ne lui aurait laissé aucun loisir quelconque. Pour l’Allemagne le moment était venu de substituer à l’enseignement subtil et desséchant de la scolastique, la vérité pure et simple, puisée aux sources du salut. Il n’y avait qu’un cri parmi les ouvriers du Seigneur : « La Bible, la Bible tout entière ! ». « Si seulement », écrivait alors Luther, « la Parole de Dieu existait dans toutes les langues qui se parlent dans ce monde ; si seulement elle se trouvait devant les yeux, dans les oreilles et surtout dans les cœurs de tous ! »

Aussitôt achevée la traduction du Nouveau Testament, on en poursuivit l’impression avec une activité sans pareille. On y employa trois presses qui livraient dix mille feuilles par jour. La première édition, tirée à trente mille exemplaires en deux volumes, parut à Wittemberg le 21 septembre 1523, sous ce simple titre : Le Nouveau Testament en allemand, à Wittemberg. Dès le mois de décembre il en fallut une seconde édition. En 1533 il en avait paru 58. Au fur et à mesure qu’il avançait à la traduction de l’Ancien Testament, Luther le publiait en fascicules, afin de répondre à l’impatience des lecteurs et de le mettre plus facilement à la disposition des gens peu fortunés.

Cette diffusion prodigieuse des Saintes Écritures excita un dépit dans les milieux en contact intime avec l’Église romaine. Les prêtres, si souvent ignorants, s’alarmaient à l’idée que de simples citoyens, et même des paysans, allaient se trouver à même de parler, en connaissance de cause, des enseignements du Seigneur. Le clergé crut habile de jeter sur le marché une autre version de la Bible ; mais c’était celle de Luther, à part de très légères divergences. La lecture en était permise à chacun. L’Église ne se rendait pas compte que sa puissance chancelait partout où la Parole de Dieu prenait racine. Si ardent était le désir général de connaître la Bible et de comprendre les vérités qu’elle contenait, que maintes fois des hommes pieux, connus pour les dons qu’ils possédaient, reçurent des invitations des citoyens d’une ville, les suppliant de venir s’y établir, afin d’instruire les ignorants. La plupart abandonnaient tout pour répondre à ces appels, se disant qu’ayant reçu librement, ils devaient donner librement aussi.

La disparition de Luther, sur laquelle on garda le secret le plus absolu, jeta la consternation dans le camp de ses ennemis, comme dans celui de ses amis ; ceux-ci se persuadaient qu’il était tombé victime d’un guet-apens, supposition très plausible, étant donné la rage des adversaires de l’Évangile. Le grand artiste Albert Dürer écrivait : « Vit-il encore ? L’ont-ils assassiné ?… Ô Dieu, redonne-nous un homme pareil à cet homme qui, inspiré de ton Esprit, rassemble les débris de ta sainte Église et nous enseigne à vivre comme des chrétiens ! ». Le nonce Aléandre soupçonna la vérité : « C’est le renard saxon qui l’a enlevé », écrivit-il à Rome. Mais les amis du réformateur ne tardèrent pas à être rassurés à son sujet et encouragés par des lettres qu’il leur fit tenir par un bienveillant intermédiaire, Spalatin, adressées de son « Patmos », car il ne devait pas indiquer le lieu de sa retraite, du « désert », « de la région des oiseaux qui chantent doucement dans les branches et louent Dieu de toutes leurs forces ».

Mais, tout en se livrant à un travail acharné, Luther souffrait cruellement de corps et d’âme. Sa santé, qui ne fut jamais très forte, avait subi de rudes atteintes au cours des dernières années. Moralement, les épreuves qu’il venait de traverser l’avaient ébranlé au point qu’il en avait perdu le sommeil. Enfin le manque d’activité physique contribuait à le miner. De cuisants soucis aggravèrent son cas, causés par l’infiltration, dans le courant de la Réforme, d’éléments humains qui risquaient d’en fausser le caractère et de donner prise à la vigilance de l’Ennemi, toujours en éveil pour découvrir le défaut de la cuirasse. L’agitation religieuse et sociale de toute l’Allemagne, qui allait grandissant et dont les échos parvenaient jusque dans sa retraite, lui rendait l’inaction intolérable : « Je me suis retiré du combat, cédant aux conseils de mes amis, mais bien malgré moi et doutant que cet acte fût agréable à Dieu… J’aimerais mieux être couché sur des charbons ardents pour l’honneur de la Parole divine que de mourir ici en vivant à moitié ». Avec cela la timidité de ses protecteurs l’indignait.

Cette crise se comprend. Luther avait marqué la Réformation de l’empreinte de sa forte personnalité. Lui-même ne se faisait pas d’illusions sur ses nombreuses faiblesses ; on en a la preuve dans ses retours incessants à la direction du Seigneur pour lui-même et pour les autres, dans la place éminente qu’il conférait invariablement à la Parole de Dieu. Mais la masse de ses auditeurs, tout en prêtant une oreille attentive à ses exhortations, voyait l’homme avant tout. Lui disparu, ils perdraient la route à suivre. Nombre d’entre eux ne possédaient pas cette foi personnelle qui compte sur le Seigneur, et sur lui seul. Ils avaient encore bien des expériences douloureuses à faire.

Luther éprouvait le besoin de reprendre contact avec ses frères dans la foi. À la faveur d’un habile déguisement, il se rendit à Wittemberg, où il reçut l’accueil qu’on devine. Son séjour ne dura que peu de temps. Il put néanmoins, après avoir appris nombre de choses dont le détail lui échappait, adresser des paroles d’encouragement, d’exhortation, de redressement. Bien renseigné désormais, il allait pouvoir, depuis la Wartbourg, mieux suivre le fil des événements.

Cette brève apparition de Luther ne suffit pas à calmer les éléments agités. Sans doute on n’avait pas tout à regretter dans le puissant mouvement qui se dessinait. Le reclus de la Wartbourg ne pouvait pas s’affliger d’apprendre que les couvents se vidaient, et, en tout premier lieu, celui des Augustins où il avait fait son noviciat, ni que la messe se célébrait de moins en moins. Plusieurs moines s’étaient mariés, chose à laquelle Luther eut de la peine à consentir, estimant que les membres du clergé étaient tenus par leur vœu de célibat. Il finit pourtant par voir qu’il n’y avait là qu’une assertion de plus du mérite des œuvres humaines et que la gloire du Seigneur était en jeu d’après ce principe : « Tout ce qui n’est pas sur le principe de la foi est péché » (Rom. 14:23).

Mais ailleurs il y avait fort à blâmer. Luther condamnait tout ce qui n’était pas conviction sincère. Les procédés violents lui causaient un vif déplaisir. « Qu’on le sache », écrivit-il, « être pieux, accomplir beaucoup de grandes œuvres, mener une vie utile, honorable et vertueuse, c’est une chose. C’en est une tout autre que d’être chrétien. En toutes choses il faut suivre, par la foi, la volonté du Seigneur ». Or plusieurs des amis les plus dévoués de Luther se laissèrent entraîner à des actes qu’il dut censurer sévèrement, Karlstadt fut le premier à célébrer la Cène sous les deux espèces, en toute simplicité, selon les instructions du Seigneur. Mais c’était un homme fougueux et turbulent, zélé, il est vrai, pour la vérité et prêt à se sacrifier pour elle, mais manquant de sagesse et de modération et toujours désireux d’attirer l’attention sur lui.

Ce n’est pas tout. À Zwickau en Saxe, des esprits égarés, dépassant toutes les bornes et dirigés par un nommé Thomas Munzer, prétendaient avoir reçu des révélations particulières, qu’ils mettaient au dessus de la Parole de Dieu. « À quoi bon », disaient-ils, « s’attacher littéralement à la Bible ? On ne nous parle que de la Bible. Peut-elle nous prêcher ? Suffit-elle donc à nous instruire ? C’est l’Esprit seul qui nous éclaire ; par lui Dieu s’adresse à nous directement et nous enseigne ce que nous avons à dire et à faire ». Ils affirmaient que l’Église allait être purifiée de son impiété, que le baptême des enfants ne sert de rien ; que chacun doit se faire baptiser à nouveau (d’où leur nom de anabaptistes) ; que la Cène doit disparaître du culte ; qu’il faut, d’une manière générale, abolir toute cérémonie quelconque. Sous leur inspiration, le peuple se mit à envahir les églises, à briser les autels et les statues ; on ouvrait les portes des couvents et l’on en faisait sortir les moines. Enfin l’on annonçait la venue prochaine d’un nouveau prophète, plus grand que Luther et qui provoquerait un bouleversement universel. Le bouillant Karlstadt embrassa ces hérésies ; il ne tarda pas à renoncer à sa chaire de professeur, sous le fallacieux prétexte que, dans le royaume de Dieu, il n’est nul besoin du savoir humain, et engagea ses étudiants à déserter les auditoires de l’université pour travailler la terre, puisqu’il est dit que l’homme doit gagner son pain à la sueur de son front.

Lorsqu’il apprit ces nouvelles lamentables, Luther n’hésita pas. Sans en demander l’autorisation, il quitta la Wartbourg, où il avait séjourné dix mois, et rentra à Wittemberg ; il y trouva un accueil enthousiaste. Seul, en effet, il possédait l’autorité voulue pour réprimer le torrent dévastateur : l’électeur de Saxe manquait d’expérience dans les questions d’ordre spirituel, à tel point qu’il se demandait s’il fallait recourir à un compromis pour rétablir l’ordre, et Mélanchton, trop jeune, se montrait timide et embarrassé en présence de ces excès. Pour justifier auprès de l’électeur son évasion intempestive, Luther lui écrivit : « Que Votre Altesse sache que je vais à Wittemberg sous une protection bien plus puissante que la sienne. Je n’ai nullement la pensée de solliciter votre secours ; je crois même que je protégerai Votre Altesse plus qu’elle ne me protégera… Il n’y a point d’épée qui puisse venir en aide à cette cause. Dieu seul doit tout faire, sans aide et sans concours humain. Celui donc qui croit le plus est celui qui protégera l’autre ».

À peine de retour, Luther exprima publiquement son sentiment sur les dangers que les illuminés faisaient courir à la vérité. Selon son habitude, il réfuta leurs fausses doctrines en se basant sur l’Écriture seule et exposa l’opprobre que ces gens avaient jeté sur le nom du Seigneur. Sévère, sans compromission aucune, contre l’erreur, il se montrait en revanche disposé à ménager les individus ; il ne faut pas oublier qu’au 16° siècle on n’hésitait pas à appliquer les peines les plus rigoureuses, allant jusqu’à la mort, pour des crimes pareils à ceux que commettaient les anabaptistes. « Foi sans amour », disait Luther, « ce n’est qu’illusion. Quant à moi, je ne saurais contraindre personne ». Le Seigneur bénit les efforts de son vaillant serviteur. Au bout de peu de temps, la tourmente s’apaisa et les faux docteurs s’en furent porter leurs doctrines ailleurs.
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Message  Arlitto Sam 11 Juin 2016, 21:00

Détente après la lutte


Dès ce moment l’activité de Luther change de caractère. Âgé de trente-neuf ans, l’ardeur de sa jeunesse s’atténue. Avec le puissant secours du Seigneur, il a renversé les idoles, ébranlé jusqu’à la base l’édifice formidable de l’Église romaine. Il a mis entre les mains du peuple allemand l’Écriture Sainte. Trois ans plus tard il épouse Catherine de Bora.

Deux tâches se présentaient à lui : la propagation de la vérité évangélique ; la lutte contre les esprits exaltés. Il y contribua abondamment par ses leçons, ses prédications, ses écrits. À propos de son activité comme écrivain, voici des chiffres significatifs : en 1522 seulement il fit paraître 130 publications ; en 1523, 183. Pendant cette même année le nombre des ouvrages catholiques se monte à 20 seulement.

Un des premiers soucis de Luther fut de mettre en lumière les prescriptions de la Parole de Dieu quant au culte. Malheureusement, ici surtout, on s’aperçoit qu’il n’avait pas complètement abandonné certaines idées, contractées dès son enfance. Il crut pouvoir s’en tenir à la suppression des plus grossières pratiques du catholicisme et maintenir ce qui n’était pas absolument contraire à l’Esprit de la Bible. Il alla même jusqu’à conserver le crucifix dans les temples, mais sans lui rendre l’adoration comme les papistes. Il ne repoussa pas non plus une certaine pompe dans le culte et dans la décoration des églises. Il rétablit la Cène comme le Seigneur l’avait instituée, mais admit, selon l’erreur catholique, une certaine présence réelle du corps et du sang de Christ dans la Cène, se basant sur cette parole de Jésus : « Ceci est mon corps ». Les autres réformateurs, Zwingli à leur tête, montraient que ces mots signifient : « Ceci représente mon corps », tout comme le Seigneur dit ailleurs : « Je suis la porte ». Mais Luther refusa catégoriquement de renoncer à son point de vue et il en résulta des divergences entre lui et ceux auxquels il aurait dû tendre la main.

Un de ses désirs était que les chrétiens ne se rencontrent pas sans que la Parole de Dieu fût annoncée ou bien qu’elle fît l’objet de leur étude ; il recommandait que ces réunions eussent lieu aussi souvent que possible au cours de la semaine. Dans les centres universitaires professeurs et étudiants devaient commencer la journée par la lecture de l’Ancien Testament, à quatre ou cinq heures du matin s’il le fallait, et la terminer en lisant le Nouveau Testament.

Luther attribuait une importance capitale à l’instruction de la jeunesse, car il voyait la nécessité d’agir sur le cœur et l’esprit de la génération montante, afin de l’armer contre les attaques qui, dans la suite, seraient dirigées contre l’Évangile. Il ne suffisait pas que chacun sût lire, écrire et compter ; il fallait cultiver les intelligences en leur donnant les éléments tout au moins des connaissances générales. Il va sans dire que ce programme était profondément imprégné des enseignements du Seigneur et que Luther évitait par-dessus tout, quand il s’agissait des choses de Dieu, cet esprit critique si dangereux et desséchant, trop répandu de nos jours.

Dans le même ordre d’idées il encouragea la fondation de bibliothèques qui ne devaient pas contenir uniquement des ouvrages religieux, mais bien tout ce qui se rapporte à l’ensemble de la science humaine. Il disait avec raison : « Ces écrits profanes sont nécessaires pour faire connaître les œuvres merveilleuses de Dieu ». Dans le culte réorganisé, ce n’étaient plus les membres seuls du clergé qui psalmodiaient, mais l’assemblée entière devait chanter. Luther travailla beaucoup dans ce sens, entre autres en composant de nombreux cantiques.

Mais pendant qu’il travaillait, avec un zèle infatigable, à remettre en évidence les vérités de l’Évangile, un orage terrible s’amoncelait à l’horizon et obscurcissait la bienfaisante lumière qui commençait à inonder le pays. Depuis longtemps les chaînes de la féodalité pesaient de tout leur poids sur les classes inférieures de l’Allemagne ; les paysans murmuraient. Au cours du siècle précédent, des troubles fréquents, causés par l’oppression des princes et des évêques, furent réprimés avec effusion de sang et, déjà alors, la résistance à l’autorité avait pris son point d’appui sur le principe religieux. Au 16° siècle il fut donc impossible de dissocier les deux éléments, si intimement liés à l’existence même des nations. Ainsi, quand parurent les premiers symptômes de la Réformation de l’Église, des hommes égarés n’y vinrent qu’un appel à la licence. Des nobles même embrassèrent le parti des insurgés. Ceux-ci s’inspiraient surtout de l’Ancien Testament. Partant, par exemple, des versets 6, 7 et 8 du Psaume 8 (*), ils prétendaient jouir de tous les droits sur la chasse et la pêche. Ils résumèrent leurs doléances en douze articles, étayés chacun par un verset de la Bible et qui se résumaient en prétentions à l’égalité absolue de tous les hommes devant Dieu, non seulement égalité sociale et politique, mais égalité des biens. Luther répondit à ce manifeste en publiant une Exhortation à la paix. S’adressant d’abord aux princes, aux évêques, aux prêtres et aux moines, il les admonestait sévèrement, leur montrant qu’ils étaient eux-mêmes la cause de ces désordres, parce qu’ils n’avaient pas été de sages administrateurs des biens que Dieu leur avait confiés ; ils les avaient gérés uniquement dans leur propre intérêt, sans la moindre pensée de miséricorde pour ceux qui leur étaient subordonnés. Pouvaient-ils s’étonner, si après de longs siècles d’oppression, les victimes finissaient par lever la tête ? Luther plaide donc en faveur des insurgés, mais cela ne l’empêche pas de faire entendre à ceux-ci un langage tout empreint de l’autorité de la Parole de Dieu et de leur reprocher énergiquement leur mépris du pouvoir établi : « La méchanceté, l’injustice des supérieurs n’excusent pas la révolte. Vous voyez la paille qui est dans l’œil de vos magistrats, mais vous ne discernez pas la poutre qui est dans le vôtre ». Le réformateur paya encore largement de sa personne en se rendant dans diverses localités pour y faire des démarches personnelles en vue de ramener la paix, toujours sur la base de l’Évangile. Il n’y réussit que partiellement, tellement les esprits étaient surexcités, et bien des atrocités furent commises. Il fit tout son possible, et non sans succès, pour éviter que l’esprit de vengeance ne prévalût dans les arrangements définitifs.


(*) « Tu l’as (l’homme) fait dominer sur les œuvres de tes mains ; tu as mis toutes choses sous ses pieds : les brebis et les bœufs, tous ensemble, et aussi les bêtes des champs, l’oiseau des cieux, et les poissons de la mer, ce qui passe par les sentiers des mers ».


Très peu de temps après ces tristes événements, le vénérable électeur Frédéric de Saxe, fidèle soutien de la Réforme, s’endormit dans le Seigneur. Quand on le sut près de sa fin, tout le personnel de son palais et de ses domaines se groupa autour de son lit. « Mes petits enfants », leur dit-il, « si j’ai offensé l’un de vous, je vous prie de me pardonner pour l’amour de Dieu. Nous autres princes, nous commettons souvent des torts envers nos inférieurs ; il ne devrait pas en être ainsi ». Il détruisit un testament, rédigé bien des années auparavant et dans lequel il « recommandait son âme à la Mère de Dieu », et en rédigea un autre où il déclarait « mettre toute sa confiance dans les mérites du Seigneur Jésus Christ pour le pardon de ses péchés » ; il exprimait encore son absolue certitude qu’ « il possédait le salut par le précieux sang de son bien-aimé Seigneur et Sauveur ».

La mort de l’électeur éveilla de vives appréhensions parmi les Réformés. Privés de cet appui si efficace, ils considéraient, humainement parlant, leur cause comme gravement compromise, alors qu’ils auraient dû regarder au Seigneur qui n’abandonne jamais les siens. Jean-Frédéric, frère et successeur de l’électeur Frédéric, et Philippe de Hesse songèrent donc à constituer une ligue réformée qui s’opposerait à la coalition catholique, formée à l’instigation du pape, Clément VII. Mais, avant de s’engager, ils consultèrent Mélanchton et Luther. Celui-ci déclara catégoriquement que la cause de la vérité n’a nul besoin des armes des grands de ce monde et que, dans aucun cas, il ne faudrait recourir à une tactique provocatrice : « Nous aimerions mieux mourir dix fois », écrivit-il à l’électeur, « plutôt que d’avoir sur la conscience du sang versé par les nôtres, pour défendre l’Évangile contre l’empereur. Nous sommes ceux qui doivent souffrir et ne point nous venger nous-mêmes… Notre Seigneur Jésus Christ est assez puissant pour vous protéger et pour faire échouer les sinistres projets des princes impies qui menacent de vous attaquer. Si nous voulons être chrétiens, nous ne pouvons prétendre, sur cette terre, à une vie plus commode que ne fut celle du Seigneur. Nous devons prendre sur nous la croix du Christ. Le monde ne la porte pas ; il cherche d’autres épaules que les siennes pour s’en décharger… Notre Père céleste vous a toujours merveilleusement gardés au travers de mille tribulations et angoisses. Il a confondu les desseins de vos adversaires au point que nous avons à avouer qu’il nous a secourus au-delà de toute notre compréhension. J’exhorte donc Votre Altesse à ne point se laisser ébranler par les conjonctures actuelles. Nos prières, nous l’espérons, rendront vaine la fureur de nos ennemis. Mais que nos mains restent pures de sang… Quant à moi, Votre Altesse ne doit pas me protéger par les armes, si l’on m’attaque à cause de mes doctrines. Chacun doit supporter le péril que sa foi peut lui attirer. Cependant nous souhaitons voir aller les choses tout autrement que nos ennemis ne le pensent. Que le Seigneur, notre grand Consolateur, veuille vous fortifier abondamment ! »

Ces sages conseils ne furent pas suivis, malheureusement, et une ligue politique, anti-catholique, se forma.

Cependant Luther se trouvait toujours au ban de l’empire, la sentence prononcée contre lui en 1517 n’ayant jamais été rapportée. En 1526 la Diète d’Empire se réunit à Spire dans le Palatinat. Les Turcs avaient envahi la Hongrie et menaçaient l’Autriche ; l’empereur sollicitait le concours de tous les princes allemands pour faire face au danger et se montrait conciliant sur le terrain religieux, si bien qu’il donna son assentiment à une décision en faveur de laquelle chacun demeurait libre d’agir à sa guise touchant l’édit de Worms contre Luther. C’était garantir la vie sauve au réformateur tant qu’il ne quitterait pas le territoire des États évangéliques, déjà nombreux en Allemagne.

Mais trois ans plus tard, une autre diète, siégeant également à Spire, annula la décision précédente et prétendit contraindre la minorité évangélique à concourir à l’exécution de l’édit ; c’était renier la vérité et se courber sous la volonté du pape. Les réformés protestèrent solennellement contre une pareille violence, d’où le nom de protestants que leur donnèrent leurs adversaires. Ce mot n’avait jamais été employé encore jusque-là et désigna dorénavant ceux qui repoussaient toute doctrine humaine et n’acceptaient pas d’autre guide de leur conduite que la Parole de Dieu. Trop souvent, de nos jours, les protestants se bornent à rejeter certaines erreurs, sans embrasser de cœur la vérité.

Absorbé par sa campagne contre François Ier, Charles-Quint n’assista pas à la diète de Spire. Vivement irrité de l’attitude prise par les princes évangéliques, il leur enjoignit de se soumettre sans autre à la décision de la majorité, car il avait humilié la France, repoussé le Grand Turc, Soliman le Magnifique, asservi l’Italie. Oserait-on lui résister dans ses propres États ? Toutefois, les opérations militaires terminées, il reprit l’étude de la situation. Préférant recourir à la douceur, il convoqua une nouvelle diète à Augsbourg pour le 1er mai 1530. Du fait de la condamnation qui pesait sur lui, Luther ne pouvait pas y assister et avait dû s’arrêter au château de Cobourg ; Mélanchton le remplaçait et, afin de préciser la position que prendraient les protestants, il présenta à l’assemblée une Confession de foi, résumé des doctrines fondamentales du christianisme. Toutefois, de sa retraite, Luther dirigeait les débats ; ses conseils, ses lettres à ses amis exerçaient une profonde influence. Mieux encore, Luther les soutenait constamment par ses prières. Comme Moïse sur le mont Horeb (Ex. 17:8-16), il élevait ses mains vers l’Éternel et ne se lassait pas d’intercéder pour les combattants, tout en les encourageant par ses lettres : « Si votre cœur est accablé de soucis, ne l’attribuez pas à la grandeur de votre cause, mais à votre incrédulité… Si Moïse avait voulu savoir d’abord comment il échapperait à l’armée du Pharaon, il est probable qu’Israël serait aujourd’hui encore en Égypte ». C’est alors aussi qu’il composa son célèbre choral, inspiré des circonstances du moment :


C’est un rempart que notre Dieu, 

Une invincible armure,

Notre délivrance en tout lieu, 

Notre défense sûre. 

L’ennemi contre nous 

Redouble de courroux. 

Vaine colère !

Que pourrait l’adversaire ? 

L’Éternel détourne ses coups.


Seuls, nous bronchons à chaque pas 

Notre force est faiblesse.

Mais un héros, dans les combats, 

Pour nous lutte sans cesse. 

Quel est ce défenseur ?

C’est toi, divin Sauveur ! 

Dieu des armées !

Tes tribus opprimées 

Connaissent leur Libérateur.


La diète d’Augsbourg siégea pendant trois mois. Les protestants firent certaines concessions, qu’ils jugeaient compatibles avec la vérité, au grand mécontentement de Luther qui manda Mélanchton auprès de lui et lui dit : 

— « Tu me demandes jusqu’à quel point on peut céder aux papistes ! Je te déclare que je ne comprends pas le sens d’une question pareille. Dans ton apologie, tu leur as déjà fait beaucoup trop de concessions ».

— « Ne faut-il pas » demanda timidement Mélanchton, « souffrir pour gagner Christ ? »

— « Nous pourrions être grands seigneurs, si nous voulions renier et blasphémer notre Maître. Mais il est écrit que c’est par beaucoup d’afflictions qu’il nous faut entrer dans le royaume de Dieu » (Actes 14:22).

Mélanchton ne put que constater que plus il cédait et plus ses adversaires devenaient exigeants. Enfin, las de ces négociations qui n’aboutissaient pas, l’empereur prononça la clôture de la session, en déclarant qu’il laissait sept mois aux « rebelles », comme il les qualifiait, pour se soumettre à ce que la diète avait arrêté. Les princes protestants tinrent ferme ; rien ne les ébranla.

Ayant ainsi pris conscience de leur force, ils resserrèrent le lien contracté entre eux ; mais, au lieu de s’en remettre entièrement à Dieu pour la suite des événements, ils fondèrent une alliance défensive, dite ligue de Smalkalde. Comme on pouvait s’y attendre, elle prit plus d’une fois une attitude agressive et la guerre civile en résulta. Si les protestants réussirent à maintenir les positions qu’ils avaient acquises, ce ne fut qu’après avoir répandu des flots de sang et renforcé les ferments de haine qui empoisonnaient le pays : triste conséquence de leur manque de foi et de la faute grave qu’ils commettaient en cherchant à faire triompher les intérêts du Seigneur par le recours à des moyens purement humains.

Le Seigneur accorda à Luther la grâce de le retirer à lui avant que l’orage qu’il redoutait si fort ne se déchaînât. À partir de la diète d’Augsbourg, son rôle public devient moins saillant. Sans doute il travaille tout autant qu’auparavant, trop même pour un homme de son âge, usé par l’énergie indomptable qu’il n’avait cessé de déployer ; mais on a remarqué que dès lors il se contenta de consolider l’édifice qu’il avait construit et qu’il n’émit plus aucune idée, aucune doctrine nouvelle. Il n’en continuait pas moins à prêcher et surtout à écrire énormément ; ses publications, presque toutes traduites en plusieurs langues, étaient lues avec avidité non seulement en Allemagne et en Suisse, mais aussi en France, en Italie, à Rome même, dans les Pays-Bas, en Angleterre. Les bulles des papes, les édits des magistrats opposaient des digues impuissantes aux flots de ce torrent impétueux.

De plus en plus Luther était douloureusement frappé de la profonde ignorance dans laquelle croupissait la grande masse du peuple. Les visites qu’il faisait aussi souvent que possible à travers les campagnes de Saxe et des pays environnants l’en convainquaient chaque fois davantage. Il y avait de nombreux convertis, mais ils ne réalisaient aucun progrès. Les pasteurs, sortis pour la plupart des rangs de la prêtrise ou bien des monastères, manquaient des notions les plus élémentaires quant aux principes même du christianisme. C’est pour les éclairer, les uns et les autres, que Luther rédigea les deux Catéchismes, le grand pour le clergé, le petit pour les laïques. Il y résume toute sa doctrine, fondée sur l’Écriture Sainte dont Christ est le centre glorieux, tel qu’il le voit dans les évangiles et dans les épîtres de Paul. On voit l’auteur intensément pénétré du sentiment de la puissance de Dieu, de la grandeur et de la sagesse du Créateur, puis aussi de la misère, du néant de l’homme, plongé dans le péché et incapable, par ses propres forces, de s’approcher de Dieu. Luther montre ensuite qu’il faut un médiateur entre Dieu et l’homme, que le seul Médiateur est le Seigneur Jésus ; les œuvres de l’homme, si bonnes soient-elles, ne sauraient le tirer de son état d’éloignement irrémédiable du Dieu saint ; il n’y a aucun moyen de salut sinon la foi en l’œuvre de Jésus, mort sur la croix pour sauver les pécheurs qui croient en lui. À côté de ces notions fondamentales, mises en relief avec une simplicité et une netteté extraordinaires, se trouvent malheureusement quelques doctrines erronées. On a vu plus haut ce que Luther pensait, tout à fait à tort, de la Cène. Il fait fausse route également en niant toute liberté de notre volonté et en enseignant, à la suite de saint Augustin, le dogme de la prédestination. Néanmoins le Catéchisme de Luther est une œuvre remarquable et il a largement servi à l’instruction et à l’édification des masses.

Tandis que les grandes doctrines évangéliques, remises au jour, dissipaient d’épaisses ténèbres et ébranlaient les bases même de la papauté, le réformateur saxon sentait ses forces faiblir et la maladie le faisait cruellement souffrir. Durant les dix dernières années de sa vie, on crut le perdre plusieurs fois. Bien des prières montèrent à Dieu pour le supplier de rétablir son serviteur. Luther fit son testament, dont chaque ligne est empreinte de la foi la plus vive. Le Seigneur exauça les requêtes de ses enfants ; Luther recouvra la santé et, de Gotha où il avait été si malade, il rejoignit sa famille à Wittemberg, pour reprendre ses travaux.

Peu après, Mélanchton dut partir pour l’Alsace afin d’assister à une conférence avec des théologiens catholiques. Ce voyage n’était pas sans danger ; lui aussi vit la nécessité, avant de l’entreprendre, de rédiger ses dernières volontés. On y lit ces paroles touchantes à l’adresse de son maître vénéré : « Je remercie le docteur Martin Luther, par qui j’ai appris à connaître l’Évangile et qui m’a montré une affection particulière, prouvée par de nombreux bienfaits. Je l’ai toujours respecté et aimé de tout mon cœur et je le juge digne d’être honoré par tout le monde ».

Mélanchton se mit en route, mais, à peine arrivé à Weimar, il tomba très gravement malade. L’électeur Jean-Frédéric, rempli d’inquiétude, craignait de perdre en lui un des plus puissants soutiens de la Réforme et fit appeler Luther. Celui-ci accourut. Le malade était, semblait-il, à l’agonie. Son ami s’approcha, les yeux remplis de larmes, sentant bien qu’il n’avait d’autre recours que dans le Seigneur. Aussi il se contenta d’adresser à Dieu une instante prière, qui reçut peu après son exaucement. Au bout de quelques jours Mélanchton put reprendre son voyage.

Mais Luther se sentait dépérir. En 1545 il dut abandonner ses cours à l’université, tâche qui lui tenait particulièrement à cœur : l’effort de concentration nécessaire lui coûtait trop. Il écrivait alors à un ami : « Je suis vieux, décrépit, alourdi, las. Le courage me manque ; ma vue baisse beaucoup. Et pourtant, alors que j’espérais prendre quelque repos, me voici accablé de travail, obligé d’écrire, de parler, de me dépenser, comme si je n’avais jamais écrit, jamais parlé, comme si je n’avais encore jamais rien fait ».

Luther aimait énormément la vie de famille, mais ses multiples devoirs ne lui permirent d’en jouir que les toutes dernières années de sa vie. Pour ses enfants il fut un père incomparable : il savait se mettre à leur portée, leur parler un langage qu’ils comprissent. Il sentait aussi sa responsabilité d’éducateur et donna aux parents de sages conseils : « Qu’à l’exemple de Dieu, vous sachiez user envers vos enfants de sévérité, sans pour cela cesser de les traiter avec amour ; que vous sachiez vous en faire aimer et respecter ; que vous preniez soin de leur âme, plus même que de leur corps, car un enfant est un trésor inestimable dont Dieu vous demandera compte ». Il prêchait d’exemple, priant avec ses enfants, leur expliquant la Parole de Dieu, leur en faisant réciter certains passages. Le dimanche il réunissait les siens pour méditer avec eux l’Écriture.

Luther appréciait fort la musique : « C’est », disait-il, « un don de Dieu ; elle chasse les tentations et les mauvaises pensées. C’est un baume pour les cœurs troublés ; elle calme l’âme et la rafraîchit ; elle apporte partout la paix et la joie ».

Enfin il jouissait passionnément de la nature. Il se reposait dans les champs et les bois, cultivait son jardin quand il en avait le temps. Il se plaignait des affaires qui l’accablaient et le privaient souvent de ce délassement : « Je suis vieux et j’aimerais maintenant goûter un plaisir de vieillard au jardin, à contempler les miracles de Dieu, dans les arbres, les fleurs, les herbes, les animaux ».

En janvier 1546, les comtes de Mansfeld recoururent à lui comme arbitre dans un différend qui s’était élevé dans leur famille au sujet d’un héritage et d’une question de limites entre leurs propriétés. Luther n’aimait pas se mêler de choses de cette nature, mais touché de cette preuve de la haute considération dont on l’entourait, il se mit en route malgré les instances de sa femme qui se rendait mieux compte que lui de la gravité de son état. Pour la rassurer, il lui écrivit plusieurs fois chemin faisant : « Tu veux », lui disait-il, « t’occuper de tout, comme si le Seigneur n’était pas puissant pour créer au besoin dix docteurs Martin Luther, à supposer que l’unique exemplaire, tout vieilli, qui existe à cette heure, vienne à disparaître. Ne me parle donc plus de tes soucis. Prie et abandonne-moi aux soins de notre Père céleste ».

Il fallut trois semaines pour régler l’affaire soumise au jugement du réformateur ; il la trancha à l’entière satisfaction de ses bienveillants protecteurs et ceux-ci mirent tout en œuvre pour le ménager le plus possible. Il prêcha même plusieurs fois. Le 17 février il dîna, comme de coutume, avec ses trois fils, qui l’avaient accompagné sur les instances de leur mère, et son vieil et fidèle ami, Justus Jonas. Le repas terminé, on le persuada de prendre quelque détente ; il se contenta de se promener de long en large dans la chambre en évoquant des souvenirs d’enfance, car il se trouvait à Eisleben, où il était né. « Il se pourrait bien », s’écria-t-il, « que je doive terminer ma vie ici ». Au cours de la nuit suivante, de vives douleurs le saisirent. On chercha, sans y réussir, à le soulager. À plusieurs reprises, il dit faiblement : « Ô mon Dieu, que je souffre ! Entre tes mains je remets mon esprit ». Le comte et la comtesse de Mansfeld arrivèrent de bonne heure le lendemain matin, apportant des remèdes et des cordiaux. C’était inutile. La journée s’écoula ainsi péniblement ; il était évident que la fin approchait. Un moment Luther sembla reprendre vie ; il pria d’une voix distincte, remerciant Dieu de tout ce qui lui avait été accordé, mais surtout du don de Jésus, son Fils unique et bien-aimé. Puis il exprima sa parfaite assurance qu’il allait être recueilli dans la maison du Père pour toute l’éternité.

Vers le soir la pâleur de la mort se répandit sur ses traits. Il avait les mains jointes sur sa poitrine et respirait paisiblement, le souffle coupé de temps à autre par un faible soupir. Entre deux et trois heures du matin, le 19 février 1546, il s’endormit dans le Seigneur.
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Message  Arlitto Sam 11 Juin 2016, 21:00

Conclusion


Pour apprécier à sa juste valeur Martin Luther, il faut distinguer nettement entre l’homme et le réformateur.

L’homme présente des contrastes étranges. Le trait dominant paraît être chez lui une puissance indomptable, mais que de faiblesses on relève dans sa carrière ! Il déploie une énergie à nulle autre pareille, puis c’est une phase de découragement, frisant le désespoir. Esprit admirablement cultivé, nourri aux sources les plus pures de l’humanisme, il sait faire montre d’une finesse d’expression et de sentiments, exceptionnelle de son temps, et pourtant il tombe fréquemment dans des trivialités grossières, se permettant des plaisanteries d’une vulgarité déconcertante.

Comparé aux autres réformateurs, Luther est un grand parmi les grands. Rarement on vit un ouvrier aussi qualifié par Dieu pour l’œuvre qu’il avait à accomplir. Le Seigneur l’avait pourvu de ces armes qui « ne sont pas charnelles, mais puissantes par Dieu pour la destruction des forteresses, détruisant les raisonnements et toute hauteur qui s’élève contre la connaissance de Dieu, et amenant toute âme captive à l’obéissance du Christ » (2 Cor. 10:4-5). Il fallait une vigueur comme la sienne, et venant d’en haut, pour battre en brèche l’édifice gigantesque de l’Église romaine, tout vermoulu qu’il fût. Ainsi revêtu de « l’armure complète de Dieu » (Éph. 6:13-18), il maniait avec une dextérité extraordinaire « l’épée de l’Esprit, qui est la Parole de Dieu » ; il la possédait à fond, s’en était approprié les richesses et y recourait à tout propos. Polémiste virulent, adversaire redoutable, cette force, puisée à la source divine, lui permettait de « tenir ferme, ayant ceint ses reins de la vérité ».

Luther a prié comme peu de chrétiens l’ont fait. Il aimait à prier à genoux, près de la fenêtre ouverte, à haute voix. Ses amis le surprirent plus d’une fois dans cette attitude et furent profondément édifiés de ces prières, animées d’une foi enfantine et d’une ferveur qui lui arrachait souvent des larmes. Grâce à cette dépendance constante de Dieu, il fut gardé dans l’humilité, quand son tempérament décidé et autoritaire, et plus encore les flatteries de ses admirateurs et la conscience qu’il avait lui-même de l’importance de son rôle, devaient le disposer à l’orgueil. Un ami le saluait un jour comme le libérateur de la chrétienté : « Oui », répondit-il, « je le suis, je l’ai été, mais comme un cheval aveugle qui ne sait où son maître le conduit ». À des disciples qui s’étaient fait appeler « luthériens », il écrivit : « Je vous prie de laisser de côté mon nom et de ne pas vous appeler « luthériens », mais « chrétiens ». Qu’est-ce que Luther ? Ma doctrine ne vient pas de moi. Je n’ai été crucifié pour personne. Je ne suis ni ne veux être le maître de personne. Christ est notre unique Maître ».

Plus d’une fois les faiblesses de son caractère compromirent son témoignage chrétien. Trop entier dans ses principes, il se montra à l’occasion intolérant, défaut courant à son époque, par exemple vis à-vis de ceux qui ne partageaient pas ses idées au sujet de la Cène. Sur la question de la prédestination il n’admettait pas non plus la moindre contradiction, si bien que, au cours de discussions sur ces points capitaux, il manifesta un esprit très éloigné de celui de la grâce chrétienne. Dans un autre domaine encore, il commit une erreur grave, en reconnaissant au prince le droit d’intervenir dans les affaires ecclésiastiques sur son territoire et de les régler. Il donna donc à l’Église luthérienne un caractère autoritaire et clérical. On défend Luther en rappelant que ces doctrines étaient de son temps ; cela prouve simplement que, malgré toutes ses lumières, il ne sut pas toujours s’élever au-dessus des préoccupations du moment.

Il n’en reste pas moins que, dans la sphère où le Seigneur l’avait placé, il se comporta comme un administrateur zélé, comme un fidèle serviteur, sujet sans doute à toutes les faiblesses humaines, mais sachant les reconnaître et s’en humilier. Comme l’apôtre Paul, il ne jugea bon de ne « savoir quoi que ce soit… sinon Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié » (1 Cor. 2:2).
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Message  Arlitto Sam 11 Juin 2016, 21:01

L’Allemagne au 17° et au 18° siècle — Les Piétistes et les Moraves


Les alliances politiques, contractées par les princes protestants, entraînèrent bientôt de néfastes conséquences. Le Seigneur dit lui-même : « Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jean 18:36). En Jér. 17:5-7 on lit : « Maudit l’homme qui se confie en l’homme, et qui fait de la chair son bras, et dont le cœur se retire de l’Éternel !… Béni l’homme qui se confie en l’Éternel, et de qui l’Éternel est la confiance ! » Luther n’avait cessé de parler dans ce sens.

Un moment abattu par les coups violents qui lui avaient été portés, le catholicisme relevait la tête et sut habilement profiter des points faibles qu’il décelait chez ses adversaires. Alors que l’Église romaine se targue, et elle peut le faire, de l’unité de doctrine qui n’a cessé de la caractériser, les divisions se glissaient dans les rangs des réformés. Luthériens et calvinistes ne s’entendaient pas sur des points essentiels, sur la question de la Cène entre autres ; Calvin et Zwingli s’opposaient, avec raison, à la théorie énoncée par Luther. Sur des faits de cette nature, car il y en avait d’autres, on ne pouvait aboutir à un compromis ; la vérité n’en admet jamais.

Les catholiques sincères, qui étaient nombreux, ne pouvaient que se rendre à l’évidence et reconnaître les égarements qui distinguaient leur Église. Ils avouaient même certaines erreurs de doctrine ; ainsi un parti important critiquait la toute-puissance accordée à la papauté. Ces circonstances provoquèrent une tentative de réforme faite par les catholiques eux-mêmes. On trouvera quelques détails à ce sujet dans le chapitre consacré au concile de Trente. Mais l’attachement à la tradition triompha de toutes ces tendances libérales ; loin d’être ébranlée, l’autorité pontificale sortit de l’épreuve plus vigoureuse que jamais.

Encouragé par cette issue favorable, le catholicisme entreprit une offensive énergique pour chercher à regagner le terrain qu’il avait perdu, en Allemagne avant tout. Il faut dire que, si les protestants y étaient apparemment nombreux, cela résultait de chiffres souvent trompeurs quant à la réalité des conversions. Suivant la pratique du temps, beaucoup n’avaient embrassé la Réforme que sous la pression de leurs princes. On estimait normal que le peuple pratiquât le même culte que son souverain. Il y avait néanmoins nombre d’âmes pieuses, certainement sauvées et animées du désir d’obéir aux enseignements de la Parole de Dieu. Mais, chez la grande masse, c’était pur formalisme ; aussi les missionnaires catholiques remportèrent-ils de faciles succès.

Les souverains protestants persistèrent dans leur aveuglement. Ils développèrent encore le cercle de leurs alliances, si bien que, plus tard, ils en vinrent à solliciter des appuis étrangers, même auprès de princes catholiques, comme le roi de France, dont ils connaissaient l’animosité séculaire contre la maison d’Autriche, championne de l’Église romaine en Allemagne. L’empereur s’empressa d’agir de même et c’est ainsi que l’Allemagne, divisée en deux camps devint le théâtre d’une guerre féroce qui dura trente ans (1618-1648), religieuse autant que politique, mais dont l’étude ne rentre pas dans le cadre de ce livre. Nous dirons seulement que les protestants s’affaiblissaient eux-mêmes à cause de leurs rivalités intestines ; ainsi le fait que Frédéric V, électeur palatin et chef de leur ligue, était calviniste, empêcha les princes luthériens d’y adhérer, entre autres l’électeur de Saxe, un des plus chauds défenseurs des protestants : triste spectacle d’une maison divisée contre elle-même parce que ceux qui l’habitaient ne cherchaient pas ce qui pouvait les unir, à savoir les intérêts du Seigneur, et avaient donné la première place dans leurs préoccupations aux choses d’ici-bas, surtout à leurs rancunes personnelles.

La guerre de Trente ans laissa l’Allemagne ruinée. Des provinces entières étaient transformées en déserts. Certains villages virent leur population tomber de 600 à 20 habitants. Des villes riches et prospères furent saccagées et il n’y restait plus que des monceaux de ruines ; plus de commerce, plus d’industrie. Des troupeaux de loups parcouraient les campagnes sans qu’il se trouvât personne pour leur donner la chasse. Le pays retomba dans une semi-barbarie et ne se remit de cette terrible misère qu’après de très longues années.

On pourrait croire que cette crise douloureuse aurait parlé aux consciences de ceux qui en furent les témoins : « Lorsque tes jugements sont sur la terre, les habitants du monde apprennent la justice », lit-on en Ésa. 26:9. En Allemagne il n’en fut malheureusement rien. Les formes extérieures de la piété subsistaient, il est vrai, mais on en avait tout à fait renié la puissance (voir 2 Tim. 3:5). On sacrifiait tout aux besoins du moment ; le souci matériel l’emportait sur n’importe quel autre, de plus en plus les hommes cherchaient à s’en tirer par eux-mêmes, sans s’humilier devant Dieu de la catastrophe par laquelle ils venaient de passer et qu’ils avaient attirée sur leurs têtes par leur légèreté, leur insouciance de ce qui convenait à la sainteté de Dieu, sans se rappeler qu’il est le dispensateur de tous les biens, matériels aussi bien que spirituels. La raison humaine prétendait suppléer à la foi. Au lieu d’accepter en toute simplicité la vérité telle que la Parole de Dieu la révèle, on prit l’habitude d’ergoter à perte de vue. « Si quelqu’un… ne se range pas à de saines paroles, savoir à celles de notre Seigneur Jésus Christ et à la doctrine qui est selon la piété, il est enflé d’orgueil, ne sachant rien, mais ayant la maladie des questions et des disputes de mots, d’où naissent l’envie, les querelles, les paroles injurieuses, les mauvais soupçons, les vaines disputes d’hommes corrompus dans leur entendement et privés de la vérité, qui estiment que la piété est une source de gain. Or la piété avec le contentement est un grand gain » (1 Timothée 6:3 à 6). Ces mots se réalisaient à la lettre dans l’Allemagne du 17° siècle : ce n’était partout que discussions théologiques à n’en pas finir, et d’un caractère très aigu. Luthériens et réformés continuaient à s’entre-dévorer. Déjà du vivant de Luther un groupe de ses adhérents s’étaient tenus d’une manière particulièrement stricte à ses enseignements, tandis qu’il se formait un parti de conciliation sous l’influence de Mélanchton. Ce dernier travaillait à l’union des deux camps qui divisaient le protestantisme ; certains de ses partisans envisageaient même une entente avec les catholiques. Du vivant de Luther ces visées restèrent à l’état embryonnaire, mais après sa mort la guerre éclata entre les deux tendances. Les Luthériens stricts se montrèrent d’une violence extrême ; ils allèrent jusqu’à faire décapiter le chef du parti opposé. Chose désolante, on portait en chaire les questions débattues, au lieu de suivre l’exemple donné par l’apôtre Paul qui écrivait aux Galates : « Qu’il ne m’arrive pas à moi de me glorifier, sinon en la croix de notre Seigneur Jésus Christ » (Gal. 6:14). De la sorte on ne cherchait plus le salut des âmes, ni leur édification ; on les agitait en ne s’occupant que de formules creuses, afin de poser des règles d’orthodoxie, règles créées par le clergé, sans tenir aucun compte des enseignements de la Parole de Dieu. Celle-ci tombait dans l’abandon le plus complet ; on ne s’en inspirait plus pour y trouver une direction de vie. Il va de soi que la moralité générale baissait sérieusement. À la justification par la foi avait succédé la justification par la croyance.

Ces querelles intestines, sans fruit aucun, finirent par lasser les âmes pieuses. Petit à petit on en vit revenir à la source première, à laquelle avaient puisé les réformateurs. Il y eut des écarts, des exagérations dans le mouvement nouveau. Celui-ci n’en fut pas moins comme une réforme de la Réformation allemande, desséchée, pétrifiée dans une connaissance aride et purement intellectuelle, sans aucun élément quelconque propre à édifier. Parmi ces chrétiens pieux et dévoués, il y a deux noms à retenir : ceux de Spener et de Francke.

Spener (1635-1705), originaire d’Alsace, fut pasteur à Strasbourg, puis à Francfort. C’est dans cette dernière ville que son activité prit son caractère définitif. Son premier sermon portait sur le texte bien connu : « Le juste vivra de foi » (Rom. 1:17 ; Hab. 2:4). On crut entendre à nouveau la voix de Luther, affirmant de toute son éloquence la base même de toute la Réformation et rappelant que Jésus « est la pierre méprisée par vous qui bâtissez, qui est devenue la pierre angulaire ; et il n’y a de salut en aucun autre ; car aussi il n’y a point d’autre nom sous le ciel, qui soit donné parmi les hommes, par lequel il nous faille être sauvés » (Actes 4:11-12) : vérités élémentaires, mais qu’il fallait évoquer à nouveau. Spener n’y manqua point, non seulement ce jour-là, mais tout au long de sa carrière. Avec un courage extraordinaire il stigmatisait les erreurs de son époque, le formalisme, la froideur d’un grand nombre, l’abandon du premier amour, le déshonneur jeté sur le nom du Seigneur et sur le témoignage chrétien. Mieux encore, il indiquait le remède à apporter à ce triste état de choses et amena ainsi un réveil spirituel merveilleux. Il comprit aussi la nécessité de construire solidement l’édifice qui s’élevait au-dessus des ruines accumulées. Pour cela, chose inouïe pour l’époque, il invita les chrétiens à se réunir entre eux, loin de toute autorité humaine, sous le regard du Seigneur et la direction du Saint Esprit, afin de prier ensemble, de lire la Parole de Dieu et de l’étudier. Beaucoup de ces chrétiens réalisèrent des progrès remarquables dans les choses de Dieu. Chez d’autres malheureusement l’élément humain prit le dessus, développant des notions d’étroitesse qui engendrèrent un immense orgueil spirituel. Des désordres se produisirent et, au bout de quelques années, Spener vit lui-même la nécessité d’interrompre ces réunions, qui pourtant avaient apporté de riches bénédictions.

Plus tard il reçut un appel à Dresde en qualité de prédicateur de la cour. Il y continua l’œuvre commencée à Francfort. En outre, frappé de la profonde ignorance de la population, il entreprit de l’instruire dans les éléments des connaissances humaines, puis aussi dans les vérités évangéliques. Il s’attira ainsi les sarcasmes des grands personnages au milieu desquels il se mouvait et qui disaient que l’électeur avait appelé au poste de prédicateur un petit maître d’école. L’exemple de son zèle gagna les étudiants de l’université de Leipzig dont quelques-uns organisèrent des réunions d’édification mutuelle, comme celles qui avaient eu lien à Francfort. Elles aboutirent aux mêmes excès et pour les mêmes causes. Les étudiants convertis se mirent à affecter le mépris de la science, à jeter au feu les livres de leurs maîtres, à se distinguer par des excentricités de costume et de manières. Spener du reste les en blâmait sévèrement. Ces bizarreries valurent à ses adhérents le nom de piétistes, sobriquet qui emporte avec soi, dans l’acceptation courante, une idée d’étroitesse et de singularité.

Spener finit par tomber en disgrâce pour avoir adressé à l’électeur une lettre où il lui faisait une remontrance assez vive, parfaitement justifiée, sur sa conduite. Le prince reçut d’abord de cet avertissement, donné avec toute la grâce qui convenait à un chrétien, une impression des plus salutaires qui aurait pu réagir sur le reste de sa carrière. Mais ses courtisans, dont la plupart détestaient Spener à cause de la franchise avec laquelle il leur reprochait leurs défauts, saisirent avec empressement ce prétexte pour le discréditer auprès du souverain. Celui-ci jura de ne plus aller entendre le pieux prédicateur et Spener fut heureux d’accepter peu après un appel qu’il reçut de Berlin où il termina sa vie. Jusqu’à la fin il eut à subir les attaques acerbes que lui attiraient les extravagances de ses adhérents et dont, bien à tort, on le rendait responsable, tellement il est vrai que, dès le jour où les principes humains se mêlent à la marche chrétienne, celle-ci en est affaiblie et aboutit à une chute.

Malgré une constitution délicate et de fréquentes maladies, Spener fournit un travail des plus considérables. Il laissa cent vingt-trois volumes. Sa correspondance, très étendue, l’obligeait à écrire plus de mille lettres par année. Quand on songe que, à côté de cela, il déploya une immense activité pastorale, on reste confondu. Il ne se donnait aucun instant de repos. Il raconte qu’en sept ans il n’eut que deux fois le loisir de pénétrer dans son jardin ; les courses nécessaires pour les nombreuses visites qu’il faisait lui tenaient lieu de promenades. Il consacrait chaque jour de longs moments à la prière. Sur son lit de mort, comme un de ses amis faisait allusion au bien qu’il avait répandu autour de lui, il l’interrompit par ces mots : « je ne possède aucun mérite, aucun, aucun, sinon ceux que je trouve en Jésus Christ par la miséricorde de Dieu. De tout le bien qu’il m’a été donné d’accomplir, je ne m’attribue absolument rien. De tout cela il ne me demeure que le sentiment de mes manquements ».

Auguste-Hermann Francke (1663 -1727) était de trente ans plus jeune que Spener. Doué de belles aptitudes intellectuelles, il fit de fortes études à Leipzig, où il entra en contact avec des piétistes et assista à leurs assemblées. Mais la science et la célébrité l’attiraient fort. Toutefois le Seigneur veillait sur lui. Un jour il avait à préparer un sermon sur Jean 20:31: « Ces choses sont écrites afin que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu’en croyant vous ayez la vie par son nom ». On l’avait invité à parler de la vraie foi, mais il fut saisi d’une angoisse indicible, car il sentait que c’était là ce qui lui manquait précisément. Il s’était même demandé à plus d’une reprise si la Bible avait vraiment le droit d’être appelée la Parole de Dieu. « En cet instant solennel », raconte-t-il plus tard, « je vis toute ma vie passée se dérouler devant moi, comme on considère une ville du haut d’un clocher. Mes péchés se présentèrent à mes yeux si distinctement que j’eusse pu les compter, et bientôt j’en découvris la source initiale, à savoir mon incrédulité, ou plutôt ma prétendue foi qui ne servait qu’à me tromper moi-même ». Il se jeta à genoux, se mit à crier à Dieu de toute la force de son âme : « Ô Dieu ! révèle toi à moi et sauve-moi ! ». L’exaucement ne se fit pas attendre ; une paix divine descendit dans son âme et chassa en un instant tous les doutes ; il lui semblait avoir vécu jusque-là dans un songe : « J’eus dans mon cœur l’assurance de la grâce de Dieu en Christ et je pus appeler Dieu mon Père. Toute tristesse, toute inquiétude me furent ôtées ; un torrent de joie inonda mon âme ».

Francke professa tout d’abord à Leipzig où il donna un cours remarquable sur les épîtres de Paul ; il eut plus de trois cents auditeurs et ce succès excita la jalousie. À Erfurt, comme pasteur, il ne craignit pas d’exposer l’Évangile dans toute sa simplicité, sans l’accompagner d’un commentaire philosophique selon l’habitude de ses collègues ; on en prit ombrage et il dut quitter la ville dans les quarante-huit heures : tellement il est évident que la pure vérité irrite ceux qui se complaisent dans les ténèbres de l’erreur. Peu après, sous l’influence de Spener, Francke reçut un appel à Halle, comme pasteur dans un faubourg de la ville et, en même temps, comme professeur de grec et de langues orientales à l’université. Tout son enseignement tendit à ramener les étudiants à la lecture de la Bible ; il exerça sur eux une influence bénie, si bien que Halle ne tarda pas à gagner la réputation de former des prédicateurs sincèrement évangéliques et entièrement dévoués à la diffusion de la vérité.

Le caractère ardent de Francke le poussa dans une autre direction encore. Un legs permettait au pasteur de Halle de recevoir et d’élever un orphelin chez lui. Au lieu d’un seul pensionnaire, on lui en présenta quatre ; les quatre furent accueillis. L’année suivante ils étaient cinquante. Francke dut songer à construire une maison ; il en acheta une qui avoisinait le presbytère, puis une seconde, mais cela ne suffisait pas. Tout le capital du digne ecclésiastique consistait en une grande foi ; elle ne fut pas trompée. « De semaine en semaine, de mois en mois », dit-il, « le Seigneur m’envoya de petits dons, mettant son pain en petits morceaux, si je puis ainsi m’exprimer, de façon à répondre à mes besoins ». Grâce à ces subventions, qui se succédaient avec constance, Francke vint à bout de l’édifice, qui devait d’ailleurs être sans cesse agrandi par de nouvelles constructions. Sur le fronton on voyait un aigle montant vers le soleil, avec cette inscription : « Ceux qui s’attendent à l’Éternel renouvelleront leur force ; ils s’élèveront avec des ailes comme des aigles ; ils courront et ne se fatigueront pas, ils marcheront et ne se lasseront pas » (Ésa. 40:31). À la mort de Francke l’orphelinat comptait cent trente-quatre enfants. Il avait aussi créé un grand nombre d’écoles, ainsi que diverses institutions qui s’y rattachaient.

Animé ainsi d’un ardent désir d’être utile à ses semblables, Francke n’oubliait pas l’essentiel ; tous ses efforts tendaient à inculquer à ceux qu’il avait sous sa direction la seule chose nécessaire, « la bonne part, qui ne leur serait point ôtée » (Luc 10:42). Souvent aux prises avec de grosses difficultés soit matérielles, soit morales, sa foi, toute simple, enfantine presque, lui apporta un puissant secours et servit d’exemple bienfaisant à son entourage. Quoiqu’il ne fût pas exempt de certaines des erreurs du piétisme strict, — par exemple que l’âme, pour se convertir, doit préalablement passer par l’angoisse du désespoir et se trouver abandonnée de Dieu, comme Christ le fut sur la croix, — Francke n’en fut pas moins un fidèle et dévoué témoin du Seigneur. Soutenu par la puissance de Dieu, il tint haut et ferme ce qu’il avait appris ; toute sa vie rendit un éloquent témoignage à ses convictions.

On a vu plus haut que le Seigneur, dans sa fidélité, avait maintenu un témoignage parmi les chrétiens de Moravie, descendants de ceux qui avaient connu Jean Huss. Mais la persécution menaçait toujours. Ils ne pouvaient se réunir qu’en cachette, car on les contraignait à faire extérieurement profession de catholicisme en assistant aux cérémonies de l’Église officielle. Ils en souffraient cruellement dans leurs consciences et résolurent de quitter le pays, dès que Dieu leur montrerait un lieu propre à leur assurer un asile paisible. C’est en 1722 que le jeune comte Zinzendorf, converti depuis peu et rempli du désir de faire quelque chose pour le Seigneur, leur offrit de venir s’établir sur ses terres. Ils acceptèrent avec empressement sa proposition, dans laquelle ils voyaient une réponse à leurs instantes prières. Le domaine qui leur fut assigné, au pied de la colline du Hutberg, ne tarda pas à se couvrir de nombreuses maisons, alignées le long de rues bien aménagées et entourées de jardins fleuris. La nouvelle ville reçut le nom de Herrnhut (protection du Seigneur). 

Ayant perdu de bonne heure son père, homme très pieux, Zinzendorf avait été élevé dans les mêmes principes par sa grand-mère ; Spener lui servait de parrain. Il n’avait pas quatre ans qu’il manifestait déjà le désir de servir le Seigneur. « Ce qui faisait », a-t-il raconté, « l’impression la plus profonde sur mon cœur, c’est ce qu’on me disait de l’amour de mon père pour le Sauveur crucifié ». Il resta fidèle à ce souvenir et Dieu s’en servit pour le mettre à l’abri des systèmes philosophiques qui envahissaient l’Allemagne. Il n’avait pas atteint l’âge d’homme que déjà sa position était prise : « je résolus très fermement », dit-il, « d’appliquer mon entendement à toutes les connaissances humaines, de l’aiguiser autant que possible, mais aussi, dans les questions d’ordre spirituel, d’écouter avant tout la voix de mon cœur rendant témoignage à la vérité et de rejeter sans merci toutes les doctrines qui seraient contraires à cette vérité ». Il tint parole et, rejetant toutes les subtilités de la métaphysique, regarda vers le Seigneur pour recevoir son secours en vue d’une activité vraiment digne de l’Évangile, « pour marcher d’une manière digne du Seigneur pour lui plaire à tous égards, portant du fruit en toute bonne œuvre, et croissant par la connaissance de Dieu » (Col. 1:10). En vain, plus tard, son tuteur chercha-t-il à le détourner des choses d’En haut en l’incitant à entreprendre de longs voyages à l’étranger, bon moyen pour le distraire, affirmait-on. « Si c’est pour me rendre mondain », dit Zinzendorf, « qu’on veut absolument m’envoyer en France, je déclare que ce sera du temps et de l’argent perdus ; car Dieu, dans sa bonté, maintiendra en moi le désir de ne vivre que pour son service et pour glorifier le Seigneur Jésus. Je compte sur lui pour me donner le courage et la force nécessaires ». Le jeune homme dut se plier aux injonctions de ses aînés. Il se mit en route et passa par Düsseldorf, où il vit un tableau qui représentait le Christ sur la croix ; au-dessous on lisait cette inscription en latin : Hoc feci pro te ; quid facis pro me ? (« Voilà ce que j’ai fait pour toi que fais-tu pour moi ? ») Zinzendorf ressentit une impression profonde à la lecture de ces mots : « Je sentis », dit-il, « que je n’avais pas grand-chose à répondre à cette question et je suppliai le Seigneur de placer devant moi ce qu’il désirait que je fisse pour lui, puis de m’accorder la force dont j’avais besoin ». Zinzendorf profita de son séjour en France pour se mettre en rapport avec les enfants de Dieu qui s’y trouvaient et, à leur contact, il apprit beaucoup de choses qui lui avaient échappé jusque-là. Ces chrétiens venaient de passer par de cruelles persécutions ; d’autres les attendaient, à n’en pas douter, mais rien n’ébranlait leur foi et ils envisageaient l’avenir avec une sérénité parfaite.

De retour dans sa patrie, Zinzendorf se maria. C’est peu de temps après qu’il apprit à connaître les moraves, nom que l’on donnait à ses nouveaux protégés, en souvenir du pays d’où ils sortaient. Leur piété le frappa vivement, mais aussi le fait que ces pauvres gens, malgré les épreuves douloureuses qu’ils avaient traversées, n’entendaient point du tout mener dorénavant une existence oisive. Un sang généreux circulait dans leurs veines. Les persécutions qu’on leur avait infligées avaient eu cet effet extraordinaire de les détacher entièrement des choses de ce monde, tout en les animant d’un ardent désir de communiquer à d’autres les précieuses vérités dont ils étaient dépositaires. Sur ce point tout particulièrement ils se rencontraient avec Zinzendorf qui, lui aussi, brûlait d’amour pour les inconvertis et cherchait un champ de travail où leur annoncer l’Évangile en Allemagne ou en pays étranger.

L’occasion se présenta bientôt à eux de donner suite à leur souhait. Se trouvant à Copenhague, Zinzendorf y rencontra un noir de l’île de Saint Thomas, dans les Antilles. Cet homme était converti et il exprima au comte le vœu de le voir s’intéresser à l’évangélisation de sa race. Il ne connaissait pas le tempérament bouillant de celui auquel il s’adressait. Zinzendorf partit sur le champ pour Herrnhut et fit part de la rencontre qu’il avait faite. Sa proposition suscita un écho immédiat. Le soir même deux hommes, profondément émus de ce qu’ils venaient d’entendre, prirent la résolution de se mettre en route aussi vite que possible. Comprenant bien cependant qu’ils ne devaient pas s’engager à la légère, mais que leur premier devoir était de présenter la chose au Seigneur, afin que ce fût lui, et lui seul, qui les dirigeât dans leurs projets, ne pouvant dormir, ils gagnèrent la forêt et là consacrèrent plusieurs heures à la prière. Au petit jour ils rentrèrent à Herrnhut pour faire part de leur résolution à Zinzendorf, qui en témoigna une grande joie. Ils partirent très peu après, aucune attache de famille ni d’affaires ne les retenant.

D’autres les suivirent. Il ne saurait être question ici de faire l’historique des missions moraves ; il suffira de citer un ou deux faits encore, pour bien caractériser l’esprit qui animait ces chrétiens.

Zinzendorf avait appris que les Esquimaux du Grœnland vivaient dans l’ignorance la plus noire de tout ce qui touchait à leurs intérêts spirituels ; la notion même de Dieu leur manquait totalement. Il se demanda si quelqu’un voudrait se rendre dans cette terre inhospitalière. Un jour il aborda dans la rue un certain Sorensen et lui demanda, sans autre préambule, s’il serait disposé à partir.

— « Me voici ! Envoyez-moi ! » fut la réponse.

— « Très bien ! » répondit le comte, « mais il faudrait partir demain ».

— « Entendu ! Je partirais même aujourd’hui, si seulement j’avais des souliers. Les miens sont complètement usés ».

— « Tu les auras », dit Zinzendorf, et le brave homme, aussitôt chaussé de neuf, prit ses hardes et se mit en route.

Dans ces vocations il ne conviendrait pas de parler d’emballement, ni d’étourderie, ni de manque de réflexion. Depuis longtemps ces jeunes gens attendaient l’appel du Seigneur ; ils demeuraient prêts à y répondre au premier signal, telles des sentinelles en faction. Ils ignoraient les difficultés ; ils ne voyaient que le but qu’il s’agissait d’atteindre et mettaient toute leur confiance en Dieu pour qu’il levât les obstacles. L’idée d’avoir été mis à part pour cette œuvre magnifique les faisait brûler d’un saint enthousiasme. C’est ce qu’illustre l’anecdote suivante.

Deux Moraves, Feder et Israël, ce dernier très petit de taille, boiteux et contrefait, partirent pour l’île de Saint Thomas. Peu avant d’arriver à destination, leur navire fit naufrage et l’équipage les abandonna sur un récif battu par les flots. Feder eut la malencontreuse idée de chercher à gagner la côte en sautant d’un rocher à l’autre, bien qu’ils fussent rendus dangereusement glissants par les vagues qui les aspergeaient sans relâche. L’accident se produisit. Le malheureux tomba dans la mer ; un énorme paquet d’eau le saisit et le jeta si violemment contre un écueil qu’il perdit connaissance et disparut dans les flots déchaînés, sous les yeux de son compagnon, hors d’état de lui porter le moindre secours.

« Et toi », demanda-t-on plus tard à Israël, « qu’as-tu fait en voyant disparaître ton camarade ?

— Je lui ai crié : « Va-t’en en paix, cher frère. Et j’ai entonné un verset de cantique »

Il fallait avoir une âme forte et héroïque pour chanter dans une circonstance aussi critique. Le Seigneur seul pouvait donner à ses serviteurs la force nécessaire pour ne pas défaillir et ils devaient avoir très à cœur les intérêts de leur Maître pour affronter ainsi, sans faiblir, peines, fatigues et dangers de toutes espèces.

Ce qui aggravait beaucoup leur position, c’est que, à cette époque, on n’avait pas la moindre idée de ce que signifie l’adaptation du missionnaire à son champ de travail, sa préparation préalable, puis les précautions hygiéniques les plus élémentaires. Aussi, pendant les premières années, les pertes en vies humaines furent terribles, parce qu’on ignorait totalement les conditions de vie sous les tropiques. On s’installait, sans songer au danger, dans des contrées marécageuses où régnait la fièvre et l’on ne connaissait aucun moyen de la combattre. Chaque année la liste des victimes s’allongeait démesurément. En 1734, on avait envoyé à l’île de Sainte-Croix (Antilles) 18 missionnaires, que 11 autres suivirent de près. Au printemps de 1735 la nouvelle arriva à Herrnhut de la mort de 10 d’entre eux. La consternation fut grande : avait-on raison d’exposer ces frères, de propos délibéré, à de tels dangers, puisqu’on savait ce qui les menaçait ? Fallait-il en laisser partir d’autres au-devant d’une mort presque certaine ? Mais bientôt l’église de Herrnhut se ressaisit. Le feu qui avait risqué de s’éteindre se ralluma de plus belle. Les brèches faites par la mort dans les rangs des missionnaires se comblèrent et l’on persévéra. L’amour du Seigneur, une confiance illimitée dans sa puissance écartaient tous les obstacles et faisaient taire toutes les hésitations.

En 1760, année de la mort du comte de Zinzendorf, 226 missionnaires déjà étaient partis dans 28 contrées différentes, soit, en moyenne, 8 missionnaires par an. Zinzendorf se rendit lui-même dans l’Amérique du Nord, avec sa fille, afin d’édifier les convertis et de les fortifier dans la foi. Il courut aussi de grands dangers en évangélisant les Indiens qu’il allait chercher dans leurs retraites les plus écartées, traversant même des montagnes abruptes et suivant des pistes de chasseurs, que seuls les Peaux-Rouges pratiquaient, le long de précipices vertigineux ou de torrents bouillonnants. Mais rien ne le troublait ; il demeurait parfaitement calme au milieu des sites les plus sauvages et dans la solitude d’épaisses forêts, presque impénétrables ; il savait que son Sauveur se tenait auprès de lui et le gardait de tout mal.

À l’heure qu’il est, l’activité missionnaire continue à distinguer les Moraves. Aucune autre communauté chrétienne n’a fait autant dans ce domaine. On a pu écrire ceci à leur sujet, et à très juste titre : « Au Groenland et au Labrador, dans les régions polaires, dans les Antilles et en Guyane, ou sur les plages brûlantes de l’Afrique et de l’Inde, les frères moraves ont toujours été à l’avant-garde des missions évangéliques et ont donné aux autres chrétiens l’exemple d’une abnégation sans réserve et du plus complet dévouement ». Il ne faut pas oublier non plus le souci que prennent ces chrétiens de l’éducation de la jeunesse. Leurs écoles sont justement célèbres tant à cause de la qualité de l’enseignement qui s’y donne qu’à cause du soin que l’on prend d’éduquer les élèves, tout en les instruisant. Toute cette éducation repose sur les enseignements de la Parole de Dieu. « Élève le jeune garçon selon la règle de sa voie ; même lorsqu’il vieillira, il ne s’en détournera point » (Prov. 22:6).

Quant à Zinzendorf, il se laissa aller, sur le tard, à certaines exagérations qu’on a pu lui reprocher avec raison. Il le reconnut du reste si bien qu’il mit tous ses soins à prémunir ses frères contre l’exemple fâcheux qu’il leur avait donné. Il n’en fut pas moins un témoin très fidèle et convaincu de la vérité. Profondément pénétré de l’amour de Christ pour les pécheurs, il ne cessait pas de le présenter comme l’Agneau de Dieu et la Victime offerte pour le salut du monde. Malgré sa haute taille, son aspect imposant, il se montrait toujours humble, affable et plein d’à propos dans sa conversation et ses prédications. Un jour, raconte-t-on, pendant un voyage à pied, il fut abordé par un brigand qui le somma de lui remettre sa bourse. Le voyageur obéit, mais ajouta, en frappant sur l’épaule du bandit : « Maintenant, mon cher, lorsque tu seras en face de la potence, souviens-toi que le Seigneur Jésus est mort pour tes péchés et tu pourras encore être sauvé ». L’homme s’en alla, saisi par cette parole originale et miséricordieuse ; peu après il accepta le salut par Christ.

Les Moraves restent toujours étroitement attachés à la lettre de la Bible. Dieu les a tout spécialement bénis dans les périodes où triomphaient le rationalisme et l’incrédulité, en les employant pour faire valoir bien haut la fidélité la plus stricte aux vérités données au commencement, pour insister aussi très énergiquement sur la pure doctrine évangélique du salut par la foi. À ce point ils s’apparentent étroitement avec les réformateurs, avec Luther avant tout.
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